Concepts pour penser l’Histoire des sociétés

Une société est une communauté humaine solidaire, organisée autour d’institutions communes (économiques, politiques, juridiques, etc.) dans le cadre d’une civilisation à un moment historique défini. Cette communauté regroupe non pas directement des individus mais des groupes unis par des liens familiaux et des relations de parenté réelle ou fictive par lesquels les individus s’identifient.

Partant de cette définition nous pouvons développer, dans une première partie, la base conceptuelle d’un marxisme actualisé, puis en seconde partie, nous pouvons l’appliquer à la société et au capitalisme contemporain, pour en déduire, dans une troisième partie, les grands axes des luttes sociales et politiques qui devraient s’imposer au 21ème siècle .

*

Toute société est organisée en vue d’assurer sa pérennité par la production et la reproduction et se structure  selon deux axes qui sont le rapport social de sexe et le rapport social de production.

  1. Autour du rapport social de sexe se construit la vie commune mais aussi l’opposition des hommes et des femmes qui se reconnaissent comme à la fois différents et complémentaires par leur rôle dans la mise au monde puis l’éducation de leur descendance.  Chaque individu est appelé à se rattacher à l’un des groupes, à s’en approprier les valeurs (valence différentielle), et doit apprendre à modeler son comportement selon qu’il est reconnu de sexe masculin ou de sexe féminin.
  2. Le rapport social de production organise les groupes occupant un rôle distinct dans la production des biens, leur distribution, leur consommation. Les groupes ainsi distingués s’appellent des classes sociales. Elles ont en commun d’être productives. Selon le degré de développement des sociétés ce peut être les chasseurs, cultivateurs, éleveurs, commerçants, transporteurs, apprêteurs – bouchers – boulangers etc.). S’ajoutent à ces classes productives les classes non productives (souvent qualifiées de moyennes)  qui assurent des rôles d’organisation et de direction, de transmission, d’élaboration dessavoirs.

Rapport social : Un rapport social peut se définir (selon la sociologue Danièle Kergoat) comme une contradiction, une relation antagonique, une tension qui scinde et fonde une société en groupes qui prennent conscience d’eux-mêmes, de leur place et de leurs intérêts réciproques et antagoniques à partir de leur vécu et en le dépassant. Danièle Kergoat exprime ainsi ce dépassement : « Les relations sociales sont immanentes aux individus concrets entre lesquelles elles apparaissent. Les rapports sociaux sont, eux, abstraits et opposent des groupes sociaux autour d’un enjeu » (ex. la domination d’un sexe sur l’autre). Les relations sociales sont donc des interactions de personne à personne. Les rapports sociaux sont des liens institutionnalisés et idéologisés  de groupe à groupe (entre les sexes ou entre les classes). Pour que la société soit stable les rapports sociaux doivent être régulés par des institutions stabilisatrices.                                                                                                                                               

Les institutions stabilisatrices : Les deux rapports sociaux fondamentaux, de sexe et de production  sont stabilisés et pérennisés par des institutions qui sont de ce fait les plus fondamentales dans toute société car elles en assurent la stabilité. Ces deux institutions sont la famille (le système familial) et le régime de propriété.

  1. Les systèmes familiaux : Pour le rapport social de sexe l’institution stabilisatrice est la famille. Son importance fondamentale a été mise en évidence par les travaux d’Emmanuel TODD. Elle assure la stabilité dans le temps de la société, son renouvellement continu. Elle modèle l’ensemble de la société, de ses institutions politiques à la culture commune. C’est dans et par la famille que chacun se voit assigné son identité sociale (nom et prénoms) ainsi que sa place dans la succession des générations (ascendants et collatéraux), ceci principalement selon son sexe.
  2. Les régimes de propriété : le partage des fruits du travail et des ressources naturelles, de ce qui peut ou ne peut pas être l’objet d’une appropriation, ne se fait pas de la même façon dans toutes les sociétés. Dans la société esclavagiste l’homme peut être objet de propriété. Dans la société féodale la propriété se pense comme un droit de domination et de possession dans le cadre de relations de vassalité et de suzeraineté. Dans la société bourgeoise elle est considérée comme un droit naturel de possession exclusive sur les biens acquis de façon reconnue légitime. Dans la société capitaliste le capitaliste est propriétaire des fruits du travail de ceux qu’il emploie. La possession collective se développe dans les sociétés modernes pour permettre la maitrise des sources d’énergie et des réseaux de transport. La question de la propriété et des institutions qui l’organisent sont, à toutes les époques, au centre des luttes politiques.

L’État : L’ensemble institutionnel est scellé et organisé, harmonisé, et assuré dans sa perpétuation par une institution régulatrice : lÉtat. Souvent l’Etat s’appuie sur les croyances collectives proposées par les religions et les grandes idéologies. C’est à travers ces croyances collectives appuyées sur une histoire commune, une unité de territoire et de langue et une unité économique que la société devient Nation.

La dynamique des institutions stabilisatrices : C’est la libération des conditions de vie permise par le développement des forces productives associée à la dissolution des croyances collectives qui a permis l’ébranlement des systèmes familiaux et la grande amélioration contemporaine de la condition féminine (comme le montre l’ouvrage de Vera Nikolski « Féminicène »).

Comme l’a montré Marx, c’est le développement des forces productives qui est le principal moteur de l’ébranlement du régime de propriété. Alors, d‘organe de régulation l’Etat se mue en instrument de  possession collective et donc d’évolution du régime de propriété quand s’amorce le passage historique du mode production capitaliste au mode de production socialiste. Ce processus est actuellement en cours. Il amorce un passage au socialisme selon des modalités nouvelles (à la chinoise).

Engels s’est intéressé à l’apparition de cet ensemble institutionnel fondamental dans « l’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État »

Les temporalités : A l’échelle de l’histoire, l’évolution des rapports de production et de sexes se fait selon des temporalités  différentes. Le rapport de production évolue rapidement et par sauts sous l’impulsion des forces productives tandis que le rapport social de sexe et les systèmes familiaux semblent figés puis se modifient soudain pour s’ajuster au rapport de production et à son régime de propriété.

Les normes : La norme, qu’elle soit pensée comme religieuse, morale ou juridique, est dès l’origine au cœur des rapports sociaux de sexe et de production. La norme est inséparable des rapports sociaux. Elle est ainsi inhérente à l’essence humaine. L’interdit et son envers le droit sont constitutifs de l’humanité et des droits fondamentaux que l’homme se proclame. C’est dans les rapports sociaux propres à l’humanité que les droits de l’homme et les droits fondamentaux trouvent leur fondement

Si nous exprimons cette évolution en termes marxistes, nous pouvons distinguer différents niveaux : — la superstructure constituée, en particulier du système législatif, — l’idéologie dont la fonction est d’assurer l’homogénéité sociale (conscience de classe et pensée dominante), — la morale ou les morales et religions qui répondent pour chacun au besoin de non-contradiction avec soi-même. Nous avons enfin l’infrastructure composée des rapports de production, de la forme de propriété et des institutions qui leur sont liées et qui structurent les rapports sociaux. Marx dit que c’est l’infrastructure qui est l’élément moteur de l’ensemble social. C’est le développement des forces productives qui, par des médiations complexes, impulse l’évolution du corps social.

On voit bien cependant que la superstructure ne réagit pas mécaniquement aux mouvements de l’infrastructure. Les religions, les idéologies ont une forme d’évolution plus vaste que celle des forces productives. Et l’on croit avoir réfuté Marx en faisant cette observation. Mais c’est oublier l’élément essentiel qui fait le ciment de la société : le code culturel.

Le code culturel : le passage de l’infrastructure à la superstructure se fait avant tout par le biais du code culturel. Une couche sociale nouvelle apparait, (par exemple la bourgeoisie de robe dans l’ancien régime, la classe des travailleurs intellectuels dans la société contemporaine). Cette couche sociale nouvelle, qui vit quelque chose de nouveau au niveau de son rapport à la base matérielle de la société, fait évoluer le code culturel de l’ensemble social. L’ancien code subsistant souvent sous une forme « zombie » dans une partie de la société. Cela donne les Lumières pour l’ancien régime et la libéralisation des mœurs, la diversification des modes de vie, pour la période contemporaine, le catholicisme ou le nazisme zombies (Todd – Chapoutot). Le système législatif et l’idéologie s’adaptent à cette réalité nouvelle. La société évolue et le code culturel fonctionne comme son point nodal, comme la glande pinéale dans la représentation cartésienne de l’être humain. C’est par lui que se fait le lien entre infrastructure et superstructure.

La cohérence interne de l’infrastructure, quant à elle, est assurée par la parenté des modes de pensée que requièrent ses différents domaines (droit, philosophie, art, religion). Ces domaines doivent s’adapter au nouveau code culturel. Ils connaissent ainsi des périodes d’équilibre et des périodes d’inadéquation et de crise. Pour illustrer une période d’équilibre, on peut citer le travail de Erwin Panofsky : Selon cet auteur, au 12ème siècle, architecture gothique et pensée scolastique ont évolué de concert car les architectes de la grande époque gothique se sont armés des instruments intellectuels qu’ils devaient à la scolastique. D’où des homologies structurales entre la cathédrale et une œuvre comme la Somme théologique de Thomas d’Aquin

Lorsque l’équilibre entre infrastructure et superstructure est bouleversé, comme avec l’apparition de la bourgeoise de robe, ou pour la période contemporaine avec l’essor rapide du classe de travailleurs des sciences et des techniques,  le code culturel se modifie et met sous tension le régime de propriété et le système familial. Se manifestent des résistances mais toujours un domaine de l’infrastructure s’adapte et modifie son mode de pensée pour légitimer de nouvelles valeurs. La philosophie souvent connait un renouvellement, l’art et le droit suivent. La religion finit par être entraînée. Un nouvel équilibre s’installe.

Le hors norme : Ainsi, dans toutes les sociétés il se trouve des groupes et des individus qui ne trouvent pas leur place. Pour le rapport social de production ils forment le « lumpenprolétariat » sous ses différentes formes (misérables, sans domicile, ou délinquants, mafieux etc.). Pour le rapport social de sexe il s’agit de tous les individus qui ne peuvent assumer leur sexe. Les groupes ainsi formés sont l’objet d’étude des idéologies dites « études de genre » qui les regroupent sous le sigle LGBTQI+. Le rôle politique de ces milieux LGBT très actifs est sans commune mesure avec leur importance numérique car leur idéologie est relayée par les institutions dans tout l’occident depuis les grandes universités des USA. Mais cette idéologie ne résiste pas à la critique marxiste si celle-ci s’appuie sur les concepts matérialistes et historiques de rapports sociaux (de sexe et de production) et d’institutions stabilisatrices (systèmes familiaux et régime de propriété).

La théorie du genre est philosophiquement idéaliste et anhistorique en ce qu’elle combat une domination universelle anhistorique « le patriarcat » et qu’elle refuse ce qu’elle appelle, selon les termes du manuel « introduction aux études sur le genre », les « visions essentialistes de la différence des sexes » et qu’elle substitue ainsi le discours (la construction) au réel en s’appuyant sur quatre affirmations : « le genre est une construction sociale; le genre est un processus relationnel; le genre est un rapport de pouvoir; le genre est imbriqué dans d’autres rapports de pouvoir » pour arriver à soutenir que « le sexe peut être analysé comme le produit du genre, comme le résultat d’un système de division qui renforce continuellement sa pertinence en donnant à voir les sexes comme les éléments naturels et pré-sociaux constitutifs du monde dans lequel nous vivons ». La théorie du genre dénie ainsi la capacité humaine à accéder au réel et brouille  le concept de « rapport social ». Alors que pour le marxisme les rapports sociaux se  fondent sur des différences réelles telle que la différence des sexes avec ce que cela induit dans la mise au monde et l’éducation des enfants, ou sur le rôle producteur ou consommateur, et qu’ils se constituent et organisent la société autour des enjeux vitaux et universels que sont la production et la reproduction, la théorie du genre qualifie de « rapport social » toute forme de domination  entre groupes sociaux. A un triptyque de base (genre/race/classe) elle joint des rapports de sexualité, d’âge et de handicap. Ce qui la conduit à théoriser leur consubstantialité ou leur intersectionnalité dans le cadre d’une société kaléidoscopique faite de groupes et sous groupes pris dans des relations de domination et de fusion. Tout cela aboutit à effacer le réel pour lui substituer le discours dans la lignée des philosophies post-modernes et particulièrement de Michel Foucault. L’idéologie du genre a cette négation du réel en commun avec le néo-libéralisme (pensons à cette affirmation bien connue de Margaret Thatcher : « There is  no such thing as society »). Selon E. TODD, ce déni de la réalité (sexuel aussi bien que politique) est la forme achevée du nihilisme du monde occidental.

Le concept de rapport, dialectique et essence humaine: Le concept de rapport tel que nous l’avons utilisé ici fait référence au mode de penser dialectique. Penser une dialectique telle que celle de l’évolution des sociétés humaines, c’est penser en termes de devenir, de rapport et de système. Le rapport premier étant la contradiction (moteur de l’auto dynamisme des systèmes) (1)

De même, dire « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. » c’est dire que l’humain ne peut se comprendre que dans un cadre social dynamique assurant la production et la reproduction avec ses institutions premières (système familial et mode de propriété) et dans son historicité (la réalité humaine c’est l’histoire). Cette affirmation est au fondement de l’anthropologie marxiste.

Aux rapports sociaux s’ajoute et se combine le rapport de l’homme au monde. Georg Lukäs parle ici de « reflètement » (wierderspiegelung). Ce rapport se déploie dans le cours de l’humanisation entre quotidienneté, religion, art et science.

Cela fait du concept de rapport le socle de l’édifice conceptuel du marxiste. C’est pourquoi nous avons commencé par lui pour en arriver à notre réalité présente : la société capitaliste et ses rapports sociaux conflictuels. Le but étant d’en déduire les axes de lutte sociale que cette réalité conflictuelle impose au 21ème siècle.

**

les modes de production : Les classes sociales productives ont un statut différent selon le mode de production auquel a accédé la société, en fonction de son développement économique généré par le progrès de ses forces productives. Les producteurs peuvent ainsi être esclaves, serfs, ou hommes libres dans les sociétés qui n’ont pas encore accédé au machinisme. Ils peuvent être artisans ou ouvriers (loueurs d’ouvrage ou salariés) dans les sociétés disposant d’outils simples. Ils peuvent être indépendants ou en coopérative ou encore sous la dépendance de ceux qui dépossèdent les moyens de production. A des moyens de production différents correspondent des modes de production et des classes dominées ou dominantes différents. Il y a cependant une constante à tout mode production, c’est la nécessité d’assurer sa stabilité et celle de sa structure de classes.

Le mode de production capitaliste : Les différentes situations institutionnelles permettent de distinguer les modes de production.  Spécifier quel est le mode de production d’une société c’est indiquer son régime de propriété et comment y sont combinés les facteurs de production du fait de leur niveau de développement. Le facteur de production premier étant le travail humain dont le renouvellement doit être assuré par un système familial adapté.

La particularité du mode de production capitaliste sous lequel nous vivons actuellement c’est qu’il produit de façon industrielle des biens, qui sont la propriété du capitaliste, pour un marché sur lequel la marchandise a une valeur d’échange qui est fonction du travail socialement nécessaire incorporé. La valeur de la marchandise est exprimée sous une forme monétaire modifiée par des situations comme le développement inégal ou la publicité.

Le mode de production capitaliste se développe en phases successives.  Permis par une phase d’accumulation du capital marchand ou esclavagiste, et stimulé par une mutation intellectuelle favorable à l’innovation il apparait sous sa forme manufacturière, puis dans sa forme classique avec machinisme et une maitrise de l’énergie mécanique (machine à vapeur). Il prend sa forme développée avec les réseaux électriques et les énergies fossiles. Il est dans sa phase ultime avec l’impérialisme et la globalisation.

L’appropriation capitaliste est possible car la force de travail est alors elle-même une marchandise  que le capitaliste achète sur le « marché du travail » et dont la valeur est exprimée sous forme monétaire comme salaire. Dans le mode de production capitaliste le surplus social a une nature particulière : il prend la forme d’un profit, d’un capital qui s’accumule et est accaparé par la classe capitaliste propriétaire des moyens de production. C’est cette appropriation qui est appelée « exploitation capitaliste ». Elle a pour « secret » le fait que le travailleur, dans le temps qu’il travaille, produit plus de valeur qu’il n’en coûte, qu’il produit un surplus social dont il est dépossédé.

Dans les sociétés développées le surplus social est l’expression actualisée et médiatisée par la monnaie, de la plus-value ou survaleur générée par le travail productif. Il prend des formes différentes selon les sociétés, les civilisations et les époques. Il se dissout en progrès de la civilisation quand il prend la forme de productions artistiques comme en Égypte ancienne. Dans les sociétés développées il fait partiellement retour au producteur car il permet le financement des systèmes de santé, de l’éducation, de la culture, et des moyens de transports etc. Mais il peut aussi être dilapidé en construction d’apparat comme des pyramides ou des châteaux, dans des festivités et de la vie de cour et leurs équivalents modernes. Il est accaparé aussi par le capital financier sous forme de capitaux spéculatifs et est alors amassé dans des « paradis fiscaux ».

Les sociétés complexes : L’activité d’une société complexe ne se réduit pas à la production et à la reproduction. Sa structure ne se limite donc pas aux sexes et aux classes. Peuvent s’y ajouter d’autres groupes comme des castes ou des ordres (noblesse, clergé) des groupes plus ou moins stables comme les gens de guerre ou les intellectuels. L’ensemble classes, castes, groupes est en constante évolution et se modifie sous l’impulsion du développement des forces productives qui passent de l’outil manuel à la machine mue par l’énergie éolienne ou hydraulique des moulins, à la machine à vapeur puis au moteur à explosion et à l’électricité, de la force musculaire humaine et animale, du vent et de l’eau courante à la combustion du bois et du charbon, puis aux énergies fossiles pétrole et gaz, puis à l’énergie nucléaire et aux énergies renouvelables – ces dernières énergies pouvant être transportées sous forme d’électricité). Ces différentes formes d’énergie se cumulent plutôt qu’elles se remplacent. 

Les différents composants de la structure sociale interagissent  entre eux pour former un système c’est-à-dire une unité complexe dotée d’un mouvement propre résultant des interrelations entre ses différents éléments. Ce mouvement, qui peut-être continu et progressif ou connaitre des sauts évolutifs soudains, des révolutions, affecte les deux grands rapports sociaux – en premier lieu le rapport de production, puis principalement avec l’industrialisation le rapport social de sexe. Dans le cadre de ce mouvement de fond, de cette « tectonique », des classes ou des groupes apparaissent et cherchent leur place, d’autres régressent et perdent leur influence.

La classe montante : C’est le développement des forces productives qui est le moteur des changements institutionnels. Ainsi dans les sociétés modernes, capitalistes ou socialistes, la classe de la petite paysannerie régresse en nombre et en influence tandis que la classe des ingénieurs et techniciens mettant en œuvre les technologies de l’information, des communications, des réseaux, de la robotique et de l’intelligence artificielle croissent en nombre et en influence. J’appelle classe montante, cette classe mettant en œuvre ces nouveaux moyens de production. Dés-lors que les forces productives se développent, que des innovations les modifient, il apparait une classe nouvelle qui les met en œuvre. Cette classe lutte pour être reconnue et recevoir sa part de son travail.

Universalité des conflits de classe : Tout rapport met en relation deux termes complémentaires qui s’opposent. Le rapport social de production est donc un rapport polarisé. Dans le cadre du mode de production capitaliste, il oppose prolétariat et bourgeoise. Le prolétariat et la bourgeoise ne sont  pas à proprement parler des classes sociales mais des pôles du rapport social de production dans le cadre du mode de production capitaliste. A chacun de ces pôles se regroupent des classes qui trouvent leur répondant au pôle opposé. Les capitalistes capitaines d’industrie emploient la classe des ouvriers d’industrie. La classe des propriétaires fonciers trouve son complément dans celle des fermiers qui travaillent ses terres, etc. Ces classes, occupant des pôles opposés, sont en lutte pour le partage des fruits du travail et pour le pouvoir politique (pour le partage du surplus social et pour faire évoluer l’institution fondamentale qu’est la propriété). Elles défendent leur position ou s’efforcent de s’imposer si elles sont montantes. Dans cette lutte, qui fait l’histoire des sociétés, elles s’organisent politiquement et cherchent à s’allier.

Une société sans classes ? Quand on parle de société sans classe, il ne s’agit évidemment pas, dans un avenir prévisible, de voir disparaitre la distinction entre les travailleurs de l’industrie ou des champs, ou avec des travailleurs des autres secteurs comme les mines, les transports ou la distribution. Il s’agit d’en finir avec la domination bourgeoise sur les classes productives et de voir disparaitre la polarisation du rapport de production par la disparition de son pôle bourgeois. Cela est possible dans la mesure où la bourgeoisie possède les moyens de production et en tire profit mais en délègue la mise en œuvre à une classe managériale qui lui est rattachée. Car la propriété privée des moyens de production n’est pas une condition de leur mise en œuvre mais le plus souvent un obstacle : elle règle l’allocation des ressources (les investissements) non en fonction des besoins mais selon leur profitabilité. Elle accumule des actifs financiers (des créances sur la production) au lieu de les investir productivement.

La nature des moyens de production : Les moyens de production ont une double nature : ils sont matériels mais aussi immatériels. Ils incorporent des biens issus du travail productif antérieur comme des machines, les installations, des sources d’énergie. Mais ils sont aussi immatériels et consistent alors en savoir : sciences, techniques, expériences, organisation raisonnée etc. Il y a donc, dans les sociétés, deux types de classes sociales productives: celles qui mettent principalement en œuvre les instruments de la production et celles qui mettent en œuvre les savoirs pour développer ces moyens de production et en améliorer l’efficacité. Cela n’est en rien une nouveauté : l’apparition de l’agriculture et de l’élevage a vu, à l’aube de la civilisation, se développer les classes des cultivateurs et des éleveurs. L’invention de l’écriture a permis l’apparition de la classe des scribes. Ces classes se sont disputées le surplus social et ont lutté pour le pouvoir. Elles se sont, dans cette lutte, dotées d’institutions sociales adaptées et ont développé un monde d’idées et de représentations.

La modernité a vu l’apparition de formes d’énergie impropres à l’appropriation privée (donc inadaptées au régime de propriété bourgeois). L’électricité et l’atome nécessitent des investissements gigantesques à la rentabilité lointaine. Ces énergies exigent une gestion planifiée et centralisée et d’importantes normes de sécurité. Elles se déploient à travers des réseaux qui couvrent un pays entier. Ces énergies s’accordent mal avec la gestion capitaliste qui exige une rentabilité rapide. Elles imposent de fait une gestion socialiste. (2)

Les industries du numérique vont encore plus loin. Elles connectent le monde entier et ne connaissent aucune frontière. Elles exigent un déploiement matériel rapidement obsolète toujours plus important, leur consommation électrique est gigantesque, leur consommation minière est insoutenable, elles mobilisent en conséquence d’importants capitaux fixes. Leur rentabilité directe est donc faible.  Elles ne génèrent d’énormes profits financiers et sont des sources de pouvoir que par le biais d’une obsolescence rapide des matériels et, pour leur partie immatérielle, par la perception de recettes publicitaires, par la vente des données qu’elles collectent et vendent. Elles se trouvent de ce fait au centre des luttes politiques modernes. Ces industries numériques sont animées par une classe sociale nouvelle aux caractéristiques particulières. Cette classe qui met en œuvre les nouveaux moyens de production matériels et immatériels de la révolution scientifique et technique, que j’ai définie comme la classe montante, est composée principalement des travailleurs de la science. Cette nouvelle classe montante est internationalisée dans sa partie la plus qualifiée (cela se constate dans l’usage presque exclusif de l’anglo-américain comme langue de travail). Son influence sur nos sociétés est énorme.

Les modalités de la lutte des classes au 21ème : Dans ces processus de développement des forces productives, caractérisées par le passage d’une source d’énergie à une autre plus puissante, les hommes sont les agents de processus qui les dépassent. Avec le machinisme c’est la classe des ouvriers loueurs d’ouvrage des ateliers et des manufacture qui domine. Sa partie la plus active est proudhonienne ou anarchosyndicaliste. Avec le charbon et le pétrole et l’essor de la grande industrie, la classe la plus puissante au pôle prolétarien est celle des mineurs de fond, des ouvriers d’usine, des chemins de fer et des ports. Son avant-garde s’exprime par la deuxième internationale, puis, stimulée par l’exemple de la révolution russe, par la troisième internationale. Le passage à des formes plus scientifiques encore d’énergie, pétrole, électricité et atome, accompagné d’une désindustrialisation des pays d’Europe et des USA, voit le communisme de la troisième internationale décliner. Une nouvelle classe montante apparait et avec elle des idéologies nouvelles encore confuses.

La domination du capital (des classes bourgeoises) sur la nouvelle classe sociale des sciences et des techniques, se heurte à la nature particulière de la richesse que crée cette classe montante. En effet, cette classe sociale, pour sa partie « software », ne produit pas des marchandises mais directement des produits directement consommables et des moyens de production dont elle fait commerce sous forme de service ou de droit d’usage. Il y a certes une lutte pour le partage des fruits du travail qui vaut autant pour les fruits du travail intellectuel des ingénieurs et techniciens qui développent les outils numériques modernes et assure leur maintenance que pour les ouvriers qui produisent des marchandises. Mais ce n’est guère le temps passé qui fait la valeur des produits du travail intellectuel. Une découverte scientifique n’a pas la nature d’une marchandise malgré tous les efforts pour la plier à cette logique par le biais du système des brevets. Elle ne vient pas s’ajouter à cette « immense accumulation de marchandises » qui caractérise les marchés capitalistes. Elle se prête mal à une appropriation privée. Une innovation est par nature un bien public que capitalisme a beaucoup de mal à maîtriser. Son application industrielle modifie la structure sectorielle de l’économie (par le développement du secteur tertiaire au détriment des secteurs primaires et secondaires), ainsi que les spécificités, la répartition et la qualification des emplois (les emplois qualifiés plutôt que les emplois d’exécution). Elle appelle par sa nature même l’apparition d’un nouveau régime de propriété et partant d’un autre mode de production fondé sur le partage et la mise en commun des produits du travail et sur la démocratisation des choix économiques allant vers plus de durabilité.

Une classe révolutionnaire ?  Bien qu’on puisse identifier une classe montante et des classes en déclin, gardons nous pourtant de croire qu’il y aurait une classe ou des classes qui seraient révolutionnaires par nature. Il n’y a pas de classe qui « n’aurait à perdre que ses chaînes ». Il faut se garder de cette vision quasi religieuse du monde ouvrier. Moins les travailleurs possèdent de biens, plus ils sont dépendants du revenu de leur travail, plus ils ont à perdre à une interruption de la production qui les contraindrait à l’inactivité, au chômage. Ils ne deviennent révolutionnaires politiquement que lorsque leur situation ne leur permet plus la vie décente auxquels ils aspirent, lorsque leurs droits sont bafoués et qu’ils subissent une oppression insupportable. Cela se traduit actuellement par l’aspiration à la restauration d’une situation ancienne pensée comme plus favorable. Ce n’est que par l’expérience de l’échec de cet espoir de restauration qu’une classe se résout à rechercher une issue politiquement révolutionnaire et progressiste à sa situation. De même la classe des travailleurs de la science et de la technique, si elle a besoin de se libérer des carcans que les soucis de rentabilité immédiate des financiers mettent à son travail, n’aspire pas pour autant spontanément à un bouleversement des structures sociales.

La révolution malgré soi ! Une classe est révolutionnaire, non par une espèce de prédestination, mais d’abord parce qu’elle révolutionne de fait la société et modifie le régime de la propriété. Les classes sociales modernes (bourgeoises et prolétariennes) ont ainsi été des classes révolutionnaires tout au long du 19 et du 20ème siècle mais l’étaient déjà de fait à l’intérieur de la société féodale. Les classes liées à l’industrie ont transformé la société par le machinisme, l’électricité, l’automobile etc. Pendant cette période de révolution industrielle la classe montante des ouvriers était à la fois la classe révolutionnaire et la classe montante.

La révolution aujourd’hui : La classe qui révolutionne les modes de vie est aujourd’hui de plus en plus la classe de la science et des techniques. C’est par elle que se fait l’informatisation de la société, le développement des communications, des outils de calculs et d’organisation ultra performants. Cette classe est donc une nouvelle classe révolutionnaire. Mais son mode de vie, ses revenus confortables, ses aspirations, sa conscience, diffèrent de celles de la classe ouvrière. Elle est révolutionnaire d’une autre manière, avec d’autres outils, d’autres idées et d’autres aspirations. Elle cherche confusément à imposer un nouveau régime de propriété. Elle ne peut devenir révolutionnaire politiquement que différemment, en prenant conscience que la science et la technique qu’elle développe, sous la domination capitaliste, desservent et oppressent l’humanité au lieu de la servir et de l’émanciper, qu’ils sont accaparés indûment pour servir à l’accumulation financière plutôt qu’à l’amélioration de la vie, qu’ils sont dilapidés dans des productions ludiques aliénantes, que leur développement exponentiel est insoutenable et  contribue même à la destruction du vivant et au dérèglement du climat et font du capitalisme un système mortifère, un exterminisme.

***

Nouvelle lutte des classes, nouveaux acteurs : La classe montante (ouvrière au 19ème siècle, scientifique au 21ème) est toujours une classe minoritaire. C’est aussi une classe sans passé et qui ne peut donc pas aspirer à une restauration. C’est une classe qui a une faible conscience de sa nature de classe. Elle a donc besoin d’une avant-garde qui l’organise et lui apporte les outils intellectuels de sa prise de conscience, qui lui ouvre des perspectives.

C’est le rôle du mouvement communiste et ce qui le définit. Il apporte à la classe productive montante, aux classes révolutionnaires (pratiquement) les outils de leur prise de conscience pour en faire des classes révolutionnaires politiquement. Le mouvement communiste au 21ème siècle doit donc s’adresser à la classe productive  montante, ou plutôt aux classes productives montantes anciennes et nouvelles et leur apporter les idées qui leur permettront de s’émanciper de l’influence bourgeoise en leur sein.

Une classe montante étant toujours minoritaire a besoin d’alliés. Elle ne peut les trouver qu’en rompant avec son pendant bourgeois et en se tournant vers la classe productive qui achève sa montée : la classe ouvrière. Cette classe ouvrière est certes en repli mais reste puissante car elle ne peut pas disparaitre puisqu’elle produit tous les biens matériels nécessaires à la vie. Elle a en son sein un secteur qui développe les sources d’énergie nouvelles et les matériels indispensables au développement des réseaux informatiques (principalement le nucléaire).

Le mouvement communiste doit concilier les aspirations de ces deux classes productives et les harmoniser. Il doit tenir un discours audible des uns comme des autres. C’est son rôle historique pour hâter la transformation d’une société qui se heurte aux excès du capitalisme qui mettent en danger l’humanité « en épuisant les deux seules sources de toute richesse : la Terre et le travailleur »,  dans une course au profit qui dérègle le climat et l’équilibre du vivant.

Unité de classes : Un parti communiste moderne doit s’ouvrir à la classe des travailleurs de la science, avec un langage adapté et sans vouloir la mettre à la remorque d’une classe ouvrière idéalisée. Comme la révolution russe n’a pu réussir que par l’alliance des ouvriers d’industrie, minoritaires mais classe productive montante, avec la masse innombrable de la paysannerie voulant posséder la terre qu’elle travaillait, la révolution du 21ème siècle ne peut se faire que par l’alliance de la classe ouvrière (principalement celle des sources d’énergie moderne et de la classe des travailleurs de la science (nouvelle classe montante) entrainant derrières elles les autres classes et groupes sociaux du pôle prolétarien. Elle répétera ainsi le geste de la révolution française célébré ainsi par Marx : « La bourgeoisie française n’abandonna pas un instant ses alliés, les paysans. Elle savait que la base de sa domination était la destruction de la féodalité à la campagne, la création d’une classe libre, possédant des terres« . Elle aura ainsi suivi, en l’adaptant à notre temps, le conseil de Staline dans « Matérialisme dialectique et matérialisme historique » : « Il faut fonder son action non pas sur les couches sociales qui ne se développent plus, même si elles représentent pour le moment la force dominante, mais sur les couches sociales qui se développent et qui ont de l’avenir, même si elles ne représentent pas pour le moment la force dominante. »

Un communisme renouvelé et adapté : Les luttes de classes au 21ème siècle ont toujours le même objet, qui est la maitrise du surplus social mais elles sont plus complexes. Elles exigent un renouvellement institutionnel et de la pensée. Elles impliquent de nouveaux acteurs, une nouvelle classe productive montante, des objets nouveaux (immatériels). Elles se portent de plus en plus à l’international et se présentent sous la forme d’une lutte d’influence entre nations prolétaires, c’est-à-dire celles qui produisent l’essentiel du surplus social et les nations impérialistes qui le captent par le biais du système monétaire international et par les mécanismes de la finance. Les premières menées par la Chine sont des pays qui exportent massivement leur production et développent les réseaux d’échange nouveaux (nouvelles routes de la soie) tandis que les seconds menés par les USA les consomment et, pour faire durer cet avantage, doivent lutter pour leur hégémonie. L’objet de cette lutte internationale passera par le renversement de la domination du dollar et du monde de la finance. Il se doublera d’une lutte pour le contrôle de l’information et des réseaux sociaux internationaux. Ces luttes seront menées sous la contrainte des crises multiples : financière, écologique et de civilisation. Elles devront prendre en compte la perspective, très proche à l’échelle de l’histoire, de l’épuisement de certains métaux nécessaires à l’industrie et des énergies fossiles. Ces luttes porteront sur les deux axes identifiés (le système familial et le régime de propriété). Elles passeront nécessairement par la prise de contrôle de l’institution régulatrice étatique comme principal outil de maîtrise du surplus social (budgets sociaux, éducation, santé etc.) . Le contrôle étatique aura aussi pour but l’instauration d’une démocratie réelle (populaire) de citoyens éduqués et bien informés.

En ce qui concerne le système familial, la lutte aura pour objectif de réguler la croissance démographique. Elle devra se mener sur deux fronts à la fois contre le conservatisme misogyne et contre le wokisme en ce qu’il travaille à détruire l’institution régulatrice des rapports en les sexes qu’est la famille, qu’il rejette l’universalisme et les luttes de classes pour promouvoir une société « arc-en-ciel » faite de groupes multiples victimes de « discriminations » et dotés chacun d’une culture propre etc. Cette lutte contre le wokisme est fondamentale sinon les économies développées seront de plus en plus confrontées à la contrainte d’une population active en diminution. Avec pour conséquence une réduction du surplus social et un blocage des bases du développement donc des capacités à innover et à faire face aux défis environnementaux. Elle doit permettre de libérer les potentialités féminines tout en assurant la stabilité nécessaire à l’épanouissement des nouvelles générations.

Pour la question de la propriété, le point central sera la lutte de classe pour un partage raisonné des ressources limitées, pour la maitrise du surplus social par l’impôt et les prélèvements sociaux, pour une propriété collective adaptée au développement des technologies du numérique, et pour une maitrise de l’usage des énergies primaires émettrices de gaz à effet de serre. La propriété nouvelle sera celle d’un socialisme moderne, qui ne sera ni étatiste ni collectiviste.

Nous entrons donc dans une époque de luttes sociétales et de classes intenses et nouvelles auxquelles il faut nous préparer intellectuellement et organisationnellement.

  1. voir l’article du 16 juin 2013
  2. Lire : « une histoire du travail de la préhistoire à nos jours » de Paul Cockshott – Éditions critiques

Le désir au XXème siècle

Ce qui est premier pour Freud c’est la pulsion sous sa double forme Eros et Thanatos. Le désir vient après et il est toujours plus ou moins une addiction. Il est la trace d’une jouissance qui veut se répéter et se répète chez le sujet sain sous une forme socialement acceptée, sous une forme sublimée. Le psychanalyste parle plus volontiers de « compulsion de répétition » que de « répétition ». Il n’en reste pas au constat du retour incessant du même geste : il postule un affect inconscient inassouvi qui cherche satisfaction et ramène toujours la même conduite.

Freud distingue des compartiments du psychisme dans lesquels les processus pulsionnels seraient différents. Il appelle primaires les processus qui seraient ceux de l’inconscient et secondaires ceux de la conscience. Les premiers, soumis au principe du plaisir, ne sont saisis qu’indirectement par l’analyse du rêve, les seconds s’observent dans le fonctionnement de la conscience. A ce niveau (celui de la conscience), l’énergie psychique prend la forme de la pensée et se manifeste dans et par le langage. Elle est soumise au principe de réalité et se trouve en quelque sorte domestiquée. Elle obéit à des règles, qui sont à la fois celles du langage et du réel, mais qui la contraignent et lui interdisent les opérations, inadaptées à la confrontation au réel, qui sont celles du rêve.

Dans le vocabulaire freudien l’énergie psychique, prise dans les processus secondaires, ceux de la conscience, est dite « liée ». La liaison de l’énergie psychique se comprend comme une domestication. Le vocabulaire freudien véhicule une conception pessimiste de la société, il renvoie l’image d’une société qui brime les pulsions et qui civilise en mutilant. La liaison de l’énergie psychique dans la conscience est vue comme un processus de soumission à des codes culturels, à des règles sociales, qui mobilise une partie de l’énergie pour la retourner contre elle-même. En prenant la forme de la pensée, l’énergie psychique se trouve contrainte par le langage mais en même temps, elle se détend à la manière d’un système où une chambre de condensation permet à un gaz de se refroidir. Le sauvage, en quelque sorte, dépose les armes et s’habille, ses pulsions deviennent des désirs socialement acceptables. Il est adapté socialement mais son Moi « n’est pas maître dans sa propre maison« . Lacan renforce encore ce tragique de la théorie psychanalytique. Selon sa théorie de « l’objet petit a » c’est parce qu’il y a une perte initiale qu’il y a désir. La perte de cet objet est le moteur de cette recherche qu’est le désir. L’objet petit a se perd à cause du langage et c’est par le langage qu’on cherche à le récupérer. Le langage dit le manque qu’on veut combler mais il se porte d’objet en objet mais rate toujours sa satisfaction.

Le Freudo marxisme s’est construit sur un contre-sens volontaire sur le concept de désir chez Freud. Alors que pour Freud la maitrise de la pulsion sous la forme du désir est ce qui permet la vie sociale, pour des gens comme Wilhelm Reich ou Marcuse, la société en brimant l’individu et ses désirs se condamne à être oppressive et violente. Il faut donc libérer le désir pour libéraliser la société. Reich écrit : « le principe de réalité du capitalisme requiert de la part du prolétaire une restriction maximale des besoins, en appelant pour cela à des sommations religieuses de soumission et d’humanité. Il requiert aussi un rapport sexuel monogame et d’autres restrictions de ce type » Ainsi, le principe de réalité impose l’adaptation de l’individu à l’ordre social à travers la répression de ses désirs. Ce refoulement est lui-même un produit de la société et de l’éducation qui s’inscrit dans les corps. La famille et la socialisation de l’enfant imposent une aliénation idéologique. Le freudo-marxisme estime que les désirs sont construits et orientés par la société. Un conflit s’observe entre les désirs, le plaisir de l’enfant et la revendication des parents comme représentants de la société concrète, avec son mode de production spécifique.

Pour Marcuse, ce n’est que parce qu’elle est société de pénurie que la société doit brimer les désirs de l’individu. Il soutient que sur la base des progrès techniques modernes, une société non répressive, c’est-à-dire une société débarrassée de toute forme de répression des désirs, est possible. Selon lui, nous pourrions vivre dans une société où le désir serait libéré. Dans la société moderne, la société d’abondance où les besoins naturels ont les moyens de leur satisfaction, la répression des désirs est superflue. Elle est une sur-répression due à une mauvaise répartition des ressources disponibles, qui est due à l’accaparement des ressources par une minorité.

Marcuse appelle à une révolution qui consisterait à réorganiser les nouvelles forces productives de la société de manière à mettre fin à la sur-répression. Cette réorganisation ne permettra cependant pas d’appliquer le principe « à chacun selon ses besoins » car les forces productives ne sont pas encore assez développées pour cela; nous ne sommes pas encore dans la société d’abondance. La société sera réorganisée en vue de la satisfaction des besoins fondamentaux de tous, ce qui implique un abaissement du niveau de vie des plus aisés. En fait, la nouvelle civilisation ne consistera pas dans l’abondance pour tous, mais dans la suppression de la sur-répression : ce sont deux choses différentes. Tous les désirs ne seront pas satisfaits, mais les besoins les plus fondamentaux seront satisfaits de façon égalitaire.

Seulement cette révolution se heurte à un obstacle. Dans les sociétés industrielles avancées, selon lui, l’appareil de production est totalitaire, en ce sens qu’il détermine les activités, les attitudes et les aptitudes qu’implique la vie sociale. La société, alors qualifiée de société de consommation, définit et régule les aspirations et les besoins individuels. Ainsi, la création de faux besoins et le contrôle de ces mêmes besoins ont pour corollaire la disparition de la frontière vie privée/vie publique : seul le consommateur demeure. C’est cette condition ontologique que Marcuse nomme “undimensionnelle“. La société de l’homme unidimensionnel est une société sans opposition où les luttes politiques sont des postures qui masquent un consensus profond. La classe ouvrière y aurait ainsi perdu son rôle révolutionnaire, et les partis communistes se seraient convertis au Keynésianisme : ils réclament plus car l’aspiration de la classe ouvrière est de devenir bourgeoise. Le thème, ainsi amorcé, de la société de consommation est devenu un leitmotiv de l’idéologie dominante. .

Le surréalisme est une autre tentative de s’approprier la psychanalyse autour de la question du désir. Les surréalistes ont voulu attirer l’attention de Freud. Breton lui avait rendu visite à Vienne en 1921 mais le fondateur de la psychanalyse a gardé ses distances. Il reconnaissait l’importance du désir mais visait sa sublimation, tandis que les surréalistes  voulaient sa réalisation. Selon eux, le désir est par essence révolutionnaire.  » La vraie révolution, pour les surréalistes, c’est la victoire du désir « . Le désir, voilà le  » seul acte de foi du surréalisme  » proclame Breton en 1934 dans Qu’est-ce que le surréalisme ?

Le surréalisme postule l’existence d’une réalité supérieure que certaines formes d’association, le rêve, l’écriture automatique et le jeu désintéressé de la pensée permettent d’atteindre et que l’art permet d’exprimer. Ce surréel n’étant pas donné spontanément, il faut désirer l’imposer contre l’appareil répressif de la logique, de la morale et de la société, et contre les canons esthétiques anciens. Mais le groupe fondateur se déchire sur le degré de transgression que cela implique. André Breton, est accusé de moralisme. Contre le premier manifeste surréaliste paraissent un deuxième et un troisième manifeste. Le surréalisme s’affirme contre toutes les formes d’oppression du corps et de l’esprit, contre la platitude du réalisme positif qui confond le réel avec la pauvre perception qu’il en a, contre la logique «la plus haïssable des prisons», contre l’écrasement social, contre la littérature, si elle se borne à exprimer ce qui est déjà là. Il a la volonté de transformer la vie de l’homme, de sans cesse découvrir de nouvelles voies pour s’approcher de l’idéal. L’Art, l’Amour et l’Absolu permettent d’être au-dessus de notre condition humaine. Ce n’est pas seulement dans les arts visuels et en littérature que souffle un vent de liberté. En musique, le jazz, né dans les champs de coton du sud des États-Unis débarque en France en 1917. Il libère le rythme et la créativité et permet l’épanouissement des nouvelles musiques. Il accompagne toutes les libérations.

Aux marges du surréalisme, George Bataille fait de l’interdit le moteur même du désir. Selon lui, sans interdit, pas de société, pas d’humanité. L’érotisme et le désir augurent l’accès à la jouissance par la transgression, sinon, comme chez l’animal, la fonction sexuelle serait analogue aux autres fonctions d’excrétion. L’interdit constitue donc le premier moteur de la condition humaine ; il est la source de l’érotisme et du désir qui ne sont chez les animaux que pulsions naturelles. Lorsque l’interdit est transgressé, le mal apparaît et la vie s’érotise ; le sens se dévoile. C’est pourquoi l’ensemble des représentations médiatiques — littérature, cinéma, théâtre, journaux, etc. — met généralement en scène la transgression. Quand nous allons au cinéma, c’est la représentation du mal — du péché — qui nous attire, nous érotise : meurtre, vol, viol, adultère, catastrophes, etc. Sans l’interdit qui les fonde, les scènes seraient banales, sans intérêt. La transgression n’invalide toutefois pas la limite puisque c’est justement l’interdit qui en est la condition essentielle ; sans la limite, la transgression n’aurait aucun de sens. Une vie réglée, parfaite, sans transgression, serait machinale, inhumaine et infernale ; c’est le péché des autres qui révèle notre sainteté.

René Girard met en avant lui aussi le tragique du désir. Selon lui tout désir est toujours second par rapport au désir de quelqu’un d’autre. Il est facteur de rivalité car il est insupportable à l’égo de ne pas se penser sujet de son désir et d’avoir à accepter que son désir est mimétique c’est-à-dire qu’il est imitation du désir d’un autre. La façon de se comporter, le choix de l’objet sont déterminés non pas par la rareté de cet objet ou par des facteurs extérieurs aux deux sujets ou encore par des facteurs qui viendraient des sujets eux-mêmes mais par le fait qu’ils s’imitent l’un l’autre et deviennent rivaux. Mais cette relation triangulaire réciproque généralisée entre l’objet du désir, le sujet désirant, et le rival imité est occultée. Derrière les rites, derrière les mythes et derrière les interdits, se déchainerait des crises de mimétisme généralisées qui aboutiraient à des phénomènes de boucs émissaires. Les rites seraient la reprise par une communauté, fondée en quelque sorte par ce phénomène victimaire, du phénomène qui l’a sauvée ou fondée. Les mythes seraient le souvenir de cette crise. Une société libérant les désirs ne pourra devenir que plus conflictuelle, en multipliant les désirs, elle multiplie les sources de conflits et le besoin de désigner une victime. Cette victime rejetée sera au cours de la crise de mai 68 « le vieux monde » devant lequel la jeunesse est invitée à courir.

Je laisse cela pour passer à Deuleuze. Dans « l’anti Œdipe« , avec Deuleuze et Gattari, s’opère un renversement complet de perspective. « ce n’est pas le désir qui s’étaie sur les besoins, c’est le contraire, ce sont les besoins qui dérivent du désir : ils sont contre-produits dans le réel que le désir produit» Le désir ne manque pas d’objet, il est sans objet, il ne vise que sa propre prolongation. C’est cela l’immanence du désir. Comme G. Deleuze l’expliquera plus tard, il ne faut pas penser le désir comme un pont entre un sujet et un objet : « Le désir n’est donc pas intérieur à un sujet, pas plus qu’il ne tend vers un objet : il est strictement immanent à un plan auquel il ne préexiste pas, à un plan qu’il faut construire, où des particules s’émettent, des flux se conjuguent. Il n’y a désir que pour autant qu’il y a déploiement d’un tel champ, propagation de tels flux, émission de telles particules. » Plutôt que de parler simplement de désir, G. Deleuze et F. Guattari préfèrent donc parler de « machines désirantes », car c’est dire que le désir est productif, qu’il « est toujours nomade et migrant ». Son caractère est « le gigantisme ».

Le désir ne doit donc pas seulement être pensé à l’échelle de l’individu, mais également comme une force de production présente dans les sociétés. Ce que propose L’Anti-OEdipe, c’est de réinterpréter les rapports entre marxisme et psychanalyse. Le désir est partout et pas seulement dans la psyché : « La première évidence est que le désir n’a pas pour objet des personnes ou des choses, mais des milieux tout entiers qu’il parcourt, des vibrations et flux de toute nature qu’il épouse, en y introduisant des coupures, des captures (…). En vérité, la sexualité est partout : dans la manière dont un bureaucrate caresse ses dossiers, dont un juge rend la justice, dont un homme d’affaires fait couler l’argent, dont la bourgeoisie encule le prolétariat, etc.» Et il n’est pas besoin pour penser le désir immanent à ces grands ensembles de le sublimer ou d’y voir des métaphores. Il faut le penser à des échelles différentes, aussi bien au niveau moléculaire que molaire pour reprendre la terminologie de G. Deleuze et F. Guattari. Ce qui était chez Spinoza un panthéisme, ou se manifestait pour Wilhelm Reich comme énergie cosmique (orgone) devient chez eux en quelque sorte un pandésir. C’est du moins ainsi que je comprends tout cela.

C’est à partir de ce pandésirisme que Deuleuze et Gattari critiquent la psychanalyse qui enfermerait le désir dans le champ clos de la famille. Ce qu’ils appellent son « familialisme ». Ils écrivent : « Au lieu de participer à une entreprise de libération effective, la psychanalyse prend part à l’œuvre de répression bourgeoise la plus générale, celle qui a consisté à maintenir l’humanité européenne sous le joug de papa-maman et à ne pas en finir avec ce problème-là. ». La libération des flux du désir passe selon eux par la figure du schizo, c’est-à-dire la constitution du marginal comme sujet révolutionnaire et conduit à la critique de ce qu’ils appellent « la forme Parti » c’est à dire des partis de gauche et plus particulièrement le communisme. En ce sens ils participent au mouvement qui se retrouve chez Marcuse et s’est illustré dans les formes libertaires de Mai 68. Cependant, ils s’écartent du freudo-marxisme et suivent Michel Foucault selon lequel ce qui caractérise l’histoire de l’occident est l’invention de la sexualité et, plutôt que sa répression, son rabattement sur le sexe (la différence des sexes). Car il n’y a pas de spontanéité du désir, qui est toujours pris dans des « agencements » (des formes de pouvoir qui ne sont pas réductibles à des systèmes répressifs). La libération du désir sera donc un nouvel « agencement » lui ouvrant de nouvelles potentialités.

Une autre forme de libération du désir est proposée par les situationnistes. Selon ce groupe d’artistes et de polémistes une situation est un moment où les passions, le jeu, les désirs, la liberté, la créativité, s’expriment. Ils sont donc en quête d’un projet social où ces situations seraient systématisées. Ils empruntent au marxisme la notion d’aliénation mais se focalisent sur la dimension culturelle de l’aliénation, de la réification des relations sociales. Ils étudient les modes de vie, les modes de pensée, la manière dont le système capitaliste aliène les individus dans leur vie quotidienne, leur manière de penser et de consommer. Cela prend en particulier la forme d’une brochure très diffusée « de la misère en milieu étudiant ». Les situationnistes s’efforcent d’expérimenter un mode de vie. En référence à la fête révolutionnaire théorisée par Henri Lefebvre cette expérimentation prend chez eux une forme extrêmement festive, extrêmement alcoolisée,  où les désirs se libèrent jusqu’à la transgression. Je les cite : « Les jouissances permises peuvent-elles se comparer aux jouissances qui réunissent à des attraits bien plus piquants ceux inappréciables de la rupture des freins sociaux et du renversement de toute loi ? » ou, sur un mode plus théorique « Il faut définir de nouveaux désirs en rapport avec les possibilités d’aujourd’hui« . Ainsi, la transgression festive se fait alternative à la « misère » existentielle de la société de consommation, proposée, selon eux, par le capitalisme (que Guy Debord critique dans « la société du spectacle » et Raoul Vaneigen dans le « traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations« ). C’est la multiplication de ce genre de déclarations tonitruantes appelant à une révolution dans les mœurs qui explique qu’on leur attribue les slogans de Mai 68 et en particulier le célèbre « jouir sans entraves » ou « ne travaillez jamais ».

Le mouvement hippie illustre également ce rejet libertaire des valeurs traditionnelles. A la fois hédoniste et critique du consumérisme (rendu possible par la croissance des années 60), ce mouvement s’est développé  aux États-Unis parmi la jeunesse des classes moyennes, dans le sillage des luttes pacifistes contre la guerre du Vietnam. Il a reflué à la fin des années 70 avec la paix et le commencement de la crise. Très créateur sur le plan artistique, il fut précurseur de l’écologie de la décroissance, de la contestation des formes traditionnelles de la famille et des relations sociales. Il pratiquait, sans le revendiquer, la révolution de la vie quotidienne et l’autogestion prônées par les situationnistes. Il a trouvé quelques échos dans des domaines comme la pédagogie avec des mouvements voulant laisser s’épanouir les désirs de l’enfant. (voir le succès phénoménal d’un livre comme « libres enfants de Sommerhill » de A. S. Neill).  Mais ce mouvement sans structure ni leader reconnu fut très rapidement désamorcé par une « société de consommation » qui s’en est très bien accommodée en le transformant en une mode propre à « ringardiser » les classes populaires laborieuses. D’autres mouvements, comme le mouvement Punk, plus proche des classes populaires, plus radical et plus violent, l’ont supplanté en faisant apparaitre qu’une libération des désirs n’est pas toujours un « flower power ». Pourtant le mouvement de libération est trop profond, c’est un courant trop large et qui vient de trop loin pour pouvoir être arrêté. L’Église catholique elle-même l’accompagne avec le concile Vatican II qui se tient de 1962 à 1965. La liturgie est modifiée pour la rendre plus œcuménique, plus accessible par l’abandon du latin et par la participation de laïcs. Peu à peu les consciences évoluent. En Amérique du sud, les évêques de la théologie de la libération proclament : «Nous sommes au seuil d’une époque nouvelle de l’histoire de notre continent, époque clé du désir ardent d’émancipation totale, de la libération de toutes espèces de servitude.»

La critique qui dénonçait l’aliénation de la vie quotidienne dans le travail est prise à contre-pied par les nouvelles formes de management. Luc Boltanski et Eve Chiapello, dan « le nouvel esprit du capitalisme » montrent qu’à partir du milieu des années 70, le capitalisme renonce au principe fordiste de l’organisation du travail basé sur la contrainte pour développer une nouvelle organisation en réseau, fondée sur l’initiative des acteurs et l’autonomie relative de leur travail. Désormais, les « collaborateurs » peuvent moduler leur temps de travail et son organisation selon leurs désirs pourvu qu’ils réalisent les objectifs qui leurs sont assignés. Cette relative liberté se paie au prix de leur sécurité psychologique et matérielle.

C’est une époque d’optimisme et de liberté qui semble s’ouvrir. Pourtant le doute s’installe. Avec le sociologue Jean Baudrillard le thème de la société de consommation trouve en France une consécration universitaire, quand il a fait paraitre « la société de consommation ». Il y explique que, dans les sociétés occidentales contemporaines, les relations sociales sont structurées par un élément nouveau : la consommation de masse. Dans cette approche, la consommation n’est plus, pour chaque individu, le moyen de satisfaire ses besoins,  mais plutôt de se différencier. Cette personnalisation tend à remplacer les différences réelles entre les individus. Baudrillard montre comment la publicité travaille à provoquer des désirs irrépressibles, créant  des hiérarchies sociales nouvelles qui ont remplacé, selon lui, les anciennes différences de classes. L’objet recherché fonctionne comme un signe, il n’est plus lié à un besoin défini et à travers lui le désir manque toujours son objet et se trouve indéfiniment relancé.

C’est d’un philosophe et sociologue, Michel Clouscard, que viennent dans les années 70 les premières interrogations. En se réclamant de Marx Clouscard entreprend la critique des philosophies du désir. Dans « Le capitalisme de la séduction » et « Néofascisme et idéologie du désir » il démontre que les Trente Glorieuses n’ont fait accéder la classe ouvrière qu’aux biens d’équipement nécessaires au procès de production (voiture, frigo etc.), et non à la consommation « libidinale, ludique, marginale » qui est l’apanage de la bourgeoisie et en partie des nouvelles couches moyennes qu’on qualifie souvent de « bourgeois bohèmes ». Il rappelle que si on peut voir une classe sociale consommer sans besoin, on n’a jamais vu de « société de consommation ». Si les travailleurs, qui sont le plus grand nombre, avaient accès aux biens qu’ils produisent, dit Clouscard, nous serions déjà dans le socialisme ! Il montre que le désir comme abstraction coupée de la production relève de la propagande fantasmatique. La libidinalité que propose Marcuse « n’est que le genre de vie des parvenus du nouveau système de profit. » Il montre qu’avec la guerre froide et le plan Marshall, se mettent en place les nouveaux « marchés du désir », nécessaires pour sauver le capitalisme de la crise. C’est un nouveau stade du capitalisme qui s’ouvre, le « stade suprême » de l’impérialisme, la colonisation systématique des âmes. L’esprit du capitalisme n’en est plus à l’austérité pénitentielle, mais au jésuitisme de la séduction qui se résume pour les classes populaires par un « tout est permis … mais rien n’est possible » Le sociétal, le « jouir sans entraves », occulte la lutte des classes. On passe d’une morale de l’effort à une morale de la libération du désir qui crée l’envie nécessaire au maintien de la production capitaliste. Ainsi les libertaires qui pensent s’opposer au capitalisme par la promotion de la jouissance en sont les agents inconscients. La pensée 68 dont ils font la promotion n’est que l’idéologie la plus adaptée à la nouvelle étape du capitalisme. Dans la même veine, le philosophe J.C. Michéa se réclame d’Orwell et se fait le défenseur de la « Common decency ». Certains cercles d’extrême droite tentent de tirer les thèses Clouscardiennes dans le sens de la promotion d’une société réactionnaire et répressive.

Le sociologue Alain Ehrenberg soutient, dans « La fatigue d’être soi » (1988), que le passage d’une personnalité dominée par un surmoi prédisposant à la névrose à une personnalité dont le Moi, libéré de tout interdit conduit à une société dépressive où la consommation d’anxiolytiques explose, car ce Moi se trouve confronté à la dureté de la réalité et à ses insuffisances. La sociologue Eva Illouz diagnostique un mal-être provoqué par les relations instables que permettent les réseaux sociaux (tel que Tinder). Elle est auteur de « La Fin de l’amour, enquête sur un désarroi contemporain » 2020. Cette vision pessimiste est contredite par le sociologue britannique Anthony Giddens, (La transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les société modernes. 2004) selon qui nous serions entrés dans des sociétés émancipées plus harmonieuses où, contrairement à la relation conjugale traditionnelle reposant sur les idées de fidélité, de durée, et de maternité, la relation amoureuse, qu’il appelle « relation pure », se perpétue tant que les deux partenaires jugent « qu’elle donne suffisamment satisfaction à chacun pour que le désir de la poursuivre soit mutuel ». Dans cette société, la relation amoureuse devient « sexualité plastique » : « une sexualité décentrée affranchie des exigences de la reproduction », conforme aux préconisations de la littérature de développement personnel. Cependant, tout récemment, l’anthropologue Emmanuel Todd, dans « les luttes de classe en France au XXIème siècle » montre que la réalité est loin de ces visions qu’elles soient optimistes ou pessimistes et que contrairement à ce que disent les idéologies du désir, les mœurs des classes populaires, loin de s’anarchiser, se sont au contraire normalisées au cours du XXème siècle tandis que les classes bourgeoises renonçaient au puritanisme.

Le philosophe et psychanalyste Dany Robert Dufour dénonce également cette idéologie du « jouir sans entrave » dans « la cité perverse » et « l’individu qui vient ». Il en fait l’essence même du marché libéral dans lequel, selon lui, les lois de la jouissance ont pignon sur rue. Où chacun est invité à saisir toute occasion de se donner des signes de prestige, à se conformer à l’anticonformisme, à se rebeller contre les tabous, à s’individualiser par tous moyens et à reconnaitre que le bonheur est dans la satisfaction primaire. Ce à quoi réussit tout particulièrement l’art contemporain selon Alain Troyas et Valérie Arrault (auteurs de « du narcissisme de l’art contemporain« ). Dany Robert Dufour voit poindre cette idéologie amorale aux sources mêmes du capitalisme en 1704 dans des écrits comme « la fable des abeilles »  de B. Mandeville où l’auteur soutient que « les vices privés font le bien public »  qu’il suffit que, dans la ruche humaine, chacun se livre aveuglément à ses concupiscences pour que « s’élabore en ses rayons le miel du bonheur ». Il montre la résurgence au XXème siècle de cette philosophie au moment de la crise de 1929 quand un certain Bernays, qui se trouve être un neveu de Freud, fait défiler le 31 mars 1929, d’accortes mannequins à New York sur la 5ème avenue, dans une sorte de « female pride ». Une marche de la liberté. La presse avait été avertie : ces excitantes créatures allumeraient des torches of freedom… c’est à dire des cigarettes. Les cigarettiers avaient compris que cette moitié de l’humanité représentait un énorme marché pas encore enfumé. Il fallait libérer les femmes des préjugés moraux qui les avaient jusqu’ici opprimées. La recette a fait florès, elle est simple : mettre de la libido dans les produits de consommation, en faire des objets de désir. Les femmes étaient invitées à croire avoir « conquis leur liberté en dérobant aux hommes le petit phallus portatif qui était leur marque exclusive », commente Dany-Robert Dufour.

L’édition, la littérature, la presse et le cinéma ont exploité ce nouveau marché du désir libéré. Les œuvres du Marquis de Sade, déjà mises en valeur par les surréalistes, ont été rééditées en format poche dans les années 70. Elles ont ensuite été élevées à la dignité de l’art  par une exposition qui leur fut consacrée par le musée d’Orsay. En littérature, citons pour la période contemporaine : Henri Miller, Jean Genet, Pierre Louÿs, Anaïs Nin, plus près de nous, plus crus encore, mais dans une langue plus plate Michel Houellebecq et Viginie Despente, ou accompagné d’une invention verbale par Pierre Guyotat. Dans la presse Charlie Hebdo et jusque dans la chanson. Dans les années 70, à côté de films d’avant-garde provocateurs ( L’Empire des sens, Salo ou les 120 jours de Sodome ) apparaît un cinéma érotique ( Emmanuelle, Histoire d’O, Le Dernier Tango à Paris ). Dans les années 80 et 90, d’autres films feront parler d’eux en franchissant à chaque fois une nouvelle étape dans la mise en scène du sexe : de Basic Instinct à Baise-Moi . Pendant ce temps le cinéma pornographique (classé X) devient une industrie à part, très lucrative. Évidemment la publicité accompagne ce mouvement et s’en fait la caisse de résonance. Elle se dévoile elle-même quand, en 1981, elle lance une campagne d’affichage montrant une jeune mannequin du nom de Myriam à demi dénudée avec l’annonce « le 4 septembre j’enlève le bas » – ce qui est fait et a un tel retentissement qu’on parle d’affiches Myriam. La publicité a l’immense avantage de rendre visible de tous la philosophie (ou du moins l’idéologie) qui sous-tend tout cela, idéologie que j’ai qualifiée de « Nietzschéisme de beau parleur » (voir le commentaire sous l’article en référence). Elle double la réalisation fantasmatique du désir de l’illusion du « privilège » ou de « l’avantage » qu’elle promet sans vergogne. Elle suscite et relance constamment un désir vide qui cherchera à se combler dans les objets que les annonceurs lui proposeront. C’est du moins le fantasme d’une industrie qui « prend ses désirs pour la réalité! » mais échoue toujours (ex. la jeune Myriam quitte la France et se tourne vers le bouddhisme et la « danse libératrice »).

En sciences humaines, domaine qu’on croirait loin de tout cela, le livre de Magaret Mead « Adolescence à Samoa« , paru en 1928, est réédité et très largement diffusé, alors même qu’il est contesté par les spécialistes. L’auteur y soutient que l’adolescence n’est pas une étape nécessaire entre l’enfance et l’âge adulte : si « l’âge ingrat » est aux États-Unis une période de trouble, où l’apparition des premiers émois sexuels provoque un dérèglement des esprits et une révolte contre l’autorité, l’ethnologue affirme qu’il n’en va pas de même dans les îles Samoa. En effet, les jeunes adolescents des deux sexes y ont une sexualité libre et heureuse : garçons et filles peuvent nouer plusieurs relations à la fois ou pratiquer l’homosexualité, et tout cela est accepté par la société samoane.

A la conception élitiste de la culture voulue par André Malraux succède avec Jack Lang une culture ludique qui, à l’image de la « fête de la musique », vise le divertissement plutôt que l’éducation (surtout politique). On passe d’une culture Majuscule, mais réduite à l’art, à une culture complaisante, une culture de la rue et « des quartiers ». Cette culture n’est en fait qu’une mode mondialisée (culture pop, culture hip hop). Les années « fric et frime » commencent. On érige la réussite en religion (qui n’a pas sa Rolex à cinquante ans a raté sa vie). Tout est basé sur le paraitre. Le luxe et la mode, le culte du corps, sont un marqueur social tandis que l’ouvrier et les classes populaires disparaissent des représentations.

Cette vague libertarienne s’est ensuite amplifiée jusqu’à l’éclatement de la perversité vantée  sous une forme romancée par  des intellectuels comme Frédéric Mitterrand (« la mauvaise vie ») ou Grabriel Matzneff qui vont jusqu’à faire de la pédophilie une liberté conquise. Ce qui est nouveau chez ces auteurs c’est qu’on passe de la défense de la pédérastie à son illustration. Ce qui était une transgression chez André Gide (Corydon, 1911, 1924) ou tout juste évoqué chez Roger Peyrefitte (Les amitiés particulières, 1943) est proclamé comme un droit comme il l’était dans la Grèce antique avec le mythe du rapt de Ganymède par Zeus ! La culture populaire suit le mouvement. Le procédé de marketing New Yorkais se répète dans l’incitation à la consommation pornographique proposée aux femmes avec le film « cinquante nuances de Grey« . Mais dans le même temps, sous la pression des féministes, la loi sur le viol devient nettement plus répressive, le non consentement du mineur est présumé. La vague qui montait et s’enflait depuis le début siècle, se brise et le ressac s’annonce. L’outrance semble devenue la norme mais devient tragique avec le développement de l’épidémie de Sida. Le désir se heurte soudain aux limites du monde quand le premier choc pétrolier et le club de Rome confrontent le monde à la fin de la croissance. La menace écologique d’abord vague dans les années 70 se précise de jour en jour. Le changement climatique, le déclin de la biodiversité, l’érosion des sols, la pollution des eaux et l’accumulation des déchets toxiques, obligent à admettre que nous devrons renoncer au toujours plus. Certes l’outrance cherche un nouveau souffle, un nouveau monde, une nouvelle forme d’humanité. On la retrouve, vêtue de science, dans le transhumanisme avec le désir ultime de dépasser les limites de la condition humaine et d’abolir la mort. Dans un autre registre, sous le voile de la philosophie la plus exigeante, on voit la philosophe queer Judith Butler remettre en question les fondements même de l’humanité et soutenir, dans « trouble dans le genre », que l’être humain est originellement homosexuel et que l’Œdipe et l’hétéro sexualité sont une violence qui lui est imposée par une société patriarcale. Elle se fixe comme objectif de « lesbianiser le monde » c’est-à-dire de restaurer la prééminence de l’homosexualité et d’en  faire la norme dans une société où la différence des sexes serait dépassée. Alors que dans les universités s’ouvrent des départements « d’études de genre », le désir devient un argument qui veut s’imposer sans restriction et fonder le droit. Mais nous avons changé de siècle. La période contemporaine est celle du ressac avec l’éclatement des dénonciations telles que le mouvement « Me Too ». Les mouvements populaires les plus puissants ne sont plus ceux du quartier latin, ni ceux des défilés entre République et Bastille, ce sont les immenses manifestations réactionnaires de « la manif pour tous » qui ont mobilisé jusqu’à un million de personnes. Nombre des anciens soixante-huitards se reconvertissent dans le neo conservatisme. Pourtant, quelque chose a été déposé sur la grève que le retour de la vague ne peut pas emporter. Une autre vague s’enfle déjà. Le XXIème siècle ne sera pas le siècle du désir.

 

Qu’est-ce que l’art ?

Sur cette question je reconnais que ma culture est très lacunaire. Je voudrais néanmoins proposer une réponse à partir de quelques réflexions que je me suis fait récemment.

Si on me demandait ce qu’est l’art :

Je dirais que l’art est une des formes de rapport de l’homme au monde (quelques autres étant la religion, la science, la philosophie, correspondant respectivement aux questionnements « pourquoi ? » « comment ? » « qu’est-ce que ?). Comme tous ces domaines l’art est un domaine aux contours flous.

Avec l’art l’homme a un rapport esthétique au monde qui passe par des objets qu’il crée, une matière dont il travaille la forme (couleurs, surfaces, volumes, sons, langage selon son domaine) pour en tirer des effets de sens (1) . L’homme  ressent et dit le monde, il dialogue avec lui. Il l’aime ou le redoute, l’embellit, y ajoute de l’harmonie, de l’utopie, des formes nouvelles  etc. Le ressenti n’est pas ici celui brut des sens mais celui de l’âme c’est-à-dire de l’émotion et de l’intelligence. C’est un ressenti éduqué par la contemplation des œuvres d’art et des belles choses qu’elles soient le produit de la nature ou de l’industrie humaine.

A travers l’art l’homme s’assujettit le monde (son époque, sa vie et sa mort, sa personne, sa relation à l’autre, sa sexualité). Mais l’homme est lui-même façonné par son monde. Il est un produit de son époque, de sa société, de sa classe. De sorte qu’à travers l’art la société, l’époque et l’homme qui leur correspond se disent eux-mêmes. Il y a ainsi une correspondance réciproque et productive entre une époque et son art (2). Et pourtant l’art survit à l’époque, il transcende le temps car la sensibilité humaine si elle est marquée par l’époque, la classe, la société est universelle car l’humanité est une.

L’art est un fait anthropologique premier.  Demandez à un enfant de dessiner un bonhomme. Avec les plus belles couleurs qu’il trouvera,  il dira tout ce qu’il perçoit, qu’il imagine, qu’il sait du bonhomme. Il aura à cœur par exemple de dessiner les cinq doigts de chaque main, les boutons du vêtement, les yeux et les cheveux etc. Il vous montre ainsi ce qu’est l’art et combien l’art est constitutif de l’être humain. A travers ces petits travaux le psychologue saura diagnostiquer le rapport de l’enfant aux autres (aux adultes), ce qui l’attire, ce qu’il craint, comment il se voit dans son rapport à autrui (3).

L’homme du néolithique qui peignait sur les murs des grottes ne faisait pas autrement que l’enfant. Il dit son monde, ses craintes et ses espoirs (de chasse fructueuse, de danger surmonté) mais aussi sa fascination face à la fécondité, la puissance et à l’indépendance des animaux.  C’est son rapport esthétique au monde qui fait de ses œuvres des œuvres d’art. Cela reste vrai même si l’idée d’art lui était étrangère et s’il poursuivait un tout autre but. Les œuvres humaines sont généralement hybrides : à la fois artistiques et religieuses ou bien utiles, divertissantes ou de pompe et d’apparat et artistement ouvragées etc.(4) La production d’œuvres exclusivement artistiques est une idée récente.

Maintenant voyez l’urinoir de Duchamp. Il ne l’a pas créé. Ce qu’il exhibe ce n’est pas sa création,   mais son moi. Il se veut tout puissant car comme se transformait en or tout ce que touchait le roi Midas, tout ce qu’il touche devient œuvre d’art (un urinoir, un porte-bouteille, une roue de vélo etc.). Il est l’individu moderne égocentrique, cynique, opportuniste et faux (vide).   Il  a tout de même raison dans ce qu’il fait puisque le monde l’applaudit et se retrouve en lui. Il révèle une époque et une société à elle-même ou plutôt même la devance et l’annonce. Mais il a pourtant tort finalement car en faisant cela il entreprend la destruction de l’art, ce qu’il appelle art, au-delà du symptôme, n’est plus de l’art mais exhibition, parade et esbroufe. Ce n’est en rien la manifestation d’un rapport esthétique au monde. C’est un attentat intellectualisé à l’art.

L’urinoir de Duchamp n’est pas une œuvre d’art, cela reste juste un urinoir (5). Ceci indépendamment du fait qu’il soit beau ou laid. La question de la beauté, de la qualité de l’œuvre vient après coup. La beauté n’appartient pas exclusivement aux œuvres d’art. Les choses de la nature sont souvent très belles, plus belles que la plus réussie des œuvres d’art. Elles ne sont  pourtant pas des œuvres d’art. La question de la beauté n’est posée pour les œuvres d’art que parce qu’elles sont des choses créées et  qu’elles se présentent comme œuvres d’art, parce qu’elles prétendent être appréciées comme œuvres d’art, comme manifestations d’un rapport esthétique au monde. La question de la beauté est une question après coup, celle de l’évaluation de l’œuvre.

Ce n’est que lorsqu’un objet est reconnu comme œuvre d’art que se pose la question de son évaluation esthétique et de là celle des critères d’évaluation – celui de la subjectivité et de l’objectivité, de son style, de sa cohérence, de sa nouveauté, de son originalité et en final de la compétence des évaluateurs.   

SAMSUNG DIGITAL CAMERA

Imaginons maintenant la photo d’une chose remarquable. Une  fleur extraordinaire par exemple photographiée à des fins de documentation botanique. Pour celui qui l’a faite cette photo n’est pas une œuvre d’art car quand il l’a faite il avait un rapport utilitaire ou scientifique à cet objet. Supposons maintenant que charmé par l’étrangeté et la beauté du cliché, il en fasse un second tirage. Il l’encadre, l’expose pour le contempler à loisir et prolonger ainsi son plaisir et sa méditation. Il a à ce moment un rapport esthétique à ce tableau, celui-ci devient alors pour lui une œuvre d’art. Encore une fois, c’est le rapport esthétique au monde par le médium de l’objet créé qui fait de celui-ci une œuvre d’art.

J’ai conscience que cette réponse exclut du domaine de l’art beaucoup de choses qui sont considérées institutionnellement comme en faisant partie, même si elles font l’objet de vives controverses. Mais est-ce vraiment un problème ? Si toute œuvre d’art a un sens, tout ce qui a un sens n’est pas œuvre d’art :  que sont  un objet ou une conduite (une « performance », une « attitude », une « posture », une « démarche » ) qui sont le support d’un discours idéologique (quand bien même il porterait sur l’art) qui déclarent vouloir inviter à la réflexion ou promouvoir la convivialité, ou qui n’ont d’autre objectif que la provocation, la transgression ou la dénonciation ?   Si toute œuvre d’art a ou voudrait avoir une qualité esthétique, tout ce qui est esthétique n’est pas de l’art : qu’est-ce qu’un beau geste en sport, une parade élégante, une feinte subtile etc . ?  Et bien, tout simplement rien d’autre que ce qu’ils sont ! Qu’est-ce-ce qu’un objet qui est la manifestation d’une activité ludique, sinon ce que je viens tout juste d’en dire ? (6)  L’enfant qui dessine peut aussi avoir une activité ludique (c’est  même souvent le cas). Alors il ne cherche pas à faire beau, ni à dire ce qu’il ressent, il s’amuse. Son dessin n’est alors pas une œuvre d’art.

On peut très bien admettre que figurent dans les expositions d’art ou les musées des objets qui ne sont pas à proprement parler des œuvres d’art dès lors qu’elles interrogent l’art, qu’elles sont au sujet de l’art. Cela parait beaucoup plus discutable  si ce n’est pas le cas. Les questions au sujet certaines productions de l’art contemporain sont donc légitimes. Elles ne doivent cependant pas conduire à censurer et à imposer un art officiel. Le monde de la culture doit rester libre même quand il divague (pourvu qu’il ne soit pas trop inféodé à l’argent). Ce n’est d’ailleurs pas seulement dans les  départements d’art contemporain qu’on voit des choses dont la réalité artistique est discutable. Elle n’est même souvent pas affirmée. Une momie, un objet utilitaire très ancien, un débris de vase, une arme rouillée etc. ne sont pas des objets d’art. Ils ont toute leur place dans les musées (qui ne sont que rarement exclusivement des musées d’art).  Le problème de l’art contemporain est plutôt qu’il multiplie les sujets de litige, que sa prolixité n’a d’égale que son caractère problématique.

PS : On pourrait me reprocher d’avoir une conception dogmatique de l’art et dire que j’impose une définition au lieu de partir de ce qui se fait. A cela j’objecterais que le choix de considérer comme art tout ce qui est présenté comme tel par « le monde de l’art » c’est-à-dire par des autorités constituées (directeurs de collection, galeristes, critiques ou amateurs fortunés) n’est pas seulement tout autant dogmatique : il est conformiste et dispense de toute réflexion (et non d’imagination car il est bien difficile de justifier certaines manifestations données pour artistiques !). Ce choix conduit à des paradoxes comme de soutenir que l’art est indéfinissable, ou que sa définition n’est jamais achevée parce qu’il est en perpétuel renouvellement, que potentiellement tout est art etc. C’est-à-dire au relativisme échevelé de l’idéologie dominante. Relativisme dont on trouve la critique dans le livre « du narcissisme de l’art contemporain » d’Alain Troyas et Valérie Arrault :

« Selon le libéralisme libertaire, il est désormais impensable de porter un jugement rationnel sur un objet candidat au statut artistique. Il n’y a plus d’autres critères que l’autosatisfaction de  l’art. Conformément à ce nouveau principe, l’art dit contemporain peut s’approprier n’importe quelle banalité et lui attribuer une valeur d’échange extraordinaire pourvu que sa subjectivité la légitime. C’est par ce dispositif qu’il pense retrouver l’harmonie fusionnelle « de l’art et de la vie ». Or, il ne fait qu’effacer les limites entre les choses du monde et lui, au point qu’on ne peut que rarement l’en distinguer, si ce n’est par la signalétique textuelle qui le désigne comme œuvre, s’abandonnant ainsi à l’arbitraire du jugement le plus subjectif qui soit« 

 

 

1 – pour un exemple du rapport artistique au monde, voir la série de mes articles https://lemoine001.com/2014/09/24/quest-ce-que-la-litterature-1/     

2- Yves Michaud écrit dans « la crise de l’art contemporain » page 198, en interprétant Gérard Genette « L’œuvre d’art » : « La relation esthétique consiste en une réponse affective à un objet attentionnel considéré sous un aspect et elle est éminemment subjective, même si l’on constate des convergences d’appréciation« . De cela je retiendrais le mot « affectif » mais il me semble que son caractère subjectif n’est qu’apparent. Il est en fait surtout politique dans le sens où il est marqué par une époque, une société, une classe et de l’idéologie (cf. Bourdieu « la distinction« . Voir à ce sujet mon article « la fausse tolérance« 

3 – Car toute œuvre d’art porte à la fois le sens que son créateur a voulu lui donner et ce qu’il dévoile de lui-même, de son rapport au monde et à autrui; elle est en même temps discours et symptôme. Une œuvre que son auteur voudrait vide de sens, qui serait pur formalisme, resterait par cela même un symptôme (révélant à la fois une personnalité et une époque). Les œuvres modernes ou contemporaines ont souvent pour ambition de renouveler l’esthétique. La multiplicité des courants, des écoles et des sectes artistiques révèlent une société et un monde travaillés par de fortes tensions (internes et internationales), une société et un monde en crise (dont la crise devient du même coup une crise de l’art – lire à ce sujet : art contemporain et impérialisme ).

PS : Sur le sens non assumé de l’art contemporain lire : du narcissisme de l’art contemporain Alain Troyas Valérie Arrault, et art morbide ? morbid art de Alain (georges) Leduc

4- un exemple de domaine hybride : la littérature  (qui est artistique dans son rapport esthétique au langage). Ce n’est pas une bonne question de demander si tel ou tel objet est ou non une œuvre d’art. La question devrait plutôt être : « quelle part d’art y-a-t-il dans cet objet ? ». Dans un objet produit industriellement cette part sera d’autant dissoute.

5 – Il peut m’être opposé ici ce qu’Yves Michaud (la crise de l’art contemporain – page 20) opposait à certains critiques de l’art contemporain. Je le cite   : « les difficultés conceptuelles soulevées par la notion de readymade qui constitue, pourrait-on dire, la transsubtantiation du XX siècle« . Ces esprits, « certes non médiocres, mais pas forcément équipés des outils pour le faire » auraient été incapables de se mesurer à cette difficulté philosophique majeure. Alors que dire d’un quidam encore moins capable comme moi !

Seulement pour que cette critique soit valable il faut admettre que cette « transsubtantiation » a eu lieu, que par sa magie l’urinoir est devenu une œuvre d’art. Effectivement, si cela est admis, le concept d’œuvre d’art devient bien difficile à cerner et il est difficile de savoir ce qu’il en reste ! Mais ce n’est alors pas seulement le concept d’œuvre d’art qui présente des difficultés, celui de transsubtantiation en pose d’au moins aussi redoutables. Il attend toujours ses philosophes !

6 – Citation de Alain (georges) Leduc : « ‘La fonction première de l’art est le divertissement’ affirmait péremptoirement George Maciunas (1932/1978) fondateur en 1961 de Fluxus à New York. Or la finalité de l’art, n’en déplaise à l’apparent consensus qui s’est fait, n’est pas de divertir, mais de ‘résister contre le cours du monde’ (Adorno)« .

Je dirais, quant à moi, que l’art peut bien divertir ou résister, mais il dit d’abord le monde et surtout le rapport au monde de l’artiste et à travers lui d’une société (ou d’une classe).

Sur le transhumanisme et la dictature du prolétariat

« À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. »  A ce qu’a écrit Marx ici dans sa « contribution à la critique de l’économie politique », il faut ajouter un  complément. Les forces productives (qui ne sont pas que matérielles) entrent en contradiction avec les rapports de production existants parce qu’elles mobilisent de nouvelles classes sociales qui les animent. Au 19ème siècle, pour la grande industrie ce fut la classe capitaliste industrielle appuyée  sur la banque et avec elle et aussi contre elle : la classe ouvrière. Cette dernière était alors au pôle prolétarien à la fois la classe productrice et la classe montante. Elle est devenue une classe révolutionnaire quand l’expérience (en France la révolution de 1848) lui a fait comprendre que ses intérêts s’opposaient à ceux de la classe capitaliste industrielle.  Aujourd’hui, avec le développement des nouvelles technologies se développent aussi deux nouvelles classes : celle au pôle bourgeois de la classe capitaliste innovatrice et au pôle prolétarien celle des travailleurs de la science et de la technique. Cette dernière est aujourd’hui la classe montante, celle qui bouleverse notre vie, nos relations sociales mais aussi le travail et la place que nous y occupons. Mais elle ne s’est pas encore émancipée de la domination idéologique de la classe capitaliste. L’idéologie de la classe capitaliste scientifique, par laquelle elle se soumet la classe prolétarienne scientifique et s’approprie  la nouvelle révolution scientifique et technique, est de plus en plus le transhumanisme. Pour émanciper les travailleurs de la science et en faire une classe révolutionnaire, il est impératif de combattre cette idéologie et de lui opposer une conception libératrice de la science comme bien commun. Cela n’est possible que si l’on sait ce qu’est cette idéologie.

 Le transhumanisme et sa porte d’entrée la théorie du « genre » ont pour fondement les philosophies post-modernes qui ont leur source dans le pragmatisme américain. Le transhumanisme se propose rien de moins que de dépasser l’humain. Bien-sûr cela parait souhaitable quand il s’agit d’en finir avec le handicap ou la maladie. C’est déjà plus inquiétant quand il s’agit d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales de l’humanité. D’autant que du fait même des technologies déployées cela ne peut concerner qu’une infime partie de l’humanité. Il est clair que cela aboutit à une forme extrême d’eugénisme qui voudrait sélectionner une caste de post humains destinés à dominer l’humanité ordinaire. Dans le cadre de la sélection de l’espèce supérieure la reproduction sexuée serait dépassée. C’est ici que se fait la liaison avec la théorie du genre et sa remise en cause de la division sexuée de l’humanité. Je renvoie ici à mes articles « Mœurs attaque » du 19 mars 2013 et « RSdS (6) : l’offensive de la théorie du genre » du 1er juin 2014.

Le transhumanisme ne reconnait aucun interdit. Il s’efforce de surmonter tout ce qui met des limites au moi (à commencer par la mort) et porte ainsi à son  summum l’idéologie libérale libertaire. Il occulte la division des sociétés en classes et l’opposition entre l’impérialisme et les sociétés dominées. Il réduit l’homme à une machine sophistiquée et veut oublier qu’il est un être social qui n’a pas d’existence hors de sa relation à l’humain proche et lointain(1). Il fait de l’humain une abstraction vide en réduisant la conscience à « de l’information » et la vie à la recherche de la jouissance. Il s’adresse, sans l’avouer, à quelques « happy fews » venus de la Silicon valley et aux rêveurs qui croient en être. Il ignore l’aspiration du plus grand nombre (sinon de tous !) à une vie meilleure, digne et fraternelle. Il met la science au service d’une élite qui se fiche du plus grand nombre et en conséquence de la démocratie, qui croit pouvoir dominer la nature et met ainsi l’humanité tout entière en danger. Le transhumanisme doit être combattu, critiqué et mis hors d’état de nuire.

Le transhumanisme occulte une évidence, il ne nous permet pas de voir que les nouvelles technologies, loin d’être   la source d’une division irrémédiable de l’humanité, au contraire rapprochent les hommes comme jamais. En effet, cet article, écrit en France, est hébergé aux USA mais il peut être lu sur tous les continents,  en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique. Le savoir se diffuse comme jamais, bien plus encore que ne l’avait permis en son temps l’imprimerie . Le travail se libère des tâches les plus ingrates et devient hautement productif.

Ce qui est préfiguré avec les nouvelles technologies c’est une société communiste, c’est-à-dire qui fait des ressources et des savoirs des biens communs : une société libérée des travaux les plus pénibles, des fléaux et des souffrances (la faim, la maladie, la déraison). Il devrait être  bien plus mobilisateur pour les travailleurs des sciences et des techniques de travailler à cette société durable plutôt qu’à la sélection d’une caste de surhommes qui n’auraient de surhumain que leur égoïsme et la vacuité de leur vie. Mais cela suppose dans un premier temps que cette classe sociale montante se libère de l’emprise idéologique qui l’a conduite en France à mettre Macron au pouvoir, qu’elle rejette à la fois le transhumanisme, le libéralisme libertaire et l’écologie malthusienne et austéritaire, la collapsologie qui sont les principales idéologies dans le cercle desquelles on voudrait enfermer la pensée. La difficulté qu’elle a à surmonter est celle que rencontre toute classe montante : une classe montante est toujours une classe minoritaire, idéologiquement faible puisque sans histoire,  qui ne peut rien réussir politiquement sans s’assurer le soutien des autres classes dominées, mais doit pourtant rester libre idéologiquement. La classe ouvrière industrielle a rencontré ce problème : elle était une classe minoritaire dans une France très majoritairement rurale (qu’elle a pas su s’allier et qui a mis Napoléon III au pouvoir !), elle sortait de la paysannerie dont elle devait dépasser les limites idéologiques pour accéder à une conscience politique propre (ce qui ne s’est fait en France que très partiellement après le révolution russe et la séparation de l’Église et de l’État) sans que cette rupture idéologique soit une rupture politique.

Ainsi, pour s’épanouir et libérer toutes leurs potentialités, les nouvelles technologies appellent l’avènement d’une société socialiste durable. Cet avènement ne peut advenir qu’à l’issue d’une crise révolutionnaire seulement possible par une alliance de classe entre la classe montante et les autres classes dominées (la paysannerie étant désormais une classe minoritaire). Selon Marx un des moments obligé de ce processus révolutionnaire est nécessairement »la dictature du prolétariat ».

C’est pourquoi  intervient ici cette question pleine de malentendus qui est aujourd’hui très discutée à l’extrême gauche et semble créer un grand embarras. On en parle parce qu’on ne sait plus ce que c’est !

C’est pourtant bien simple : la dictature du prolétariat c’est la période qui suit l’accession au pouvoir des partis prolétariens, c’est une période de renversement de la domination, de lutte de classe intense marquée par la mobilisation de toutes les forces du prolétariat, de la classe ouvrière et de ses alliés, pour aller au bout de sa victoire, pour arracher au capital les moyens de sa domination et passer effectivement au socialisme, c’est l’effort pour ne pas être finalement vaincu, c’est l’effort pour vaincre. Sa forme dépend largement des moyens utilisés par les classes défaites (la classe capitaliste et ses alliés internes et internationaux) pour renverser le nouveau pouvoir. Elle peut aller de la lutte pour l’hégémonie culturelle à la lutte policière  contre les menées subversives en passant par la lutte pour garder et élargir la majorité électorale, pour avoir le contrôle des appareils de coercition de l’État, la police et l’armée. C’est le plus vraisemblablement tout cela à la fois. Ce n’est donc pas une dictature dans le sens moderne de pouvoir violent et arbitraire, mais dans le sens classique de domination d’une classe (à l’exemple originel de la république romaine). Dans le contexte de notre époque de révolution scientifique et technique c’est en définitive l’hégémonie des nouvelles classes dominantes (classes productrices -ouvrière et paysanne – classe montante innovatrice des sciences et des techniques) qui met en échec les anciennes classes dominantes. La dictature du prolétariat, a dit Lénine, « est une forme particulière d’alliance de classe entre le prolétariat, avant-garde des travailleurs et les nombreuses couches non prolétariennes de travailleurs (petite bourgeoisie, petits patrons, paysannerie, intellectuels, etc.), où la majorité de ces couches, alliance dirigée contre le Capital, alliance ayant pour but le renversement complet du Capital, l’écrasement complet de la résistance de la bourgeoisie et de ses tentatives de restauration, alliance ayant pour but l’instauration et le consolidation définitives du socialisme« (2).

Renoncer à la dictature du prolétariat n’a pas de sens car c’est une politique d’alliance de classe et parce que, dans sa forme, elle n’est pas quelque chose qu’on choisit mais qui est imposé par les forces réactionnaires dès lors qu’elles usent de moyens « déloyaux » pour renverser le pouvoir. A la violence armée, il faut bien répondre par la répression armée, de même qu’à une captation des moyens d’information, il faut répondre par leur démocratisation. Comme elle s’est imposée en Russie dans le contexte de la guerre internationale et civile, elle risque de s’imposer pour nous face à une crise économique destructrice et à une urgence climatique extrême. La sortie de la dictature du prolétariat se fait par deux voies : l’élargissement de sa base de classe à d’autres classes et la baisse de l’intensité de la lutte de classe consécutive à la disparition des classes exploiteuses.

Mais dans ce débat la question à laquelle on néglige de répondre est toujours la même : qu’est-ce que le prolétariat ? Qui s’agit-il de mobiliser concrètement ? Quelle est la classe montante sur laquelle il faut s’appuyer et dont il est vital d’être l’avant-garde ? Est-ce toujours la classe productrice des ouvriers d’industrie ou du moins est-ce seulement elle ? Toute erreur à ce niveau risque de provoquer une rupture du côté prolétarien  pouvant aller de la passivité des couches intermédiaires à leur passage dans le camp de la bourgeoisie. J’ai déjà dit ce qu’est selon moi  le prolétariat, j’y renvoie le lecteur : voir mon article « prolétariat et lumpenprolétariat » du 7 mai  2015. Quant à ce qu’est aujourd’hui la classe montante, je viens de le dire : c’est la classe des travailleurs des sciences et des techniques. C’est celle-ci qu’il faut rapprocher de la classe ouvrière et plus largement des autres classes dominées pour qu’ensemble elles changent enfin la société. Il est primordial de s’adresser à cette classe, avec un langage adapté, attentif à ses besoins et à la forme nouvelle de domination qu’elle subit (3). Car il est fondamental d’avoir à l’esprit ce qu’écrivait Staline dans « Matérialisme dialectique et matérialisme historique » : « Il faut fonder son action non pas sur les couches sociales qui ne se développent plus, même si elles représentent pour le moment la force dominante, mais sur les couches sociales qui se développent et qui ont de l’avenir, même si elles ne représentent pas pour le moment la force dominante. » Cela nous confronte à une difficulté nouvelle historiquement : cette classe montante est internationalisée dans sa partie la plus qualifiée (cela se constate dans l’usage presque exclusif de l’anglo-américain comme langue de travail). Une action politique qui ne prendrait pas en compte cette particularité serait vouée à l’impuissance.

Autre point indispensable : tout cela exige une avant-garde sous la forme d’un parti fort, un parti marxiste, bien organisé  bien implanté, bien instruit, créatif et innovant sous le plan théorique, capable d’initiative, un parti qui s’adresse à tout le prolétariat et est implanté dans toutes les couches sociales qui le composent.  Il ne sert à rien de régler les problèmes de demain (d’un demain encore imprévisible) si les problèmes d’aujourd’hui ne sont pas résolus.

 

1- lire à ce sujet : https://lemoine001.com/2014/03/18/la-6eme-these-sur-feuerbach/

2 – V.L. Lénine : Préface au discours : « Comment on trompe le peuple avec les mots d’ordre de liberté et d’égalité », Œuvres complètes, t. XXIV, p.311. Edit russe.

La théorie marxiste et léniniste de la dictature du prolétariat est en contradiction avec la théorie Trotskiste de la révolution permanente.  Selon Trotski « l’avant-garde prolétarienne…. entrerait en collisions hostiles, non seulement avec tous les groupements bourgeois qui l’aurait soutenue au début de sa lutte révolutionnaire, mais aussi avec les grandes masses de la paysannerie dont le concours l’aurait poussée au pouvoir. Les contradictions dans la situation du gouvernement ouvrier d’un pays arriéré, où la majorité écrasante de la population est composée de paysans, pourront trouver leur solution uniquement sur le plan international, dans l’arène de la révolution mondiale du prolétariat. »  (préface de 1922 à un écrit de 1905). Pour Trotski il n’y a donc pas d’alliance de classe durable possible, et donc la classe ouvrière victorieuse ne peut uniquement trouver ses soutiens qu’à l’extérieur par la contagion révolutionnaire.

3 – sur la domination subie par les travailleurs des sciences et des techniques on peut lire la fin de mes articles « comprendre la mondialisation » de novembre 2013

Comment on tue l’artisanat

images1Nous devions changer notre porte de garage. Elle fermait mal et difficilement. Je cherche donc dans l’annuaire un artisan de la ville qui ferait cela. Le premier et d’ailleurs le seul qui se présente est tout près : ETS PERIER et FILS. Il travaille avec les plus grandes marques de serrurerie (Fisher et Anker).

J’appelle, il me dit qu’il envoie son technicien pour prendre les mesures. Nous fixons un rendez-vous. Je suis un peu étonné par la difficulté du technicien pour trouver l’adresse. Il connait mal la ville. Mais je ne cherche pas plus à comprendre. Il finit par trouver, prend les mesures et me fait un devis : cher, très cher même. Mais, bon, la qualité ça se paie ! Je verse des arrhes.

La porte doit être posée d’ici la fin du mois (de décembre) au plus tard la première semaine de janvier. Les fêtes passent, puis la première semaine de janvier. Je rappelle, c’est la même personne qui répond. Ils n’auraient pas mon adresse ! Je redonne cette adresse. Mais finalement, il semblerait qu’il y ait eu un problème lors de la fabrication de la porte. Elle n’est pas prête. Elle le sera pour la semaine suivante.

Tout cela parait confus ! Je commence à m’intéresser aux ETS PERIER et FILS. Je vois que leur adresse correspond à un bureau d’achat et de vente de métaux précieux ! Une  officine d’usurier, si ce n’est un organisme de blanchiment de capitaux ou de recel ? Le siège social est à Deuil la Barre. Je regarde sur google street : rien qui ressemble à un siège social. Tous les autres établissements sont également fictifs. Ils correspondent à des hôtels, des cinémas, des cafés etc. Ils ont tous le même numéro de téléphone. C’est celui qui est supposé être à Deuil la Barre. Mais l’annuaire pour ce même site donne un numéro surtaxé qui serait celui d’une conciergerie d’entreprise. En l’occurrence, dans le cas d’espèce, c’est celui d’un routeur qui renvoie les appels sur le numéro indiqué ailleurs dont je ne sais pas en final où il aboutit. Je commence donc à avoir de gros doutes. Les arrhes ont été encaissées. Je ne sais pas à qui j’ai affaire.

Mes recherches me font découvrir que le nom ETS PERIER et FILS est une dénomination commerciale. La société s’appelle en fait ATOUT DEPANNAGES. Elle s’occupe de  » travaux de menuiserie métallique et serrurerie ». C’est une société par actions simplifiée au capital de 200 euros. Son dirigeant a quatre sociétés toutes montées de la même façon : conciergerie d’entreprise, adresses fictives, capital inexistant. Lui-même n’a pas d’adresse. Son nom laisse supposer qu’il peut être aussi bien israélien que français, peut-être les deux.

Une semaine s’est encore écoulée. Je rappelle mon interlocuteur. Il dit s’appeler monsieur Philippe. Il refuse de donner son nom de famille. Je lui demande de me passer le dirigeant. Il refuse d’abord, j’insiste, je me fâche. Il finit par me donner un numéro de portable. J’appelle et c’est lui qui répond. Il se paie clairement ma tête. Je le menace de porter plainte. Il finit par me dire qu’il y a eu un problème, l’explication est confuse mais il en ressort qu’il faut reprendre les mesures. Il me renvoie son technicien : M. Hamed.

Ce nommé Hamed arrive enfin. Il me raconte que tout vient du fait qu’il a eu un accident de travail. Il est tombé d’une échelle et c’est un miracle qu’il soit encore en vie. Il a eu un mois d’arrêt maladie. Je ne crois rien de tout cela et je le laisse reprendre les mesures. Je remarque que son véhicule, une camionnette hors d’âge, ne porte aucune enseigne, aucun signe distinctif.

Il se passe encore une semaine : toujours rien ! M. Philippe me dit que c’est normal, la porte est en fabrication. Je lui dis que je vais porter plainte contre lui et son patron pour abus de confiance. Je vais voir à l’adresse du bureau d’achat et vente de métaux précieux. Il est fermé. A la brasserie à côté, on me dit qu’il est fermé depuis un mois et demi pour travaux. Il y avait là des boîtes aux lettres. Il n’en reste qu’une à l’extérieur qui correspond à une société de restauration rapide.

Je me rends à la police pour signaler l’affaire. Ils me disent qu’il faut porter plainte car cela a tout l’air d’une escroquerie. Nous commençons à rédiger la plainte jusqu’à ce qu’ils se ravisent et me disent que cela relève plutôt du civil. Il faut s’adresser au tribunal d’instance. C’est bien ce que je pensais, c’est pourquoi je parlais de signalement et non de plainte.

Je rappelle monsieur Philippe pour lui dire que je me suis rendu au commissariat, que j’ai fait un dépôt de plainte et qu’il a intérêt à réagir rapidement s’il ne veut pas d’ennuis. Dans le même temps, je me dis qu’il serait étrange qu’une société créée en 2013 qui a une vingtaine d’adresses sur la région parisienne et autant sur 52 sièges en province puisse être montée pour escroquer les gens du montant des arrhes sur des affaires de portes et de serrures. On ne peut tout de même pas escroquer tout le monde, sur toute la France, sur plusieurs années. C’est trop.

Je harcèle monsieur Philippe. Il me dit que la fabrication de la porte est faite. Il reste à la transporter. Il refuse de me dire d’où elle vient. C’est « dans le sud » mais il ne sait pas où. Il ne s’occupe pas de cette partie-là de l’affaire. Je ne sais vraiment pas quoi penser de ce micmac ! Il m’assure, me jure, met sa tête à couper : la porte sera posée le jeudi suivant, soit le jeudi de cette semaine.

Le jeudi je l’appelle. Il me dit qu’il envoie une équipe pour démonter l’ancienne porte. La nouvelle  sera livrée aussitôt. Je lui dis qu’il est hors de question de démonter quoi que ce soit tant que je n’aurais pas vu cette porte. Je  veux me garder la possibilité de la refuser quitte à avoir des difficultés à me faire rembourser les arrhes.

images2L’équipe de démontage arrive. C’est M. Hamed. Il me dit qu’il est d’accord avec moi. L’usine s’est déjà trompée une fois dans les cottes, il veut vérifier avant de faire quoi que ce soit. La porte arrive. Elle est aux bonnes mesures et semble de bonne qualité. J’assiste au montage. Je ne lâche pas l’équipe une seconde. Je vois rapidement, qu’ils sont compétents et expérimentés, qu’ils ont les outils qu’il faut. Tout se passe bien.

Hamed me parle politique. Il me dit qu’il va voter pour Macron. Je lui oppose la loi Macron : travail le dimanche, travail précaire, à la tâche. C’est justement ce qu’il veut. En fait, je comprends que c’est sa situation. Il est soit artisan, soit autoentrepreneur, peut-être salarié à la tâche. Je comprends qu’il rencontre M. Philippe dans leurs bureaux à St Ouen (adresse qui ne figure nulle part mais qui est en fait la seule non fictive).

Toute l’affaire se résume finalement à cela : une société a des bureaux fictifs dans tout le pays. Elle se présente sous une dénomination qui la fait passer pour un artisan local, pour une affaire familiale. Elle occupe tout l’espace sur internet et paie très cher pour cela (selon M. Hamed). Cela lui permet de capter l’ensemble de toutes les commandes. Elle a ainsi le pouvoir. Elle est à la fois patron et client unique de ceux qui travaillent pour elle. Ils auraient pu être artisans, ils ne le sont pas ou ne le sont plus. Ils sont tenus par cette société qui les fait travailler si elle veut et quand elle veut. Ils n’ont aucune prise sur elle d’où leur incapacité à expliquer les problèmes rencontrés. La société capteuse fait travailler également le fournisseur (le fabriquant des portes) et en obtient vraisemblablement les prix les plus avantageux. Ce qui est ainsi organisé c’est la mort de l’artisanat local et familial qui repose sur la renommée et la clientèle constituée. L’artisanat se fait prendre sa clientèle et se trouve captif de celui qui l’accapare. C’est d’ailleurs ce que me disait dans son discours politique M. Hamed : l’artisanat, c’est fini. Rien ne sert de le regretter selon lui. Il faut s’adapter et c’est ce qu’il a fait. C’est ce que font tous les autres quitte à couvrir les cafouillages de leur donneur d’ordre comme cela s’est produit pour ma commande.

Cela pourrait être risible, c’est en fait très grave : ce à quoi nous assistons ici, semble-t-il, c’est à un retour au capitalisme du 19ème siècle dans le cadre du capitalisme financiarisé ! Il faut lire à ce sujet « L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire » de Claude Didry. Ce sociologue et historien rappelle que le capitalisme du 19ème siècle ne connaissait pas le salariat mais le « louage d’ouvrage » (d’où vient le terme « ouvrier ») autrement appelé le travail à façon.   Dans ce cadre très peu réglementé, qui était par exemple celui des canuts lyonnais, les ouvriers sont considérés  comme un groupe   hétérogène, libre de travailler pour qui bon lui semble, et d’embaucher pour cela des subalternes (notamment des membres de la famille des ouvriers). L’ouvrier marchande son  ouvrage. L’exemple donné par E. Zola dans Germinal est celui de la figure du haveur, immortalisée par le Maheu qui emploie sa famille et éventuellement d’autres personnes (en l’occurrence E. Lantier) et qui prend l’ouvrage à travers la mise aux enchères des veines de charbon par la compagnie. On retrouve le même rapport dans des usines où le chef d’atelier (le « tâcheron ») est désigné comme l’employeur des ouvriers par le propriétaire des installations, en vue de décharger ce dernier de toute responsabilité en matière de contrôle des embauches et des conditions de travail. Ce « marchandage » qui fait échec aux lois sociales est condamné, surtout par des acteurs du mouvement ouvrier, des socialistes, des républicains, des catholiques sociaux, car il engendre une exploitation entre ouvriers mêmes, le travail des enfants et des femmes dans des conditions inadaptées, un brouillage de la lutte des classes… Il faudra attendre 1892 pour qu’une loi remette explicitement en cause ce phénomène. Il est progressivement remplacé par le salariat.

L’institution progressive du salariat est ainsi une conquête du mouvement ouvrier et non la caractéristique première du capitalisme. Le salariat lie le travailleur et son employeur par un contrat qui fixe les conditions du travail : son paiement, sa durée,  sa mise en œuvre par les moyens fournis par l’employeur. Dans le cadre du salariat, le travailleur a des droits qui vont toujours croissants pendant tout le 20ème siècle et l’employeur des responsabilités qu’il ne peut pas déléguer. Ces droits et ces responsabilités  sont remis en cause par les nouvelles formes de travail auxquelles on assiste qui ne sont rien d’autre qu’un retour à la situation du 19ème siècle.

 

De l’utilité de bien dormir !

images-1Quand on entre, comme moi, dans le cinquième ou sixième âge, on a le sommeil léger. Ainsi, l’autre nuit, j’avais l’esprit qui vagabondait. Je pensais à une longue et difficile dissertation sur le problème de la « vérité » que j’avais lue la veille.

L’auteur, que j’estime par ailleurs, y abordait un problème qui aurait tracassé le stoïcien Chrysippe :   il est vrai que tu mourras un certain jour. Si la vérité est éternelle, que tu te soignes ou que tu négliges ta santé, tu mourras quand même.  Donc, repose-toi ou ne fais rien !

C’est ce qu’on appelle l’argument paresseux. Même Napoléon n’y échappe pas. Car toute vérité étant universelle, donc  en droit éternelle, ne s’ensuit-il pas de la même façon, que la phrase « Napoléon est mort à Ste-Hélène » si elle est vraie doit l’être pour tous et de tout temps ? Il était donc vrai que Napoléon est mort à Ste-Hélène avant même d’être né ! Aussi bien il était vrai que le théorème de Pythagore était vrai avant que Pythagore ne l’ait découvert !

Comme un esprit qui vagabonde ne s’embarrasse pas de la suite des raisons et ne s’ennuie pas à démonter les sophismes, je me suis dit : ne faut-il pas distinguer ce qui est information et ce qui est connaissance et ce qui est vrai de ce qui est seulement exact. Si on me demande l’heure, on me demande une information. Si on me demande d’expliquer comment se mesure le temps et se détermine l’heure qu’il est, c’est de connaissance qu’il s’agit. Je pourrais répondre que l’heure se mesure avec une montre et qu’on détermine l’heure en lisant ce qu’indique le cadran. Je serais encore bien près de donner une information. En revanche un érudit qui exposerait toute l’invention de la mesure du temps du calendrier lunaire au solaire, du sablier, de la clepsydre à l’horloge atomique, nous inonderait de ses connaissances. La connaissance est faite d’une multitude d’informations organisées dans un ordre réfléchi et travaillé (1). Elle découvre un ordre dans le chaos apparent du monde. L’information, quant à elle, n’est rien d’autre que l’intellection d’un fait singulier. Une information est exacte ou fausse, complète ou partielle. Elle se fonde sur une relation simple au fait ; elle se ramène à un « ceci est ».  Ce n’est que si je voulais la dire vraie ou non vraie que j’aurais à me poser le faux problème de l’universalité et de l’éternité de cette « vérité ». Et je ne trouverais au final que le simple « ceci est » qui ne demande qu’un simple « oui » ou « non ». Mais l’érudit, je veux dire le véritable érudit, celui qui a une véritable connaissance, ne prétendra pas  détenir la vérité. Il sait qu’il lui manque bien trop de connaissances pour cela. La vérité, c’est ce qu’il cherche. Il n’en détient qu’une parcelle. Toute sa connaissance n’est qu’un reflet toujours incomplet et imparfait d’un réel inépuisable.

Il y a une forme simple de la connaissance qui est celle que j’ai présentée : des informations exactes, vérifiées, sont organisées de façon réfléchie et cohérente. La connaissance est alors une représentation mentale du réel comme quand quelqu’un vous dit qu’il connait bien Paris. Mais il y a aussi une forme plus haute de la connaissance. Il s’agit de la connaissance par concepts. Ce que l’on connait alors n’est pas une chose en particulier mais un genre de choses. Disons, par exemple, que celui qui connait bien Paris est urbaniste. Il a étudié l’organisation des villes et des territoires. Sa connaissance est une connaissance par concepts. Elle lui permet, notamment, de  comprendre les particularités de l’organisation de Paris comparée à celle de Tokyo ou les différentes étapes de la constitution de la ville. Il pourra aussi en anticiper le futur (gentrification, grand Paris etc.). L’idée de vérité n’a plus tout à fait le même contenu dans l’un et l’autre genre de connaissance. La vérité de la connaissance simple est dans sa correspondance au réel. Elle se traduira par la capacité du Parisien à bien s’orienter dans la ville. La vérité de la connaissance par concept sera bien plus difficile à établir. Sa constitution et sa vérification exigent un travail. Le reflet du réel dans le concept est  dynamique. Il ne s’établit que dans les allers et retours du concept au réel et du réel au concept dans une pratique longue et partagée de l’urbanisme. Celui-ci est alors une discipline scientifique voisine de l’architecture et de la géographie mais qui ne peut pas non plus ignorer l’histoire. Sa validation se fait par les échanges avec ces disciplines voisines et dans les incessants retours au réel au cours d’une pratique. L’urbaniste ne sera plus un érudit mais un praticien, un scientifique.

Le passage de la connaissance simple à la connaissance par concepts est aussi peu tranché que celui de l’information à la connaissance. Un érudit est toujours un peu un savant et un scientifique a toujours besoin d’une certaine érudition (2). Une connaissance si simple soit-elle n’est jamais totalement dépourvue de concepts. A l’inverse une science connait toujours des faits même dans ses formes les plus théoriques.  Il en va dans ces affaires comme des chevelus et des chauves. Personne ne peut dire exactement combien il faut retirer de cheveux à un chevelu pour qu’il soit chauve. Il y a pourtant bien des chevelus et des chauves. Une information ne va pas sans connaissance. Dire l’heure n’est pas donné à tout le monde, il faut savoir compter et avoir bien d’autres connaissances. A l’inverse, comme je l’ai dit déjà, l’érudit a sur son sujet une multitude d’informations qu’il a organisées en un tout cohérent et éclairant. Il ne s’agit plus de retirer mais d’ajouter. Qui pourrait dire combien il faut avoir collecté et organisé d’informations pour passer, non du chauve au chevelu, mais de l’information à la connaissance ?  

Voilà que tout se mélange. J’en arrive au problème de Gettier.  Dans le Théétète,  Platon n’a-t-il pas défini la connaissance comme une croyance qui est tout à la fois vraie et justifiée. Il aurait dû se taire. Il a créé un problème qui a certainement rendu fou ce monsieur Gettier !

 Selon ce monsieur cette  définition aurait suffi  pendant plusieurs millénaires et voilà qu’il y a trouvé une faille en considérant le scénario suivant :

index-1Après m’être levé le matin je descends dans la salle à manger et je regarde l’heure sur la pendule. Je connais donc l’heure (par exemple 8h00) : je suis capable d’expliquer pourquoi je crois qu’il est 8h – donc j’ai une croyance justifiée – car je peux dire que mon horloge fonctionne, qu’elle m’a toujours donné la bonne heure, etc. Mais, en réalité, cette horloge s’est arrêtée tout à fait par hasard sur 8h (par exemple la veille quand il était 20h) et je ne m’en suis pas aperçu. Ainsi, s’il est véritablement 8h, on ne peut pas dire que je le sais parce que ma justification se base sur des éléments faux, et ce n’est que par chance que j’ai eu raison (si j’étais arrivé trente minutes plus tard, alors la proposition « il est 8h » aurait été fausse).

Dans ce scénario une proposition, qui se trouve fausse en général, se trouve vraie par chance uniquement. De cela on peut trouver une multitude d’exemples. Ce seront autant de contre-exemple de la thèse platonicienne. Monsieur Gettier en conclut que notre théorie traditionnelle de la connaissance est pathologique. De là son émoi !

La première fois que j’ai rencontré ce problème sur un blog de philosophie, j’ai cru à une plaisanterie. L’auteur m’a détrompé : pas du tout ! Une foule de chercheurs ont planché sur ce problème pendant des décennies et ont produit une multitude d’articles. Dans le monde de la philosophie analytique l’importance d’un philosophe se mesure au nombre d’articles qu’il est parvenu à faire publier dans les revues académiques. D’où, je suppose, ce problème de Gettier ! Car enfin, il suffit que cesser de penser que savoir l’heure est une connaissance  pour que le problème s’évanouisse, pour que la question de la vérité cesse de se poser. Il suffit d’admettre qu’il n’y a là rien d’autre qu’une information exacte ou fausse. Quant à la connaissance, c’est tout autre chose qu’une croyance vraie et justifiée. C’est même tout le contraire d’une croyance.

Quand je vois la foule de problèmes que je peux résoudre en dormant, je me dis qu’il est dommage pour l’humanité que je ne fasse pas plus souvent la sieste.

 

1 – Un mythe est aussi un ensemble cohérent d’énoncés et de conceptions qui s’efforcent de rendre compte des phénomènes. Seulement, les énoncés du mythe ne sont pas des informations. Ils sont le fruit de l’imagination non de l’observation. La cohérence du mythe est narrative et non pas logique. A la différence du poète auteur du mythe, le sujet connaissant fait abstraction de ses craintes ou de ses désirs. Il recherche l’objectivité.

Les mathématiques sont une exception. En math, le connu et la connaissance sont un. L’information (la définition par exemple) est déjà un concept. Les maths sont tout entiers ordre et rigueur logique. Elles ne mettent pas un ordre dans un ensemble données, elles sont un ordre. La vérité, telle que je l’ai entendue plus haut, n’a pas de sens en mathématiques. « La vérité mathématique réside uniquement dans la déduction logique à partir de prémisses posées arbitrairement par les axiomes » (Bourbaki)

2 – La science moderne hyper-spécialisée devient une nouvelle forme d’érudition quand un chercheur en arrive à ignorer ou à ne plus comprendre ce que font les autres.

Courrier à Étincelles

etincellesJ’avais adressé  un courrier à la revue du PRCF (la revue EtincelleS), en septembre dernier. Je viens tout juste de recevoir le numéro suivant qui  publie ma lettre dans sa rubrique de courrier des lecteurs et lui répond longuement   de façon très argumentée et détaillée. J’en suis très honoré. Je ne pense pas qu’il puisse y avoir un inconvénient à ce que je publie ici cette réponse. J’en profite pour inviter mes lecteurs à s’abonner à cette revue  (ce qui peut se faire à cette adresse : http://www.initiative-communiste.fr/abonnement-etincelle/).

On trouvera en gras le texte de ma lettre. La réponse suit. Elle reprend ce que le philosophe Georges Gastaud a développé longuement dans les quatre tomes de son traité « Lumière communes – traité de philosophie à la lumière du matérialisme dialectique ». J’invite mes lecteurs à faire l’effort de lire ce traité avec patience et attention comme je le fais moi-même. Je n’en suis qu’au tome 2 !

Les quelques remarques que j’ai ajoutées aux réponses de Georges Gastaud n’ont pas pour objet de les contester mais seulement d’éviter tout malentendu sur cet échange.  Elles seront en gris. Les articles du numéro de septembre de la revue (n°35) traitaient du matérialisme dialectique comme base de l’ontologie du marxisme. Ils étaient parfaitement clairs et convaincants sur la question centrale du matérialisme, la nécessité de le réaffirmer et de le réactualiser face à l’avancée des sciences (en particulier la physique). Mais je les ai trouvés beaucoup plus obscurs sur la question de la dialectique. La critique que je leur ai adressée dans mon courrier portaient non pas sur leur contenu mais sur l’ordre d’exposition des idées. j’ai d’abord situé la place de la dialectique dans le développement de la pensée humaine, comment elle a été exposée par la philosophie, comment elle est aujourd’hui comprise et diffusée, pour arriver à la question de  sa réactualisation. Les différentes parties de mon courrier ont été habilement découpées par la revue pour les rendre plus lisibles et faciliter la réponse. Je reprends tout cela ici tel qu’il se présente dans le numéro qui vient de paraître (n°36).

***

Courrier : C’est parce que le réel obéit à la règle du tiers exclu que la logique formelle est valable et efficace. De même ce n’est que dans la mesure où le réel est dialectique que la dialectique est un mode de pensée efficace. Mais, de même que le réel n’est pas seulement logique, il n’est sans doute pas seulement dialectique. Sa complexité outrepasse toujours nos capacités de pensée. La pensée humaine court toujours après la complexité du monde. C’est pourquoi plutôt que de retrouver dans les philosophies antiques des bribes de dialectique, il m’aurait paru efficace de commencer par examiner ce que c’est que penser. Car, comme l’enfant refait pour lui-même le chemin qui mène à la capacité à la pensée abstraite (voir Piaget), les modes de pensée ont évolué avec le temps. L’humanité est passée de la pensée comme vision qu’on voit à l’œuvre chez Homère à la dialectique telle que Marx et Engels l’ont mise en œuvre et par là-même inventée.

Réponse de G. Gastaud (GG) : Ontologiquement, le réel précède la pratique humaine et la pensée qui doivent sans cesse élargir leur formes et contenus pour connaître le monde et le transformer. Mais cela n’implique pas que « le réel n’est pas seulement logique ou dialectique », ce qui reviendrait à faire droit au mystère et à l’irrationnel, bref à fixer une limite a priori aux Lumières. Si la pensée scientifique doit sans cesse s’élargir pour embrasser le réel, c’est bien pour que le dépassement des formes supérieures d’intelligibilité ou de « dialecticité » propres à un moment donné de la connaissance permette d’accéder à des formes supérieures de rationalité. L’intérêt de la dialectique – qui, soit dit en passant, intègre le tiers exclu tout en le relativisant – c’est qu’elle comporte la capacité de se transformer, de refuser toute dogmatisation. Au passage, le thème de la « complexité » est équivoque. D’abord il peut arriver qu’un progrès cognitif soit une simplification, et non une complexification, voir qu’il soit les deux à la fois quand l’accès à des principes d’une plus grande généralité (par ex. dans le domaine du nombre, de l’espace physique, etc.) permet à la fois d’unifier un champ donné (maths, physique, biologie …) et d’envisager, voire de deviner une infinité de cas particuliers que le préjugé initial d’une fausse simplicité rendait tout bonnement invisibles. Le complexe lui-même doit s’appréhender dialectiquement, comme unité d’une diversité de l’unité ou diversification de l’unité, faute de quoi il devient vite un obstacle épistémologique… et pratique comme si le réel était toujours « trop complexe » pour permettre son appréhension théorico-pratique…. Résumons-nous : le caractère inépuisable du réel, voire sa complexité, ne doivent pas abonder le thème de l’irrationalité du monde matériel, un thème décourageant qui n’est que trop à la mode, y compris dans certaines revues scientifiques « grand public »….

Michel LEMOINE (ML) : Lorsque j’ai rédigé mon courrier j’avais en vue l’ordre d’exposition et non l’ordre ontologique. Je ne conteste nullement la primauté du réel sur la pensée. Il a de soi (au moins pour moi !) que pour penser il faut commencer par avoir un cerveau, un langage et tout ce que cela implique : nature, société, culture et leur lien propre (primauté de la nature sur la culture). Quand je dis que la complexité du réel outrepasse notre capacité actuelle de pensée, ce n’est nullement pour faire place à l’irrationnel (qui est le plus souvent obscur et non complexe). Je fais seulement le constat que la science a souvent été contrainte d’élaborer de nouveaux outils (en particulier mathématiques) pour ouvrir de nouveaux champs du savoir. Ces nouveaux outils ne sont pas tous dialectiques. En tout cas rien ne permet d’assurer qu’ils le seront toujours. On ne peut pas donner au mot dialectique un sens indéfiniment extensible.  

La particularité de la dialectique est qu’elle a d’abord était formalisée par Hegel avant d’être mise en œuvre par Marx  dans l’étude concrète de la réalité nouvelle qu’était le capital. Tandis que la logique formelle a été utilisée par le commun des hommes avant d’être une science dont les premiers éléments ont été exposés par Aristote. Parce qu’elle a été formalisée avant d’être mise en œuvre, la dialectique souffre depuis le 19ème siècle d’être réduite à un schéma qui pour le grand public se réduit à la suite thèse/antithèse/synthèse-dépassement et au célèbre passage de la quantité à la qualité. C’est ainsi qu’elle m’avait été présentée au lycée et quand elle est critiquée c’est toujours à cela qu’elle est réduite.

GG : Dès l’antiquité et sans doute dès l’ainsi dite « préhistoire », il y a eu une logique et une dialectique spontanées, toutes deux imposées par la réalité et par le besoin éprouvés par les hommes de se mesurer à elle, et l’une et l’autre n’ont été « formalisées » qu’après coup. Héraclite en Grèce et les antiques penseurs chinois du yin et du yang en témoignent, sans parler de Platon et de ses subtils dialogues Parménide et le Sophiste, tout entier centré sur la notion paradoxale de l’altérité comme négation.

Quant au marxisme, il ne s’est pas contenté d’appliquer la dialectique hégélienne au capital, il l’a travaillée dans le champ des sciences de la nature (Dialectique de la nature de Engels) et il a réélaboré largement son contenu (Engels, Lénine, voire Mao, Sève). Il n’est pas exact non plus que la dialectique ait été formalisée avant d’être utilisée : il suffit de penser au calcul infinitésimal de Leibniz, ou à l’Essai de Kant pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative pour voir que les hommes sont tombés sur des dialectiques concrètes en maths, en dynamique, voire en psychologie, bien avant d’être en état de « formaliser » la chose : seulement Kant voyait encore la dialectique, comme Aristote, une logique de l’apparence, alors que Hegel a eu l’audace de rapporter la dialectique à l’être, à l’essence et au concept. Comme l’a montré Sève, la Dialectique transcendantale de Kant voit dans l’étude des « antinomies de la raison pure » le résultat principal de deux mille ans de développement métaphysique, si bien que la dialectique est moins un déni de la logique traditionnelle qu’elle n’en constitue la réaffirmation et le dépassement dynamiques. Dans les articles d’EtincelleS, il est exact qu’on ne revient pas sur l’ensemble des définitions de base, mais d’une part ce n’est pas la première fois qu’EtincelleS développe ces questions (cf. entre autres le n° spécial de 2004 d’EtincelleS intitulé Sur la dialectique de la nature), mais des livres récemment édités par Delga et présentés par le récent numéro d’EtincelleS reviennent sur ces questions. S’il est nécessaire de repréciser les choses, disons après Lénine que « la dialectique est l’étude de la contradiction dans l’essence même des choses ».

ML : les antinomies de la raison pure de Kant me semblent l’illustration même de l’impuissance d’un mode de pensée à aborder certains problèmes. A partir de petits raisonnements Kant démontre ou plutôt croit démontrer qu’on ne peut pas trancher la question de l’infinité de l’univers. Il croit avoir   démontré de façon valide à la fois que l’univers est infini et qu’il est fini. Ce n’est pas de la dialectique, seulement de la confusion ! Il aurait dû remettre en cause sa méthode et non la raison. Il suffit de le comparer au poète  Edgar Alan Poe qui, simplement en observant l’obscurité du ciel nocturne, a levé l’aporie. Poe n’était pas plus intelligent que Kant, sa pensée fonctionnait de façon bien différente et bien mieux adaptée à ce problème spécifique. Kant était encore très proche de la scolastique, Poe en ignorait certainement tout.

Je suis très réticent face à cette tendance à trouver de la dialectique par bribes ici ou là comme on trouverait des « remarques intéressantes » dans la copie d’un élève. Je vais préciser cela plus loin au sujet des « modes de penser ». Qu’il me suffise de dire ici qu’on ne peut percevoir le mode de pensée d’un philosophe que si on se situe à bonne hauteur, que si on voit sa pensée dans son déploiement et son étendue.

GG : Concernant la philosophie et plus précisément la philo marxiste, que faisons-nous, M. Lemoine et moi-même qui lui répond en ce moment (GG), sinon les pratiquer de concert, ce qui reste la meilleure manière d’en réaffirmer l’existence… Comme toute pratique, la philosophie (marxiste ou non marxiste) existe avant de se définir et la première des choses, si l’on prétend les définir de manière autre que spéculative, est de ne pas nier l’existence de la philo marxiste comme l’ont fait trop d’auteurs enclins à réviser le marxisme sur ce plan. Parmi eux, L. Sève est, malgré cela, un philosophe marxiste de première importance…. Nous sommes « classiques » en matière de définition de la philosophie et nous nous référons par exemple à Engels, dans son Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, ou à Lénine et à son Matérialisme et empiriocriticisme. Tous deux renvoient la philosophie, pour faire vite, à l’étude de la « question fondamentale » posée par les rapports entre la pensée et la matière. Il s’agit bien d’un terrain spécifique, quoique d’une extrême généralité et dans notre livre paru chez Delga, Lumières communes, traité de philosophie à la lumière du matérialisme dialectique, nous pensons la philosophie – y compris ses contradictions propres et son lien d’essence avec le champ politico-idéologique, à partir de la spécificité de son objet, en quoi nous nous opposons à Althusser. En tout cas, contrairement à ce que semble dire notre lecteur, il n’y a rien de futile à défendre l’idée d’une philosophie marxiste alors que nombre de « grands noms » de la philosophie marxiste ont passé leur temps à en nier la réalité et la légitimité au cours des dernières décennies sans se rendre compte qu’ils tombaient eux-mêmes dans le paradoxe d’Aristote (s’il faut philosopher, il faut philosopher : s’il ne faut pas philosopher, il faut encore philosopher pour le démontrer).

ML : une partie de cette réponse concerne la critique de L. Sève dont j’ai parlé dans ce qui suit.

Je note que votre présentation de la philosophie est faite ici « pour faire vite ». Je ne peux que dire qu’elle me parait quelque peu réductrice. Elle réduit la philosophie à son objet. J’aurais pensé quant à moi que la philosophie n’a pas d’objet spécifique, qu’elle est plutôt une pensée réflexive, une forme particulière de rapport de la pensée au monde et à elle-même. J’ai développé cela dans un article à ce sujet. Sur le fond du débat : comme je ne sais pas où et en quels termes L. Sève a contesté qu’il puisse exister une philosophie marxiste, je ne sais trop quoi en  dire. Je ne peux pas penser qu’après avoir longuement écrit sur la « question fondamentale », il se serait avisé qu’elle n’avait pas de place chez Marx. Elle est d’ailleurs chez tous les vrais philosophes au moins en « filigrane ». Il doit s’agir d’autre chose.

images1C’est pourquoi  j’aurais trouvé judicieux qu’Etincelles commence par cette idée que les modes de pensée évoluent, que penser n’est pas une opération dont la forme serait immuable (ce que ne veut pas dire que les penseurs du passé étaient moins intelligents que les modernes – ils l’étaient différemment, c’est tout). Ensuite il aurait été utile de dire ce qu’est de façon très générale la dialectique. Car j’ai été gêné dans ma lecture par ces manques : à aucun moment, il n’est dit ce qu’est en définitive  la dialectique si bien que j’imagine qu’un lecteur qui ne l’aurait abordée qu’au lycée pourrait se dire qu’on complique bien une chose élémentaire et que tout cela n’est que phraséologie pompeuse pour quelque chose qu’il pense maîtriser sans peine. De même, mais c’est moins important, je crois que cette polémique avec Lucien Sève au sujet de la réalité d’une philosophie marxiste parait bien vaine dès lors qu’on ne dit pas ce qu’on entend par philosophie. J’imagine qu’un débat ferait apparaitre des idées différentes sur ce qu’est la philosophie.

GG : c’est une évidence que les modes de pensée évoluent et s’il faut le répéter, c’est à la condition d’ajouter…. dialectiquement que cette évolution ne se fait pas au petit bonheur, qu’elle possède un sens (mieux appréhender le réel en vue de sa transformation), qu’elle réaffirme un contenu de plus en plus général et épuré de ses formes parasitaires ou trop particulières (par exemple, Hegel ne rejette pas le principe de non-contradiction, il pose l’identité via la contradiction et la négation de la négation) ; sans cela, on tombe – en politique, dans l’opportunisme, comme ceux qui affirment que le prolétariat n’existe plus, que la dictature du prolétariat appartient au passé, etc. – et en philosophie dans le relativisme. Donc, en droit les « modes de penser » ne se contentent pas d’évoluer, ils progressent et ce progrès serait impensable si quelque chose ne résistait pas et ne se réaffirmait pas – sous des formes souvent très paradoxales – à des niveaux différents.

ML : que les modes de pensée progressent est évident seulement pour les gens qui sont assez familiers avec la philosophie et qui comprennent qu’il n’y a pas de sens à vouloir réfuter (ou adopter dogmatiquement) une philosophie du passé. Il faut seulement la comprendre et surtout comprendre comment elle s’est construite, comment pensait le philosophe qui l’a conçue. Une grande philosophie met en œuvre un nouveau mode de pensée mais elle ne le fait que rarement explicitement. Si bien que le débat entre philosophes porte sur la métaphysique et d’autres questions mais presque jamais sur le mode de pensée lui-même.  

Je voudrais ajouter par ailleurs, que selon moi, il faut user avec parcimonie du mot « dialectique ».  Il n’y a guère de sens  à qualifier de « dialectique » la moindre souplesse tactique ou dans la pensée, chaque balancement du pour et du contre, comme on le voit faire souvent pour se donner un air supérieur. (J’ai en tête par exemple à ce sujet un texte de Lacan où, dans la présentation du cas « Dora » par Freud, il voit des « retournements dialectiques » chaque fois que Freud dit noir quand Dora dit blanc !). Trop de dialectique vide le mot de tout sens repérable !

Par ailleurs, je ne comprends pas exactement ce que vous voulez dire quand vous affirmez que l’évolution des modes de pensée serait dialectique : elle me parait faite de ruptures (de progrès) dont la source est à trouver, non dans un automouvement, mais dans les nouveautés de l’époque (science, politique, découverte d’autres civilisations etc.) et ne se trouve  donc ni dans de mystérieux changements d’épistémè  ni dans des « dépassements » ou « sauts qualitatifs » auxquels l’adjectif « dialectiques » n’apporterait rien. En retour cette évolution des modes de pensée contribue à l’apparition de nouveautés dans tous les domaines. Ce mouvement réciproque et complémentaire est, en revanche, effectivement dialectique. Il contient ce qui fait le cœur de la dialectique telle que je la comprends : rapport, système et devenir.

 vasili-vasilevich-sokolov-storming-the-winter-palace-1962 Tout cela je ne peux pas l’expliquer dans le cadre d’une lettre (qui de toute façon est déjà trop longue pour être publiée). Je l’ai développé dans mon blog (lemoine001. Com sur wordpress) dans plusieurs articles. J’y explique dans un article du 30 septembre 2014 ce que j’entends par philosophie. Cet article est suivi d’une série d’articles portant principalement sur les philosophes antiques appelés sophistes et sur quelques auteurs modernes). Ces articles ont pour ambition de retracer la lente constitution de la pensée moderne et l’entreprise de brouillage dont elle est l’objet chez des penseurs modernes tels que Deleuze). La poursuite d’un tel travail à travers toute l’histoire de la philosophie (et principalement de la métaphysique) est bien au-delà de mes compétences.

GG : Votre lettre n’est pas trop longue, bien au contraire nous vous savons gré de votre concision et bien entendu, nous appelons nos lecteurs à consulter votre blogue comme ils pourront consulter prochainement un mode consacré au matérialisme dialectique qui publie l’ensemble du traité Lumières communes et qui republiera à l’occasion le numéro spécial d’EtincelleS intitulé Sur la dialectique. Bien entendu, les sophistes sont d’authentiques philosophes et leur rôle dans l’élaboration de la pensée dialectique, très en amont de Hegel, est majeur (ils ont poussé la logique spontanée dans ses retranchements et ouvert la voie à la résolution dialectique ou prédialectique de ses apories par Platon et Aristote, sans parler de Hegel).

ML : il ne me reste plus ici qu’à vous remercier pour l’attention que vous avez accordée à mon courrier.

Sur les sophistes : mes connaissances sont quasi nulles auprès des vôtres, cependant je vois, chez le peu que j’ai étudiés, plus de pensée mantique que de dialectique. Et chez Platon lui-même encore beaucoup d’archaïsmes et une démarche souvent laborieuse.

Un article du 16 juin 2013 s’était fixé la gageure de dire en une page ce qu’est la dialectique. Je suis  conscient de ses limites mais il me parait néanmoins indispensable pour dire que quoi l’on parle tout simplement. Un article du 18 mars 2014 sur la VIème thèse sur Feuerbach discute la distinction entre nature et culture. Voir aussi « la pensée comme vision » le 17 octobre 2013 et « qu’est-ce qui fait l’unité du genre humain » le 16 octobre 2015.

GG : Tout cela est très alléchant, nous invitons nos lecteurs à vous rendre visite et nous sommes honorés de compter notre correspondant parmi nos lecteurs sainement et constructivement exigeants.

Tout cela est à la disposition de la revue Etincelles qui peut en faire ce que bon lui semblera pour alimenter la discussion que son dernier numéro peut susciter et suscitera je l’espère.

GG : Notre revue ne demanderait pas mieux que de développer ce débat philosophique et sans doute y reviendra-t-elle, mais d’une part elle est généraliste et doit aussi s’occuper d’économie, d’histoire, etc., d’autre part, elle ne paraît, pour des raisons matérielles et financières – que trois fois par an… pour l’instant. Cela signifie que chaque lecteur peut nous aider fortement en faisant des abonnements autour de lui pour que nous puissions nous étoffer, élargir notre base matérielle et mieux répondre ainsi aux besoins de réflexion que nous suscitons sans toujours être en était de « suivre la demande ».

 

God is gay !

SAMSUNG DIGITAL CAMERA

J’ai photographié ce graffiti vu près de chez moi car il me parait symptomatique de l’offensive idéologique actuellement adressée à la jeunesse. Il se trouve à deux pas du lycée, il est l’œuvre vraisemblablement de lycéens et témoigne admirablement d’une triple voire quadruple aliénation.                                                                                                                                                                                                                        1) il est rédigé en anglais, comme le « rape me » qu’on voit à côté, bien que ce qu’il dit pourrait tout aussi bien  s’exprimer en français. Seulement la pression de la langue de l’empire est telle que ceux qui y recourent ont l’illusion de faire la nique à cette chose désuète et vulgaire que serait le français. Malheureusement  en utilisant cette langue du commerce et de la publicité, ce qu’ils bafouent c’est leur culture, c’est l’instrument de leur liberté et de leur indépendance. J’avais déjà dénoncé ce réflexe servile sous le masque de la rébellion dans les articles consacrés aux fresques murales vues à Redon, j’y renvoie le lecteur.

Ce graffiti témoigne aussi d’un goût pour l’imitation. Il répète un slogan ou les paroles d’une chanson du groupe Punk Nirvana. Il aurait valu au chanteur du groupe, alors adolescent, quelques ennuis avec la police de sa ville parce qu’il en couvrait les murs. Ce chanteur, Kurt Cobain, est moins connu pour son talent que pour son penchant pour l’autodestruction qui l’a finalement conduit au suicide (en 1994). Longtemps après sa mort il semble encore fasciner de nombreux jeunes en proie à des idées morbides et au mépris de soi. La même tendance pouvait en effet se voir dans les fresques que j’ai photographiées à Redon et n’est sans doute pas qu’une posture mais semble la marque d’un profond désarroi. Ce que manifeste ce slogan est réitéré et même hurlé par le tag « rape me » c’est-à-dire « violez-moi » qu’on peut craindre n’être pas du tout une plaisanterie mais l’expression d’un sentiment d’indignité masochiste comparable à celle du pêcheur face à son dieu.

 2) En effet, le graffiti « god is gay » témoigne  clairement de l’offensive du religieux. Il ne dit pas que l’homosexualité est une chose naturelle tout autant que l’hétérosexualité, qu’elle est normale pour autant qu’il y ait lieu ici d’invoquer une norme c’est-à-dire la conformité à un principe ou un idéal. L’affirmation que dieu est homosexuel réussit à bafouer  la conception traditionnelle de la religion tout en se pliant à ce qui en fait le fond : la projection dans un au-delà, sur un sujet transcendant de ce qui devrait être l’attribut de la personne humaine : sa capacité à choisir librement sa vie, à déployer toutes ses potentialités. Cela n’atteint pas plus son but que la transgression de celui qui met sa casquette à l’envers, c’est encore une fois une fausse rébellion ! La religion la plus traditionnelle fait bien plus fort. Son dieu n’y apparait que flanqué d’un double inversé : le diable. Il n’y a pas pour elle de dieu sans démon (1). Elle le maintient en dépit de tout comme le montre la présence dans chaque évêché d’un prêtre exorciste. Elle n’a pas attendu Nietzsche pour oser la transvaluation de toutes ses valeurs. Elle en fait même le piment de ce qui agite la vie intérieure du croyant. Sans enfer et sans diable, pourquoi prierait-il ? de quoi voudrait-il être sauvé ? Il vivrait dans une douce quiétude ! (voir le commentaire ajouté à l’article « religion et sport de combat« )

3) Enfin, pourquoi cette promotion de l’homosexualité ? C’est ici qu’est le plus remarquable dans cette offensive idéologique. Si l’homosexualité est naturelle, si elle n’est rien d’autre que l’acceptation d’un penchant, pourquoi vouloir la présenter comme une transgression ? L’homosexuel n’est pas plus ni moins émancipé qu’un autre et dans les sociétés avancées ses droits, quoi qu’il en dise, ne sont pas plus contestés que ceux du fumeur (peut-être moins d’ailleurs parfois). J’ai dit longuement tout ce que je pensais de tout cela et de ses présupposés idéologiques dans mes articles consacrés au « genre ». Particulièrement ceux qui vont de mai à juin 2014. J’y renvoie le lecteur.

Non, il ne s’agit pas de défendre les droits d’une minorité discriminée mais de tout autre chose. Il s’agit d’égarer la jeunesse !

A quoi sert désorienter la jeunesse  ? Pourquoi en rajouter dans l’anarchie ambiante ? — Mais c’est simple : il faut occuper la jeunesse, l’inviter à user ses forces, les dévier, l’opposer aux autres classes d’âge, en faire une cible commerciale et publicitaire particulière. Il s’agit, plus généralement, d’utiliser les questions sociétales pour diviser les peuples et dissocier couches moyennes urbaines et couches populaires. Voilà des décennies que de multiples efforts sont faits dans le monde entier pour cela, avec toujours plus d’insistance.

En France, dans les années 60 après la guerre d’Algérie, la jeunesse bouillonnait. On lui propose le yéyé : Cloclo, Sheyla et Johny (décrété idole des jeunes !). On contribuait ainsi à l’écrasement de la culture populaire pour faire place aux produits venus des usa dans le sillage du plan Marshall. Dans le même temps on proposait à la jeunesse une libération de pacotille : dans la tenue vestimentaire, la coiffure, le vocabulaire, la façon de danser…. bref là où elle n’avait nul besoin !

Après mai 68, il faut faire plus fort : on ouvre en grand les vannes de la drogue. Droguez-vous, partez élever des chèvres ou soyez révolutionnaires. Quelle merveille que ces jeunes révolutionnaires qui luttent contre les stalinos/collabos et autres révisionnistes ou bureaucrates. Le modèle c’est Che Guevara. Il a eu la bonne idée de vouloir créer deux ou trois Vietnam pendant que la totalité des communistes dans le monde se battaient pour la paix ! S’il avait réussi, il aurait permis le sursaut patriotique des USA mais il est mort juste à temps pour être canonisé. Et ces gauchistes sont tellement intelligents ! (Ils l’ont d’ailleurs prouvé comme le montre mon article du 12 novembre 2015 « la voie de passage du gauchisme au néo-conservatisme »). C’est beau aussi ces jeunes qui partent pour Katmandou comme leur en ont donné l’exemple les Beatles et les autres chanteurs à la mode. La drogue, c’est la créativité. Aujourd’hui on en est à parler de légalisation, on a créé un fléau, eh bien ! on va en faire une source de profits !

Et tout cela continue de plus belle car la crise du capitalisme exige un redoublement des efforts !  Seul le thème principal a changé. Il vient s’ajouter aux autres. On lutte à présent pour les droits des homosexuels, victimes de l’hétérosexualité obligatoire et du phallocentrisme. Il faut que la jeunesse s’investisse dans cette lutte d’une importance primordiale. Autrement, elle pourrait bien se préoccuper de ses conditions d’étude, de son accès au logement et à l’emploi etc. Et cela réussit au-delà de tout ce qu’on aurait pu imaginer : il n’existe quasiment plus d’organisations de jeunesse capables de se faire entendre. Ainsi, j’ai vu il y a quelque temps que les fenêtres de ce qui était auparavant le local de l’UNEF à Nanterre sont aujourd’hui celles d’un local utilisé par une association LGBT ! Le genre est aussi la grande affaire de sciences po et à Paris 8 (voir mon article « Mœurs attaque« ). Le féminisme est mort quand il regarde en dessous du nombril, quand il se réduit, comme je le voyais récemment, à la promotion de la masturbation ! ( et va même jusqu’à démarcher pour l’industrie du sexe en vantant et en proposant des sextoys !  voir ici). A ses débuts outil d’émancipation (2), le féminisme s’est transformé en instrument de division (3).

Ces associations LGBT croient lutter contre les idées les plus rétrogrades. Elles ne font que diffuser une idéologie de division venue USA (d’où l’usage du globish !). Ceux de « la manif pour tous » leurs donnent efficacement la réplique en restant dans le même cadre mental : normes contre normes (variantes du classique dieu contre diable). Mais la vision réductrice de la société est la même :  réduction à l’individu, ses affiliations à la famille ou la communauté, leur « culture ». Le genre efface la classe. Sauf que la lutte des genres ne menace pas le capital. C’est une lutte sans fin et qui introduit la division là on aurait tant besoin d’unité  !  (4)

1 – c’est une chose singulière à méditer :  ce qui ruine les religions ce n’est la perte de la croyance en dieu mais la perte, beaucoup plus fréquente, de la croyance au diable. Beaucoup croient en dieu ou du moins n’en sont pas encore à ne pas croire mais refusent de croire au diable. Cette croyance-là leur parait ridicule. Leur croyance en dieu sera tiède, tranquille et comme de confort. Ils pratiqueront peu et sans zèle et ne seront jamais des radicaux.

Les programmes de déradicalisation devraient porter là-dessus : rendre ridicule la croyance au diable : car qui sera pressé de rejoindre le paradis s’il ne craint pas d’échouer en enfer. Ce qu’on est assuré de recevoir pourquoi voudrait-on  souffrir pour l’avoir ! Les jihadistes suicidaires sont souvent d’anciens voyous: ils veulent troquer leur billet pour l’enfer (qu’ils pensent mériter !) contre un billet pour le paradis !

2 – lire : Les féministes de la CGT Histoire du magazine Antoinette (1955-1989) Paris, Editions Delga 2011

3 – il remarquable que les vastes manifestations, qui ont fait suite aux USA à l’élection de Trump et visaient essentiellement son sexisme, ne trouvent aucun équivalent pour dénoncer l’industrie du sexe qui est une plus des plus ignobles et des plus florissantes !

4 – la seule voie pour en finir avec la domination mondiale du capital (dite « mondialisation ») est d’unir les couches populaires et leur élite les ingénieurs, techniciens et couches moyennes travaillant des les secteurs de pointe. Voir la série de mes articles intitulés « qu’est-ce que la mondialisation ?« 

 

 

 

 

 

 

 

Lecture critique de « la philosophie désormais » de J.P. Faye

 

image1Le voyageur pose son bagage quand il pense être désormais arrivé ; il s’assoit et tous font cercle autour de lui pour écouter avidement le récit de ses errances. Ainsi, Jean-Pierre Faye raconte la philosophie comme un voyage à travers les mots et la langue : un voyage commencé il y a très longtemps, aux multiples étapes qui sont comme autant de fenêtres qui s’ouvrent sur d’autres mondes et d’autres possibilités de vie. Car, pour Jean-Pierre Faye, la philosophie est narration et ne peut s’exposer sans se raconter. On ne peut pas dire ce qu’elle est sans dire ce qu’elle a été : tout concept philosophique a une histoire et d’abord celui de philosophie. Un véritable problème de philosophie est repris ; il est reformulé mais jamais clôturé.

C’est pourquoi « la philosophie désormais » débute non pas par une préface où s’exposerait une problématique, mais comme au théâtre par un prologue où, lorsque le rideau s’ouvre, un récitant est déjà là pour annoncer les héros car un drame commence, un événement est advenu. Le drame c’est la philosophie, les héros ont pour nom Platon l’Athénien, Aristote mais aussi Al-Fârâbi, Descartes, Hegel, Nietzsche, Heidegger. Les héros de la philosophie pour JP Faye appartiennent à la tradition idéaliste et métaphysicienne.  L’événement fondateur est un mystère : tout à la fois une venue comme la sortie d’Égypte du peuple juif, mais aussi une mise à mort, celle de Socrate. C’est aussi une énigme, une parole prononcée à l’aube des temps, dont le sens encore caché est à découvrir : « il faut que les hommes philosophes soient narrateurs de bien des choses ». L’importance accordée ici à ce fragment attribué à Héraclite est sans commune avec son intérêt philosophique. Il joue dans le récit le rôle d’accroche. Il est là justement parce qu’il ne dit rien de précis sinon qu’il rapproche narration et philosophie.

Car pour Jean-Pierre Faye, la philosophie ne peut pas se définir, elle se raconte. Le philosophe n’est pas tel ou tel personnage singulier, il est un rôle que vient rejouer celui qui se présente « en ennemi de la sagesse des autres » : comme au théâtre chaque comédien, sur une scène différente, reprend un rôle et veut le jouer mieux qu’il n’a jamais été. A chaque reprise, la même opération est effectuée : la transformation du « conte en concept » que J.P. Faye appelle le « transformat ».

                                                                              *

La religion dit le pourquoi des choses, la science s’interroge sur le comment des choses et la philosophimage2ie demande qu’est-ce que la chose. Sa question est celle de l’être. C’est donc toujours la même question qui est reprise et posée à nouveaux frais. Elle passe métaphoriquement, mais aussi géographiquement, d’une rive à l’autre. J.P. Faye revient lui aussi sur ce qu’il a déjà raconté : l’arrivée d’Héraclite, les retours de Platon d’Égypte et de Sicile ; le lieu de jonction de toutes ces migrations est Athènes et la fusion de tous ces questionnement se fait chez Platon. Plus précisément, selon JP Faye, dans le Gorgias lorsque survient Calliclès pour accuser Socrate de s’adonner à « une chose ridicule et blâmable » : c’est sommée de se justifier que la philosophie s’invente, comme réponse à une interpellation. Elle se réclame du logos, de la raison commune à tous les hommes, mais inévitablement se heurte à leur déraison. Elle nait ou plutôt renait toujours d’une rencontre féconde, souvent même du défi qu’est pour la virilité du philosophe son affrontement à la féminité (ici le romancier pointe derrière le philosophe !). Elle est détournée de sa route, comme l’est Socrate en prologue aux dialogues platoniciens. Le défi premier qu’elle affronte est celui du langage. Elle use librement des mots, en transforme le sens, en crée de nouveaux. Elle se heurte à des mots intraduisibles qu’elle fait travailler d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre pour les féconder, leur faire dire de nouvelles choses qui ouvrent à de nouvelles possibilités de vie. Ces possibilités de vie peuvent prendre deux faces opposées : celles de la gravité d’Héraclite et du rire de Démocrite ; ou, avec Nietzsche : celles de Dionysos et d’Apollon. Ces oppositions sont aussi celles du froid et du chaud, de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. C’est la même opposition fondamentale qui est renouvelée et transformée dans un nouveau langage. La philosophie est un art du langage : maîtrise des logiques et des effets du langage. Les plus grands philosophes sont aussi des grands écrivains. Platon, en son temps, était considéré d’abord comme un poète. Lui-même opposait ses dialogues, comme théâtre de la vérité, au théâtre tragique lié à la démocratie. JP Faye est lui aussi écrivain : ainsi l’importance qu’il accorde à l’art du langage tend à vouloir le classer parmi les plus grands !

image3Selon JP Faye « la querelle de l’être » est fondamentale en philosophie. Une présentation plus orthodoxe parlerait plutôt de la question des rapports de l’être et de la pensée. Mais ce n’est pas JP Faye qui invente ce brouillage de la question, l’équivoque est déjà là depuis les tout débuts de la réflexion : les hommes n’ont pas conscience qu’ils projettent leur pensée sur monde, qu’ils sont les auteurs du sens qu’ils cherchent dans les choses. L’effacement de la pensée a un effet sur le questionnement philosophique. Il conduit à devoir scinder l’être pour le distinguer de l’étant, ce qui conduit à l’obscure question d’Heidegger de « l’être de l’étant ». Cette opacité et cette épaisseur des mots, qui ne permet pas d’emblée l’expression de la claire question des rapports de l’être et de la pensée justifie le choix d’ignorer le pan matérialiste de toute la philosophie – choix qui se remarquait déjà dans la présentation initiale des héros du théâtre philosophique. Cette question de « l’être » ce n’est pourtant rien d’autre que celle de l’intelligibilité du monde, de son reflet dans la pensée humaine, et de ce qui est premier de la matière et de la pensée. Mais une question posée ainsi est vide d’effets dramatiques alors que c’est justement ce que cherche JP Faye. On ne peut pas dire qu’il ait manqué ici quelque chose ; son but n’est pas de dérouler une ligne claire, un enchainement ordonné qui partirait de la philosophie antique pour arriver aux modernes, mais au contraire de mettre en valeur la complexité et son caractère rizhomatique. Son livre est paru avant la publication de « Aristote au Mont-Saint-Michel » de Sylvain Gougenheim (en 2008), il insiste donc sur le rôle de la transmission de la philosophie antique par la philosophie arabe ou musulmane.

                                                                              *

image5Toute bonne tragédie a besoin de la figure du fourbe : ici c’est Heidegger. Comme au théâtre on reconnaît le traitre à ses regards obliques et ses manières louches : ici Heidegger est celui qui a construit l’inadmissible mythe de la chute « hors de l’être ». Son nom évoque le troisième Reich et « un idéologue redoutable ». Il faut poursuivre la lecture ou sauter directement à l’avant dernière section (section IV) pour savoir ce qu’il en est de cette affaire. Alors seulement, comme dans toute bonne tragédie, le traitre sera démasqué. En attendant JP Faye laisse entrevoir une vaste mystification « déployée tout au long de la philosophie occidentale ». Cette « dramaturgie cataclysmique » commence au « semestre d’été 1935 ». Elle aboutit à la suite d’un gigantesque malentendu à la « déconstruction ». La philosophie de la déconstruction commence donc par le lancement d’une construction idéologique qui trouve sa source, nécessairement obscure pour un lecteur non instruit, dans le « mythos gnostique de Marcion et de Manès » qui sont deux auteurs du IIème siècle considérés comme hérétiques.

En attendant la question de l’être s’obscurcit. L’occultation du pan matérialiste de la philosophie la rend inévitablement obscure. Elle devient chez Aristote l’énigme « de la différence… dans l’emploi des deux figures – l’infinitif et le participe présent ». Ici l’immense érudition historique de JP Faye nous permet de savoir qui a recueilli les notes de cours d’Aristote, comment elles ont été transmises.  Mais cette précision ne fait que renforcer l’obscurité du contenu de ces notes où on aperçoit seulement qu’est posée au « Livre II ou petit α » la question de la vérité, qui est justement celle des rapports de l’être et de la pensée. Le cours donné par Aristote devient une espèce de roman et « il importe de suivre les mouvements et péripéties de ce Séminaire en invention permanente ».

L’érudition de l’historien de la philosophie est relayée par celle du linguiste sans que la question s’éclaircisse, bien au contraire. L’impossibilité de traduire l’infinitif et le participe présent du verbe être pour retrouver leur équivalent dans certaines langues devient l’objet d’une perplexité et conduit à l’évocation d’un « inconscient des langues ». La difficulté maximale est atteinte avec la langue chinoise dans laquelle il n’existe pas de verbe correspondant au verbe indifférencié « être » et où, selon JP Faye, chaque philosophie « aura droit à une version distincte de l’être ». Toute cette question de l’être parait se clore sur l’évocation « d’un péril sans précédent » qui relance l’attention du lecteur mais c’est pour être immédiatement relancée sous la rubrique : « débat sur la métaphysique et invention du sujet ».

C’est la même question posée dans une nouvelle formulation où l’étant devient le « naturel » ou « la physique ». La métaphysique se réduisant à son origine à être ce qui vient après les livres consacrés par Aristote à la physique. La question traitée est celle de l’âme ou de « l’intellect agent ». A nouveau JP Faye en parcourt les méandres à travers la pensée arabe du moyen-âge avec le souci de s’attaquer au préjugé eurocentrique qui attribue les principales innovations conceptuelles aux penseurs européens. Il suit ainsi l’apparition de la notion de sujet chez un disciple de Leibniz puis chez Kant mais signale aussi son apparition chez quelques philosophes du Moyen-Orient, eux-mêmes la tirant de leur interprétation de la philosophie grecque.  Il démontre ainsi que l’histoire des idées n’est pas celle d’un flot continu, mais qu’elle est faite de flux multiples, d’emprunts et d’échanges. Même si la philosophie chinoise ne participe pas à ces échanges et qu’elle a ses propres sources, elle conflue avec la philosophie occidentale au XIXème siècle avec toutes les difficultés de traduction que cela ne manque pas de poser.

image6JP Faye reprend le vocabulaire de Deleuze et Guattari et distingue le « concept philosophique et la fonction scientifique ». Cette distinction est rendue nécessaire chez Deleuze et Guattari par leur volonté de présenter l’histoire de la philosophie comme une suite discontinue de moments singuliers noués autour de problématiques elles-mêmes indépendantes et fragmentées. Cette approche, qui résulte clairement d’un parti pris idéologique, rend impossible toute mise en relation avec l’histoire des sciences et donc tout emprunt de concepts de la philosophie à la science et toute parenté des uns avec les autres. C’est précisément là qu’est sa fonction. Une histoire éclatée et séparée des bouleversements scientifiques, économiques et de société qui ont mis en crise les représentations anciennes, devient un dialogue de grands esprits dans lequel, comme chez Nietzsche, les pensées les plus anciennes dont il ne nous reste que des bribes deviennent la source d’interprétations nouvelles et de mobilisations où l’imagination l’emporte sur le savoir. Les métaphores comblent les espaces laissés vacants par le discours. Il est question de « paysages conceptuels », de « vestibules du pensable », de la « bride d’un intellectum » etc.

A partir de cette distinction problématique entre concept et fonction, JP Faye entreprend un brillant rapprochement où le concept scientifique d’énergie cinétique trouve sa source chez Liebniz qui travaille l’idée de « quantité de mouvement » trouvée chez Descartes, mais où aussi le conatus chez Spinoza, le « zugleichsein » selon Kant sont mobilisés pour arriver à la relativité einsteinienne. Mais c’est ce rapprochement sur la base d’analogies non exprimées et de filiations claires qui lui permet de mettre en doute « la démarcation tranchée » chez Deleuze tout en exploitant les rapprochements inédits qu’elle autorise. Se dévoile ainsi une histoire allusive et illusoire à la fois brillante et obscure qui multiplie les références érudites et les métaphores brillantes. Cela donne : « Entrelacs ou double hélice, qui voyage deux fois, avec Chrysippe, Augustin, Montaigne, Saussure, Roman Jakobson d’une part ; avec Platon, Kant, Hegel, Marx –Lénine ?- d’autre part ». Les uns étant supposés être du côté du « signifiant », les autres de la « dialectique ». Ce qui amène une question à laquelle il n’est pas répondu : « Quelle relation entrevoir entre la sémantique et la dialectique ? » ; effectivement : quelle relation ?! Il y a ici une fantastique érudition et en même temps un jeu savant comme celui que pourrait jouer un directeur de musée assez fantasque pour exposer les œuvres en vrac. On imagine un musée où les œuvres seraient exposées, non selon leur époque, leur style et leur provenance, mais dans le plus grand désordre apparent, où pourtant auraient été ménagés des rapprochements aussi subtils qu’inattendus, des rencontres pleines de sens et pourtant invraisemblables et illusoires (soit qu’elles n’aient jamais eu lieu, soit qu’elles aient été fondées sur un malentendu). La visite d’un tel musée supposerait que le visiteur connaisse bien l’histoire de l’art et soit capable de rendre chaque œuvre à son époque et à sa provenance et qu’il puisse s’étonner de l’ingéniosité de celui qui les a mélangées.  De la même façon JP Faye suppose de son lecteur une connaissance suffisante de l’histoire de la philosophie pour apprécier les raccourcis qu’il lui fait emprunter et les échos qu’il y fait retentir.

image7JP Faye évoque aussi une autre question liée à l’histoire de la philosophie : celle de « l’origine » et de « l’originaire ». En clair, celle du concept et de sa compréhension. Un concept se comprend-il comme chez Husserl en écartant ce qui en brouille la clarté, ou au contraire comme chez Heidegger en allant à son origine : tout ce qui vient après étant présumé le brouiller et non le clarifier. Dès qu’on la pose dans sa simplicité, la réponse à cette question  semble aller de soi : on ne peut qu’y objecter qu’il n’y a pas de raison d’accepter la fausse alternative dans laquelle elle voudrait nous enfermer. Pourquoi les concepts philosophiques devraient-ils être pensés sur le modèle des idéités mathématiques que le mathématicien semble découvrir plus qu’ils ne les inventent, ou pourquoi devrions-nous imaginer qu’ils ont été saisis dans leur pureté à un moment de l’histoire où la pensée humaine en était à ses premiers balbutiements ? JP Faye n’entre pas dans ces considérations. La question lui permet de revenir une nouvelle fois sur l’équivoque qui serait selon lui à l’origine de la philosophie de la déconstruction et de toute la post modernité et d’appliquer ironiquement à ceux-là mêmes qui s’en réclament la méthode du retour à l’originaire. Une nouvelle fois c’est Heidegger qui est désigné comme celui qui a commis la faute originelle qui pèse sur toute la philosophie contemporaine.  La menace de révéler ce péché originel qui a corrompu tout un pan de la philosophie, de tout dire de cette faute originaire, relance l’intérêt du lecteur comme dans un roman à suspense.  Il faut rappeler qu’à ce moment le livre d’Emmanuel Faye « Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie » n’était pas paru, qu’il y a donc un vrai suspense et une vraie révélation. Voilà que la philosophie de la déconstruction est associée aux gnostiques du 2ème siècle : ce qui se veut novateur, ce qui veut révéler les confusions et les obscurités des textes, est né dans la confusion. Et pourtant JP Faye reconnaît qu’il n’est pas « insensé » d’accorder un « sens vraiment auroral » à une proposition d’Aristote. Avec le terme ancien d’ousia, qu’on traduit par substance ou par essence, « quelque chose nous est mis dans la main, qui retient un peu de la simplicité de l’abord ». Le retour à l’originaire est donc rejeté comme méthode philosophique mais adopté comme procédé narratif car toute narration s’annonce par un prélude. L’originaire ne dit pas le vrai d’un concept mais il permet d’en saisir l’épaisseur et toute la saveur.

La philosophie est édifiante et rationnelle mais elle est aussi un art du langage. Son usage des mots les pousse au-delà de l’usage courant, les tire du bain langagier où ils sont apparus pour leur donner une dimension nouvelle. Elle permet au langage d’atteindre son essence et d’exprimer rationnellement ce qui  a sa source dans l’imagination créatrice. En ce sens le philosophe pense musicalement (car la musique rend présent ce que les mots ne peuvent pas dire et qui est pure création). La philosophie  est « une activité inventive qui s’apparente à l’art » ce qui avait déjà été dit par Deleuze et Guattari. Mais JP Faye ne les suit que pour s’en démarquer car il ajoute immédiatement : « Sans cesser pour autant d’être mitoyenne de l’invention dans la science ». Dans la réflexion philosophique, l’entendement se dépasse et on peut dire « Ici l’entendement emprunte la façon d’une partition musicale ». Ainsi la « justification de Dieu » par Leibniz n’a rien des « naïvetés du docteur Pangloss », c’est, selon JP Faye « un grand jeu des perspectives, qui va jusqu’à explorer les hypothèses des gnostiques aux premiers siècles ». On retrouve ici une nouvelle fois ces gnostiques. Le tort des déconstructivistes n’est donc pas d’y trouver des ascendants mais de l’ignorer, de faire l’archéologie des concepts mais d’ignorer leurs origines et de philosopher sans créer.

                                                                              *

La dureté de JP Faye pour ses contemporains et pour la déconstruction n’a d’égale que sa complaisance pour Nietzsche. Il le crédite d’une solide aversion pour l’antisémitisme (qu’il a effectivement exprimée s’agissant des partis antisémites allemands et leurs gesticulations).  Il parait pourtant impossible de le suivre et de croire avec lui que quelques « prodigieux fragments de l’été 1888 » viennent corriger et même renverser ce qui s’est exprimé aussi nettement ailleurs.[1] Comment pourrait-on ignorer qu’on peut voir l’expression et la couleur de préjugés de race dans le ton et la logique essentialiste de bien des moments dans l’œuvre de Nietzsche et qu’on en trouve même l’expression sans fard dans des passages d’œuvres publiées ? Et puis suffit-il de s’être opposé aux formes les plus vulgaires et dangereuses de l’antisémitisme au nom d’un certain « perspectivisme » pour rendre recevable ce que recouvre ce concept ? Du caractère réactionnaire, raciste et irrationaliste de Nietzsche et de son perspectivisme, j’ai déjà traité dans mon article du 12 Juin 2013 « Nietzsche et les droits de l’homme », c’est pourquoi je m’abstiendrai de commenter tout ce que dit Jean-Pierre Faye à ce sujet.   Je ne peux que lui recommander la lecture de « Nietzsche le rebelle aristocratique » de Dominico Losurdo, paru cette année aux éditions Delga.

[1] Il faut rappeler que Nietzsche se prononce explicitement contre les droits humains et contre la démocratie. Il répète dans « l’Antéchrist » ce qu’il avait déjà dit en 1874 dans la troisième de ses « considérations inactuelles » : « Le poison de la doctrine des ‘droits égaux pour tous’ – c’est le christianisme qui l’a répandu le plus systématiquement. De tous les recoins les plus dissimulés des mauvais instincts, le christianisme déclare une guerre à outrance à tout sentiment de respect et de distance entre l’homme et l’homme, c’est-à-dire à la seule condition qui permette à la culture de s’élever et de s’épanouir. Du ressentiment des masses, il a su forger son arme principale contre nous, contre tout ce qu’il y a de noble, de joyeux, de magnanime sur terre…. »image8

 

La décennie fatale

decennie-fatale-1La rencontre entre Jean-Paul II et Ronald Reagan, au plus fort de la deuxième guerre froide, est passée relativement inaperçue. Dans cette rencontre s’est dessiné une collusion entre l’Église catholique et les États-Unis pour affaiblir l’empire soviétique. Mais la politique qui a été planifiée à ce moment-là n’aurait eu aucune chance de succès si elle n’avait bénéficié de deux ordres de circonstances favorables qui avaient mûris au cours de la décennie précédente. Le premier est bien-sûr un terrain propice dû à la crise du socialisme réel (exacerbée par le choc pétrolier) ; le second est le début de la désécularisation du monde.

Cette désécularisation du monde s’est manifestée sans que personne n’en prenne la mesure depuis la fin des « trente glorieuses » et du mythe de l’amélioration progressive et incessante des conditions d’existence d’une génération à l’autre. L’industrialisation des pays en voie de développement avait déraciné des millions de personnes qui sont passées brutalement d’un mode de vie et de traditions séculaires à des réalités le plus souvent incompréhensibles et hostiles. Le cycle mondial libre échangiste a provoqué un profond séisme géopolitique qui a fini par effacer les équilibres internationaux nés de la dernière guerre et toutes les superstructures idéologiques qui ont été brodées autour de ces équilibres internationaux. Depuis lors, progressivement dans les sociétés avancées, et brutalement dans les pays en voie de développement, les points de repères autour desquels se structurait la vie sociale des individus et des communautés, ont été affaiblis, transformés, voire détruits (parmi ces points de repère, on peut citer : l’État nation, l’identité nationale, les idéologies politiques, la sécurité sociale, la solidarité, la famille, les traditions ancestrales, les habitudes liées à la vie agricole ou nomade).

dennie-fatale-2La rapidité des événements a amené les individus et les communautés à la recherche parfois désespérée, parfois effrénée de  nouvelles identités  ou à la réaffirmation des vieilles identités qui semblaient avoir été balayées par l’inhumanité de la société industrielle.

Ce mouvement s’est manifesté aussi bien en Europe que sur les autres continents. En 1970, quand il y a eu une très grande mobilisation politique et syndicale qui a fait tomber le régime de Gomulka, les ouvriers de Dansk et de Potsdam sortaient des usines en chantant la Marseillaise et l’Internationale. En 1980, dix ans plus tard, ils quittaient les chantiers navals en chantant des hymnes à la Vierge Marie. La force de la mobilisation avait changé de nature. Le politologue Gilles Kepel, dans son livre « la revanche de dieu », fait le même constat pour le monde Islamique : au moment de la guerre des six jours, en 1967, les soldats Égyptiens partaient à l’attaque en lançant des slogans pour Nasser, pour l’Égypte et pour la nation arabe. En 1973, au moment de la guerre du Kippour, ils montaient au front en criant « allah wakbar ». Donc, là aussi, il y avait une force de mobilisation qui avait changé de registre – ce n’était plus la force de mobilisation du nationalisme politique, c’était la force de mobilisation de la religion. Sans ce changement de nature qui intervint au cours des années 70  (cette décennie fatale !), toutes les tentatives de Ronald Reagan ou de n’importe qui d’autres auraient été destinées à l’échec..  

bascule-1Les circonstances m’ont amené alors à faire partie de la délégation française au Festival Mondial de la Jeunesse et des Étudiants de 1973 à Berlin (Berlin Est à ce moment-là et capitale de la DDR). Ce festival a été un moment important pour toutes les forces démocratiques dans le monde à cette époque. Il donnait l’impression d’une puissance invincible. La guerre du Vietnam  était quasiment gagnée. Les américains allaient devoir capituler tôt ou tard.  A Berlin, en ce début août, presque tous les pays étaient représentés et les 20.000 délégués étaient enthousiastes et se voyaient  libérer leur pays prochainement d’une dictature, de la domination coloniale ou comme en France et en Italie, imaginaient pouvoir gagner rapidement les élections.

Dans ces premières années de la décennie fatale 70, nous n’avions pas encore conscience que le monde ne basculait pas en notre faveur. Nous n’avions pas compris que le tournant idéologique pris en mai 68 par la petite bourgeoisie intellectuelle allait contribuer au recul des deux grandes forces issues de la Libération : le Parti Communiste et le gaullisme. Nous étions tous plus ou moins influencé par ce « libéralisme libertaire » qui semblait devoir faire souffler un vent si favorable. Nous n’avions pas vu que ce gauchisme tapageur qui nous harcelait sur notre gauche était en fait une force contrerévolutionnaire.

La délégation chilienne partageait l’optimisme général même si elle redoutait une tentative de coup d’État. Elle était loin d’imaginer ce qui allait se passer. Personne n’avait pensé qu’un coup d’État aussi sauvage que celui de 11 septembre 1973 pouvait avoir lieu dans un pays développé et dont le gouvernement était arrivé au pouvoir  régulièrement par les urnes (un gouvernement qui d’ailleurs pouvait être renversé de la même façon). Le Chili a été le premier laboratoire de la nouvelle politique des États-Unis : stratégie du choc, c’est-à-dire la destruction délibérée de toutes les institutions d’un pays,  l’application violente d’une politique ultra libérale poussant la population dans la misère et provoquant un accroissement exponentiel des inégalités. De ces jeunes qui défilaient dans le stade de Berlin au premier jour du festival, peu ont survécu. Sans doute la quasi-totalité était morte moins de deux mois plus tard.

bascule-2Gladys Marin, la secrétaire générale de la jeunesse communiste chilienne, qu’une photo montre en conférence de presse,  a pu se réfugier dans l’ambassade d’Allemagne. Elle est devenue plus tard la présidente du Parti Communiste dans la clandestinité. Son mari a été arrêté et assassiné en 1976. Elle est morte en 2005 après une vie de combat. Angela Davis, qu’on voit aussi en conférence de presse, avait été rendue célèbre par la campagne mondiale pour la libérer de prison où elle a séjourné seize mois en 1970 et 1971 à la suite d’accusations mensongères. Elle a mené ensuite une carrière universitaire et une action politique dont les échos ne sont jamais venus jusqu’en France.

bascule-3En octobre 1973 éclatait la guerre du Kippour qui a vu une nouvelle défaite du nationalisme arabe. Après quelques succès les armées  syriennes et égyptiennes subirent un revers qui a amené l’Égypte à passer un accord avec Israël et à basculer dans le camp des États soutenus par les États-Unis. C’était la fin du nationalisme arabe. Les États laïques ont vu l’installation de dictatures qui subsistent encore ou qui ont été remplacées par pire encore : le chaos et la guerre. 

Dans toutes nos discussions au cours de la semaine de Festival, il ne s’est trouvé personne pour voir la montée des vagues qui allaient nous submerger : à l’international, l’ultra libéralisme et ses stratégies du choc, et la montée des courants religieux, qui pourtant se manifestaient déjà l’un et l’autre ; en interne, ce libéralisme libertaire qui allait dévier sur le sociétal les force indispensables à notre succès (la jeunesse et la petite bourgeoisie intellectuelle). En fait, il semble que peu de gens aient pris la mesure du phénomène et du revers historique qui ne faisait que s’annoncer alors. Très peu avaient imaginé que les forces de progrès seraient les premières victimes de la crise générale du capitalisme exacerbée par l’augmentation brutale du prix du pétrole et des matières premières et par la répétition des crises monétaires et le flottement du dollars libérant les vannes de la spéculation. Nous n’avions pas vu ce que recelait de danger le flottement du dollars détaché de l’étalon or (15 août 1971). Il faudra sans doute attendre encore de longues années avant que les esprits sortent de la confusion, que l’histoire reprenne son cours et que ceux qui ont détruit tout ce qui s’annonçait de bien aient eux-mêmes sombré dans leur propre crise. La renaissance viendra mais elle est bien longue à venir !

Elle viendra, j’en suis convaincu. Nous connaitrons une décennie magnifique comme le fut la décennie 1920 après la guerre de 14 – 18. La jeunesse était alors avide de nouveauté. Elle voulait tourner le dos à tout ce qui avait conduit à la catastrophe et s’est entichée de tout ce qui était révolutionnaire : le communisme en politique, le surréalisme et le modernisme en art, la théorie générale de la relativité et la physique quantique en  science, le freudisme en psychologie et bien au-delà. Tout ce qui était nouveau était reçu avec avidité comme aujourd’hui les meilleurs tournent leurs regards anxieux vers l’avenir et recherchent une issue, un espoir, une nouveauté absolue d’où pourrait venir le salut. Tout cela n’est encore que balbutiements, essais avortés (mouvements des indignés en politique, essais vite récupérés par le marché en art, théorie des multivers ou des super cordes en science etc.). Il faut être patient car il est plus difficile de renaitre que de naitre.

meeting-mutu