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La fausse tolérance

image 1Dans un article déjà ancien, j’ai écrit de la liberté qu’elle était « Pour l’individu humain, …. ce pouvoir et cette maîtrise exercée sur le cours de son destin dans le cadre de ce que lui permettent les relations sociales ». C’est très bien dit et je m’en félicite ! Mais cela ne va pas encore au fond des choses. J’ai ajouté que cette liberté doit se faire sociopolitique et se traduire en droits politiques et civiques. Il ne suffit pas que les moyens de s’éduquer soient là, ni même que soit affirmé un droit à l’éducation. Il faut encore que ce droit fondamental soit mis en œuvre par le droit positif. Avoir des droits est un élément essentiel de la liberté.

Mais encore faut-il en faire usage et les accorder effectivement à tous de telle façon qu’ils en fassent effectivement usage : Or, un autre degré de la liberté est souvent inaperçu. C’est celui qu’ouvre ou le plus souvent que ferme l’idéologie, celui qu’on atteint quand on surmonte les pièges tendus par les idéologies diffusées par les pouvoirs (autrefois par les religions) : celui où l’on exerce ses droits et travaille à son émancipation. C’est le plus difficile, car un ennemi insidieux est là qui se dresse contre le droit, qui incite à y renoncer : c’est une force séductrice qui détourne ses victimes de l’exercice de leurs prérogatives, qui les pousse à adopter les comportements qu’on leur donne en exemple et les idées qu’on leur distille. Où est cet ennemi ? Mais! Il est là devant vous vêtu de tolérance, d’humanisme et bons sentiments. C’est une idéologie qui s’avance masquée : la fausse tolérance.

Des millions de gens ont vu le film « intouchables ». Ils ont ri car ils ont bon cœur : quoi de plus émouvant que cette amitié qui lie deux exclus ? Ils ont ri alors qu’ils auraient dû hurler. Ils se sont laissé prendre au piège de la fausse tolérance, et tout y passe :

La première cible de la moquerie est celui qui travaille pour gagner sa vie. Celui qui a appris un métier et l’exerce avec compétence et dévouement mais aussi en faisant valoir ses droits. Sous la satire, c’est l’insulte qui pointe : les auxiliaires de vie professionnels sont des besogneux, méprisables et stupides. Y a-t-il dans le film un seul travailleur qui soit présenté comme un personnage positif ? Y a-t-il un seul travailleur qui ait des droits et les exerce ? Non, le jardinier et la cuisinière du riche paraplégique sont des nigauds. Ils sont disponibles jour et nuit ; s’ils se permettent une sortie un dimanche, ce n’est pas parce que c’est leur jour de congé mais parce que le jeune » black », héros du film et modèle proposé, a fait ce qu’il fallait pour les déniaiser un peu.

La seconde cible, c’est l’éducation. A quoi bon apprendre un métier, la débrouille suffit. A quoi bon se cultiver : la culture de la rue vaut bien celle des salons… Notre sympathique jeune black est un danseur hors pair (forcément). Sa musique est bien meilleure que celle des rabats joie qui vont se montrer à l’opéra ou qui, en parfaits faux-culs, écoutent sagement un orchestre de chambre, assis sur leur petite chaise. Un air de zouk vaut toute la musique de chambre (dont le film nous fait un inventaire aussi rapide que caricatural : les quatre saisons, les valses de Vienne etc.)… La peinture moderne n’est que supercherie. Il n’y a rien à y comprendre et à y connaître : en trois coups de pinceaux, le jeune black produit une œuvre qui se vend sans difficulté. L’art, ça se vend ou ça n’existe pas.

A quoi bon la culture donc. D’ailleurs, en matière de psychologie, la méthode » banlieue » est la meilleure. La fille du riche paraplégique est malheureuse et pense au suicide : une bonne claque et ça repart. Les psy et autres docteurs peuvent fermer leur cabinet. Je sais bien que j’exagère quand je parle de claque : il ne s’agit que d’une brusquerie. Une vraie claque aurait cassé l’ambiance. Le scénariste est bien trop habile pour faire une pareille erreur, il reste dans le symbolique et la juste mesure. Son héros ne se montre violent que là où le blâme ne risque pas de l’atteindre. Ainsi dans les relations avec les voisins indélicats. Là, les relations sociales n’exigent aucun savoir-faire, ni courtoisie ni connaissance du droit : un gêneur se gare mal et dérange : le « black » vous règle ça à sa manière en un rien de temps, sans hypocrisies et sans discussions inutiles. Pas la peine non plus de s’encombrer de compassion et de solidarité : le jeune black traite son patron sans ménagement. Il rit de toutes ses dents comme le bonhomme Banania devant ce corps de pantin à qui il faut mettre des bas de contention. Le patron apprécie ces rapports francs et sans tralala.

Le parapente est un sport de riche. Le jeune black ne veut pas le pratiquer. Il n’a peur de rien sauf de se risquer dans les airs. Il n’a pas passé le permis de conduire et conduit mieux que tout le monde. Il fait du 180 en plein Paris : être un chauffard, c’est cool et c’est un sport à risque à la portée de tous. La question du cannabis aussi est évoquée. Les deux « exclus » fument quelques joints. On sait qu’il est de bon ton d’être très libéral en cette matière dans les milieux « jeunes et branchés ». L’ivrognerie est vulgaire, c’est un vice populaire tandis que le joint vous met du côté des artistes et des minorités.

La morale est claire : soyez contents d’être à votre place. Soyez contents de ce que vous êtes. Complaisez-vous dans votre médiocrité : nous sommes tolérants et nous l’appellerons votre culture. Nous gardons notre musique, nos arts, nos manières. Gardez les vôtres. N’essayez pas de vous élever, de vous cultiver. Pour mieux vous maintenir dans votre condition, nous étalons notre tolérance.

image 2Plus tolérant que les auteurs de ce film, tu meurs. En matière de sexe, ils sont tolérants, forcément. La gouvernante est gouine. Le film nous le fait savoir car il est important qu’on sache qu’il n’a pas de problème avec « ça ». (Il faudrait faire le décompte du nombre de films où un personnage homosexuel est là seulement pour faire passer ce message). Les homosexuels sont une « minorité » et on soutient toutes les minorités qu’elles soient GTBL ou autre. Peu importe la somme de misère psychologique que cela recouvre parfois. La « visibilité » est censée y remédier (n’y croit que celui qui veut y croire). Et puis, si on y réfléchit, une gouvernante homosexuelle est parfaire : c’est pour cela qu’elle est une bonne gouvernante : qui voudrait d’une gouvernante mariée et mère de famille ? Le jeune black est un queutard obsédé par les femmes blanches, forcément. Il ne parvient pas à ses fins (il y a une limite qu’il ne faudrait pas franchir)… Le luxe, une immense et veille fortune font d’un paraplégique un homme séduisant : qui pourrait bien avoir un problème avec ça ? L’argent est bien là où il est. Il n’y a rien à discuter là-dedans. D’ailleurs ce qui lie le riche paraplégique à sa jeune et belle conquête, c’est leur amour commun pour la poésie. Le reste n’est que mauvaises pensées.

On pourrait, en effet, m’objecter que toutes ces critiques viennent d’un esprit mesquin qui ne voit que le mal. L’histoire, reprise du réel, est celle d’une rencontre aussi brutale qu’improbable entre deux condamnés a priori à s’emmurer dans leurs ghettos sociaux respectifs d’une part et la victimisation d’autre part. Un coup de foudre transforme leurs impasses réciproques en dignité. Deux braves franchissent le gué en osant l’amitié. Ils créent un cadre nouveau. Il faut être un médiocre pour cracher là-dessus. Mais je ne crache pas là-dessus. Qui ne voit que cette « rencontre » risque de nous faire oublier les nécessaires solidarités qui doivent unir non des personnes mais doivent traverser le corps social. La prise en charge des exclus ne doit pas être affaire de bons sentiments mais de solidarité organisée, de prise en charge sociale. La vraie dignité n’est pas dans la charité, fut-elle réciproque, mais dans la solidarité qui, elle, est toujours réciproque.

On peut m’objecter aussi qu’il est faux de dire que le film ne présente aucune image positive de travailleur. On voit bien que la mère du jeune Driss trime pour gagner sa vie et n’est nullement caricaturée. Elle élève dignement cinq enfants. Seulement, elle représente ici, encore une fois, les « minorités ». Le rejet des travailleurs, et plus particulièrement de la classe ouvrière jugée réactionnaire et bornée se corrige par une mise en valeur de la personne de l’immigré et surtout du « sans papiers ». C’est tout le ressort des propositions du cercle de réflexion social-démocrate Terra Nova dans un rapport resté célèbre.

Le film « intouchable » est un hymne à la tolérance; mais quelle tolérance ? Sa tolérance, on l’a compris, nous dit : chacun dans son monde, laissez-nous notre luxe, notre culture, notre fortune, complaisez-vous dans la culture de la rue. Elle est faite pour vous. Elle est le rempart qui nous préserve. Ne demandez pas plus. Vous êtes libres mais : votre liberté, renoncez y volontairement.

image 3Un autre film illustre bien cette fausse tolérance dans les rapports sociaux. Je pense au film britannique du réalisateur Mike Leigh « another year ». C’est une comédie dramatique, amère, démoralisante, aux personnages peu sympathiques : un couple heureux autour duquel gravitent des « amis » esseulés et égoïstes en mal d’affection et de reconnaissance.

Cependant, son bonheur, ce couple âgé, le doit d’abord à sa position sociale ; Tom et Gerry semblent n’en avoir absolument pas conscience. Ils appartiennent à cette couche sociale salariée intégrée à la bourgeoisie. Elle est psychologue, il est géologue. Ils ont de bons revenus et vivent dans une banlieue cossue près de Londres. Dans l’Angleterre libérale, fortement inégalitaire, les jardins ouvriers sont devenus le luxe et le supplément d’âme des mieux lotis, de ceux qui sont à la fois à l’aise financièrement et éduqués. Tom et Gerry ont donc un petit jardin qu’ils entretiennent paisiblement. Ils ne voient pas qu’ils sont des privilégiés. Leur bonheur, pensent-ils, ils le doivent à leur sagesse. Cette sagesse n’est qu’un égoïsme aveugle.

Une collègue de Gerry, secrétaire dans le centre médical où elle travaille, se veut son amie. Cette pauvre Mary accumule les déboires sentimentaux et noie son désespoir dans l’alcool. Elle est mal logée, mal informée ; elle imagine que l’achat d’une petite voiture rouge va changer sa vie. Kent, un vieil ami de Tom, craint plus encore la solitude de la retraite que l’humiliation au travail. Il noie ses frustrations dans l’alcool.

Tous les éclopés qui cherchent un peu de réconfort chez Tom et Gerry se réfugient dans l’alcool. Le couple ouvre pour eux de bonnes bouteilles avec une libéralité condescendante et les écoute sans véritablement les aider. Il est tolérant, admirablement tolérant !

Je ne vais pas tout raconter. Il faut laisser le spectateur découvrir le film et se forger sa propre compréhension. Mais tout cela est clair pour qui sait voir. On y apprend que ce qu’on devrait savoir déjà : dans un monde où l’égoïsme aveugle domine, les difficultés personnelles ne sont comprises que comme des troubles psychologiques et ne trouvent pas d’issue. On est d’autant plus tolérant avec elles, qu’on ne veut pas voir les problèmes sociaux. Un esprit large cache un esprit étroit : large quand il renvoie chacun à ses difficultés avec sa bénédiction, mais fermé à l’idée qu’il faudrait changer la société pour changer la vie des plus démunis, (car cela risquerait de réduire ses privilèges).

2 réflexions sur “La fausse tolérance

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