Sur le transhumanisme et la dictature du prolétariat

« À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. »  A ce qu’a écrit Marx ici dans sa « contribution à la critique de l’économie politique », il faut ajouter un  complément. Les forces productives (qui ne sont pas que matérielles) entrent en contradiction avec les rapports de production existants parce qu’elles mobilisent de nouvelles classes sociales qui les animent. Au 19ème siècle, pour la grande industrie ce fut la classe capitaliste industrielle appuyée  sur la banque et avec elle et aussi contre elle : la classe ouvrière. Cette dernière était alors au pôle prolétarien à la fois la classe productrice et la classe montante. Elle est devenue une classe révolutionnaire quand l’expérience (en France la révolution de 1848) lui a fait comprendre que ses intérêts s’opposaient à ceux de la classe capitaliste industrielle.  Aujourd’hui, avec le développement des nouvelles technologies se développent aussi deux nouvelles classes : celle au pôle bourgeois de la classe capitaliste innovatrice et au pôle prolétarien celle des travailleurs de la science et de la technique. Cette dernière est aujourd’hui la classe montante, celle qui bouleverse notre vie, nos relations sociales mais aussi le travail et la place que nous y occupons. Mais elle ne s’est pas encore émancipée de la domination idéologique de la classe capitaliste. L’idéologie de la classe capitaliste scientifique, par laquelle elle se soumet la classe prolétarienne scientifique et s’approprie  la nouvelle révolution scientifique et technique, est de plus en plus le transhumanisme. Pour émanciper les travailleurs de la science et en faire une classe révolutionnaire, il est impératif de combattre cette idéologie et de lui opposer une conception libératrice de la science comme bien commun. Cela n’est possible que si l’on sait ce qu’est cette idéologie.

 Le transhumanisme et sa porte d’entrée la théorie du « genre » ont pour fondement les philosophies post-modernes qui ont leur source dans le pragmatisme américain. Le transhumanisme se propose rien de moins que de dépasser l’humain. Bien-sûr cela parait souhaitable quand il s’agit d’en finir avec le handicap ou la maladie. C’est déjà plus inquiétant quand il s’agit d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales de l’humanité. D’autant que du fait même des technologies déployées cela ne peut concerner qu’une infime partie de l’humanité. Il est clair que cela aboutit à une forme extrême d’eugénisme qui voudrait sélectionner une caste de post humains destinés à dominer l’humanité ordinaire. Dans le cadre de la sélection de l’espèce supérieure la reproduction sexuée serait dépassée. C’est ici que se fait la liaison avec la théorie du genre et sa remise en cause de la division sexuée de l’humanité. Je renvoie ici à mes articles « Mœurs attaque » du 19 mars 2013 et « RSdS (6) : l’offensive de la théorie du genre » du 1er juin 2014.

Le transhumanisme ne reconnait aucun interdit. Il s’efforce de surmonter tout ce qui met des limites au moi (à commencer par la mort) et porte ainsi à son  summum l’idéologie libérale libertaire. Il occulte la division des sociétés en classes et l’opposition entre l’impérialisme et les sociétés dominées. Il réduit l’homme à une machine sophistiquée et veut oublier qu’il est un être social qui n’a pas d’existence hors de sa relation à l’humain proche et lointain(1). Il fait de l’humain une abstraction vide en réduisant la conscience à « de l’information » et la vie à la recherche de la jouissance. Il s’adresse, sans l’avouer, à quelques « happy fews » venus de la Silicon valley et aux rêveurs qui croient en être. Il ignore l’aspiration du plus grand nombre (sinon de tous !) à une vie meilleure, digne et fraternelle. Il met la science au service d’une élite qui se fiche du plus grand nombre et en conséquence de la démocratie, qui croit pouvoir dominer la nature et met ainsi l’humanité tout entière en danger. Le transhumanisme doit être combattu, critiqué et mis hors d’état de nuire.

Le transhumanisme occulte une évidence, il ne nous permet pas de voir que les nouvelles technologies, loin d’être   la source d’une division irrémédiable de l’humanité, au contraire rapprochent les hommes comme jamais. En effet, cet article, écrit en France, est hébergé aux USA mais il peut être lu sur tous les continents,  en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique. Le savoir se diffuse comme jamais, bien plus encore que ne l’avait permis en son temps l’imprimerie . Le travail se libère des tâches les plus ingrates et devient hautement productif.

Ce qui est préfiguré avec les nouvelles technologies c’est une société communiste, c’est-à-dire qui fait des ressources et des savoirs des biens communs : une société libérée des travaux les plus pénibles, des fléaux et des souffrances (la faim, la maladie, la déraison). Il devrait être  bien plus mobilisateur pour les travailleurs des sciences et des techniques de travailler à cette société durable plutôt qu’à la sélection d’une caste de surhommes qui n’auraient de surhumain que leur égoïsme et la vacuité de leur vie. Mais cela suppose dans un premier temps que cette classe sociale montante se libère de l’emprise idéologique qui l’a conduite en France à mettre Macron au pouvoir, qu’elle rejette à la fois le transhumanisme, le libéralisme libertaire et l’écologie malthusienne et austéritaire, la collapsologie qui sont les principales idéologies dans le cercle desquelles on voudrait enfermer la pensée. La difficulté qu’elle a à surmonter est celle que rencontre toute classe montante : une classe montante est toujours une classe minoritaire, idéologiquement faible puisque sans histoire,  qui ne peut rien réussir politiquement sans s’assurer le soutien des autres classes dominées, mais doit pourtant rester libre idéologiquement. La classe ouvrière industrielle a rencontré ce problème : elle était une classe minoritaire dans une France très majoritairement rurale (qu’elle a pas su s’allier et qui a mis Napoléon III au pouvoir !), elle sortait de la paysannerie dont elle devait dépasser les limites idéologiques pour accéder à une conscience politique propre (ce qui ne s’est fait en France que très partiellement après le révolution russe et la séparation de l’Église et de l’État) sans que cette rupture idéologique soit une rupture politique.

Ainsi, pour s’épanouir et libérer toutes leurs potentialités, les nouvelles technologies appellent l’avènement d’une société socialiste durable. Cet avènement ne peut advenir qu’à l’issue d’une crise révolutionnaire seulement possible par une alliance de classe entre la classe montante et les autres classes dominées (la paysannerie étant désormais une classe minoritaire). Selon Marx un des moments obligé de ce processus révolutionnaire est nécessairement »la dictature du prolétariat ».

C’est pourquoi  intervient ici cette question pleine de malentendus qui est aujourd’hui très discutée à l’extrême gauche et semble créer un grand embarras. On en parle parce qu’on ne sait plus ce que c’est !

C’est pourtant bien simple : la dictature du prolétariat c’est la période qui suit l’accession au pouvoir des partis prolétariens, c’est une période de renversement de la domination, de lutte de classe intense marquée par la mobilisation de toutes les forces du prolétariat, de la classe ouvrière et de ses alliés, pour aller au bout de sa victoire, pour arracher au capital les moyens de sa domination et passer effectivement au socialisme, c’est l’effort pour ne pas être finalement vaincu, c’est l’effort pour vaincre. Sa forme dépend largement des moyens utilisés par les classes défaites (la classe capitaliste et ses alliés internes et internationaux) pour renverser le nouveau pouvoir. Elle peut aller de la lutte pour l’hégémonie culturelle à la lutte policière  contre les menées subversives en passant par la lutte pour garder et élargir la majorité électorale, pour avoir le contrôle des appareils de coercition de l’État, la police et l’armée. C’est le plus vraisemblablement tout cela à la fois. Ce n’est donc pas une dictature dans le sens moderne de pouvoir violent et arbitraire, mais dans le sens classique de domination d’une classe (à l’exemple originel de la république romaine). Dans le contexte de notre époque de révolution scientifique et technique c’est en définitive l’hégémonie des nouvelles classes dominantes (classes productrices -ouvrière et paysanne – classe montante innovatrice des sciences et des techniques) qui met en échec les anciennes classes dominantes. La dictature du prolétariat, a dit Lénine, « est une forme particulière d’alliance de classe entre le prolétariat, avant-garde des travailleurs et les nombreuses couches non prolétariennes de travailleurs (petite bourgeoisie, petits patrons, paysannerie, intellectuels, etc.), où la majorité de ces couches, alliance dirigée contre le Capital, alliance ayant pour but le renversement complet du Capital, l’écrasement complet de la résistance de la bourgeoisie et de ses tentatives de restauration, alliance ayant pour but l’instauration et le consolidation définitives du socialisme« (2).

Renoncer à la dictature du prolétariat n’a pas de sens car c’est une politique d’alliance de classe et parce que, dans sa forme, elle n’est pas quelque chose qu’on choisit mais qui est imposé par les forces réactionnaires dès lors qu’elles usent de moyens « déloyaux » pour renverser le pouvoir. A la violence armée, il faut bien répondre par la répression armée, de même qu’à une captation des moyens d’information, il faut répondre par leur démocratisation. Comme elle s’est imposée en Russie dans le contexte de la guerre internationale et civile, elle risque de s’imposer pour nous face à une crise économique destructrice et à une urgence climatique extrême. La sortie de la dictature du prolétariat se fait par deux voies : l’élargissement de sa base de classe à d’autres classes et la baisse de l’intensité de la lutte de classe consécutive à la disparition des classes exploiteuses.

Mais dans ce débat la question à laquelle on néglige de répondre est toujours la même : qu’est-ce que le prolétariat ? Qui s’agit-il de mobiliser concrètement ? Quelle est la classe montante sur laquelle il faut s’appuyer et dont il est vital d’être l’avant-garde ? Est-ce toujours la classe productrice des ouvriers d’industrie ou du moins est-ce seulement elle ? Toute erreur à ce niveau risque de provoquer une rupture du côté prolétarien  pouvant aller de la passivité des couches intermédiaires à leur passage dans le camp de la bourgeoisie. J’ai déjà dit ce qu’est selon moi  le prolétariat, j’y renvoie le lecteur : voir mon article « prolétariat et lumpenprolétariat » du 7 mai  2015. Quant à ce qu’est aujourd’hui la classe montante, je viens de le dire : c’est la classe des travailleurs des sciences et des techniques. C’est celle-ci qu’il faut rapprocher de la classe ouvrière et plus largement des autres classes dominées pour qu’ensemble elles changent enfin la société. Il est primordial de s’adresser à cette classe, avec un langage adapté, attentif à ses besoins et à la forme nouvelle de domination qu’elle subit (3). Car il est fondamental d’avoir à l’esprit ce qu’écrivait Staline dans « Matérialisme dialectique et matérialisme historique » : « Il faut fonder son action non pas sur les couches sociales qui ne se développent plus, même si elles représentent pour le moment la force dominante, mais sur les couches sociales qui se développent et qui ont de l’avenir, même si elles ne représentent pas pour le moment la force dominante. » Cela nous confronte à une difficulté nouvelle historiquement : cette classe montante est internationalisée dans sa partie la plus qualifiée (cela se constate dans l’usage presque exclusif de l’anglo-américain comme langue de travail). Une action politique qui ne prendrait pas en compte cette particularité serait vouée à l’impuissance.

Autre point indispensable : tout cela exige une avant-garde sous la forme d’un parti fort, un parti marxiste, bien organisé  bien implanté, bien instruit, créatif et innovant sous le plan théorique, capable d’initiative, un parti qui s’adresse à tout le prolétariat et est implanté dans toutes les couches sociales qui le composent.  Il ne sert à rien de régler les problèmes de demain (d’un demain encore imprévisible) si les problèmes d’aujourd’hui ne sont pas résolus.

 

1- lire à ce sujet : https://lemoine001.com/2014/03/18/la-6eme-these-sur-feuerbach/

2 – V.L. Lénine : Préface au discours : « Comment on trompe le peuple avec les mots d’ordre de liberté et d’égalité », Œuvres complètes, t. XXIV, p.311. Edit russe.

La théorie marxiste et léniniste de la dictature du prolétariat est en contradiction avec la théorie Trotskiste de la révolution permanente.  Selon Trotski « l’avant-garde prolétarienne…. entrerait en collisions hostiles, non seulement avec tous les groupements bourgeois qui l’aurait soutenue au début de sa lutte révolutionnaire, mais aussi avec les grandes masses de la paysannerie dont le concours l’aurait poussée au pouvoir. Les contradictions dans la situation du gouvernement ouvrier d’un pays arriéré, où la majorité écrasante de la population est composée de paysans, pourront trouver leur solution uniquement sur le plan international, dans l’arène de la révolution mondiale du prolétariat. »  (préface de 1922 à un écrit de 1905). Pour Trotski il n’y a donc pas d’alliance de classe durable possible, et donc la classe ouvrière victorieuse ne peut uniquement trouver ses soutiens qu’à l’extérieur par la contagion révolutionnaire.

3 – sur la domination subie par les travailleurs des sciences et des techniques on peut lire la fin de mes articles « comprendre la mondialisation » de novembre 2013