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Art contemporain et impérialisme

image 1En exposant un urinoir comme une œuvre d’art, Marcel Duchamp a voulu montrer que c’est le cadre institutionnel de la présentation qui fait l’œuvre d’art. On dit qu’il a agi ainsi par dépit parce que son tableau « nu descendant l’escalier » avait été refusé par le Salon des Indépendants à Paris. Peu importe ! La preuve est éclatante puisque le Salon des Indépendants de New-York expose l’urinoir : Marcel Duchamp est le directeur et un des membres fondateur du salon. Est œuvre d’art ce que lui et ses pairs intronisent comme tel. Duchamp récidive ainsi ce qu’il avait tenté avec un porte-bouteille et une roue de vélo. Comme se transformait en or tout ce que touchait le roi Midas, tout ce qu’il touche devient œuvre d’art.

J’ai même lu quelque part que ce ne serait pas Duchamp qui aurait trouvé l’urinoir. Il lui aurait été envoyé par une artiste qui voulait se payer sa tête. Décidément rétif aux vexations, il aurait retourné l’attaque en présentant « l’œuvre » comme de son cru. L’affaire se corse encore un peu quand on sait que l’urinoir en question a été perdu mais que la légende autour de cette affaire a obligé à s’en procurer un autre, puis comme tous les musées le voulait, on s’en est procuré un deuxième, puis un troisième. Personne ne peut dire aujourd’hui combien il existe d’urinoirs supposés intronisés œuvre d’art !

Tout cela devrait prêter à rire. Eh bien non ! C’est une affaire majeure parce c’est ce geste qui pose les prémisses de l’art contemporain. Comme le jeune coucou jette du nid les compagnons qu’il y trouve, l’art contemporain commence par assassiner l’art moderne. Et Duchamp était le mieux qualifié pour accomplir ce forfait. Il est installé aux États-Unis mais il vient d’Europe, de Paris même qui, avec son quartier Montparnasse, est la Mecque de l’art moderne et le haut lieu de son marché. Les États-Unis voudraient adjoindre l’hégémonie culturelle à la domination économique à laquelle ils aspirent. Ils doivent disqualifier Paris pour qualifier New-York, ils doivent invalider ce qui se fait à Paris pour mettre en avant ce qui se fait à New-York. Un transfuge est l’agent idéal pour une telle opération.

image 2Dans la guerre des classes, il n’en va pas autrement. La classe dominante doit disqualifier la classe dominée. Il lui faut montrer qu’elle est méprisable, socialement incapable, que c’est une classe dangereuse. Mais le mépris de classe passe mal…. Sauf quand il est le produit de la classe dominée elle-même. C’est le rôle actuel joué par le Rap. On présente comme de grands artistes des personnages qui éructent leur mépris d’eux-mêmes sur des rythmes binaires d’une pauvreté sidérante. A les entendre, la délinquance, la violence sont leur univers. Il est question de trafic et de prison. Ils sont ainsi les meilleurs agents de leur propre stigmatisation. Ils sont la preuve vivante que les banlieues sont des zones de non-droit et leurs habitants des paumés qu’il faut contenir ! Et cela marche d’autant mieux que d’autres se chargent de souiller l’environnement avec leurs « tags ». On ne trouvera nulle part de meilleur instrument pour détruire quelque chose que celui qui en est le produit.

Donc, il fallait un Duchamp pour invalider tout ce qu’avait produit l’art moderne dans le renouvellement de l’esthétique, dans les recherches formelles, dans l’exploration de nouvelles formes, de nouveaux champs de signification, dans l’utilisation de nouveaux matériaux et dans l’interrogation de l’art sur lui-même. Tout cela est invalidé d’un coup par un geste que toute une cohorte de gens intéressés se charge de magnifier et de répéter à l’infini. Quelle profondeur de vue et de réflexion ! Quelle réfutation bien argumentée et solidement fondée vraiment !

Comment ne pas voir combien il est inouï qu’un geste aussi pauvre que celui d’exhiber un urinoir en soutenant que c’est une œuvre d’art puisse être l’objet cent ans plus tard d’encore autant de commentaires laudateurs. Comme on en a jamais fini avec la démonstration que le communisme est la pire chose au monde, on en finit pas de démontrer que l’art européen est fini et que le temps est venu de « l’art contemporain » c’est-à-dire de la domination culturelle des États-Unis.

Il se trouve toujours en Europe quelqu’un pour prêter son concours au travail d’invalidation de l’art. Ainsi, nous avons vu dernièrement, parmi je ne sais combien d’autres, le plasticien Bertrand Lavier venir nous dire qu’une pierre posée sur un frigo peut être considérée comme une œuvre d’art. Car « On ne peut pas nier que c’est une sculpture. Il s’agit bien d’un objet posé sur un socle. Ça répond précisément à la définition élémentaire de ce qu’est une sculpture ». J’imagine le commentaire au stylo rouge qu’aurait valu une affirmation aussi bête dans la copie d’un lycéen du temps où j’avais à disserter sur des questions aussi difficiles que celle de l’œuvre d’art : je me souviens d’avoir rendu une copie plus que médiocre sur la question « le cinéma est-il un art ou une industrie ? ». Il me semble tout de même que j’étais allé un peu plus loin que la réponse : le cinéma est un art car il montre des images.

Pourquoi ne rit-on pas au nez de ce Bertrand Lavier ? Parce que le monde de l’art l’intronise comme « artiste plasticien » et qu’il est européen. Encore une fois, il faut un européen pour attaquer les bases de l’art européen et faire place nette pour les « plasticiens » venus d’outre atlantique comme Koons ou MacCarthy, qu’on nous sert aujourd’hui comme ce qui se fait de plus novateur en matière d’art contemporain. Ils dominent le marché de l’art, leurs œuvres sont titrisées pour être fourguées aux musées aux frais du contribuable.

image 3Mais revenons à cette affaire d’urinoir. Il ne suffit pas de vouloir invalider l’art moderne, encore faut-il le remplacer par quelque chose. C’est la phase décisive de l’opération et il a fallu l’abaissement et la ruine de l’Europe après la deuxième guerre mondiale pour la réaliser.

Dans les pays d’Europe de l’ouest, le communisme est prégnant même s’il n’est pas dominant. Il convient d’extirper la menace en menant une bataille sur tous les fronts. Il faut mener « bataille pour conquérir l’esprit des hommes ». En 1947, le gouvernement des États-Unis impulse la création d’un « congrès pour la liberté de la culture », qui sera chargé d’un programme culturel qui va durer vingt ans.

Dans le domaine des arts plastiques, il faut un artiste qui fasse pièce aux productions européennes. C’est Jackson Pollock et son « expressionnisme abstrait » qui vont être le fer de lance de l’attaque et c’est New-York qui sera la nouvelle Mecque de l’art. Ici, je donne la parole à Samuel Zarka et son « art contemporain : le concept » auxquels je dois toute ma science. Je me permets seulement d’inclure, entre crochets, quelques indications pour faciliter la lecture. Samuel Zarka est hélas un auteur parfois inutilement abscons : « L’industrie a financé l’érection de l’institution culturelle [le MoMA]. Cette étymologie [comprendre cette origine] détermine l’implication de la culture dans la guerre [économique et hégémonique]. A la déstructuration du commerce des galeries françaises à New-York fait suite la reconstitution d’un réseau tenu par de nouveaux marchands locaux. La promulgation de l’expressionnisme abstrait entraine une épuration esthétique dans les galeries, à commencer par les plus importantes. Les artistes produisant des pièces manifestement marquées par l’influence européenne sont révoqués par les galeristes. Les marchands fraichement installés, Leo Castelli notamment, s’intègrent au soutien logistique des expressionnistes. Le peintre Robert Motherwell propose une théorie de l’art états-unien. Pollock est mis en exergue aussi bien dans les revues de la haute bourgeoisie que dans les journaux à grands tirages. La presse relève et commente la « force » et la « spontanéité » de son style et de celui de ses pairs. Leur commune prédilection pour le « non-fini » par oppositions aux « finitions parisiennes ». Des prix sont remis, des colloques organisés. La production expressionniste passe l’Atlantique. Les expositions tournent » (1).

Tout cela aboutit à la mise en place de tout un ensemble institutionnel fait de galeries, de revues, de critiques, de marchands qui ensemble font de l’art un marché. Ce marché s’internationalise avec la création des foires internationales dont la première se tient à Bâle en 1971. Cela nécessite aussi évidemment une intense bataille idéologique qui est toujours en cours mais qu’aide dans un premier temps le plan Marshall. L’Europe réagit. En France se développe l’abstraction géométrique (Vasarely), puis l’abstraction lyrique et le tachisme. Les États-Unis y opposent l’action painting qui complète l’expressionisme abstrait. C’est le critique d’art Clement Greenberg qui développe l’armature théorique. On passe par la peinture chromatique ou quasi chromatique (Klein, Soulages). Vient le temps des coups de force, les États-Unis sont à l’attaque : hyperréalisme, Fluxus. Il faut submerger d’innovations: happenings, mail art, eat art, TV Bra for Living Sculpture. Mais le coup décisif qui emporte tout c’est le Pop Art. L’alliance de l’art et du capitalisme us est définitivement scellée. Le Pop Art rapproche l’art de la publicité, invente la production en série et la reproduction à l’identique de l’existant (présentée comme une parodie et une reprise du ready made). Le thème de la « critique de la société de consommation » l’inscrit parfaitement dans l’air du temps. La contre-attaque de l’Arte Povera italien échoue rapidement. L’innovation délire, bafouille, déborde, se perd dans le n’importe quoi, mais l’hégémonie de « l’art contemporain » est désormais assurée. Nous avons l’Art Minimal, le Land Art, l’Art conceptuel, le Body Art et les performances. Pour survivre il faut transgresser ; c’est ce à quoi on assiste aujourd’hui.

Même si on continue à vouloir le tuer complétement, l’art moderne européen est totalement subverti, renversé, écrasé, fini ! Mais cela se fait au prix d’un élitisme qui écarte le vulgaire, décidément incapable de suivre. Nous avons un art des masses et un art de l’élite, un art ségrégatif, mondain, liée à la haute finance internationalisée. Celui-là seul est réputé créatif, il est sophistiqué et cérébral. C’est un art autoréférentiel qui manie des signes mais dont le sens ne concerne qu’un entre-soi et ne peut pas être explicité réellement (tout comme la valeur des « produits dérivés » et surtout leur composition n’est accessible qu’à ceux qui les produisent et savent en tirer de substantiels profits).   Selon Alain Troyas et Valérie Arrault (du narcissisme de l’art contemporain – éditions l’échappée) aujourd’hui  tout est possible pour l’art contemporain mais  il n’en a pas moins un contenu  qui est celui de l’idéologie dominante : « Ce que fait l’art dit contemporain en qualifiant tout et n’importe quoi d’artistique – une tache, une boîte de conserve, un corps sanguinolent, des excréments –  est une négation radicale des codes et des règles, de la tradition et des critères de jugement qui, pourtant, imprègnent la plupart des consciences. Délivré des idéaux humanistes et de leur dimension progressiste, cet art épouse le projet du libéralisme libertaire, celui d’une classe sociale dominante, et non celui de tous. Celui d’un monde vide, où règnent le cynisme, l’opportunisme et l’égoïsme. Les pratiques artistiques qui y sont valorisées visent à bouleverser les comportements et les mentalités dans la jubilation d’une régression narcissique qui transgresse les interdits nécessaires à la construction de soi et à la vie en société. Tous les préceptes civilisationnels sont devenus des objets phobiques et des entraves insupportables à une création adepte de la subjectivité, du relativisme, de la spontanéité et de la jouissance. »  

A l’opposé nous avons un autre art, un art pour les masses qui s’en tient au ressenti à ce qui « plait bien » ! Dans ses meilleures productions, c’est un art du beau, un art des « beaux-arts » dont la forme la plus populaire est l’impressionnisme. La contradiction est maximale : c’est une espèce de situation révolutionnaire. L’art conceptuel s’en rend compte et fait le choix de rejeter le producteur hors de l’art. On peut désormais faire réaliser son « œuvre » par quelqu’un d’autre (à qui est dénié toute capacité créative) ou même s’en tenir au concept. En art comme dans la société, la classe ouvrière est réputée avoir disparu; elle est niée pour être mieux contenue.

Mais attention au retour du refoulé : face à la tendance à faire de l’art un absolu, à le placer en valeur transcendante indépendante de l’histoire politique ou sociale, ou à le réduire à la transgression qui en fait l’arme des luttes sociétales, parcellaires, loin de l’expression des travailleurs comme classe, le moment est venu de tenter un coup. La provocation serait de réveiller le « réalisme socialiste » c’est-à-dire un art qui ne fait pas de la créativité de l’artiste l’expression de son « génie » mais en fait l’expression de sa société, de son peuple et de sa classe, et se met à leur service. Qui oserait risquer une grande exposition d’art soviétique créerait sans doute la surprise. Ce qui est réputé le pire, ce qu’on voudrait définitivement in-montrable pourrait bien se révéler le meilleur. En voici un aperçu. 050 RUSSIAN 001image 5image 7image 4

 

1- le professeur d’esthétique à Paris 1 Marc Jimenez dit quelque chose de semblable dans « la querelle de l’art contemporain » (Gallimard édition folio page 193) : « tandis que l’Europe peine à se relever de ses ruines, ressassant des problèmatiques esthétiques quelque peu obsolètes du genre ‘l’abstraction est-elle oui ou non un académisme ?’, les États-Unis s’emploient résolument et activement à une conquête culturelle et artistique sans précédent dans leur histoire. »  Il ajoute (page 198) : « L’écriture esthétique de l’art américain ne va pas tarder. Ses présupposés sont déjà formulés dans leurs grandes lignes. Certes, ils sont de nature artistique : il s’agit de promouvoir une certaine idée du modernisme, en l’occurrence l’expressionnisme abstrait — style américain par excellence. Mais ils sont également idéologiques, et relèvent d’une stratégie artistique et culturelle délibérément mise au point par le pouvoir américain. Celui-ci n’exigeait-il pas, par exemple, dès le début des années 50, l’instauration d’un ‘plan Marshall dans le domaine des idées.’

C’est ainsi que l’historien du pop art, Henry Geldzhaler, ami d’Andy Warhol, peut déclarer en toute franchise : ‘Nous avons soigneusement préparé et reconstruit l’Europe à notre image depuis 1945, de sorte que deux tendances de l’iconographie américaine, Kline, Pollock et De Kooning d’un côté, les artistes pop de l’autre, deviennent compréhensibles à l’étranger.’

Aveu sans ambiguïté mais surprenant si l’on sait que les artistes du pop art entendent précisément réagir contre ce nouvel académisme officiel qu’est devenu l’expressionnisme abstrait. Mais qu’importe ! La théorie esthétique qui tend à dominer progressivement au cours des années 60 aux États-Unis s’élabore indifféremment et stratégiquement à partir d’expériences artistiques diamétralement opposées, voire antagonistes. »

Voir aussi le livre de Guilbaut (S), Comment New-York vola l’idée d’art moderne (1983), trad. fr., Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, coll. Rayon Art, 1988

6 réflexions sur “Art contemporain et impérialisme

  1. Tout se passe comme si le seul motif était d’occuper l’espace, afin d’exister face à un public. On est loin d’une création qui tend à se découvrir soi-même dans les œuvres que l’ont crée ou d’exprimer ses cheminements sensibles. J’avais été assez stupéfait quand j’ai lu qu’Andy Warhol plaçait l’art commercial au dessus de tout, comme un aboutissement normal.

  2. Un exemple presque caricatural du bandeau que se mettent sur les yeux les prometteurs de l’art contemporain, est donné par un article de Télérama de cette semaine signé d’un certain Olivier Cena.
    Il est question d’une « artiste » qui fait l’objet d’une rétrospective dans une galerie à Paris puis qui sera présentée au MoMA à New-York : une nommée Elaine Sturtevant qui est présentée « comme le précurseur de l’appropriationnisme » et dont la spécialité était de faire des copies et de les signer de son nom. On appelle ça un plagiat. Mais, lit-on, s’agissant d’art « son action pose une question éthique qui, au-delà de son propre cas, concerne beaucoup d’autres artistes contemporains utilisant comme matériau principal de leur œuvre la critique et la dénonciation, qu’elles soient politiques, esthétiques ou sociale ». Car « le noyau de l’œuvre de Sturtevant est la dénonciation des systèmes de valeur de l’art contemporain ».
    On est clairement, mais l’auteur de l’article ne semble pas ou ne veut pas le voir, au niveau zéro de la réflexion et de l’acte de dénonciation. Mais l’auteur de l’article ne dit rien de tel. Il note qu’une partie du public n’apprécie pas l’œuvre. Voici son verdict : »sans doute ne sentent-ils pas alors la pertinence de l’appropriationnisme ». (quant à lui, qui n’est pas un petit esprit, il voit cette « pertinence » !!! On croit rêver !)

    Ce qui me frappe moi dans cette affaire c’est l’évident crétinisme volontaire dont l’auteur de l’article semble avoir fait vœu pour pouvoir trouver ainsi de la profondeur à une affaire de plagiat revendiqué, c’est la complaisance quasiment délirante avec laquelle il retourne l’affaire pour la doter d’une profondeur de vue et de pensée qui n’y est manifestement pas. Il semblerait qu’il faille à tout prix trouver profonde la moindre crétinerie sortie d’un cerveau estampillé « artiste ». Je vois dans ce bandeau sur les yeux porté volontairement la marque de l’idéologue qui se sait au service du puissant (et peut s’attendre à être récompensé) !

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  4. Précision importante, contrairement à ce que vous écrivez au début de votre article, « Fountain » n’a pas été exposé à l’Armory Show. En effet, cette exposition sensée accueillir n’importe quel travail artistique sans critère esthétique l’a refusé. Duchamp faisait bien partie du jury, mais avait exposé son urinoir de façon anonyme, au nom de R.Mutt. Il a alors quitté cette société. C’est suite à des articles et la photo de Stieglitz que l’urinoir a été reconnu, puis répliqué ( un nombre de fois limité) dans les années 50 et 60 avec l’autorisation et la signature de MD. D’autre part, il applique le concept de ready made dès 1913 et non après l’urinoir.

  5. Ma source est le livre de Samuel Zarka « art contemporain et impérialisme » puf 2010 pages 145 à 148, qui lui-même cite Philippe Sers « Duchamp confisqué, Marcel retrouvé » Paris Hazan pages 14-21

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