Une société est une communauté humaine solidaire, organisée autour d’institutions communes (écono – miques, politiques, juridiques, etc.) dans le cadre d’une civilisation à un moment historique défini. Cette communauté regroupe non pas directement des individus mais des groupes unis par des liens familiaux et des relations de parenté réelle ou fictive par lesquels les individus s’identifient.
Toute société est organisée en vue d’assurer sa pérennité par la production et la reproduction et s’organise donc selon deux axes qui sont le rapport social de sexe et le rapport social de production. Autour du rapport social de sexe se construit la vie commune des hommes et des femmes qui apparaissent comme des groupes sociaux auquel chaque individu est enjoint à se rattacher et à modeler son comportement. Ces deux rapports sociaux fondamentaux sont stabilisés et pérennisés par des institutions qui sont de ce fait les plus fondamentales dans toute société. Pour le rapport social de sexe cette institution est la famille. Son importance fondamentale a été mise en évidence par les travaux d’Emmanuel TODD. Elle modèle l’ensemble de la société, de ses institutions politiques à la culture commune. Pour le rapport social de production l’institution première est la propriété. Cette institution dit ce qui peut être objet d’appropriation et ce qui ne peut pas l’être. Ainsi dans le mode de production esclavagiste l’homme peut être objet de propriété et dans le mode de production capitaliste le produit du travail du salarié ne lui appartient pas mais est la propriété du capitaliste.
Le rapport social de production organise les groupes occupant un rôle distinct dans la production des biens, leur distribution, leur consommation. Les groupes ainsi distingués s’appellent des classes sociales. Elles ont en commun d’être productives. Selon le degré de développement des sociétés ce peut être les chasseurs, cultivateurs, éleveurs, commerçants, transporteurs, apprêteurs – bouchers – boulangers etc.). S’ajoutent à ces classes productives les classes (souvent qualifiées de moyennes) les classes qui assurent des rôles d’organisation et de direction, de transmission, d’élaboration des savoirs, etc. (employés, dirigeants, enseignants etc.)
Les classes sociales productives ont un statut différent selon le mode de production auquel a accédé la société, en fonction de son développement économique du fait du progrès de ses forces productives. Les producteurs peuvent ainsi être esclaves, serfs, ou hommes libres. Ils peuvent être artisans ou ouvriers (loueurs d’ouvrage ou salariés). Ils peuvent être indépendants ou en coopérative ou encore sous la dépendance de ceux qui dépossèdent les moyens de production.
Ces différentes situations permettent de distinguer les modes de production. Spécifier quel est le mode de production d’une société c’est indiquer son régime de propriété et comment y sont combinés les facteurs de production du fait de leur niveau de développement. Le facteur de production premier étant le travail humain. La particularité du mode de production capitaliste c’est qu’il produit de façon industrielle des biens, qui sont la propriété du capitaliste, pour un marché sur lequel la marchandise a une valeur d’échange qui est fonction du travail social incorporé. Cela est possible car la force de travail est elle-même une marchandise. Dans le mode de production capitaliste le surplus social a une nature particulière : il prend la forme d’un capital qui s’accumule et est accaparé par la classe capitaliste propriétaire des moyens de production. C’est cette appropriation qui est appelée « exploitation capitaliste ». Elle est a pour « secret » le fait que le travailleur, dans le temps qu’il travaille, produit plus de valeur qu’il n’en coûte.
L’activité d’une société complexe ne se réduit pas à la production et à la reproduction. Sa structure ne se limite donc pas aux sexes et aux classes. Peuvent s’y ajouter d’autres groupes comme des castes ou des ordres (noblesse, clergé) des groupes plus ou moins stables comme les gens de guerre ou les intellectuels. L’ensemble classes, castes, groupes est en constante évolution et se modifie sous l’impulsion du développement des forces productives. Ces différents éléments interagissent entre eux pour former un système c’est-à-dire une unité complexe dotée d’un mouvement propre résultant des interrelations entre ses différents éléments. Dans le cadre de ce mouvement de fond, de cette « tectonique », des classes ou des groupes apparaissent et cherchent leur place, d’autres régressent et perdent leur influence. C’est le développement des forces productives qui est le moteur de ces changements. Ainsi dans les sociétés modernes, capitalistes ou socialistes, la classe de la petite paysannerie régresse en nombre et en influence tandis que la classe des ingénieurs et techniciens mettant en œuvre les technologies de l’information, des communications, des réseaux, de la robotique et de l’intelligence artificielle croissent en nombre et en influence. J’appelle classe montante, cette classe mettant en œuvre ces nouveaux moyens de production.
Tout rapport met en relation deux termes complémentaires qui s’opposent. Le rapport social de production est donc un rapport polarisé. Dans le cadre du mode de production capitaliste, il oppose prolétariat et bourgeoise. Le prolétariat et la bourgeoise ne sont pas à proprement parler des classes sociales mais des pôles du rapport social de production dans le cadre du mode de production capitaliste. A chacun de ces pôles se regroupent des classes qui trouvent leur répondant au pôle opposé. Les capitalistes capitaines d’industrie emploient la classe des ouvriers d’industrie. La classe des propriétaires fonciers trouve son complément dans celle des fermiers qui travaillent ses terres, etc. Ces classes, occupant des pôles opposés, sont en lutte pour le partage des fruits du travail et pour le pouvoir politique (pour faire évoluer l’institution fondamentale qu’est la propriété). Elles défendent leur position ou s’efforcent de s’imposer si elles sont montantes. Dans cette lutte, qui fait l’histoire des sociétés, elles s’organisent politiquement et cherchent à s’allier.
Quand on parle de société sans classe, il ne s’agit évidemment pas, dans un avenir prévisible, de voir disparaitre la distinction entre les travailleurs de l’industrie ou des champs, ou avec des travailleurs des autres secteurs comme les mines, les transports ou la distribution. Il s’agit d’en finir avec la domination bourgeoise sur les classes productives et de voir disparaitre la polarisation du rapport de production par la disparition de son pôle bourgeois. Cela est possible dans la mesure où la bourgeoisie possède les moyens de production et en tire profit mais en délègue la mise en œuvre à une classe managériale qui lui est rattachée. Car la propriété privée des moyens de production n’est pas une condition de leur mise en œuvre mais le plus souvent un obstacle : elle règle l’allocation des ressources (les investissements) non en fonction des besoins mais selon leur profitabilité. Elle accumule des actifs financiers (des créances sur la production) au lieu de les investir productivement.
Les moyens de production ont une double nature : ils sont matériels mais aussi immatériels. Ils incorporent des biens issus du travail productif antérieur comme des machines, les installations, des sources d’énergie. Mais ils sont aussi immatériels et consistent alors en savoir : sciences, techniques, expériences, organisation raisonnée etc. Il y a donc, dans les sociétés, deux types de classes sociales productives: celles qui mettent principalement en œuvre les instruments de la production et celles qui mettent en œuvre les savoirs pour développer ces moyens de production et en améliorer l’efficacité. Cela n’est en rien une nouveauté : l’apparition de l’agriculture et de l’élevage a vu, à l’aube de la civilisation, se développer les classes des cultivateurs et des éleveurs. L’invention de l’écriture a permis l’apparition de la classe des scribes. Ces classes se sont disputées le surplus social et ont lutté pour le pouvoir. Elles ont, dans cette lutte, développé un monde d’idées et de représentations. Dans la société contemporaine, hautement développée, la classe qui met en œuvre les nouveaux moyens de production immatériels de la révolution scientifique et technique, que j’ai définie comme la classe montante, est composée principalement des travailleurs de la science. Cette classe montante est internationalisée dans sa partie la plus qualifiée (cela se constate dans l’usage presque exclusif de l’anglo-américain comme langue de travail). Son influence sur nos sociétés est énorme.
La domination du capital (des classes bourgeoises) sur cette nouvelle classe sociale, se heurte à la nature particulière de la richesse qu’elle crée. Elle ne produit pas des marchandises mais directement des moyens de production. Il y a certes une lutte pour le partage des fruits du travail qui vaut autant pour les fruits du travail intellectuel des ingénieurs et techniciens qui développent les outils numériques modernes que pour les ouvriers qui produisent des marchandises. Mais ce n’est guère le temps passé qui fait la valeur des produits du travail intellectuel. Une découverte scientifique n’a pas la nature d’une marchandise malgré tous les efforts pour la plier à cette logique par le biais du système des brevets. Elle ne vient pas s’ajouter à cette « immense accumulation de marchandises » qui caractérise les marchés capitalistes. Elle se prête mal à une appropriation privée. Une innovation est par nature un bien public que capitalisme a beaucoup de mal à maîtriser. Son application industrielle modifie la structure sectorielle de l’économie (par le développement du secteur tertiaire au détriment des secteurs primaires et secondaires), ainsi que les spécificités, la répartition et la qualification des emplois (les emplois qualifiés plutôt que les emplois d’exécution). Elle appelle par sa nature même l’apparition d’un nouveau régime de propriété et partant d’un autre mode de production fondé sur le partage et la mise en commun des produits du travail et sur la démocratisation des choix économiques allant vers plus de durabilité.
Bien qu’on puisse identifier une classe montantes et des classes en déclin, gardons nous pourtant de croire qu’il y aurait une classe ou des classes qui seraient révolutionnaires par nature. Il n’y a pas de classe qui « n’aurait à perdre que ses chaînes ». Il faut se garder de cette vision quasi religieuse du monde ouvrier. Moins les travailleurs possèdent de biens, plus ils sont dépendants du revenu de leur travail, plus ils ont à perdre à une interruption de la production qui les contraindrait à l’inactivité, au chômage. Ils ne deviennent révolutionnaires politiquement que lorsque leur situation ne leur permet plus la vie décente auxquels ils aspirent, lorsque leurs droits sont bafoués et qu’ils subissent une oppression insupportable. Cela se traduit actuellement par l’aspiration à la restauration d’une situation ancienne pensée comme plus favorable. Ce n’est que par l’expérience de l’échec de cet espoir de restauration qu’une classe se résout à rechercher une issue politiquement révolutionnaire et progressiste à sa situation. De même la classe des travailleurs de la science et de la technique, si elle a besoin de se libérer des carcans que les soucis de rentabilité immédiate des financiers mettent à son travail, n’aspire pas pour autant spontanément à un bouleversement des structures sociales.
Une classe est révolutionnaire, non par une espèce de prédestination, mais parce qu’elle révolutionne de fait la société et modifie le régime de la propriété. Les classes sociales modernes (bourgeoises et prolétariennes) ont ainsi été des classes révolutionnaires tout au long du 19 et du 20ème siècle. Elles ont transformé la société par l’industrie, l’électricité, l’automobile etc. Pendant cette période de révolution industrielle la classe montante des ouvriers était à la fois la classe révolutionnaire et la classe montante. La classe qui révolutionne les modes de vie est aujourd’hui de plus en plus la classe de la science et des techniques. C’est par elle que se fait l’informatisation de la société, le développement des communications, des outils de calculs et d’organisation ultra performants. Cette classe est donc une nouvelle classe révolutionnaire. Mais son mode de vie, ses revenus confortables, ses aspirations, sa conscience, diffèrent de celles de la classe ouvrière. Elle est révolutionnaire d’une autre manière, avec d’autres outils, d’autres idées et d’autres aspirations. Elle cherche confusément à imposer un nouveau régime de propriété. Elle ne peut devenir révolutionnaire politiquement que différemment, en prenant conscience que la science et la technique qu’elle développe, sous la domination capitaliste, desservent et oppressent l’humanité au lieu de la servir et de l’émanciper, qu’ils sont accaparés indûment pour servir à l’accumulation financière plutôt qu’à l’amélioration de la vie, qu’ils contribuent même à la destruction du vivant et au dérèglement du climat et font du capitalisme un système mortifère, un exterminisme.
La classe montante (ouvrière au 19ème siècle, scientifique au 21ème) est toujours une classe minoritaire. C’est aussi une classe sans passé et qui ne peut donc pas aspirer à une restauration. C’est une classe qui a une faible conscience de sa nature de classe. Elle a donc besoin d’une avant-garde qui l’organise et lui apporte les outils intellectuels de sa prise de conscience, qui lui ouvre des perspectives.
C’est le rôle du mouvement communiste et ce qui le définit. Il apporte à la classe productive montante, aux classes révolutionnaires (pratiquement) les outils de leur prise de conscience pour en faire des classes révolutionnaires politiquement. Le mouvement communiste au 21ème siècle doit donc s’adresser à la classe productive montante, ou plutôt aux classes productives montantes anciennes et nouvelles et leur apporter les idées qui leur permettront de s’émanciper de l’influence bourgeoise en leur sein. Une classe montante étant toujours minoritaire a besoin d’alliés. Elle ne peut les trouver qu’en rompant avec son pendant bourgeois et en se tournant vers la classe productive qui achève sa montée : la classe ouvrière. Cette classe ouvrière est certes en repli mais reste puissante car elle ne peut pas disparaitre puisqu’elle produit tous les biens matériels nécessaires à la vie. Le mouvement communiste doit concilier les aspirations de ces deux classes productives et les harmoniser. Il doit tenir un discours audible des uns comme des autres. C’est son rôle historique pour hâter la transformation d’une société qui se heurte aux excès du capitalisme qui mettent en danger l’humanité « en épuisant les deux seules sources de toute richesse : la Terre et le travailleur », dans une course au profit qui dérègle le climat et l’équilibre du vivant. Un parti communiste moderne doit s’ouvrir à la classe des travailleurs de la science, avec un langage adapté et sans vouloir la mettre à la remorque d’une classe ouvrière idéalisée. Comme la révolution russe n’a pu réussir que par l’alliance des ouvriers, minoritaires mais classe productive montante, avec la masse innombrable de la paysannerie voulant posséder la terre qu’elle travaillait, la révolution du 21ème siècle ne peut se faire que par l’alliance de la classe ouvrière et de la classe des travailleurs de la science (nouvelle classe montante) entrainant derrières elles les autres classes et groupes sociaux du pôle prolétarien. Elle répétera ainsi le geste de la révolution française célébré ainsi par Marx : « La bourgeoisie française n’abandonna pas un instant ses alliés, les paysans. Elle savait que la base de sa domination était la destruction de la féodalité à la campagne, la création d’une classe libre, possédant des terres« . Elle aura ainsi suivi, en l’adaptant à notre temps, le conseil de Staline dans « Matérialisme dialectique et matérialisme historique » : « Il faut fonder son action non pas sur les couches sociales qui ne se développent plus, même si elles représentent pour le moment la force dominante, mais sur les couches sociales qui se développent et qui ont de l’avenir, même si elles ne représentent pas pour le moment la force dominante. »
Les luttes de classes au 21ème siècle ont toujours le même objet, qui est la maitrise du surplus social mais elles sont plus complexes. Elles exigent un renouvellement de la pensée. Elles impliquent de nouveaux acteurs, une nouvelle classe productive montante, des objets nouveaux (immatériels). Elles se portent de plus en plus à l’international et se présentent sous la forme d’une lutte d’influence entre nations prolétaires, c’est-à-dire celles qui produisent l’essentiel du surplus social et les nations impérialistes qui le captent par le biais du système monétaire international et par les mécanismes de la finance. Les premières menées par la Chine sont des pays qui exportent massivement leur production tandis que les seconds menés par les USA les consomment et, pour faire durer cet avantage doivent lutter pour leur hégémonie; L’objet de cette lutte internationale sera le renversement de la domination du dollar et du monde de la finance. Il se doublera d’une lutte pour le contrôle de l’information et des réseaux sociaux internationaux. Ces luttes seront menées sous la contrainte des crises multiples : financière, écologique et de civilisation.