D’un désastre obscur

image 2Alain Badiou a publié en 1991 « d’un désastre obscur », ce curieux petit livre par lequel il réagit à la chute du régime soviétique et à la dislocation de l’URSS. Sa réaction est celle d’un philosophe, je dirais même caricaturalement une réaction de philosophe puisqu’elle consiste à renoncer à toute analyse politique pour s’en tenir à faire jouer quelques « catégories » dont le domaine forme le sous-titre du livre : « Droit, Etat, Politique ».

Ce choix est rappelé et assumé dans la préface de juillet 2012 à une nouvelle édition. Il y est dit que « cet effondrement » « n’a aucune cause antagonique claire », « nulle force politique ne l’a provoqué ». Il est « et demeure une énigme ». La fin de l’URSS serait la manifestation dans l’ordre du politique de la disparition, de la déliquescence de « l’Idée communiste » c’est-à-dire de l’idéal de justice sociale et de progrès qui a mobilisé les peuples tout le long du XXème siècle et leur a permis de vaincre la barbarie nazie et fasciste. Une analyse politique aurait recherché l’origine de cette déliquescence  dans ce qui a permis la conjonction de deux mouvements : la transformation de la bureaucratie soviétique en classe capitaliste, la division et l’impuissance des classes populaires face au démantèlement de l’état social dans les pays occidentaux. Plutôt que de répéter cette analyse, Alain Badiou effectue un pas de côté idéaliste. Il prend acte du basculement idéologique pour dire : « A partir de quoi, je m’intéresse aux catégories abstraites qui sont aussi en jeu dans ce décalage des morts ». Les morts étant ici les grands repères idéologiques de la gauche. Ce qui équivaut à adopter la vision qui est présentée ailleurs comme « la fin des grands récits » pour en décliner les thèmes.

Le premier thème est celui de la fin du « nous » : « il n’y a plus de « nous, il n’y en a plus depuis longtemps ». L’idée du collectif est devenue « inopérante ». La figure du « nous » est « abolie depuis longtemps ». Mais pourquoi ? A cela A. Badiou ne répond pas. Il aurait pu penser à la décolonisation, qui défaisant les empires à l’ouest, ne pouvait manquer de provoquer des tiraillements dans un ensemble composé de la Russie et des pays qui étaient ses vassaux. Tension redoublée par celle entre l’URSS et les pays tombés dans sa zone d’influence du fait de la guerre et passés ainsi du fascisme au communisme sans être en mesure de pacifier démocratiquement les tensions qui les déchiraient. Ceci pour le bloc de l’est. Tandis que l’Europe de l’Ouest connaissait un développement à la fois impulsé et contrôlé par la domination des Etats-Unis. Ce développement  a favorisé une forte mobilité sociale (développement du secteur des services et disparition du secteur primaire agricole comme minier). Il n’a été possible que par un appel massif à une main-d’œuvre immigrée, ce qui a affaibli la classe ouvrière à la fois en nombre et en homogénéité et a conduit, dès que la classe capitaliste a pu reconstituer ses forces à la liquidation des acquis de l’après-guerre (Etat social – en France liquidation du programme du CNR). Bref, il y avait matière à des analyses – surtout si on ajoute à cela la guerre froide, la course aux armements et ses conséquences.

Mais Badiou ne fait aucune de ces analyses, ni ne les conteste. Il s’en tient au constat ou présupposé d’un lien entre fin de « l’idée communiste » et mort du « nous ». Son second thème est la mort du « communisme » déclarée être « une mort aussi seconde ou secondaire ». Mourir c’est manifester qu’on est un être vivant. La mort peut être un événement, au sens que Badiou donne à ce mot : en clair elle peut être une rupture dans les processus en cours et l’ouverture de nouvelles possibilités. Ce serait l’ouverture d’un nouveau cours des choses. Ce qui donne : « tout événement est une proposition infinie, dans la forme radicale d’une singularité, et d’un supplément ». Suit donc le rappel de l’événement et de ses agents Walesa, Eltsine etc.image 1 ou plutôt du non-événement puisqu’il ne ressort du renversement des pouvoirs aucune « promesse de vérité« . Chez Badiou le mot « vérité » a un sens particulier: il est plus près de celui qu’on trouve dans les Évangiles quand elles proclament « en vérité je vous le dis » que de ce qu’on entend couramment à savoir une correspondance entre la pensée et le réel.

Moi, qui suis beaucoup moins philosophe que M. Badiou, et pas du tout mystique, avant de proclamer la mort du communisme, je vais voir de plus près ce qu’il en est. Et il me semble alors qu’il en va de la mort du communisme comme de la mort du marxisme. Celui-ci serait rangé au magasin des pensées archaïques, oublié, balayé, il serait remisé dans un coin du passé. Mais ne faut-il pas être aveugle pour dire cela : le marxisme (réduit à un économisme) imprègne les idées les plus répandues, certains de ses concepts nous sont si familiers que nous en faisons un usage spontané et sans même y penser. Nous sommes tous plus ou moins spontanément matérialistes dès que nous recherchons les causes d’un événement. Nous considérons le capitalisme comme tout autre chose qu’un état d’esprit, nous le voyons bel et bien comme un système reposant sur l’appropriation privée des richesses et nous en analysons assez correctement le fonctionnement et les contradictions. Badiou ne conteste rien de tout cela d’ailleurs. Il en fait habilement une espèce d’indéchiffrable paradoxe, puisqu’il proclame « Oui, le marxisme triomphe » comme un écho au « les brigands triomphent » lancé par Robespierre face à Thermidor.

En ce qui concerne le communisme, comment se fait-il que nous puissions ne pas voir qu’il est en germe dans les sociétés développées : non pas disparition du salariat bien-sûr mais développement d’une partie toujours plus grande de la part socialisée des revenus. Non pas gratuité des biens de consommation mais des biens de première nécessité largement subventionnés, indirectement il est vrai : subventions agricoles, politiques industrielles etc. Je n’oublie pas évidemment l’éducation des enfants largement prise en charge par la collectivité et les autres services publics auxquels nous sommes attachés. Les ultras du libéralisme ne s’y trompent pas d’ailleurs et ils dénoncent avec véhémence tout cela comme du communisme. Ils s’acharnent à vouloir le détruire.

image 3C’est l’inconvénient de la méthode qui veut s’en tenir au jeu des « catégories abstraites » que d’occulter tout cela. L’abstraction se concilie mal avec la dilution des choses et avec la présence du contraire au cœur même de ce qu’il nie. Présence du socialisme dans le tissu de la société capitaliste, comme le capitalisme s’est lui-même développé dans les pores de la société féodale. Présence des concepts du marxisme dans l’idéologie dominante dont il fait la critique. Pas de belles et claires abstractions comme les aiment les philosophes et du coup pas de ruptures tranchées dans l’histoire et pas d’événements comme les aime Badiou. Attention, il ne s’agit pas ici de triompher de Badiou et de le réfuter puisqu’on voit qu’il a prévu l’objection. Il réplique que la mort du communisme historique « ne relève pas du philosophe mais du politique« . La philosophie « cherche la consonance intemporelle » c’est-à-dire qu’elle échappe à l’historique, en clair au concret. Ce qu’on peut se demander c’est de quelle utilité de bien être cette philosophie qui glose sur la mort d’un communisme qui est réduit au concept (déclaré par nature atemporel) et qui traite d’affaires politiques tout en leur refusant cette qualité. (on retrouve la notion de « sujet politique » et cette idée qu’il « y a peu de sujet, et peu de politique » que reprend Rancière – voir mon article Facebook https://www.facebook.com/michel.lemoine.90 du 26/12/2012: la méthode de l’égalité – Jacques Rancière). Que sont donc ces concepts qui ne valent plus dès qu’on les confronte au réel ?

Cette infirmité de la philosophie selon M. Badiou a une conséquence : impossibilité pour le lecteur non Badiousien de rendre compte d’un petit opuscule sans en remplir les vides et en dissiper l’apparente limpidité. Je pensais pouvoir dire en un court article tout ce que m’inspirait la cinquantaine de pages que j’ai lu l’été dernier. Je n’en ai pas atteint la vingtième. Il me faut donc remettre à plus tard la suite de l’examen et peut-être chercher une méthode de lecture qui s’en tienne à l’essentiel et permette d’être plus succinct. J’essayerai, si c’est possible, dans le prochain article de m’en tenir à la catégorie de Droit.

Blue Jasmine

image 2Le problème avec Woody Allen, c’est qu’il a bien trop de métier. Il connait à fond toutes les recettes pour faire un bon film ou du moins un film agréable. Ses dernières œuvres les avaient utilisées avec trop de facilité : aventures amoureuses de jeunes et belles américaines, richissime artiste, impétueuse et talentueuse épouse.  Un père milliardaire et poète, des soirées inoubliables et des séjours de rêve dans «  Vicky Christina Barcelona ». Un Paris de carte postale dans  « Minuit à Paris », le défilé de toutes des références culturelles les plus consensuelles. Là aussi talent et fortune, beauté et intelligence, bien au-dessus de la lourdeur universitaire.

Woody Allen sait mieux que personne comment construire un scénario qui ne peut que fonctionner. La première règle est d’avoir une thématique et d’en exploiter toutes les dimensions. Ainsi « Whatever Works » explore toutes les formes du couple et de la sexualité mais avec la désinvolture et la liberté que permet l’exploration du petit monde branché New-Yorkais qu’il excelle à peindre : différence d’âge, polyandrie, homosexualité, le tout sur fond de décomposition du couple « bourgeois ». Tout cela pour aboutir au plus convenu : rien ne vaut un couple de jeunes gens, beaux, intelligents et riches !  Dans « vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu » c’est le jeu de dupe des couples qui se font et se défont : comédie ironique qui permet de jouer sur les temps, les milieux, les destins, de mêler tragédie et comédie sur fond d’intrigue à suspense.image 3

Blue Jasmine reprend tout cela autour d’un thème qui permet lui aussi d’osciller de la comédie à la tragédie en gardant toute la distance que permet l’ironie : la confrontation de deux milieux – riche et pauvre – avec un renversement de valeur qui ne peut que combler d’aise le spectateur : Ginger et Jasmine ont été élevées ensemble, elles ont été adoptées. Jasmine est toute en apparence : assurance de celle qui a réussi, vernis de culture de celle qui a voyagé et a pu chiner et collectionner autant qu’elle a voulu. Elle a épousé Hal un homme d’affaire dont la réussite n’a été que course à l’abîme. Ginger n’a rien connu de tout cela. Elle vit à San-Francisco dans un quartier populaire. Elle est caissière dans un magasin de quartier, elle a pour fiancé Chili, un prolo avec des goûts, une allure et un cœur de prolo.

Donc le mari de Jasmine est un Madoff qui l’entraine dans sa chute. Il se suicide, elle est ruinée, sans domicile, sans métier, sans aucun talent. Le film commence quand la voilà qui débarque avec ses bagages Vuiton chez sœur. Et c’est là qu’est toute la force du scénario : Jasmine n’est qu’imposture, sa vie, sa réussite, son assurance n’ont été qu’imposture. Derrière Jasmine, il y a Jeannette, un être fragile, désemparé, incapable de sortir de ses mensonges et de s’assumer. Ginger apparait alors, non comme une fille simple mais comme celle à qui la vie et ses difficultés ont appris. Tout le jeu du scénario va tourner autour de cette opposition qui ne cessera de se creuser et de s’approfondir. Jasmine ne pourra pas s’en sortir. Elle est déjà SDF : elle radote, elle ment et se ment à elle-même. Ginger, sans doute, trouvera sinon le bonheur, au moins l’équilibre. Elle est sincère et généreuse. Comment ne pas applaudir.

image 1Woody Allen a l’habileté d’éviter toute critique sociale sérieuse. Ce n’est pas le monde de la finance qui est accusé, c’est seulement « l’inauthenticité ». Au fond les vrais riches, les vrais hommes d’affaires sont tout autant victimes des escroqueries d’Hal que l’ancien mari de Ginger. Ils le sont même plus s’il s’agit des montants en cause. Et puis cet argent perdu par le mari de Ginger n’était qu’un petit pactole gagné à la loterie. Chili, son nouvel amour, aime la bière et le football, il s’habille mal, il parle mal et peut être brusque, mais c’est un brave type dont la tendresse est sincère. L’ironie de Woody Allen nous invite à nous reconnaitre ni dans l’un ni dans l’autre. Nous, spectateurs, ne sommes-nous pas au-dessus de ce petit monde. Ne sommes-nous pas du côté de l’authenticité mais aussi du côté du véritable bon goût et de la culture. Comment ne pas nous sentir flattés et ne pas accepter l’invitation.

Le scénario permet aussi les allers retours dans le temps. Jasmine parle toute seule et c’est le signal du basculement dans son passé ou dans ce qu’elle en fantasme. Mais rapidement ce procédé n’est plus nécessaire. On voit tout de suite à dans quelle époque on se situe. Le rythme du film est ainsi très alerte et évite toute longueur et tout didactisme. Il évite aussi ce qui ce qui a été reproché aux précédents films de Woody Allen : les images trop belles, ces panoramiques sur des demeures luxueuses, sur des paysages enchanteurs. Il semble que Woody Allen ait cherché et trouvé la bonne dose. Saura-t-il la garder avec son prochain film « Magic Moonligth » dont on sait seulement qu’il se passera dans le sud de la France à la Belle Epoque. Attention danger : trop de facilités peut-être.

Structuralisme

image 1Au chapitre IV & 6 de  « la pensée sauvage » de Claude Lévi-Strauss, on peut lire : « Le marxisme – sinon Marx lui-même – a trop souvent raisonné comme si les pratiques découlaient immédiatement de la praxis. Sans mettre en cause l’incontestable primat des infrastructures, nous croyons qu’entre praxis et pratiques s’intercale toujours un médiateur, qui est le schème conceptuel par l’opération duquel une matière et une forme dépourvues l’une et l’autre d’existence indépendante, s’accomplissent comme structures, c’est-à-dire comme êtres à la fois empiriques et intelligibles ».

J’avoue que cela me parait bien hermétique, sinon confus. Chez Marx la praxis c’est l’ensemble des pratiques  par lequel l’homme transforme la nature et le monde et par lesquelles il s’engage dans des rapports sociaux au travers desquels il se transforme lui-même. Il n’est pas de praxis qui ne soit aussi interprétation du monde et ne s’accompagne de théorie, de représentation, de valeurs et d’idéologie.  Seulement la philosophie classique s’efforce d’ignorer son lien à la praxis. Elle se veut pensée pure, détachée de toute base sociale. Marx lui en fait le reproche et la démasque.  D’où l’injonction qu’il lui adresse et s’adresse à lui-même à l’aboutissement de ses « thèses sur Feuerbach » : « les philosophes jusqu’ici n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de le transformer ». Autrement dit : la philosophie nouvelle, celle que Marx construit, doit renoncer à toute fausse neutralité et doit assumer consciemment le lien entre action transformatrice, essentiellement des rapports sociaux, et théorie philosophique. Elle doit consciemment révolutionner la praxis.

Ce petit rappel étant fait, si je reviens à Claude Lévi-Strauss, il me semble qu’il ne faut pas s’attarder à sa conception très floue du marxisme.  Peut-être faut-il comprendre qu’entre les pratiques humaines (telles que l’organisation de la parenté, les relations aux animaux qu’on chasse ou dont on prohibe la consommation etc.) s’intercale, selon lui, quelque chose qui donne forme à la fois à l’action et à la représentation qui l’accompagne et lui donne sens ; ce quelque chose serait comme une espèce de grammaire implicite qui organise l’action et la représentation, les règles de la vie sociale et les mythes par lesquels les hommes les comprennent : c’est le schème conceptuel ou le schème classificatoire. Les schèmes s’organisent en un système qui agence « les rapports d’opposition, de corrélation, ou d’analogie ». Ce système dicte la forme dans laquelle les choses sont perçues avant même d’être pensées. Le schème conceptuel fait le lien réciproque ou dialectique entre « l’idée et le fait ». Il organise le divers. Il le structure. « L’esprit va ainsi de la diversité empirique à la simplicité conceptuelle, puis de la simplicité conceptuelle à la synthèse signifiante ». L’action du système des schèmes conceptuels va aussi bien dans un sens descendant que montant, vers l’unité et vers l’espèce. Sa « puissance logique » est ce qui permet d’intégrer au schème classificatoire des domaines différents les uns des autres, offrant aux classifications un moyen de dépasser leurs limites » soit « par universalisation » soit « par particularisation ».

Le système des schèmes conceptuels n’est pas unique. Il ne s’agit pas d’une forme de la pensée qui serait commune à l’humanité toute entière parce que dépendante de la structure du cerveau humain ou d’autre chose (comme dans la gestalt théorie par exemple). Non, au contraire, chaque société aurait développé son propre schématisme. Ainsi : « les schèmes classificatoires des Sioux offrent un bon exemple, par qu’ils constituent autant de variations autour d’un thème commun ». En l’occurrence, il s’agirait du cercle qu’un diamètre idéal divise en deux moitiés. Dans d’autres sociétés, c’est un « schème fait d’oppositions discontinues » qui serait à l’œuvre. Pour comprendre une société, il faudrait parvenir à percer l’organisation de ses schèmes conceptuels.image 2

C. Lévi-Strauss écarte d’emblée toute interprétation idéaliste de sa théorie. Le contenu des représentations n’est pas dicté par le schème mais bien par ce que vivent les hommes. Seule la forme (et non le contenu) des représentations est organisée par le schématisme. Il écrit : « Nous n’entendons nullement insinuer que les transformations idéologiques engendrent des transformations sociales. L’ordre inverse est seul vrai. »

Mais si les schèmes conceptuels ne sont qu’organisateurs et qu’ils n’engendrent pas les représentants et ne sont pas non plus un produit des pratiques sociales et donc ne sont donc pas modifiés par les rapports sociaux, d’où viennent-ils ? Et s’ils évoluent, comment évoluent-ils ?

La première question n’a pas de réponse. Il est vain d’espérer découvrir l’origine des schèmes conceptuels d’une société. Elle se perd dans la nuit des temps, elle plonge dans les profondeurs du psychisme humain.

La seconde question est plus embarrassante. C’est celle de l’évolution des modes de pensée que j’ai soulevée dans mes deux articles précédents. La réponse de C. Lévi-Strauss est aussi plus embarrassée. Elle tente de maintenir le relativisme culturel qui fait le fond de sa pensée.  Elle passe par la distinction entre synchronie et diachronie c’est-à-dire entre une conception du monde qui privilégie l’étendue et une autre qui privilégie le temps. Aucune société n’échappe au temps c’est-à-dire à la succession des événements qui perturbent son renouvellement et s’opposent au retour du même. Les sociétés peuvent être bouleversées par la guerre. Et dit Lévi-Strauss : « dans de telles sociétés, synchronie et diachronie sont engagées dans un conflit constamment renouvelé, et dont il semble que chaque fois la diachronie doive sortir victorieuse ». Il y une lutte entre le système des schèmes conceptuels d’une société et l’histoire.  Le système tente de se rétablir après chaque crise mais il ne le fait qu’imparfaitement (d’où la victoire finale de la diachronie). De la même façon un arbre répète à chaque embranchement au cours de sa croissance le même schéma de division de ses branches pourtant peu d’arbres ont une silhouette parfaite qui fait voir immédiatement selon quelle règle s’est organisée sa croissance. Il n’y a pas deux arbres semblables. Le principe est celui de la prédominance de la structure sur l’événement, de la synchronie sur la diachronie et de l’inconscient sur le conscient. Mais cette prédominance peut échouer. Elle finit toujours par échouer et l’aboutissement est toujours celui de sociétés déstructurées et lancées dans l’évolution historique.

 C. Lévi-Strauss n’admet pas pour autant qu’on puisse parler de sociétés archaïques et de sociétés développées.  Il emploie les expressions de sociétés froides et de sociétés chaudes. Les premières ont gardé leurs traditions et un ordre reposant sur un système de schèmes conceptuels intact. Dans les secondes, il n’est plus lisible. Dans les sociétés froides, le temps est vu comme circulaire, dans les sociétés chaudes, en revanche, il est irréversible et continu. Ces deux types de sociétés se valent. Selon Lévi-Strauss elles ne correspondent pas à des stades inégaux de l’évolution humaine mais à deux options différentes dans le choix d’un mode de vie. Lévi-Strauss ne cache pas que sa préférence va aux sociétés froides.

image 3Ce qui me parait juste là-dedans, au-delà des préférences idéologiques et politiques que cela révèle, c’est qu’on peut distinguer à grands traits des sociétés où c’est l’élément naturel qu’il l’emporte et des sociétés où l’économie l’emporte sur la nature. Dans les premières, les hommes sont encore redevables du produit de leur travail davantage à la nature elle-même qu’à leur propre « industrie ». Leur vie dépend de la fécondité de la terre et la forme de leur pensée est dictée par ce qu’ils perçoivent de la nature et de ses cycles vitaux. Dans la société moderne le rapport de l’homme à la nature est inversé. Le travail de la terre devient « travail agricole », la propriété de la terre devient investissement financier et son produit rendement de l’investissement, alors la terre et la nature deviennent un moment subordonné de l’industrie et du travail. La source de richesse est désormais le travail. L’histoire, sous la forme de l’économie, parait l’emporter sur la nature et il peut se former une conscience radicalement historique du monde. Les premières sociétés vivent sur des traditions et organisent la vie des hommes et leur pensée en fonction de représentations fondées sur des schémas archaïques, les secondes innovent aussi bien dans leur organisation, leur rapport à la nature que dans leur mode de pensée. Dans ce type de société, qui est le nôtre, l’esprit des hommes peut s’ouvrir à la science. Ils deviennent capables d’abstractions toujours plus complexes et variées.

La pensée sauvage

image 2En limitant mon commentaire de « la pensée sauvage » de Claude Lévi-Strauss à la première phrase du premier chapitre, j’ai pu utiliser cette phrase pour étayer ma thèse d’une gradation et d’un développement des formes de pensée qui va de la pensée comme vision à la pensée abstraite sous ses différentes formes (métaphysique puis dialectique). Mais cette interprétation ne correspond pas du tout à ce qu’a voulu dire Lévi-Strauss. Il suffit pour le voir de poursuivre la lecture jusqu’à la fin du premier chapitre. C’est ce que je vais faire maintenant.

Claude Lévi-Strauss est très clair. Il ne veut pas opposer « pensée sauvage » et pensée scientifique. Son souci est au contraire d’affirmer sinon l’équivalence mais au moins l’égale légitimité et l’égale dignité de l’une et l’autre. Il veut les mettre « en parallèle ». Il écrit : « Au lieu, donc, d’opposer magie et science, il vaudrait mieux les mettre en parallèle, comme deux modes de connaissances, inégaux quant aux résultats [ … ], mais non par le genre d’opérations mentales qu’elles supposent toutes deux, et qui différent moins en nature qu’en fonction des types de phénomènes auxquels elles s’appliquent ».image 1

Pourtant sachons résister à l’autorité d’un maître. On voit que cette mise en parallèle n’est possible que parce qu’ont également été mis en parallèle des abstractions comme celle de chien et celle d’animal. Mais ces abstractions mobilisent-elles le « même genre d’opération mentale » ? Il me semble que non et cela m’autorise cette affirmation : dans leur usage quotidien, ces deux abstractions ne sont pas de même niveau. La notion  de « chien » n’est pas en elle-même  un concept. Elle peut être un pseudo-concept ou un complexe. Elle est alors la réunion d’une série d’objets concrets sur la base de leur ressemblance extérieure, de leurs particularités externes. Un pseudo concept se forme chaque fois qu’on assortit à un modèle donné des objets qui présentent une particularité commune. La même série d’objets (ici les chiens) pourrait être construite en  mobilisant un concept, mais ce serait sur la base d’une propriété essentielle commune à tous ces objets. Ce qui m’autorise à dire que la pensée sauvage ne fait pas d’opération de ce niveau abstraction et qu’elle reste au niveau du pseudo concept,  c’est qu’elle butte sur l’idée d’animal (et donc d’animalité). L’idée d’animalité se prête très mal à une généralisation purement empirique et intuitive. Elle demande un niveau d’abstraction supérieur dans lequel le concept devient possible. A ce niveau le concept sera encore préscientifique s’il en reste  à des distinctions superficielles et non vérifiées mais un seuil est tout de même franchi.  Le mode de pensée que veut analyser Lévi-Strauss ne franchit pas ce seuil puisqu’il ne conçoit pas les notions génériques comme celles d’animal ou d’arbre. C’est la raison pour laquelle je l’ai rapprochée de la « pensée comme vision » qui est à l’œuvre chez Homère.

Mais laissons cela puisque C. Lévi-Strauss se refuse manifestement à ces considérations qui l’obligeraient à admettre une évolution dans les modes de pensée. Il ne récuse pas vraiment le fait mais le réduit à sa forme la plus pauvre et l’appelle « la thèse vulgaire (et d’ailleurs admissible, dans la perspective étroite où elle se place) selon laquelle la magie serait une forme timide et balbutiante de la science ». Soit ! la polémique est inutile. Passons donc à cette « science du concret » qui serait celle de la pensée sauvage. Mais d’abord voyons ce que faut-il entendre par « mettre en  parallèle » les « deux modes de connaissances » que seraient la magie et la science ?

image 1Tout le livre, bien sûr, va répondre à cette question en analysant les opérations mentales mises en œuvre par la pensée magique. Mais un premier pas est d’abord franchi par la comparaison de la pensée sauvage et du bricolage. Au terme d’un développement sur l’art de faire «avec les moyens du bord » qui caractérise le bricolage, la pensée mythique est qualifiée de « bricoleuse » car, pour élaborer ses mythes, elle procède « en agençant des événements, ou plutôt des résidus d’événements »  alors que la science « crée, sous forme d’événements, ses moyens et ses résultats grâce aux structures qu’elle fabrique sans trêve et qui sont ses hypothèses et ses théories ». Le but de cette réduction des opérations mentales mises en œuvre à des procédés d’agencement ou de création et l’emploi du terme commun « d’événements » est de suggérer une sorte de parenté dans les modes de réflexion, une forme commune et des matériaux de même nature (tantôt trouvés tantôt créés), pour en se fondant sur cette communauté s’autoriser à affirmer : « ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de deux stades, ou de deux phases de l’évolution du savoir, car les deux démarches sont également valides ». Le même effet de mise au même niveau est recherché, mais en se passant de toute argumentation, par le « truc de langage » qui consiste à qualifier de «grands récits » tout en vrac aussi bien la science, que le christianisme et le marxisme pour mieux proclamer « la fin des grands récits ». La différence est que Claude Lévi-Strauss met en valeur la pensée sauvage en la rapprochant de la science tandis que la notion de « récit » rabat sur le même plan toutes les constructions intellectuelles d’envergure en les ramenant au mythe.

Claude Lévi-Strauss est bien plus subtil que les idéologues qui agitent leur « fin des grands récits ». Il prévient les objections en s’efforçant d’expliquer pourquoi la pensée mythique a pu rester si peu productive pendant des millénaires alors que la pensée scientifique moderne a permis une expansion quasi explosive du savoir en quelques siècles. Il ramène d’abord l’apparition de la science à la révolution néolithique. Cela lui permet d’affirmer qu’il « existe deux modes distincts de pensée scientifique » correspondant  à « deux niveaux stratégiques » dans l’usage de l’esprit humain. « L’un approximativement ajusté à celui de la perception et de l’imagination et l’autre décalé ».  L’un et l’autre niveau font des classements  mais la science archaïque ou mythique procède à « un classement au niveau des propriétés sensibles » qui  « est une étape vers un ordre rationnel ». L’idée d’évolution est ainsi réintroduite mais sur un mode mineur tandis que l’usage du mot « décalé » suggère une sorte de translation qui fait passer d’un plan à un autre plan une structure (une opération mentale) commune. La même idée de translation se retrouve dans le passage de l’image au concept par un terme commun qui serait le « signe ». Lévi-Strauss écrit : « un terme commun existe entre l’image et le concept : c’est le signe ». Un continuum est suggéré ainsi : « comme l’image, le signe est un être concret, mais il ressemble au concept par son pouvoir référentiel ».

L’art est utilisé pour conforter cette idée de continuum et d’opérations mentales comparables. On retrouve ici le terme commun d’événements et le passage de l’agencement à la création. Cela donne : « l’art procède donc à partir d’un ensemble : (objet + événement) et va à la découverte de sa structure ; le mythe part d’une structure, au moyen de laquelle  il entreprend la construction d’un ensemble : (objet + événement)». En écrivant cela, il me semble que Lévi-Strauss met lui-même en œuvre le procédé qu’il dit être celui de l’art et du mythe mais pense-t-il alors en scientifique ?

La pensée comme vision

image 1J’avais l’intention de faire un article pour chaque livre que j’ai lu au cours de l’été ; mais nous sommes à la mi-octobre et il me reste onze livres. Je vois bien que je n’aurai pas le temps. Je vais donc me contenter d’évoquer certains ouvrages. Et pour faire petit je commence par « la pensée sauvage » de Claude Lévi-Strauss et je me limite même aujourd’hui de la première phrase de ce livre.

Il commence ainsi : « On s’est longtemps plu à citer ces langues où les termes manquent, pour exprimer des concepts tels que ceux d’arbre ou d’animal, bien qu’on y trouve tous les mots nécessaires pour un inventaire détaillé des espèces et variétés ». Les langues des peuples qu’on appelle quelques fois « premiers » auraient ainsi la particularité de buter au niveau de l’abstraction véritable : celui où ce qui est apparemment différent se voit néanmoins unifié sous une catégorie qui ne peut pas se montrer mais seulement se comprendre. Ces langues permettraient de désigner chaque espèce qui compose un genre mais n’auraient pas l’idée du genre. Elles pourraient nommer chaque espèce animale (l’ours, l’aigle, le renard etc.) mais sans disposer de l’idée d’animal. Les espèces  sont composées d’individus ayant des caractères communs (tel  pelage, griffes, queue ou ailes etc.). On peut les décrire et même en dessiner un spécimen. Le genre ne permet pas cela : le genre (animal, végétal, arbre même) n’a pas de visage. Il est composé d’espèces d’apparences différentes mais partageant une capacité commune (pour l’animal : celle de se mouvoir et de trouver sa subsistance hors de soi) mais il n’a pas de forme qu’on puisse décrire puisqu’il se décline en une diversité de modèles sans unité. On ne peut pas montrer l’animalité, elle n’a pas de forme mais seulement des spécificités.image 2

Lisant cette première phrase, je pensais à ce que disait le professeur Bruno Cany (Philosophie Paris 8) au sujet du vocabulaire d’Homère dans l’Iliade et l’Odyssée et que les traductions ne permettent pas de rendre. Homère est en fait intraduisible parce qu’il ne disposait pas des mots qui nous sont familiers mais avait en revanche tout un vocabulaire pour dire les gestes ou les pensées dans toute leur variété. L’idée même du corps lui manquait ou plutôt il n’avait pas d’idée synthétique du corps, seul existait dans sa représentation le corps morcelé. Il  ne disposait pas du mot « bras » par exemple mais d’une multitude de mots désignant le bras qui bande l’arc, le bras qui lance le javelot, le bras qui se tend pour indiquer etc. et ainsi pour tout ce qui concerne les attitudes des corps. C’est que la pensée d’Homère était une pensée qui voit, une pensée comme vision. Pour Homère penser c’était voir et dire c’était faire voir, susciter la vision intérieure de la chose dite. Dans le monde Homérique, l’aède est un aveugle voyant (d’où la légende d’un Homère aveugle). L’aède voit en lui ce qu’il donne à voir à ses auditeurs. Par son chant, il transmet la vision interne que lui accordent les dieux, c’est pourquoi il les invoque avant tout chant. L’aède n’est qu’un intermédiaire entre le monde des dieux et celui des hommes. Il rend présent ce qui est au-delà du monde, ce qui appartient à un passé mythique.

La pensée comme vision de l’homme archaïque telle que nous la trouvons chez Homère n’est pas celle d’un être inconscient de sa  propre personne. En revanche elle suppose qu’il n’avait pas la notion de son intériorité et partant pas non plus de son extériorité. Il projetait sa pensée hors de soi, la voyait suscitée par un dieu. Il se comprenait lui-même, non comme un moi, mais comme celui qu’il voyait dans le monde en relation avec les autres. Il se voyait, comme par les yeux des autres, agir comme il voyait agir les autres, objectivant ses sentiments aussi bien que ses organes sans faire la synthèse de son moi. Il se pensait comme morcelé. Ainsi Homère raconte l’indignation d’Ulysse voyant les prétendants s’unissant avec les servantes : « son cœur en lui aboyait comme une chienne autour de ses petits encore faibles aboie aux inconnus,  et que son énergie s’apprête au combat ; ainsi lui-même aboyait-il indigné de ces crimes. Et frappant sa poitrine il gourmandait son cœur ».

Mais revenons au texte de Lévy-Strauss. Il donne l’exemple aussi de telles projections des choses hors de soi, de cette objectivation des sentiments ou des traits  de personnalité. Ainsi, « la proposition : le méchant homme a tué le pauvre enfant, se dit en Chinook par : la méchanceté de l’homme a tué la pauvreté de l’enfant et pour dire qu’une femme utilise un panier trop petit : elle met des racines de potentille dans la petitesse d’un panier à coquillages ». L’expression est déjà plus proche de l’abstraction que chez Homère mais elle garde la confusion de l’intérieur et de l’extérieur et elle a besoin de rendre visible et concret ce qui est pensé. La petitesse du panier n’est pas seulement dite, elle est objectivée : elle celle « d’un panier à coquillages ».

Cela témoigne qu’il n’y a pas de forme de pensée naturelle mais que les formes de pensée se développent et se complexifient avec le développement des cultures. Elles se font de plus en plus aptes à l’abstraction et à des abstractions toujours plus loin de l’expérience quotidienne, contrairement à ce que voudrait démontrer C. Lévy-Strauss. Bruno Cany montre ainsi comment la pensée grecque a évolué d’Homère à Platon jusqu’à une pensée sous forme de concepts. Les penseurs présocratiques, les sophistes, sont autant de jalons dans l’évolution des modes de pensée. Chez Platon même les traces de la pensée comme vision sont encore présentes. L’abstraction platonicienne est encore très près de la chose concrète. Ainsi un lit peut être en bois ou en fer, il peut être large ou étroit, haut ou bas. Il est toujours un objet concret et singulier. Mais l’Idée du lit (l’idée platonicienne du lit) c’est celle d’un lit qui n’est que lit (qui n’est par conséquent ni en bois ni en fer, ni large ni étroit,  ni bas ni haut mais il peut être tout cela à la fois). Les interlocuteurs de Socrate ne parviennent pas à penser une telle abstraction. Quand Socrate veut faire dire à Hippias ce qu’est le beau, celui-ci dit tour à tour que c’est une belle jeune fille, un beau vase etc. Il sait reconnaitre le beau tout autant que Socrate mais il ne peut le penser que concrètement, que sous la forme de ce qu’il estime être beau. Mais Socrate ne sait pas dire non plus ce qu’est le beau. Il reste au bord du concept, il en voit la nécessité mais n’y atteint pas. Ce n’est qu’avec Aristote que nous avons une pensée véritablement abstraite. Ce nouveau mode de pensée est la métaphysique. Ce mode de pensée se conçoit lui-même sous la forme de la connaissance de l’Etre. Mais qu’est-ce donc que l’Etre ? Ce n’est pas Platon qui l’a inventé mais plutôt Parménide. Il se précise chez Platon. Ainsi, comme l’Idée du lit fait abstraction des formes phénoménales du lit, l’idée de l’Etre fait abstraction de toute existence particulière, de toute forme phénoménale d’existence, c’est la pensée d’une existence qui n’est qu’existence, de ce qui est nécessairement existence et rien d’autre. La connaissance de l’Etre, dit Bruno Cany « s’ouvre à la connaissance de la nécessité de ce qui ne peut être autrement qu’il est ». Le lit peut-être autrement qu’il est, l’Idée du lit ne peut être autrement qu’elle est puisqu’elle désigne le lit en tant qu’il n’est que lit (ce qu’il sera toujours au-delà de toutes ses formes particulières).

image 3L’évolution des modes de pensée ne s’arrête pas avec la métaphysique. Celle-ci n’a d’ailleurs pas cessé de se perfectionner tout au long des siècles. La dialectique est un mode de pensée qui va au-delà des limites de la pensée métaphysique, qui s’ouvre à une pensée en termes de système, de rapport et de devenir mais elle n’est certainement pas l’ultime mode de pensée. J’ai développé cela dans un article précédent.

Le majordome

image 1Ce film, conçu par un noir américain (Lee Daniels), est comme une médaille à double face. Côté pile c’est un film intimiste qui raconte la vie difficile de Cecil Gaines un enfant noir venu du sud violemment raciste. Sa mère est violée et son père assassiné par leur employeur. Lui bénéficie de l’ignoble charité de la maitresse de maison : il devient « nègre de maison » c’est-à-dire valet, homme à tout faire dont le premier devoir est d’être invisible (se taire, tout accepter, être corvéable à merci). Au sortir de l’enfance, il quitte le domaine où il a grandi pour tenter de joindre les Etats du nord qu’il imagine moins racistes et moins ségrégationnistes. Mais il comprend vite que si la violence y est moins directe, elle menace à tout moment et qu’il ne pourra survivre qu’en se faisant invisible, en cachant ses sentiments et en ne montrant au monde des blancs que la face bienveillante qu’un noir soumis et inoffensif. Il  trouve un emploi d’homme à tout faire dans un hôtel de luxe et à force d’application il parvient à des postes toujours plus enviables. Il est serveur dans un palace à Washington quand il est remarqué par le gestionnaire de la Maison Blanche et s’y trouve embauché comme majordome. Il servira sept présidents, toujours avec la même discrétion, la même déférence qu’il a si bien intégrée qu’elle lui colle à la peau et ceci toujours avec un salaire inférieur de 40% à celui des blancs occupant un poste similaire. Sa femme vit moins bien cette vie d’esclave bien nourri et à souliers vernis. Elle sombre dans l’alcoolisme. Il peut tout de même donner une bonne éducation à ses enfants, même s’ils n’accèdent qu’aux écoles et universités « pour noirs ». Son plus jeune fils croit qu’en acceptant de participer à la guerre du Vietnam, il sera utile à son pays et pourra en recevoir un peu de reconnaissance. Il est tué et n’a droit à rien d’autre qu’à une place dans un cimetière militaire et à une salve d’honneur pour ses obsèques. L’aîné est parti étudier dans le sud. Il participe activement aux luttes pour l’égalité, d’abord avec Martin Luther King puis avec les Blacks Panthers. Il est arrêté, battu et frôle la mort de multiples fois. Il devient dur, intransigeant, et s’oppose violemment à sa famille. Son père ne le comprend pas et le chasse. Celui qui n’était d’abord qu’un jeune homme révolté est devenu un militant aguerri. Il a la lucidité de quitter à temps les Blacks Panthers pour passer à une lutte exclusivement politique. L’impeccable majordome, qu’est Cecil Gaines, a essuyé de multiples fois le refus de voir son salaire aligné sur celui de ses collègues blancs. Surtout il a vu de l’intérieur la politique américaine et sait bien que l’intérêt des politiciens blancs pour les noirs s’arrête à leur volonté de capter leurs votes. Il fait lui aussi son chemin, se réconcilie avec son fils et même le rejoint dans son combat contre l’apartheid en Afrique du Sud. Sa femme alors revient peu à peu vers lui.image 3

Tout cet aspect du film est mené avec intelligence et sensibilité. On ne peut qu’y applaudir. C’est le côté face de la médaille. L’autre côté, le côté pile, appelle plus de réserves. Non pas qu’il ne soit pas bien filmé, au contraire, mais il est bien trop américain : politiquement naïf, si ce n’est hypocrite. On voit la politique américaine de l’intérieur à partir des conversations que Cecil Gaines entend, impassible et invisible, dans le bureau ovale de la Maison Blanche. A croire ce qui se dit là, on pourrait s’imaginer que les présidents découvrent l’ampleur de la violence raciste en arrivant au pouvoir. Que ce soit Eisenhower, Kennedy, Johnson, Nixon et Reagan (qui sont ceux mis en valeur dans le film), tous apparaissent plus ou moins sincèrement soucieux d’en finir avec l’apartheid. Ils sont montrés comme étant tous, au fond, animés de bonnes intentions. Qu’ils aient voulu en finir avec l’apartheid, et en particulier Kennedy, c’est certain.  Mais n’y étaient-ils pas contraints aussi pour éviter que le pays n’entre dans une période de luttes sociales aux conséquences imprévisibles. L’opposition à la guerre du Vietnam et la lutte contre la ségrégation raciale risquaient de se nourrir l’une l’autre pour déboucher sur une remise en cause du système lui-même. L’exemple d’Angela Davis est symptomatique à cet égard (elle est d’ailleurs ignorée dans le film). Et puis l’apartheid ne limite-t-il pas la concurrence entre salariés en empêchant de fait ou de droit les noirs d’accéder à certains métiers et de ce point de vue n’allait-il pas à l’encontre des intérêts de certains employeurs ? Il est connu qu’il a été une des causes du ralentissement de l’économie américaine surtout dans les Etats du sud. Le contexte international ne pouvait que faire craindre un basculement d’une partie de l’opinion vers le communisme. C’est dédouaner à bon compte un système et un pouvoir qui doit sa puissance à la division entretenue par la question raciale dans les classes populaires que de croire que la moralité et les qualités humaines des dirigeants étaient pour quelque chose dans leur volonté de faire respecter l’égalité civique. Avec la question de la différence de salaire entre blancs et noirs, le problème des inégalités était bien posé et s’y révélait le cynisme des pouvoirs en place. Le film ne montre pas clairement la raison pour laquelle les présidents successifs se refusent l’un après l’autre à la reconsidérer. C’est l’administrateur de la Maison Blanche qui semble seul en cause dans les refus essuyés par Cecil Gaines , ce qui est une façon facile d’évacuer le nœud du problème. S’ils combattent les formes violentes du racisme, les présidents maintiennent tous l’un après l’autre ce qui en fait la base et ce en quoi les ultras riches, ceux qui possèdent l’essentiel des richesses du pays et ont la main sur l’appareil productif, y trouvent leur intérêt. A la fin du film, l’arrivée d’Obama est montrée comme l’avènement d’une Amérique enfin juste et débarrassée du racisme. Quelle naïveté ou quelle tromperie ! Quand on voit ça, on ne peut que se dire que le poids idéologique du système est si fort aux Etats-Unis qu’il ne peut s’y concevoir que des œuvres qui sauvent la domination des grandes banques, des grands industriels, de ceux-là même qui sont les seuls à tirer profit de la division raciale. Avec les présidents, tous si soucieux de combattre le racisme, c’est le passé qui est absout de toute faute : tout retombe sur les brutes stupides du sud profond. Avec Obama c’est le système de domination actuel qui est exonéré de toute imperfection, comme si Obama n’avait pas été élu avec les fonds de Goldman Sachs et comme si tout à coup plus personne n’avait intérêt à faire perdurer la division des couches populaires. Bref, il arrive un moment où la naïveté devient douteuse et ne peut plus être considérée que comme faute ou même comme une forme de complicité. Hélas sur ce plan, le film est à l’image de tout ce qui se produit actuellement : une chape de plomb pèse sur le monde de telle façon que ce qui fait sa vraie nature est occulté. Quand verrons-nous de vraies œuvres capables de poser clairement et ouvertement les vrais problèmes de notre temps ?image 2

Elle s’en va

image 1’ai vu ce film hier et je ne sais qu’en dire. Il commence ainsi : la caméra découvre les façades et les rues vides d’une bourgade de province. Le granite des murs, la présence d’une crêperie et le style de l’église laissent supposer qu’on est quelque part en Bretagne mais sans doute pas en bord de mer. Le temps est ensoleillé, peut-être faut-il situer l’action qui commence au printemps dernier. Dans un restaurant le personnel s’affaire autour de quelques clients, peut-être est-ce la crêperie vue un instant avant ? On reconnait évidemment Catherine Deneuve. Un échange avec la serveuse plus jeune nous apprend qu’elle est une patronne bienveillante ou plutôt indifférente. Une seconde scène, cette fois à l’heure du coucher, permet de comprendre que la personne qui tenait la caisse est sa mère, une mère sans doute trop protectrice mais surtout trop présente. C’est l’indiscrétion de la mère qui permet de lancer l’action : je ne me souviens plus trop comment cela est amené mais elle apprend à sa fille que son amant la trompe avec « une jeunette de vingt-cinq ans qui lui a fait un enfant dans le dos ». Tout cela reste très flou, presque incongru. On sait, ou plutôt pour ce qui me concerne on suppose, que Catherine Deneuve a près de soixante-dix ans. Dans le film, elle est Bettie. Elle a été miss Bretagne en 1969. Elle avait alors dix-neuf ans : elle est donc née en 1950 et devrait avoir soixante-trois ans. Mais tout cela ne vient qu’au détour de phrases ou de situations tout au long du déroulement du film. L’amant médecin n’est qu’un prétexte, un personnage improbable. Quel âge peut-il bien avoir ? La relation des deux amants reste vague : ils se voyaient une fois par mois (mais quand Bettie dit cela, rien ne permet d’affirmer que c’est la vérité). C’est là tout le problème du film : les situations improbables s’enchainent à partir d’incidents et de rencontres aléatoires ou incongrues ou à la suite d’évènements saugrenus montrés ou évoqués comme la mort cocasse du mari de Bettie ou la mise sous séquestre de son restaurant et le blocage de son compte (je ne connais pas bien la législation en matière de cessation de paiement mais je doute qu’un tel excès sans préavis soit possible !).image 2

Le premier fil des pérégrinations de Bettie dans sa vieille Mercédès est la recherche de cigarettes. Il faut tout le talent de Catherine Deneuve pour donner un peu de vie et de véracité à tout cela. Mais ce n’est qu’au prix d’un procédé qui devient assez rapidement irritant. Elle est constamment filmée en gros plans. Elle fait le tour de sa voiture pour prendre le volant : la caméra la suit et tourne avec elle, se baisse avec elle. Quand elle conduit (et elle conduit beaucoup), la caméra est tantôt dans la voiture (sa silhouette occupe alors le côté gauche de l’écran) ou bien la caméra est à l’extérieur (peut-être fixée au capot ou dans un véhicule). Il s’agit d’insister sur l’errance du personnage dont il faut penser qu’elle est l’expression de son désarroi. Le gros plan laisse le paysage dans le flou, des panneaux indicateurs passent sur l’écran sans qu’on puisse les lire, il ne parait y avoir alentour aucune agglomération dans laquelle il aurait pu être un peu raisonnable d’espérer trouver un bureau de tabac ouvert (on a appris, je ne sais plus trop comment, qu’on est un dimanche soir). Le procédé permet de multiplier les personnages pittoresques : un vieux paysan dont les doigts épais peinent à rouler une cigarette. On partage l’impatience de Bettie même si c’est pour un tout autre motif. Il est seul dans sa ferme (on le suppose en retraite), il n’a jamais été marié. Selon ce qu’il dit, étant jeune, il a eu une « copine » qui est morte de la tuberculose à l’âge de vingt et un ans en lui faisant promettre de ne jamais se marier. Ainsi est éludé (et même évacué) tout ce que la scène aurait pu porter de la solitude accablante et de la souffrance paysanne dans un pays qui veut les ignorer. Cela n’est qu’un exemple des procédés d’évitement que multiplie le scénario. Bettie échoue ensuite dans un bar nocturne où, dans une ambiance de saloon, se déroule un concours de fléchettes. La voilà tout de suite qui se joint à un groupe de femmes de son âge, semble-t-il des habituées, des célibataires et fêtardes en goguette. Elle est aussitôt remarquée par un improbable dragueur qui la soule d’alcool et des habituelles flatteries dont on elle rit mais auxquelles elle finit par céder. Son errance aurait pu s’arrêter là si l’action n’était pas relancée par un coup de téléphone de sa fille qui voudrait qu’elle garde son enfant. On apprend que cette fille a des relations plus que tendues avec sa mère (cela depuis la plus tendre enfance) sans que l’origine de cette hostilité puisse être bien comprise. Cette fille apparaitra dans les  dernières scènes du film. Elle reste jusque-là un personnage assez vide : elle a un enfant de onze ans, elle cherche du travail depuis des années sans succès. Elle habite du côté de Limoges, si j’ai bien compris. Son mari, ou du moins le père de l’enfant, l’a abandonnée depuis la naissance du petit. Tout cela parait faire beaucoup et même trop pour qu’on puisse lui donner une profondeur psychologique.

image 3Bref, je ne vais pas raconter tout le film : c’est un « road-movie » qui use avec succès de tous les procédés du genre (gratuité des situations, pittoresque des rencontres, improbabilité des personnages) mais qui manque pour l’essentiel ce qui fait sa force (savoir saisir l’atmosphère d’une époque, d’une région ou l’esprit d’une génération même si cela est souvent biaisé idéologiquement). Le film tranche seulement avec les poncifs du genre par l’âge des personnages et par la « liberté » avec laquelle leur sexualité est évoquée sinon montrée. Il use et abuse, par ailleurs de trop d’évitements. Il agace en multipliant des gros plans qui fonctionnent trop clairement comme procédé d’évitement. Il est construit pour laisser les contextes dans le flou, pour échapper à toute description d’un milieu, d’une sociologie, d’histoires et de biographies un peu étoffées.

 Je ne suis pas un fanatique de l’unité d’action et de lieu, mais tout de même, il me semble que le scénario aurait gagné à s’en tenir à un argument plus simple, à une plus grande unité dans les types de personnages croisés, à plus de profondeur sociale et biographique : ici on va du vieux paysan célibataire (volontaire ?), au dragueur de dames âgées, pour passer à la fille révoltée (sans cause !), au grand père bourru (candidat FN aux municipales et maire sortant ?) en passant par quelques gourous décatis de la mode (qui veulent faire un calendrier sexy des miss régions 69 !?). On a croisé un gardien de supermarché compatissant : j’en passe et j’en ai manqué sans doute mais ce n’est pas grave car ce genre de film me parait fait pour passer un bon moment et être oublié sitôt vu.