RSdS (5) : subversion du féminisme par le genre

image 1L’article précédent a montré que les débats idéologiques entre différentialistes et universalistes ou entre naturalistes et culturalistes divisent inutilement les féministes. Les conceptions qui s’opposent ont en commun de rejeter sans examen l’idée de rapport social de sexe (RSdS). Pourtant, ce concept permet de comprendre que la relation entre les sexes n’a jamais été une relation seulement exclusivement interpersonnelle. Elle est toujours prise dans un rapport social qui se traduit par la présence d’institutions, de normes et de rituels. Ce qui est premier dans l’évolution du rapport entre les sexes, n’est pas la forme des relations interpersonnelles (la forme de la vie amoureuse) mais l’évolution du rapport social. C’est le rapport social, sous la forme de la tradition, des institutions et des usages, qui commande la forme de la relation interpersonnelle, et non l’inverse. Faire évoluer les relations entre les sexes exige par conséquent de modifier les structures mêmes de la société, les institutions, les représentations, la législation en sachant que le rapport social de sexe est intriqué aux autres rapports sociaux en un système qui prend la forme d’un mode de production. Or, le féminisme dans le dernier quart du 20ème siècle est allé à l’inverse de cela en abandonnant de plus en plus les questions sociales pour se concentrer sur celles de la sexualité (contraception, avortement) comme si ces questions n’étaient pas liées étroitement aux questions sociales. Le féminisme a porté ses attaques contre les mentalités, un atemporel « patriarcat », sans poser la question de leur origine, de ce qui les entretenait. Il a fait de la libération de la femme une affaire de développement personnel plus qu’une question sociale. Cela a ouvert la voie à une nouvelle idéologie qui occupe aujourd’hui tout l’espace médiatique : l’idéologie du genre.

La question du féminisme, déjà marquée par les oppositions dommageables entre différentialistes et universalistes, naturalistes et culturalistes, est encore brouillée par celle du « genre ». Cette nouvelle notion vient obscurcir encore plus la question du rapport social de sexe. Elle vise à l’occulter complétement. C’est, en effet, une notion fortement idéologique. L’idée de « genre » vient du monde anglo-saxon et des mouvements activistes en matière de libération sexuelle. Elle se déploie dans deux directions opposées qu’elle s’emploie à concilier. Elle est à la fois « culturaliste » et « essentialiste ». Elle répète et amplifie les oppositions déjà présentes dans le féminisme. Elle va vers le culturalisme (elle fait du genre un fait culturel) quand elle conteste la naturalité de la division en masculin et en féminin en soutenant que le « genre est une performance sociale apprise, répétée et exécutée » ou, avec Simone de Beauvoir, qu’on « ne nait pas femme, on le devient » en donnant à cette affirmation un sens qui dépasse ce que voulait dire Simone de Beauvoir. Mais dans le même temps, l’idée de genre fait des « genres » qu’elle inventorie autant d’identités différentes qui définissent la personne, la différencient et la fixent dans une catégorie clairement distinguées des autres et donc, de fait, essentialisée.

image 2De cette façon l’idéologie du genre déplace complétement la question et abandonne même le terrain du féminisme. Elle passe de la libération sexuelle des femmes à celle de la place des multiples formes de sexualité. La question tourne alors autour de la place des homosexuels dans la société, de leurs droits en tant que « minorité » c’est-à-dire en tant que groupe équivalent (sauf pour le nombre) aux groupes masculin et féminin. Cette question subvertit et relativise celle du féminisme. Selon l’idéologie du genre, le groupe des homosexuels se différencie comme un groupe sexuel par le « genre ». De nouveaux concepts sont proposés pour donner à cela l’allure d’une théorie : identité sexuelle, orientation sexuelle. La question posée est alors celle de l’égalité entre « genres » et non spécifiquement celle des femmes dans la société. Chacun est sommé de se ranger dans un « genre » et de se définir, de s’y déclarer (faire son « coming out »). La question du genre recouvre ainsi la question de l’égalité des sexes. Elle donne lieu à des crispations d’autant plus fortes qu’elle s’oppose à l’évidence des faits : selon une étude récente les homosexuels représenteraient environ 6% de la population. Mais on peut lire aussi dans un ouvrage très populaire et constamment réédité (« le singe nu » de Desmond Morris, mais certainement ailleurs aussi) que chez les Américains « à l’âge de quarante-cinq ans, 13% des femelles et 37% des mâles ont eu des contacts homosexuels allant jusqu’à l’orgasme ». Le rapprochement de ces chiffres montre que l’homosexualité est plus un comportement qu’un état (ou un genre) et que ce comportement n’est pas nécessairement fixé. Il n’y a donc pas de minorités « genrées », mais des comportements divers et qui suivent une gradation et peuvent évoluer, (comme le disait déjà Freud dans les années 20 du siècle dernier) : Sigmund Freud s’insurgeait contre la prétention des homosexuels à former un « troisième sexe ». Dans son Introduction à la psychanalyse, il écrivait : « Ceux qui se nomment eux-mêmes homosexuels ne sont que des invertis conscients et manifestes, et leur nombre est minime à côté de celui des homosexuels latents ». Dans « Trois essais sur la théorie de la sexualité » (1905), il distingue trois types d’invertis : les invertis absolus, les invertis amphigènes (bisexuels), les invertis occasionnels. Il remarque « que l’inversion fut une pratique fréquente, on pourrait dire une institution importante chez les peuples de l’Antiquité » et aussi que « l’inversion est extrêmement répandue parmi les peuplades primitives et sauvages ». Il en conclut que l’homosexualité ne s’explique pas par « une dégénérescence congénitale ». Il n’accepte pas non plus la théorie d’un « hermaphrodisme psychique » car « nombre d’invertis hommes ont conservé les caractères psychiques de leur sexe » et « recherchent dans l’objet sexuel des caractères psychiques de féminité ». Cela le conduit « à dissocier, jusqu’à un certain point, la pulsion et l’objet ». Dans son analyse, l’état général des relations entre les sexes dans la société n’est pas pris en compte. Il se limite à dire, sans le justifier, que « le climat et la race ont une influence considérable ». Il ne prend pas du tout en compte l’état du rapport social de sexe (et ignore totalement l’idée de rapport social). Pourtant, on sait qu’en Grèce antique, l’âge du mariage était généralement de 30 ans pour les hommes et 14 ou 16 ans pour les femmes. Les femmes libres étaient considérées comme des moyens d’alliance et soustraites au contact des hommes (dans le « gynécée »). En conséquence, la seule sexualité libre était la sexualité dirigée sur les prostituées, les esclaves et les jeunes garçons. La relation avec les jeunes garçons avait une fonction éducative qui l’institutionnalisait. Dans cette situation, l’homosexualité « virile » peut être vue comme un aspect du rapport social de sexe. On en rend certainement mieux compte en l’analysant en termes de « rapport social de sexe » qu’en termes de genre.

Il y a donc, avec les revendications basées sur le « genre », un second essentialisme qui vient se greffer à l’essentialisme du féminisme et en perturbe la lisibilité. A un mouvement aux bases évidentes l’idéologie du genre veut adjoindre une lutte confuse. Mais c’est un mouvement très actif et qui trouve des relais politiques auprès de la gauche social-démocrate et qu’utilise aussi la politique extérieure des USA comme moyen de déstabilisation des sociétés. Les groupes activistes sont parvenus à mettre la question du « genre » au centre des débats d’idées et des différends politiques. Cette question est illustrée par une multitude de films, de séries télés, de livres et d’écrits plus ou moins polémiques. Les activistes du genre opposent leur droit, en tant que « minorité », d’être ce qu’ils sont à une société qu’ils perçoivent comme « raciste » : patriarcale et sous la domination de machos blancs hétéros. A l’image du macho, ils accolent celle du bourgeois aussi bien que celle de l’ouvrier. Ils travaillent de cette façon à subvertir la division de la société en classes au profit d’une opposition des « genres » où les « minorités » (appelées souvent « communautés ») devraient s’émanciper et ils utilisent ainsi des problèmes réels, mais qui sont transversaux aux classes sociales, pour en faire un lieu de rapprochement de la classe moyenne et des idées libérales. C’est là évidemment que la social-démocratie trouve son terrain, alors qu’elle a renoncé à s’appuyer sur les couches populaires et veut aller vers «les diplômés, les jeunes, les femmes, les minorités » (comme le dit un rapport du Think tank Terra Nova : gauche quelle majorité pour 2012). La question du genre devient alors un point d’accroche qui vise à éloigner la classe moyenne des problèmes sociaux pour la fixer sur les questions de mœurs. Elle est un terrain où la social-démocratie se sent à l’aise et peut se présenter comme un mouvement d’opposition tout en pactisant de fait avec la classe dominante.

Ainsi, la question féminine est quasiment effacée. Sexe, classe, genre sont confondus de telle manière que la définition de ce qu’est un sexe devient difficile à saisir. Par exemple, pour le Dictionnaire critique du féminisme « les sexes ne sont pas de simples catégories biosociales, mais des classes (au sens marxien) constituées par et dans le rapport de pouvoir des hommes sur les femmes, qui est l’axe même de la définition du genre (et de sa précédence sur le sexe) : le genre construit le sexe ». L’idéologie est clairement ici dans la volonté de faire du rapport de sexe un rapport de classe plutôt que de voir son intrication avec le rapport de classe et ses conséquences. Elle est aussi évidemment dans la volonté de faire du sexe une forme ou un produit du genre.

image 3Un renversement encore plus complet est effectué par Judith Lorber lorsqu’elle définit le genre de manière très large comme « un processus de construction sociale, un système de stratification sociale et une institution qui structure chaque aspect de nos vies parce qu’il est encastré dans la famille, le lieu de travail, l’État, ainsi que dans la sexualité, le langage et la culture » (dans « paradoxes of gender »). Dans cette définition, ce ne sont plus la famille, l’Etat et l’entreprise qui sont des institutions mais c’est le genre. C’est aussi le genre qui construit le social et le stratifie et non la société qui est structurée par les rapports sociaux qui mettent des groupes sociaux en tensions. Le genre est encastré dans les institutions au lieu que ce soit les institutions qui sont modelées par les rapports sociaux et qui les consolident. Le genre est présenté d’abord comme actif et structurant puis comme passif et encastré. L’être social des hommes et des femmes n’est pas modelé par les rapports sociaux, il semble être plutôt l’agent à partir duquel les structurations se font. Les rapports sociaux de classe semblent être ignorés ou englobés dans le terme de manière à neutraliser la question de leur intrication aux autres rapports sociaux et en premier lieu aux rapports sociaux de sexe.

La théorie du genre est foisonnante et multiple. Il n’est possible que d’en présenter les formes les plus remarquables. Celle de Judith Butler, telle qu’elle est développée dans « Trouble dans le genre » est sans doute la plus en vue mais c’est aussi l’une des plus extrémistes. Elle sera l’objet d’un prochain article.

RSdS (4) : division idéologique du féminisme

image 3L’article précédent a fait le constat d’une faiblesse manifeste de la conscience des femmes comme groupe social dominé. Les causes de cette faiblesse tiennent d’abord au poids du rapport social de classe dans lequel est pris le rapport social de sexe (RSdS). Les femmes des classes dominantes sont d’abord inscrites dans leur classe avant d’être solidaires de leurs sœurs des classes défavorisées. La situation défavorable des femmes est liée à l’asservissement général des travailleurs mais sa persistance est certainement due aussi à la spécificité du rapport de sexe.

Celle-ci peut se résumer ainsi : hommes et femmes ne peuvent pas vivre séparés, même dans les sociétés qui organisent une espèce d’apartheid ; pourtant la société organise dès l’enfance une séparation sexuée parfois réelle mais le plus souvent symbolique. Le rapport de sexe est le moins impersonnel, le plus chargé de sentiments : la différence sexuelle est toujours vécue d’abord dans les relations interpersonnelles très proches. Ces relations commencent dans l’intimité de la famille (que les pouvoirs politiques s’efforcent de modeler à l’image de la société politique). Le rapport de sexe est aussi le plus imprégné de codes culturels et moraux (désignés péjorativement comme stéréotypes). Enfin, il n’y a pas dans le rapport de sexe un groupe restreint et séparé qui impose sa domination à un groupe plus nombreux. Les deux groupes sont égaux en nombre. La conscience évidente d’appartenir à un sexe est immédiate. Elle ne parait pas discutable. Elle est vécue comme une différence mais qui n’implique pas d’opposition mais au contraire l’union.

Il y a ainsi des freins spécifiques à la prise de conscience dans le rapport de sexe qui se manifestent par la faiblesse du mouvement féministe laquelle est aggravée par sa division idéologique. Alors que la conscience d’appartenir à un sexe est évidente, la compréhension de la spécificité du rôle social des femmes n’est pas claire. Les revendications liées au statut de la femme, ne sont pas comprises par toutes de la même façon. De là l’âpreté des luttes idéologiques autour de l’idée même de rapport social de sexe. Les femmes se reconnaissent immédiatement comme telles. Elles le font le plus souvent dans des termes qui désignent un rapport social et pourtant elles ont une difficulté à voir celui-ci comme tel.

Ainsi, Simone de Beauvoir écrit dès les premières pages du « Deuxième sexe » : « Si je veux me définir, je suis obligée d’abord de déclarer : je suis une femme ; cette vérité constitue le fond sur lequel s’enlèvera toute autre affirmation ». Elle exprime très clairement que sa qualité et son statut de femme lui sont imposés tout autant par la société (elle dit « je suis obligée ») que par sa réalité physique et physiologique mais que ce statut et cette qualité, elle les reconnait en même temps les siennes, qu’ils sont essences (« constitue de fond ») et qu’il y a donc là une « vérité ». Elle exprime ainsi bien clairement la réalité d’un rapport social et son caractère structurant et fondateur de la personne (de l’identité) mais ne le désigne pas comme tel. Cette omission s’explique aisément car la « vérité » de la féminité n’est pas seulement sociale (ce qu’on devient) mais elle est d’abord naturelle (de ce fait non seulement incontestable mais aussi objet de fierté). Contrairement à ce qu’on voudrait parfois lui faire dire, Simone de Beauvoir ne nie pas le fondement naturel de la différence des sexes. Elle se moque de ces « américaines » qui voudraient remettre en cause cette évidence. Son souci est que cette évidence naturelle n’efface celle du caractère social des formes de la féminité. Ce n’est que dans les formes postmodernes les plus extrêmes du féminisme (ou ce qui voudrait se désigner comme tel), qu’on assiste au renversement contraire où la réalité des formes sociales de la féminité voudrait faire effacer l’évidence et la vérité de la différence des sexes. Ces formes très idéologiques sont propres à la société capitaliste ultra libérale, comme chez Judith Butler dans « Trouble dans le genre ». On peut lire dans ce texte des choses comme : « le corps apparaît comme un simple véhicule sur lequel sont inscrites des significations culturelles » et « on ne peut pas dire que les corps ont une existence signifiante avant la marque du genre » – phrases qui, à défaut d’avoir un sens très clair, manifestent une claire intention d’ignorer la différence des sexes pour laisser place à la diversité des pratiques sexuelles. Ce qui s’exprime encore plus nettement dans la préface d’Eric Fassin à l’édition française : « L’identité sexuelle ne préexiste pas à nos actions » autrement dit notre corps ne dit rien de notre réalité sexuelle.

La difficulté à reconnaitre que la relation des femmes aux hommes est inscrite dans un rapport social (avec tout ce qu’implique cette idée) est à la base de la faiblesse du féminisme et de sa division. La fracture est bien visible en France autour de la question de la parité c’est-à-dire de l’accès équivalent des femmes aux responsabilités. Du fait de la personnalité de celles qui s’opposent, elle est très politisée. Deux courants s’affrontent. Le premier est mené par Elisabeth Badinter qui est mariée à l’ancien garde des sceaux, Robert Badinter. Le camp adverse suit Sylviane Agacinski, professeur à EHESS, mariée à l’ancien premier ministre Lionel Jospin. La polémique a commencé en 1990. E. Batinder pense qu’une loi de « parité » qui applique le principe américain des quotas est humiliante et surtout qu’elle viole le principe républicain d’égalité (qui ignore la race et le genre). S. Agacinski répond qu’il est juste que les femmes soient traitées différemment car elles sont effectivement différentes. La féminité et ses contraintes sont bien une réalité qui doit être prise en compte. L’égalité effective, l’équivalence des situations, passe par une différence de traitement car elle doit être fondée sur la reconnaissance d’une différence essentielle dont on ne peut nier les incidences sociales. Le courant différentialiste ou essentialiste rejette de facto l’égalité formelle. Ses représentantes (S. Agacinski, Luce Irigaray, Julia Kristeva, Hélène Cixous ou encore Antoinette Fouque) considèrent que l’égalité formelle se réduit à un alignement indifférencié sur le « masculin » et, qu’ainsi comprise, elle constitue une mutilation par rapport à l’essence du féminin. Elles s’appuient sur de très forts arguments mais font de la question des droits des femmes une question spécifique qui fait exception aux principes universalistes. Elles ne mènent pas le combat féministe au nom d’un universalisme des droits fondamentaux ce qui l’écarte des autres mouvements d’émancipation.

image 1Dans les faits la position de S. Agacinski l’a emporté en 1999 quand la parité a été introduite dans la Loi. Mais le débat a été relancé avec la proposition de la ministre Nadine Morano de revenir sur la loi de 2004 interdisant les mères porteuses. La ministre a déclaré que si ses filles étaient stériles et voulaient tout de même avoir un enfant, elle serait heureuse qu’elles puissent faire appel à une mère porteuse. E. Badinter s’est ralliée à cette idée en invoquant la thèse de Simone de Beauvoir selon laquelle on ne nait pas mère (ou femme), on le devient. La célèbre thèse de Simone de Beauvoir, encore invoquée ici mais déformée, mérite qu’on s’y arrête à nouveau pour rappeler le sens que lui donnait son auteur : Simone de Beauvoir commence le tome II de son livre « le deuxième sexe » par cette affirmation « On ne nait pas femme : on le devient » mais les lignes qui suivent font apparaitre la difficulté qu’elle a à conceptualiser cette idée. Elle recourt à des abstractions vagues comme « l’ensemble de la civilisation » ou « la médiation d’autrui ». Puis elle s’appuie pour leur donner un contenu d’abord sur la psychanalyse puis sur l’existentialisme (où « le nourrisson vit le drame originel de tout existant qui est le drame de son rapport à l’Autre »). Cela est suivi de descriptions et d’interprétations de comportements éducatifs dont il avait été dit dès l’introduction qu’ils valent « dans l’état actuel de l’éducation et de mœurs ». Ces comportements paraissent effectivement très datés et presque caricaturaux. Curieusement, elle accorde une place primordiale à la façon d’uriner des filles et des garçons tout en reconnaissant qu’elle doit autant, sinon plus, à l’anatomie qu’aux conventions sociales. C’est sans doute l’imprécision de l’appareil théorique qui l’accompagne qui fait que cette thèse est si souvent récupérée, alors que la notion de « rapport social de sexe » est ignorée (ce qui dispense de la discuter).

L’usage de la thèse de Simone de Beauvoir fait par E. Badinter la rapproche des conceptions de Judith Butler. Selon E. Badinter, la maternité comme la féminité seraient des constructions et non des « différences essentielles ». Les femmes ne devraient pas être considérées comme les femelles animales dont les hormones gouvernent le comportement ; car « L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait» (selon ce qu’a écrit J.P. Sartre). Cette thèse qui se présente donc comme une reprise de celle de Simone de Beauvoir, en prend en fait le contrepied. Rappelons-le une fois de plus, Simone de Beauvoir explique effectivement comment l’éducation des fillettes en fait des femmes à l’image de ce qui est attendu par la société et l’état des mœurs, mais elle n’en nie pas pour autant le socle biologique de ce développement. Au contraire, elle en fait la base sur laquelle se fait l’éducation : un « premier plan ». Elle écrit : « Ces données biologiques sont d’une extrême importance : elles jouent dans l’histoire de la femme un rôle de premier plan, elles sont un élément essentiel de sa situation ». Pour Simone de Beauvoir « on devient femme » socialement parce qu’on l’est physiologiquement.

image 2S. Agacinski a répliqué aux thèses d’E. Badinter dans son livre « Corps en miettes ». Elle dénonce l’ «androcentrisme » de notre démocratie. Elle défend une position « différentialiste » qui dit que la différence entre les sexes est une donnée irréductible qui n’implique aucune supériorité mais qu’on ne peut pas se permettre d’ignorer, avec laquelle on ne peut pas « jouer ». Elle considère qu’on ne doit pas instrumentaliser le corps humain et vouloir palier ses imperfections par la technologie. L’autorisation des mères porteuses nous engagerait dans une évolution périlleuse. Créer un droit à la maternité et à l’enfant, ignorant les limites naturelles, c’est ouvrir la voie à un commerce de la gestation et faire des enfants des biens négociables. Elle voit dans la pratique de la gestation pour autrui une nouvelle forme d’exploitation. Elle ne peut s’empêcher alors d’être virulente : «Devant l’indifférence à l’égard de ces femmes, dont on fait aujourd’hui des couveuses « indemnisées », on ne peut s’empêcher de reconnaître la froideur égoïste et le vieux mépris de classe de ceux qui estiment normal de mettre la vie des autres à leur service. Serait-on prêt, sous couvert de modernité, à revenir au temps des valets, des « bonnes à tout faire » et des nourrices ? »

L’androcentrisme que S. Agacinski dénonce a, selon elle, sa source dans le christianisme. Dans « Métaphysique des sexes », elle analyse les mythes bibliques et les grands textes fondateurs du christianisme. Ces textes et la théologie développés autour d’eux font le récit d’une vision masculine des origines où l’universel et le masculin se confondent. L’affirmation de Saint Paul (Galates 3,28) : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni mâle ni femelle, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus », n’implique aucune égalité. Il n’est pas dit que l’homme et la femme sont égaux ou devraient l’être, bien au contraire. Les femmes sont invitées à l’obéissance et à la soumission. La parole de saint Paul se situe sur deux plans : il établit « une différence de registres entre le spirituel et le temporel, c’est-à-dire un double rapport au temps ». Il appelle « le temps présent » celui qui succède à la venue du Christ où seule importe la question du salut et où hommes et femmes doivent rester dans les liens qui sont les leurs et dans leur situation inégale. Et il appelle « fin des temps » le moment du salut où hommes et femmes « échangeront leur corps mortel et sexué contre un corps glorieux, éthéré » et où, selon la lecture de S. Agacinski se fera la dissolution de la différence des sexes « dans l’unité d’un être moralement et spirituellement angélique, et masculin ». Le dualisme des temps aboutit donc à la fois à pérenniser la soumission des femmes et à effacer la féminité comme une déchéance corrigée à la fin des temps.

A l’opposition virulente entre universalistes et différentialistes, s’ajoute un débat entre culturalisme et naturalisme. Là aussi, c’est le radicalisme des positions d’Elisabeth Badinter qui a initié la polémique. En 1980, elle fait paraître un livre « l’amour en plus » dans lequel elle montre qu’au 17ème siècle l’amour maternel n’existait quasiment pas dans les familles françaises. Alors que la mortalité infantile était extrêmement importante et que le lait de la mère offrait une grande chance de survie, on constate que, principalement dans la classe aisée des villes, les mères refusaient de nourrir leurs enfants et les abandonnaient à des nourrices. Puis, s’ils avaient survécu, elles les confiaient à des précepteurs, les mettaient en pension ou au couvent (selon leur sexe). L’idée que les femmes devraient naturellement aimer leurs enfants, ne se serait répandue en Europe qu’à la fin du 18ème siècle. E. Badinter conclut de cela que l’amour maternel n’aurait pas de fondement naturel et biologique et qu’il n’y aurait, par conséquent, pas d’instinct maternel. Elle démontre, en multipliant les exemples : « qu’il n’y a pas de comportement maternel suffisamment unifié pour que l’on puisse parler d’instinct maternel ou d’attitude maternelle « en soi » ». Loin d’être une donnée naturelle, un instinct inscrit dans les gènes des femmes, l’amour maternel serait profondément modelé par le poids des cultures. Ce serait une erreur de postuler une nature féminine caractérisée par l’instinct maternel. Cette erreur caractériserait l’idéologie naturaliste. Toutefois, il faut le souligner, la thèse d’Elisabeth Badinter n’est pas aussi claire et unilatérale qu’il y parait. Non seulement elle reconnait que l’amour maternel se constate dans toutes les sociétés et avait existé en France par le passé, mais que, pour disparaitre, il a dû être vigoureusement combattu (alors qu’elle ne mentionne aucun effort social équivalent pour le promouvoir). Ainsi, selon elle, la théologie « proteste contre une tendresse réellement existante que de nombreuses mères sembleront ignorer un siècle plus tard ». Il aurait donc fallu un siècle pour détruire ce qui apparaît comme un penchant de la mère qui se manifeste très largement chaque fois qu’il est favorisé (dont il importe peu alors qu’il soit une affaire de gêne ou d’autre chose) et qui ne s’affaiblit que lorsqu’il est vigoureusement combattu.

E. Badinter s’oppose à nouveau au « naturalisme » en publiant un essai en 2010 : « Le conflit, la femme et la mère». Elle y dénonce les pressions exercée par cette idéologie sur les femmes pour les contraindre à être des « mères parfaites » c’est-à-dire des mères qui allaitent leur bébé et lui sacrifient leurs ambitions professionnelles et sociales. Plus fondamentalement, elle condamne l’idéologie passéiste qui fait pression sur les femmes en parant le « naturel » de toutes les vertus. Elle répond aussi à l’anthropologue et primatologue américaine Sarah Blaffer Hrdy qui lui avait opposé que l’instinct maternel existe et qu’il est le produit de mécanismes hormonaux qui se mettent en place au cours de la grossesse. Selon cette théorie, non seulement, il y aurait des bases physiologiques à l’instinct maternel, mais cet instinct serait renforcé par les stratégies naturelles de séduction du bébé : ses pleurs, ses sourires, ses cris et son apparence. Cependant, on voit que dans ce débat, personne ne défend véritablement la position idéologique du « naturalisme » telle que le combat E. Badinter. Dans « les instincts maternels», S. Blaffer Hrdy défend une thèse qui se démarque d’un naturalisme qui postulerait un déterminisme équivalent à celui observé chez les animaux : elle emprunte aussi au culturalisme. Ses études démontrent qu’il existe des mécanismes biologiques qui attachent la mère à l’enfant ; mais ces mécanismes ne sont pas des pulsions aussi implacables que la nécessité de manger et de dormir. Ils ne pourraient s’exprimer qu’en étant secondés par un environnement social favorable. Les enfants auraient besoin de toute façon pour grandir d’être entourés d’un groupe familier accueillant.

On voit bien ici que l’opposition entre nature et culture n’est pas féconde. E. Badinter ne peut rien opposer aux observations physiologiques de S.Blaffer Hrdy et celle-ci ne soutient nullement que la nature fait tout et que l’instinct maternel, dont elle met en évidence les mécanismes physiologiques, serait infaillible. L’idée de « rapports sociaux » comme fondement de « l’essence humaine » parait plus explicative. On voit alors que la maternité et la famille sont au carrefour des rapports sociaux qui déterminent le plus profondément l’être social : les rapports de sexe, de génération et de classe. Les soins aux enfants ne sont pas les mêmes à la ville et à la campagne (où vivaient plus de 80% de la population au 17ème siècle), dans les familles nobles et dans les familles pauvres. Les causes d’abandon des enfants ne sont pas les mêmes. Les familles et leur logement ne sont pas les mêmes mais sans doute la vie de Cour est-elle aussi destructrice du lien familial que l’est d’une autre manière la vie errante des journaliers agricoles. Les cultures ne sont certes pas les mêmes, mais elles sont aussi un produit des rapports sociaux et sont modelées par le mode de production. La culture n’est donc pas l’explication première. Enfin, nous ne pouvons pas affirmer que nous savons quelque chose des sentiments intimes des femmes au 17ème siècle et nous n’avons d’ailleurs rien qui puisse nous autoriser à postuler qu’ils étaient partout les mêmes. Nous ne pouvons que constater que nous sommes beaucoup moins maîtres de nos sentiments que nous serions enclin à l’estimer et que les rapports sociaux dans lesquels nous sommes pris nous modèlent beaucoup plus profondément que nous voudrions le penser. Ils n’influencent pas seulement notre vision du monde, notre culture et nos idées. Ils ne décident pas seulement des moyens dont nous disposons pour mener nos vies. Ils modèlent notre personnalité, nos goûts et jusqu’aux sentiments qui nous semblent les plus naturels.

Le débat entre culturalisme et ce qui est taxé de « naturalisme » est relancé aujourd’hui autour des notions de « naturalisation et dénaturalisation ». Ainsi, le 16 mars 2013, sur France Culture, Sylviane Agacinski précise sa position face à Eric Fassin (professeur à Paris 8). Notre article du 17 mars 2013 a été consacré à ce débat, le lecteur est invité à le relire. Notons seulement que ce débat ne pourra pas se clore, selon nous, tant que la notion de rapport social ne sera prise en compte car c’est en fait l’ignorance de cette notion qui rend si difficile la compréhension des tensions entre hommes et femmes.

Rapport social de sexe (3) : résistance féministe

image 3 Si on résume les deux articles précédents pour bien mettre en évidence ce que nous avons acquis jusqu’ici, nous constatons que les rapports sociaux de sexe peuvent prendre les formes les plus diverses tant qu’ils ne sont pas contraints par l’apparition de rapports sociaux de production forts et par des rapports de classes. Ils perdent leur autonomie quand ils sont imbriqués à ces autres rapports sociaux. Alors, la domination masculine s’installe ou s’aggrave. Les rapports sociaux de sexe évoluent au cours de l’histoire avec l’ensemble des rapports sociaux mais toujours avec un retard de telle sorte qu’il reste des traces de rapports féodaux dans les rapports de sexe quand la société capitaliste s’installe. Quand les rapports sociaux se modifient, les femmes entrent généralement dans les nouveaux rapports en situation d’infériorité et ne trouvent à s’y intégrer qu’avec retard. La sphère sociale réservée aux femmes est toujours la plus étroite. Dans les campagnes les femmes sont restées plus longtemps qu’ailleurs prisonnières de rapports sociaux précapitalistes (ne pouvant pas disposer d’elle-même ou même de leur temps). De cela découle des conséquences qu’il s’agit de développer maintenant.

L’être social des femmes est toujours marqué dans les sociétés de classe par les formes de domination les plus inégalitaires ; il accuse un retard sur celui des hommes. Le plus souvent les femmes acceptent et intériorisent leur statut social inférieur. De là vient sans doute que les femmes paraissent souvent plus conservatrices, plus attachées aux pratiques religieuses, moins tournées vers le domaine public et l’action politique. On ne peut pas dire que les femmes sont dominées parce qu’elles seraient moins enclines à s’affirmer, qu’elles sont moins agressives. La personnalité féminine est modelée par les rapports de domination plutôt qu’elle en est la cause. Le sexe féminin est sans doute moins agressif pour des raisons physiologiques mais cela ne se traduit par une situation de sujétion que pour autant que les rapports sociaux le favorisent.

Comme les autres rapports sociaux, l’organisation du rapport social de sexe est passé du religieux au juridique c’est-à-dire d’un système s’appuyant sur l’évocation d’une autorité transcendante à un système émanant d’une autorité humaine. Depuis le début du 19ème siècle, les rapports sociaux entre sexes et concrètement le statut des femmes est de plus en plus réglé par le droit. L’influence de la religion se maintient sur les mœurs (effectivement pratiqués) mais la domination cherche à s’imposer ou se maintenir par le biais du droit. Le droit est donc l’expression de la norme (des mœurs reconnus et revendiqués) qui organise le rapport social de sexe. En conséquence, comme pour les autres rapports sociaux, c’est dans la forme du droit et comme revendication du respect d’un droit fondamental, d’un droit conforme à la pleine dignité humaine, que les aspirations féminines sont invitées à s’exprimer. La discrimination est produite de manière directe ou indirecte par les lois, et c’est par des lois qu’elle demande à être levée. Cependant, le retard historique dans le développement du statut de la femme se retrouve dans l’apparition de revendications féministes. Ce n’est qu’au vingtième siècle que s’est développé un mouvement féministe véritablement organisé et susceptible de toucher les couches populaires. Encore ne s’est-il affirmé d’abord que dans les couches sociales les plus favorisées et n’atteint que très progressivement et avec beaucoup d’obstacles les femmes qui subissent le plus durement les autres rapports sociaux (de classe, de race etc.).

image 1Les mouvements féministes restent faibles. Ils concernent surtout les femmes les plus éduquées des zones urbaines des pays développés. Cela se comprend aisément : globalement, on constate empiriquement que dans un rapport social, la partie dominée est la moins consciente. C’est par le rapport social que se forge la conscience de l’appartenance à un groupe (et par extension et abstraction à l’humanité) mais les études sociologiques démontrent que cette conscience est plus vacillante dans le groupe dominé, qu’elle est marquée par les espérances et le poids de la mémoire et surtout qu’elle est travaillée par l’idéologie dominante. Dans le rapport de classe, la classe dominante est moins nombreuse mais plus organisée socialement, plus solidaire et a une conscience plus claire de sa spécificité. Cela est vrai également dans le rapport social de sexe : dans toutes les sociétés, les hommes sont solidaires dans leur domination et ne doutent pas de leur bon droit. Bien rares sont les hommes à avoir agi ou écrit contre l’oppression masculine (l’inverse remplirait des volumes). On peut citer Montaigne qui affirmait en 1588 que « les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites dans le monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles ». Au 17ème siècle le philosophe cartésien Poulain de la Barre a écrit un traité « de l’égalité des deux sexes » dans lequel il faisait ce constat : « Et dans ce qui concerne la condition présente des femmes, on aurait reconnu qu’elles n’ont été assujetties que par la Loi du plus fort ». Encore faut-il bien mesurer les limites de la solidarité féministe de Poulain de la Barre : selon Michèle Le Doeuff, elle ne vaut que pour les femmes adoptant le cartésianisme (Michèle Le Doeuff : « le sexe du savoir » Champs Flammarion – Aubier 1998). Pour le 18ème siècle et la période révolutionnaire, on ne peut citer que Condorcet. En 1790, dans son article « L’admission des femmes au droit de cité », il écrit : « … les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées ; ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre les droits d’un autre, quelle que soit sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré le sien ». Il faut attendre le 19ème siècle pour trouver quelques auteurs traitant favorablement de la condition féminine : John Stuart Mill rédige l’essai « de l’assujettissement des femmes » et, à la Chambre des Communes, défend le droit de vote des femmes. Charles Fourier met en relation la situation des femmes et celle de la liberté publique, il écrit : « En thèse générale : les progrès sociaux et changements de période s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté ; les décadences d’ordre social s’opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes ».  Le mouvement Saint-Simonien s’adresse aux femmes et en compte quelques-unes chargées de la propagation de la doctrine, mais il s’en sépare et les exclut de sa hiérarchie quand il opère un tournant religieux sous la direction du « Père » Enfantin. Georg Simmel écrit en 1890 un essai : « ce qu’il y a de relatif et ce qu’il y a d’absolu dans le problème des sexes ». Pour les débuts du socialisme, citons August Bebel et Engels.

image 2Du côté des femmes, celles qui ont défendu la cause de leur sexe sont encore plus rares et isolées et n’ont une réelle influence que tardivement. Pour le 17ème siècle, Michèle Le Doeuff nous fait connaitre Gabrielle Suchon (qui serait l’inspiratrice des idées du jeune J. J. Rousseau) et aurait été elle-même influencée par Christine de Pisan (15ème siècle) qui défendait l’éducation pour tous. Il y a évidemment Olympe de Gouge pour le 18ème siècle (avec les limites que nous avions notées). Citons Mary Wollstonecraft (la mère le Mary Shelley) et au 19ème siècle les Saint-simoniennes Marie-Reine Guindorf et Désirée Véret qui fondent ensemble en 1832 une petite brochure « la femme libre ». Dans l’effervescence de la période révolutionnaire, sur la base d’un rapport social fortement inégalitaire, se forge une conscience de soi féminine et s’exprime l’idée encore très isolée que « les femmes ne devront qu’à elles-mêmes leur émancipation définitive. Les hommes, pour vaincre les privilèges, ont fondé la Société des droits de l’homme ; eh bien, que les femmes fondent une société correspondante des droits de la femme […]. Elle fera sentir aux pouvoirs mâles que toute représentation nationale est incomplète tant qu’elle n’est que mâle » (Adèle de Saint-Amand). Après 1830 et jusqu’à la chute de l’Empire, les mouvements féministes restent confidentiels et sans effets. Le féminisme trouve un nouvel élan dans le socialisme et l’anarchisme avec Madeleine Pelletier, Alexandra Kollontaï, Flora Tristan et Louise Michel.

Le féminisme est certainement le seul mouvement émancipateur à ne s’être jamais exprimé que sous la forme de la revendication de droit. De ce point de vue, il vérifie notre thèse que lorsqu’un rapport social est vécu consciemment comme tel, la tension qui lui est inhérente est source de revendication sous forme d’affirmation de droits. Le féminisme a exprimé ses aspirations d’abord sous la forme d’un droit fondamental et d’une application véritable de l’universalité prétendue des droits de l’homme, puis au cours du 19ème et de plus en plus en plus au 20ème siècle sous la forme de la revendication de droits positifs et par la proposition de projets de lois. Dans ses périodes de recul, quand le conservatisme ne lui laissait aucun espoir, il a toujours maintenu la revendication du droit de vote comme étant la plus fondamentale et la clé de toutes les autres. Dans la première moitié du vingtième siècle, la question du droit de vote était la seule commune à toutes ses composantes. Il s’est heurté alors, en France au début de la troisième république, à l’obstination du parti Radical et aux préventions des syndicats corporatistes. Cela l’a obligé à être toujours concret, précis dans ses demandes et à les motiver toujours dans les termes convenus du droit, de l’idéologie républicaine et laïque et à insister toujours sur la question d’universalité des principes juridiques. Il a toujours eu à lutter contre la tendance à vouloir le ridiculiser, à l’accusation d’immoralité ; cela lui a interdit les utopies. Il a par conséquent toujours été un mouvement d’autant plus paradoxalement faible dans son audience qu’il était intellectuellement fort dans ses doctrines.

rapport social de sexe (2) : histoire d’une domination

image 1L’axe autour duquel s’organisent les mécanismes qui gouvernent les rapports entre les sexes, c’est la division sexuelle du travail (donc la forme sexuelle du rapport social le plus englobant : la division du travail). Il se caractérise par une constante universelle modulée par des variations ; la constante universelle, c’est la séparation sociale des sexes avec l’attribution aux seuls hommes des activités liées à l’exercice de la violence (guerre et chasse aux gros gibiers). La variation concerne en particulier les droits et les prérogatives économiques des femmes. Dans certaines sociétés, les femmes sont sous la coupe des hommes sur tous les plans ; dans d’autres sociétés, les femmes possèdent des positions économiques qui leur permettent de faire pièce au pouvoir masculin.

La division sexuelle du travail est une condition nécessaire de la domination masculine. C’est parce qu’ils maintiennent leur domination dans l’organisation économique et qu’ils se réservent le monopole de la force organisée, que les hommes assurent la persistance de leur autorité politique. Partout chaque sexe est plus ou moins astreint à des activités productives spécifiques et à fournir à l’autre sexe le produit de son travail. Les féministes sont donc fondées à remettre en cause cette division sexuelle du travail et à vouloir l’égalité partout mais d’abord dans ce domaine. Cette division se constate partout et dans toutes les sociétés quoique à des degrés divers. On la trouve toujours aussi loin qu’on remonte. Elle est peut-être un acquis lié à l’humanisation ou, selon certains, un acquis du paléolithique supérieur qui expliquerait le succès de l’homo sapiens sur Neandertal. Elle a aussi, au moins partiellement, une origine naturelle : maternité, musculature féminine plus faible etc. Il semble probable qu’une division des tâches s’est imposée dans les sociétés de chasseurs : aux hommes la chasse au gros gibier et la guerre, aux femmes la chasse au petit gibier, la cueillette et la cuisine quotidienne. Il est vraisemblable qu’un système de valeurs différentes se soit attaché à ces tâches. Là où les différences étaient manifestes, comment l’égalité aurait-elle pu être pensée ? C’est son contraire, l’inégalité, qui a été pensé. Ce n’est que dans les sociétés développées, où le travail requiert de moins en moins l’exercice de la force physique, que la question de l’égalité se pose avec une réelle acuité.

Les conséquences les plus originairement inscrites de la division sexuelle du travail sont partout les mêmes : le monopole des hommes sur les armes leur a donné un poids décisif sur les relations avec les groupes voisins. On ne connaît aucune découverte archéologique qui contredise l’existence d’une division sexuelle du travail ni qui infirmerait la règle selon laquelle ce sont les hommes qui détenaient la totalité ou l’essentiel des armes les plus létales. Pour Françoise Héritier, la domination masculine (qu’elle désigne comme « la valence différentielle des sexes), est l’effet « de mécanismes invariants sous-jacents… qui ordonnent le donné phénoménologique des sociétés et lui confèrent son sens », elle est donc quelque chose de structurellement fixé, destiné à toujours se répéter sous différentes formes. Pour elle, les sociétés ne peuvent être construites autrement que sur « cet ensemble d’armatures étroitement soudées les unes aux autres que sont la prohibition de l’inceste, la répartition sexuelle des tâches, une forme légale ou reconnue d’union stable et la valence différentielle des sexes ».

Partout les femmes ont eu tendance à devenir l’enjeu des stratégies masculines. Avant même que les hommes aient pu manipuler des richesses (un surplus social), ils manipulaient des droits sur les femmes. Les femmes ont ainsi toujours été en position de subir de manière défavorable les évolutions ultérieures. Lorsque la sédentarité et le stockage des productions sont devenus possibles, que les richesses ont commencé à être accumulées et utilisées, les rapports sociaux se sont diversifiés et complexifiés. L’exploitation économique s’est mêlée à l’oppression que les femmes subissaient déjà. Le modèle de société Iroquois (pris comme base d’étude par Morgan et Engels), modèle dans lequel les femmes avaient des droits économiques étendus et étaient « fort considérées », n’est ainsi sans doute pas un modèle primitif mais plutôt vraisemblablement le fruit d’une longue histoire et de circonstances favorables : la chasse et la guerre pouvaient éloigner les hommes pour de longues périodes.

image 3La vie sociale est toujours dominée par les hommes, que l’on se tourne vers les sociétés de classes de l’Antiquité occidentale (Grèce, Rome) ou orientale (Chine, Japon), vers les sociétés étatiques de l’Amérique précolombienne (Incas, Aztèques) ou les sociétés à castes de l’inde. Cependant, l’effet produit par le rapport social de production se fait sentir et influence le rapport de sexe et sa compréhension. La société grecque est essentiellement esclavagiste et aristocratique : être pleinement homme pour un grec, c’est d’abord être un homme et non une femme, être libre et non esclave, être athénien et non métèque. La femme grecque de condition « libre» est enfermée dans les liens du mariage dans la famille de son maître et époux, dont elle dirige en partie l’économie domestique. Le maître dispose à son gré de ses esclaves féminines en matière sexuelle. Sa relation à son épouse est marquée par ces autres rapports sociaux de domination. Aristote définit d’ailleurs clairement ces relations de sujétion lorsqu’il écrit dans La Politique : « Les parties primitives et indécomposables de la famille sont le maître et l’esclave, l’époux et l’épouse, le père et les enfants » et qu’il ajoute : «Hésiode a eu raison de dire que la première famille fut composée de la femme et du bœuf de labour. En effet, le bœuf tient lieu d’esclave aux pauvres ».

Ainsi, dès que s’impose un rapport social de classe, l’analogie entre structure de la famille et structure du mode de production se fait sentir. S’y fonde une double sujétion de la femme, dans la cité d’une part, dans la famille d’autre part. Il y a donc ici une particularité des rapports sociaux de sexe qui tient à ce qu’ils existent même en l’absence d’autres formes de clivage des sociétés. Ils peuvent prendre les formes les plus variées, tout en restant des formes de domination masculine, jusqu’à ce que les rapports de classe viennent leur imprimer leur marque.

La compréhension des sociétés primitives, puis des sociétés esclavagistes éclaire notre propre société : ce qui décide de la forme des rapports sociaux de sexe ou la laisse ouverte, c’est leur lien aux autres rapports sociaux ou l’absence d’un tel lien et, là où des rapports sociaux de classe existent, c’est la forme de ces rapports. Se confirme que la revendication du mouvement féministe moderne va bien au cœur du problème quand elle demande l’égalité dans tous les rapports de production comme dans tous les autres rapports. Elle se résume dans la formule : égalité des sexes. Mais peut-être faudrait-il mieux parler d’identité ou d’indifférenciation des rôles sociaux. Car, cette revendication est en fait celle que les rapports sociaux de sexe ne soient plus modulés par les autres rapports sociaux, en particulier par les rapports sociaux de classe, qu’il leur soit rendu une capacité d’évolution autonome donnant plus de droits et d’opportunités aux femmes. L’aspiration à l’égalité des sexes est un idéal dans lequel toute forme de division sexuée de la société aurait disparu. C’est une revendication totalement moderne dont on ne trouve aucun germe dans les sociétés précapitalistes. On a vu dans ces sociétés des femmes qui résistaient, qui se vengeaient des hommes en les faisant tuer, qui s’enfuyaient etc. ; on a vu des femmes agir collectivement pour se faire respecter, mais nulle part, dans aucune de ces sociétés, on a vu quiconque, homme ou femme, imaginer et revendiquer une égalité.

En Europe depuis le moyen-âge le statut des femmes a connu des évolutions contrastées liées à l’évolution générale des sociétés et des rapports sociaux. Aux 12ème et 13ème siècles, le processus d’urbanisation a créé des conditions favorables à l’intégration sociale des femmes. C’est à cette époque que s’invente le mythe de l’amour courtois, dans le midi de la France (plus urbanisé et influencé par la civilisation arabo musulmane). Selon Denis de Rougement (« l’amour en Occident »), avec « Tristan et Iseult » s’invente l’idée de l’amour absolu lié au basculement d’un ordre chrétien et féodal en un monde moderne influencé par l’orient. Alors que le monde féodal est brutal et inculte, apparaissent des seigneurs poètes. La thèse de Denis de Rougemont est que cela est lié au retour des chevaliers de la croisade. L’écrasement de l’hérésie Cathare (1209-1229) met fin à ce mouvement et rétablit les rapports sociaux féodaux.

Dès le 14ème siècle et au 15ème siècle, les femmes rencontrent de plus en plus d’obstacles à leurs activités. A la fin du 16ème, on a observé partout une détérioration du statut des femmes sous l’influence de la conjoncture démographique et économique, de certains facteurs politiques et des réformes protestantes et catholiques. Au 17ème siècle Molière ridiculise les femmes qui veulent s’émanciper. Même les Lumières restent hostiles aux droits des femmes ; l’Encyclopédie ne leur reconnaît qu’une demi citoyenneté : « On accorde ce titre [de citoyen] aux femmes, aux jeunes enfants, aux serviteurs que comme membres de la famille d’un citoyen proprement dit : mais ils ne sont pas vraiment citoyens ».

Après une nouvelle période d’amélioration progressive, la domination masculine (autorité maritale et paternelle) a été durablement renforcée par le Code Napoléon et ses imitations dans toute l’Europe. Le Code Napoléon maintien de fait pour les femmes la situation et les rapports de dépendance caractéristiques de la société féodale. Le Code Civil organise le mariage comme un contrat mais y maintient un rapport de sujétion personnelle de la femme. Son article 213 dit ou plutôt disait : « Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ». Le droit au divorce instauré par les lois de Septembre 1792, est limité par le Code Napoléon puis complètement supprimé en 1816. En 1884, il est rétabli dans ses conditions de 1804 ; il est libéralisé en 1908, restreint en 1941 pour être rétabli dans ses conditions de 1908 en 1945. Le divorce par consentement mutuel n’existe que depuis 1975. Le droit d’administrer les biens communs n’existe que depuis 1965.

image 2Jusqu’à la fin du 19ème siècle, la femme n’a ni la propriété de sa personne, ni la disposition de ses biens. L’ordre social et la hiérarchie familiale se confortent l’un par l’autre. En 1820, Guizot le dit expressément : « Le mariage prépare le gouvernement de la famille et amène l’ordre social ; il établit les premiers degrés de subordination nécessaire à le former. Le père est le chef par la force ; la mère, la médiatrice par la douceur et la persuasion ; les enfants sont les sujets et deviennent chefs à leur tour ; voilà le type de tous les gouvernements ». C’est ainsi que les femmes entrent dans les nouveaux rapports sociaux liés à l’émergence du capitalisme dans une situation d’infériorité. La domination qu’elles subissent est d’abord confortée et ne peut s’améliorer que lentement. La condition féminine demeure hors du champ d’influence des droits de l’homme. La tentative d’Olympe de Gouges est restée isolée et sans suite (elle se conjuguait d’ailleurs avec une défense du système censitaire, d’aristocratie des riches qui excluait les pauvres et donc les femmes pauvres et supprimait les assemblées primaires mixtes de 1789 dans lesquelles les femmes « chef de foyer » avaient le droit de vote).

Au vingtième siècle, on connaît l’effet qu’ont eu les guerres sur la division sociale du travail et l’ensemble des rapports sociaux et comment cela s’est traduit par de difficiles avancées dans la condition féminine. Toutefois, en France, ce n’est que le préambule de la Constitution de 1946 qui pose le principe de l’égalité de droit entre hommes et femmes. Ainsi, l’évolution des rapports sociaux de sexe au cours de l’histoire montre qu’il garde des traces de l’ancien mode de rapports de classe quand celui-ci a évolué et est passé du féodalisme au capitalisme. De là, on peut supposer que le passage à une société sans classe n’impliquerait pas une modification consécutive des rapports sociaux de sexe. Ils retrouveraient leur autonomie mais il resterait à la faire vivre.

Fresques murales à Redon

La ville de Redon a demandé à des artistes graffeurs de décorer les murs d’anciens bâtiments industriels. Le but était sans doute d’éviter que des « amateurs » les souillent avec des graffitis hideux. Le pire a été évité, mais ne serait-ce pas au risque d’un autre pire ?

Une dame de la ville, qui les trouvait belles, m’a dit que le thème proposé était : « le singe et l’homme ». Je lui faisais remarquer que le passage du singe à l’homme était une évolution, alors que les fresques, dont je reconnais la qualité artistique, donnent l’image d’une régression – tout l’inverse donc.

L’image est celle de la violence destructrice, de la fureur, du carnage et de l’extermination. L’inverse d’un progrès, la vision la plus noire qu’on puisse avoir de l’avenir. Je ne parlerais pas de bestialité car ce serait faire injure aux bêtes.

Nous sommes face à un chaos, un monde qui a perdu tout sens : on voit quelque chose comme les lettres d’un mot qui se seraient jetées les unes contre les autres en une mêlée furieuse. C’est l’image d’un langage qui refuse tout sens.

Ce langage répand la mort sous la forme des cafards qui sortent de la bouche d’un monstre écumant de rage, il se répand sur des restes de signes en décomposition.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La vision est nettement technophobe. Non pas réactionnaire, ce qui supposerait la nostalgie d’un passé bienheureux. Elle est plutôt obscurantiste et fasciste. Mais il est probable que les artistes eux-mêmes ne voyaient pas ce que leurs œuvres véhiculaient.

Emportés par une imagination phobique, ils représentent une nature cauchemardesque et destructrice. Inutile de demander à la mairie de faire disparaitre ces horreurs, ne sont-elles pas la face cachée de son orientation idéologique ?

Rapport social de sexe : aux origines

image 4Il ne peut pas y avoir de société exempte de toute différence de condition. Il demeurera toujours quelque chose des rapports sociaux et de leur tension. Les droits humains auront par conséquent toujours un sens. Cela a été suffisamment développé et argumenté dans la série de nos articles précédents consacrés au lien entre rapports sociaux, essence humaine et droits fondamentaux. Nous y renvoyons le lecteur. La nouvelle série d’articles qui commence ici sera consacrée à une recherche plus restreinte, centrée sur le rapport social de sexe.

On n’a pas à craindre d’être contredit si l’on affirme qu’un rapport social au moins ne peut pas disparaître : c’est le rapport social de sexe. Il est attaché à ce que sont les êtres humains, à ce que l’humanité est constituée d’hommes et de femmes. Il est apparu dès que les sociétés ont été trop nombreuses pour être fondées seulement sur des relations personnelles et de parenté. Il persistera même dans une société sans classes. Nous pouvons par conséquent illustrer et mettre à l’épreuve notre théorie des rapports sociaux en voyant comment elle peut s’appliquer au rapport social de sexe. Notre nouvelle série d’articles fera donc l’examen de ce rapport entre les sexes, de ses formes primitives à ses modalités actuelles, de façon à mettre en évidence ses spécificités et ainsi compléter, enrichir et, dans une certaine mesure remettre en question, ce que nous avons dit des droits humains.

La relation entre les sexes n’a jamais été une relation seulement exclusivement interpersonnelle. Elle est toujours prise dans un rapport social qui se traduit par la présence d’institutions, de normes et de rituels. Ce qui est premier dans l’évolution du rapport entre les sexes, n’est pas la forme des relations interpersonnelles (la forme de la vie amoureuse) mais l’évolution du rapport social. C’est le rapport social, sous la forme de la tradition, des institutions et des usages, qui commande la forme de la relation interpersonnelle, et non l’inverse. Cependant, le rapport social de sexe peut avoir des formes très diverses. Ces formes, pour simplifier, peuvent être ramenées aux formes d’organisation de la famille. Celles-ci sont étudiées par l’anthropologie et la démographie. Ainsi, Emmanuel Todd (dans l’origine des systèmes familiaux) distingue quinze types familiaux dont quatre patrilocaux et quatre matrilocaux (le reste bilocaux ou indifférents). Cela montre que les rapports entre les sexes, malgré leur base évidemment naturelle n’ont, dans leur forme, en tant que rapport social, rien de naturel, que leur forme est un produit de l’histoire dont il importe de connaître la production et de maîtriser l’évolution.

image 2Emmanuel Todd, en tant que démographe, a essayé d’en retrouver la construction. Il pose « le principe du conservatisme des zones périphériques » c’est-à-dire qu’il affirme que les modèles de systèmes familiaux dans des zones de civilisation ont évolué à partir d’un centre pour se diffuser vers les périphéries, (avec parfois des réactions de rejet de l’innovation qui ont pu conduire à des formes inversées). Il en déduit que les formes les plus éloignées du centre sont celles qui ont le moins évolué, qu’elles sont celles qui correspondent aux formes les plus anciennes. Selon son étude la famille nucléaire apparaît dans les zones de civilisation comme « forme périphérique et archaïque ». Elle serait par conséquent la forme familiale la plus ancienne, c’est-à-dire celle qui ne demeure que là où malgré le temps elle n’a pas succombé sous l’effet des innovations. Dans sa forme archaïque, la famille nucléaire est l’unité sociale fondamentale pour de nombreux groupes de chasseurs cueilleurs. Elle est toujours englobée dans un groupe plus vaste de parents. Cette structure existe partout, même dans les populations les plus mobiles.

L’évolution du rapport social de sexe est très différenciée selon les zones géographiques, c’est-à-dire dans les vastes étendues de terre ouvertes aux contacts et aux influences réciproques des groupes humains où ont pu se développer des civilisations ayant des caractères communs. D’après Emmanuel Todd, les innovations sociales apparaissent avec l’invention de l’agriculture qui s’est diffusée sur plusieurs milliers d’années suivant les aires géographiques. La famille nucléaire comme forme originelle a peu à peu succombé devant le principe patrilinéaire. Il n’y aurait pas eu de période de matriarcat précédant l’apparition de ce nouveau principe lié à la transmission des terres. En Eurasie, cette apparition du principe patrilinéaire est postérieure à l’invention de l’écriture. Les formes familiales matrilinéaires seraient apparues plutôt en réaction contre ce principe et par conséquent après lui et à ses marges.

Les rapports sociaux entre les sexes ont ainsi évolué selon un processus de patrilinéarisation et de densification des systèmes familiaux sur des aires de civilisation toujours plus larges et diverses. Ce processus induit pour chaque grande région de civilisation un modèle de mariage et son évolution. Le mariage peut être exogame ou endogame de diverses manières. A partir des trois grands types de formes familiales et de quatre types de cousins, les spécialistes distinguent quatre-vingt-un systèmes de parenté. Emmanuel Todd laisse en dehors de son étude les facteurs qui sont à l’origine du processus de patrilinéarisation et de son évolution. Il démontre néanmoins, sans que ce soit son but, que la norme (qu’elle soit pensée comme religieuse, morale ou juridique) est dès l’origine au cœur des rapports sociaux de sexe. Cela confirme notre thèse que la norme est inséparable des rapports sociaux et qu’elle est par conséquent inhérente à l’essence humaine. L’interdit et son envers le droit sont constitutifs de l’humanité. Sa forme originaire est l’interdit de l’inceste.

image 3La forme primitive de la famille nucléaire n’implique pas une égalité entre les sexes. La domination masculine est la situation prédominante à toutes les époques et dans la quasi-totalité des systèmes. En Eurasie, les types familiaux patrilocaux représentent 70% des types familiaux. La famille nucléaire égalitaire (la forme la plus égalitaire) n’en représente que 2%. Cela ne peut pas surprendre car l’inégalité est constitutive d’un rapport social. Dès lors qu’il y a rapport social, il y a inégalité. La norme ou le droit inhérent au rapport social de sexe codifie l’inégalité entre les sexes. Se crée par là même un objet de tension et de contestation et l’appel à un autre droit et d’autres rapports.

L’anthropologie ne constate pas de relation évidente entre le niveau technique d’une société et ses formes de parenté. Pour un même niveau de développement, chez les chasseurs cueilleurs, les règles de parenté peuvent avoir des formes très diverses. On peut en conclure que les rapports sociaux de sexe ont une certaine autonomie mais la question est de savoir comment cette autonomie a disparu, car nous ne la constatons pas dans les sociétés développées qui tendent vers une uniformisation : dans les sociétés développées, nous revenons vers des formes de famille nucléaire mais différentes de la famille originelle. Des études démontrent que notre système de parenté (la façon dont nous comprenons nos relations à nos parents, frères et sœurs, cousins et autres) est analogue à celui des Inuits quand ils étaient encore des chasseurs au développement équivalent à celui de notre période du mésolithique. Les anthropologues l’appellent d’ailleurs « le système esquimau ». Mais il ne s’agit que d’une forme analogue ; le fond est différent. En effet, il semble y avoir une différence essentielle : les esquimaux chasseurs avaient une famille de type nucléaire et fonctionnaient selon le principe de l’union libre (surtout pour les hommes), ils n’avaient rien qui ressemblait à des mariages formalisés et à des sous-groupes autorisés ou interdits. Cependant ce système formellement semblable au nôtre, se fondait sur une réelle domination masculine. Leurs mariages se faisaient sous la forme d’enlèvements accompagnés de violence ritualisée qui faisaient valoir cette domination. Ils pratiquaient le prêt des épouses comme une forme d’hospitalité. Ce qui distingue notre société de la leur c’est que leurs communautés étaient très peu structurées (ou segmentées). L’égalité des conditions qui caractérisait leur société n’était ni conquise ni voulue : elle était la conséquence de leur très faible niveau de développement, de leur dispersion, et de l’absence de surplus social suffisant. Les rapports sociaux de sexe étaient par conséquent chez eux très peu intriqués à d’autres rapports sociaux, pour la simple raison qu’il n’y avait pas matière au développement d’autres rapports sociaux. Ils restaient par conséquent inconditionnés. On trouve effectivement, à ce même niveau de développement très faible, des sociétés à domination féminine comme les Iroquois étudiés par Lewis Morgan (sur lequel Engels s’est appuyé pour écrire « l’origine de la famille de la propriété privée et de l’État »). Mais on trouve aussi, (et même à des niveaux de développement moindre), des sociétés à forte domination masculine comme les Baruyas de Nouvelle Guinée étudiés par Maurice Godelier ou les Yanoama du Brésil. L’impression que cela donne d’une autonomie des rapports sociaux de sexe est pourtant trompeuse. Il ne faut pas en faire une règle car elle ne vaut que dans les sociétés primitives les moins segmentées. Dans toute autre condition, il parait illusoire de croire que les rapports de sexe peuvent se modifier profondément si les autres rapports sociaux n’évoluent pas. L’autonomie des rapports sociaux de sexe n’existe que lorsque les autres rapports sociaux sont inexistants ou embryonnaires et qu’ils ne viennent pas limiter l’inventivité normative ou religieuse. On voit que dans les sociétés primitives, c’est-à-dire des sociétés nécessairement anciennes mais qui n’ont pas évolué techniquement, les hommes et les femmes occupent des sphères séparées. Ces sociétés involuent au lieu d’évoluer. Elles se complexifient au lieu de se diversifier. Il s’y invente des traditions toujours plus sophistiquées qui cumulent les particularismes : règle de parenté extrêmement subtiles, vêtements et occupations nettement sexués, rites religieux distincts, cela va parfois jusqu’au développement de langues séparées. Toute l’histoire de ces sociétés s’est inscrite dans la grande complexité de leurs mœurs et leurs mythes.

Les études menées par l’ethnologue Eleanor Leacock chez les Montagnais Naskapi du Canada confirment ce fait que là où la société n’est pas structurée par des rapports sociaux de production bien formalisés, les rapports de sexe se développent librement et peuvent donner des configurations très diverses. Ces rapports se modifient avec l’apparition d’une structure de classe toujours dans le sens d’un renforcement de la domination masculine. Eleanor Leacock montre que, du XVI au XVIIème siècle, les Montagnais sont passés d’une structure matrilocale à une structure patrilocale sous l’effet du développement de l’économie de trappe et du commerce de fourrures qui étaient centrés presque exclusivement sur les hommes. Pour E. Leacock, la production pour l’échange, la rupture des solidarités locales, les conflits d’intérêts entre les groupes ou entre les sociétés sont des facteurs qui, bien avant le capitalisme, ont peu à peu renforcé la position sociale des hommes . Nous diagnostiquons ce qu’elle décrit comme l’apparition de rapports sociaux de production clairement inégalitaires, comme l’apparition d’une société de classes, dans lesquels s’imbriquent alors les rapports sociaux de sexe, qui perdent ainsi toute autonomie et sont marqués par ces rapports dans le sens d’une domination masculine. Se vérifie ici la thèse d’Engels qui lie la dégradation des statuts de la femme à l’émergence des inégalités de classes mais avec la différence, ou la précision, que cette dégradation est commandée par l’intrication des rapports sociaux et leur nécessaire ajustement qui pousse les rapports premiers à s’ajuster aux nouveaux plus contraignants.

Les sociétés qui ont évolué techniquement, qui sont plus ouvertes, sont moins inventives en matière de mœurs (ceci bien que dans nos sociétés chaque nouvelle génération s’imagine innover). Quand les sociétés se développent, les rapports sociaux de sexe perdent leur apparence d’autonomie car ils sont alors fortement intriqués à d’autres rapports sociaux auxquels ils doivent s’adapter. Dans nos sociétés développées, ils sont les rapports les plus intriqués aux autres rapports sociaux. Ils le sont par la force des choses puisque tout individu est homme ou femme et ne peut se dépouiller de son sexe dans ses rapports sociaux. Ils le sont aussi parce que les femmes sont appelées à affaiblir les tensions sociales, qu’il leur est le plus souvent dévolu les tâches de soutien là où les difficultés s’accumulent : infirmières, aide sociale, enseignement dans les zones difficiles. On constate que dans toutes les sociétés ce sont les femmes qui sont mobilisées là où se croisent tous les rapports sociaux et où se cumulent toutes les tensions sociales. Par exemple quand se cumulent les rapports de génération, de classe et de racisation : l’allongement de la durée de la vie fait que les vieux parents se trouvent à charge de leurs enfants. Les enquêtes montrent que c’est alors sur les filles et les belles filles que pèse l’essentiel de la charge. Dès que la situation de classe le permet cette charge est transmise à une travailleuse salariée qui est le plus souvent une migrante. Dans la personne de cette auxiliaire de vie se joignent alors les rapports sociaux de sexe, de génération, de classe et de race. Elle est l’image même de l’intrication des rapports sociaux (de leur consubstantialité et de leur co-extensivité) et l’exemple de l’abandon aux femmes des situations de cumul des tensions sociales liées aux rapports sociaux inégalitaires.

Epilogue

Cet article sera le dernier de notre série consacrée à la question des droits humains. Cette série a connu quatre saisons.

La première saison, qui regroupe tous les articles classés dans la catégorie « droits de l’homme » a fait le constat que les droits fondamentaux se développent, qu’ils sont invoqués de plus en plus largement et qu’ils entrent dans le droit positif. Mais ces droits n’ont cessés d’être combattus, le plus souvent de façon oblique : soit que leur extension soit ignorée et leurs limites par là même dénoncées (ce qui permet à toutes sortes de pensées « mieux disantes » de se faire valoir), soit que leur fondement soit considéré comme ne pouvant être que celui que leur assignait le droit naturel et la métaphysique classique (ce dont triomphe facilement une philosophie exclusivement critique). Mais toutes ces critiques échouent sur le constat que les droits fondamentaux sont plus que jamais l’expression d’une aspiration à l’émancipation venue de la multitude de ceux qui souffrent.

     La deuxième saison a pris acte de l’échec de la critique. Elle va de l’article du 6 février à celui du 15 mars 2014. Elle a consisté en un retour au questionnement de base par une lecture de « la question juive » de Karl Marx. Elle a balayé les obstacles à la compréhension du problème en écartant la question de la religion, celle de la propriété et celle de de la politique pour dégager la question de l’homme. Elle a abouti à un renversement : il ne s’agit plus de rechercher ce qui dans les droits de l’homme justifie leur universalisme mais ce qui dans l’homme fait qu’il se proclame des droits. L’entreprise est alors de refonder, plutôt de fonder véritablement les droits de l’homme. Fonder reçoit ici un sens nouveau : « démontrer que la proclamation des droits de l’homme, et le développement des droits fondamentaux, ne sont pas un fait contingent de l’histoire, que les droits de l’homme ne sont pas le produit d’une initiative historique heureuse mais qu’ils sont une donnée nécessaire du développement humain, qu’ils répondent à une nécessité qui ne pouvait pas manquer de se concrétiser d’une façon ou d’une autre quand le stade de développement des sociétés les rendaient nécessaires, ceci pour la raison qu’ils sont inscrits dans l’essence même de l’homme, c’est-à-dire qu’ils sont relatifs à ce qui fait que l’homme est homme ».

    La troisième saison a entrepris ce travail de refondation en posant la question de l’homme. Elle va de l’article du 18 mars à celui du 31 mars 2014. Elle a consisté en un commentaire de la VIème thèse sur Feuerbach de Karl Marx. A l’issue de ce commentaire, la question de la logique des rapports sociaux a été dégagée. Rapports sociaux/essence humaine et droits fondamentaux sont apparus comme ontologiquement liés en une trialectique, en un tout organique dont le développement appelait l’émergence de la notion de droit et l’expression des aspirations humaines et le l’essence humaine sous la forme de la proclamation d’une dignité consacrée par des droits : les droits fondamentaux.

    La quatrième et dernière saison va de l’article du 23 avril à celui du 4 mai. Elle a montré que le fait d’avoir une histoire appartient à l’essence humaine, que celle-ci est la forme de développement conquise par l’humanité grâce à l’effet réversif de la sélection naturelle propre à l’homme (sélection des instincts sociaux). Les hommes ont conquis une liberté qui se manifeste dans l’histoire. Cette liberté s’exerce pour autant que l’homme ait conscience de ses droits. D’où la conclusion sous la forme d’un appel aux intellectuels pour qu’ils fassent leur devoir pour favoriser ce développement humain.

Nous pouvons à partir de cela reprendre tout ce que nous avons établi. Nos analyses montrent que la conscience sociale est un phénomène complexe. Le niveau de conscience sociale de la classe travailleuse, et partant sa capacité à faire valeur les droits qu’elle estime devoir être les siens, dépend du moment historique et de l’état des rapports sociaux. Il n’y a pas de fatalité historique et il y a un espace ouvert pour l’émancipation humaine. Mais la liberté humaine n’est pourtant effective que lorsque la conscience sociale est élevée. Celle-ci dépend d’un grand nombre de facteurs. Les premiers et les plus fondamentaux sont ceux qui décident de la réalité des rapports sociaux et par là de la vie des hommes et de comment ils la comprennent. Car ce sont les rapports sociaux dans lesquels ils vivent qui font des hommes ce qu’ils sont. Au niveau de l’histoire, c’est leur vie qui façonne leur conscience. Dans le cadre de l’histoire, l’homme est un être en devenir et les droits fondamentaux sont l’expression de l’essence humaine se réalisant dans le processus sans fin de l’histoire. L’essence humaine est l’ensemble des rapports sociaux ; elle n’est pas une abstraction ou une chose donnée mais elle se développe et s’enrichit. Ceci est à comprendre dans le cadre d’une pensée dialectique, donc comme processus et comme évolution. (Penser dialectiquement, c’est penser en termes de rapports, de devenir et de système). La forme des rapports sociaux dépend du degré de développement de la société et du mode de production qui y domine. Les rapports sociaux de production sont les plus fondamentaux et sont le cadre global des autres rapports sociaux (de classe, de sexe, d’ethnies ou de racisation etc.). Ils sont directement déterminés par le mode de production ; et celui-ci, dans les sociétés de classes, a pour fondement la forme de la propriété. Par conséquent, dans une société de classes, la question de la propriété est toujours une question fondamentale.

    Plus les rapports sociaux sont antagoniques et inégalitaires plus ils induisent une tension dans la vie des hommes qui se traduit par une aspiration à une autre vie. Dans les sociétés traditionnelles cette aspiration prend la forme de la religion. C’est la religion qui, en premier lieu, à la fois organise les rapports sociaux et règle les mœurs, structure le temps et l’espace, et dans le même mouvement exprime l’aspiration humaine à une autre forme de vie. Avec le développement du capitalisme et la domination de la bourgeoisie, le rôle social de la religion diminue et celui du droit s’affirme. Les rapports sociaux se règlent alors par le droit. Il s’en suit que les hommes expriment leurs aspirations en s’affirmant des droits, d’abord politiques, puis de plus en plus sociaux. Dans une première étape de leur développement, les droits sont proclamés et posés comme idéal puis, dans le cadre des luttes sociales, ils se développent. A la sortie de la deuxième guerre mondiale, après la défaite du nazisme et du fascisme, ils ont été proclamés universellement. Ils sont plus concrets, plus directement liés à la vie. Ils concernent plus de domaines et continuent à se développer, se diversifier, se préciser, et à entrer dans le droit positif.

Mais la poursuite du processus de développement des droits fondamentaux n’est possible que dans la mesure où leur exigence est maintenue. Elle n’est réelle que s’ils sont pris en charge dans le cadre des luttes sociales et politiques. Ce processus dépend principalement du niveau de conscience de la classe travailleuse. Cette conscience est toujours fragile et vacillante car elle est liée à un ensemble complexe de contraintes qui pèsent sur les individus. Elle dépend de leur accès à l’éducation et à l’ensemble des richesses disponibles. Dans l’immédiat du moment historique elle est fortement liée à l’action de minorités créatrices et agissantes, à la fois dans le sein de la classe travailleuse et dans la partie de la population la plus éduquée. C’est pourquoi les intellectuels ont sur elle une influence importante et qu’ils ont pour devoir de ne pas s’en tenir à une critique paralysante qui désarme les classes populaires. Ils doivent comprendre la nature des droits fondamentaux et travailler à les promouvoir. S’ils ne sont pas les gardiens de la conscience sociale des classes populaires, ils sont la couche sociale vouée à l’enrichissement de toutes les formes de médiation de l’Humain à l’Humain.

***

Mais ne fermons pas trop vite cette série. Les histoires qu’on raconte ont un dénouement, l’histoire qu’on fait, l’histoire humaine, n’en a pas et ne peut pas en avoir. Comment l’humanité pourrait-elle achever sa recherche d’accomplissement et de vie meilleure ? Le dépassement de la conflictualité des rapports sociaux ne peut être conçu que comme un idéal vers lequel tendre. Ce dépassement ne pourra jamais être une tâche achevée car il ne parait pas possible d’envisager concrètement une société qui s’organiserait sans introduire de division en son sein. Comment concevoir une société d’individus sur lesquels elle ne ferait peser aucune contrainte ? Comment concevoir une humanité qui aurait achevé le travail d’accumulation des savoirs sur le monde et sur elle-même et les aurait mis totalement à la portée de chacun de ses membres ? La libération des potentialités de chaque individu humain ne peut se faire que dans les limites indépassables d’une vie humaine vécue dans un monde nécessairement limité. Il ne faut pas parler de fin de l’histoire mais, comme Marx, de fin de la préhistoire de l’existence humaine. Cette fin de la préhistoire humaine sera le moment où l’individu ne sera plus écrasé par les contraintes sociales : l’individu sera libre car un renversement se sera opéré et la société sera devenue « une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Ne pèseront alors sur les hommes que des contraintes qu’ils pourront comprendre et seront obligés d’accepter : des contraintes biologiques, naturelles et écologiques.

Cependant, on ne peut pas concevoir le passage à une autre société sans un moment complexe d’inversion de la domination et par conséquent de renforcement de certains rapports sociaux. Enfin, il n’est pas concevable qu’une humanité comptant six milliards d’individus, ou plus, se transforme en une communauté fondée exclusivement sur des relations personnelles entre individus. La lutte pour l’abolition du capitalisme ne peut pas aboutir à une société mondiale sans élite ni clivages. Les choix concernant l’humanité toute entière, ou même des ensembles plus étroits, ne peuvent être faits que sous la forme d’une démocratie représentative et certainement pas d’une démocratie directe mondiale (quelques soient les potentialités des nouvelles technologies). Ajoutons à ces raisons qu’il n’est pas souhaitable que disparaisse la diversité des cultures, des formes artistiques, des langues et des talents. La libération individuelle ne peut pas aboutir à l’uniformisation.

La suppression des rapports sociaux de classe fondés sur la propriété n’est pas la suppression de toute forme de rapports sociaux. Elle est un véritable saut historique consistant en un dépassement des conflictualités les plus aigües et les plus clivantes qui restituera à l’homme la maitrise de son essence. L’apaisement des conflictualités de classes est la condition pour que soient possible des rapports d’émulation, apaisés et égalitaires qui réaliseront pratiquement les droits fondamentaux mais elle laissera subsister au moins une division de l’humanité qui était déjà présente avant son apparition : la différence des sexes.

Une nouvelle série peut donc déjà s’annoncer : elle aura pour objet le rapport social de sexe, son histoire, ses spécificités, son devenir.

 

La responsabilité des intellectuels

image 3L’article précédent nous l’a appris : sa conscience sociale est la base de l’autonomie de l’individu face à l’histoire mais cette conscience est fragile particulièrement dans les classes dominées car elle dépend de nombreux facteurs liés aux possibilités de mobilité sociale. L’espace de liberté que sa situation sociale laisse à chaque individu varie selon que son éducation, ses dispositions personnelles et les hasards de sa vie lui ont permis de développer une conscience critique. Mais la transformation de cette conscience critique en une conscience sociale n’a rien d’assuré. Elle dépend de la capacité de sa classe à développer une culture, à s’organiser et prendre conscience de ses droits. C’est la conscience des contraintes qui pèsent sur lui qui permet à l’individu de les maitriser mais il ne peut le faire véritablement que sous une forme collective. Son sentiment d’injustice, sa révolte, ne trouvent autrement aucun débouché ou peuvent même être dévoyés en comportements asociaux.

Cependant, un groupe social n’a de prise sur sa destinée que pour autant qu’il génère en son sein une élite capable de le conduire, le représenter et le doter d’une conscience sociale et politique. Ces deux conditions (éveil de la conscience et une minorité agissante) se retrouvent chez l’historien britannique, spécialiste de l’histoire comparée des civilisations, Arnold Josep Toynbee. Il a exprimé la première (la conscience) ainsi : « La liberté consiste à comprendre la nécessité. La nécessité n’est aveugle qu’autant qu’elle n’est pas comprise ». Toynbee déduit la seconde idée (que les minorités font l’histoire) de son analyse du développement des civilisations. Il affirme qu’une civilisation se développe quand une minorité créatrice est librement suivie par la majorité qui l’imite (il appelle cela le phénomène de la mimesis). Selon sa théorie, (imaginée plutôt que tirée d’une analyse rigoureuse), le développement d’une civilisation se traduit par un passage du statique au dynamique. Le principe de son développement se trouve dans les défis qui sont proposés à un groupe et auxquels une minorité créatrice, à l’intérieur de ce groupe, est capable de trouver une réponse.

L’idée de minorité agissante est également attribuée à Lénine. Toutefois, chez Lénine cette affirmation est surtout circonscrite à la question de la théorie révolutionnaire. Elle se fonde sur un présupposé : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ». Mais, selon Lénine, et d’après son analyse des grèves ouvrières dans les années 1890 en Russie, la classe ouvrière ne peut pas accéder seule à une « conscience social-démocrate ». Il écrit : « Les ouvriers …. ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors ».(1) – « La doctrine théorique de la social-démocratie surgit d’une façon tout à fait indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier ; elle y fut le résultat naturel, inéluctable du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes »(2) . La conscience sociale et politique, dans ce cadre, est une conscience déléguée . La minorité agissante est extérieure au groupe, voire à la société. Elle est constituée d’intellectuels non liés de façon organique à une classe et qui se sont mis d’eux-mêmes au service des classes populaires ou ont développés des idées qui servent le mouvement d’émancipation populaire.

image 1Ce type d’intellectuels n’est apparu qu’avec la modernité. Auparavant, avec bien-sûr quelques exceptions, l’activité intellectuelle était réservée aux représentants des classes dominantes ou aux hommes de religion subordonnés sur le plan hiérarchique et doctrinaire à leur Église. Ce n’est qu’avec le déclin de l’absolutisme et donc à partir du dix-huitième siècle que l’apparition d’une opinion publique a permis que se développe une vie intellectuelle relayée et diffusée par la circulation de journaux et de libelles. Les intellectuels modernes ont permis le développement des Lumières et leur diffusion dans la population. Ils ont contribué à élaborer et à diffuser l’idée de droits humains ; ils ont ainsi fourni les armes intellectuelles qui ont mobilisé d’abord la bourgeoisie révolutionnaire et à travers elle les classes populaires. Ils ne sont évidemment pas la cause de la Révolution française mais les historiens leur reconnaissent une influence sur sa survenance et sur ses circonstances. Sans leur travail préalable, sans cette impulsion, les conditions n’auraient sans doute pas été créées pour que se développe dans la première moitié du dix-neuvième siècle toute la constellation de penseurs prolétaires dont Jacques Rancière a rappelé les mérites dans « la nuit des prolétaires ».

Toutefois, les intellectuels, y compris ces intellectuels sans attaches, ne constituent pas une couche sociale homogène. La contre révolution a reçu l’appui d’idéologues, comme Edmund Burke ou Joseph de Maistre, qui ont dénoncé le rôle, à leurs yeux néfastes, de leurs pairs. Des intellectuels se sont librement mis au service de la contre révolution. Le rôle des intellectuels dans la vie politique a considérablement changé depuis que se sont développés des groupements d’experts appointés par les puissants et que la production idéologique est devenue un travail de commande. Les think-tanks sont la seule forme véritable d’intellectuel collectif. En 1963 le PCF se définissait comme intellectuel collectif mais n’en avait pas la réalité. L’idée est reprise actuellement par Toni Negri. Elle vient de P. Bourdieu qui l’a conçue dans le cadre du travail scientifique. L’influence des think-tanks est masquée mais certainement beaucoup plus grande que ne l’a jamais été celle des intellectuels tels qu’ils sont apparus en France à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Ce fait nouveau brouille plus que jamais la conscience sociale de la classe dominée.

Les intellectuels jouent un rôle dans la formation de la conscience sociale des classes populaires mais, dans la période récente, ils ne l’exercent que pour autant qu’ils parviennent à une certaine visibilité médiatique. Cette visibilité est très capricieuse : elle est ouverte à quelques figures comme Frédéric Lordon, Alain Badiou, E. Todd mais reste obstinément fermée à tout ce qui est véritablement marxiste. La diffusion des idées est plus que jamais sévèrement contrôlée. Elle l’est jusque dans les programmes scolaires comme en témoigne le traitement, le mauvais traitement, de l’histoire. Ainsi, alors que le niveau scolaire des classes populaires n’a jamais été aussi élevé, leur culture est plus que jamais indigente et leur conscience sociale en ruine.

image 2S’il n’y a pas de vocation socialement obligée de la couche sociale des intellectuels, il n’y en a pas moins une responsabilité des intellectuels qui ne veulent pas se lier à la classe dirigeante au moins à ne pas desservir les classes populaires en croyant travailler à leur émancipation. Le travail de l’intelligentsia, exclusivement critique, portant sur les droits humains, les droits fondamentaux ainsi que sur les organisations et les idées produites par les couches populaires a certainement contribué à leur démobilisation et à l’affaissement de leur conscience sociale. C’est pourquoi il est nécessaire de mettre en question ce travail critique dont l’effet est démultiplié par le contexte historique marqué par la déconfiture des économies se réclamant du socialisme. Si, comme nous l’avons soutenu dans nos articles, le développement de l’essence humaine exige celui des droits fondamentaux, que leur réalisation est le vecteur et la mesure de l’émancipation humaine, ce qui nuit à l’idée de droits fondamentaux et à sa diffusion nuit par là même à l’émancipation humaine. Nous avons vu (nos articles se sont efforcés de le démontrer) que les droits fondamentaux sont l’essence humaine se réalisant à travers l’histoire. Rapports sociaux, essence humaine et droits fondamentaux forment une unité organique, une trialectique. L’essence humaine trouve sa genèse ontologique dans les rapports sociaux qui sont un produit du développement humain dans l’histoire mais aussi dans l’ordre de la nature. L’essence humaine n’est pas une donnée figée mais en développement et en devenir. Ce qui fait la spécificité et la dignité humaine s’enrichit avec l’histoire et dans le cours de son déroulement qui, du fait de l’effet cumulatif des productions humaines, prend la forme d’un progrès. Les droits fondamentaux trouvent eux-aussi leur fondement dans les rapports sociaux ; plus précisément dans la tension qu’ils génèrent entre les groupes sociaux. Nous avons vu aussi qu’il n’y a pas de déterminisme historique ni de téléologie inscrite dans l’histoire car l’être humain peut disposer d’un espace de liberté qu’il peut déployer. C’est ce qui nous a amenés à poser la question de la conscience individuelle et collective et de ses conditions.

Il n’y a pas d’autre fondement aux droits humains que dans cette genèse ontologique et sa réalité dans le développement historique. L’idée d’un fondement métaphysique dans un universel ne permet pas de comprendre ce véritable fondement. Comme l’essence humaine, les droits fondamentaux se développent et s’enrichissent. Quand un niveau de développement social suffisant est atteint, la liberté individuelle peut se déployer en conscience collective et en effort pour réaliser l’essence humaine dans une société plus libre. Mais nous avons vu à quel point la conscience collective est fragile et qu’elle dépend de l’action d’une minorité agissante et créatrice. Les intellectuels ont une responsabilité particulière car ils sont ceux dont la vocation est de constituer cette minorité.

Les intellectuels ne sont pas, pour autant, les gardiens de la conscience sociale de la classe travailleuse, mais ils ne doivent pas négliger les conséquences de leur travail critique. La critique ne doit pas être menée dans le même esprit selon qu’elle vise les idées et les organisations des classes dominées ou celles des classes dominantes. Elle ne doit pas être menée dans un esprit de supériorité, ni s’abriter sous un langage inutilement abscons. Elle doit encourager et non pas freiner ou inhiber l’initiative populaire, ne pas s’abriter dans le soutien aux minorités ou à ce qui marginal, spontané, inorganisé et par là même voué à l’impuissance. Il est du devoir des intellectuels, dans la situation de crise actuelle, d’être la source de nouvelles Lumières. Mon souhait est que ce blog favorise leur réveil.

1 Lénine : «Que faire » 1902 – Œuvres choisies – Éditions du Progrès – Moscou 1971 – 1er tome pages 130-135
2 Le parti politique est conçu dans la théorie de Lénine comme un organe qui transcende les classes, qui est au-dessus d’elles et non leur émanation. Il affirme qu’il ne lui suffit pas « d’aller aux ouvriers » mais « Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les social-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée ». Le parti est pour lui une organisation de révolutionnaires professionnels. Les organisations ouvrières doivent, quant à elles, être autant que possibles légales et les plus larges possibles.

Conscience de classe

050214_1717_Conscienced1.jpgLa liberté d’un individu dépend de son niveau de conscience politique. Elle liée en particulier à la conscience qu’il a d’avoir des droits, à sa capacité à les exprimer dans un cadre collectif et à les faire valoir. L’individu peut prendre en charge sa liberté et ses droits en travaillant à faire évoluer les structures sociales. Cela exige qu’il ait juste conscience de sa situation mais aussi que cette conscience soit partagée par ceux qui vivent la même situation que lui. L’espace de liberté qui existe au niveau de l’individu n’a d’effet réel qu’à ce prix. Il faut, pour que l’individu soit réellement libre, que sa conscience critique soit partagée. La levée des contraintes historiques n’est possible que par là. La réalisation des droits fondamentaux de l’individu passe par leur prise en charge par la conscience collective. Or la conscience collective dépend des structures sociales et de leur évolution. Elle est enserrée dans un réseau de contraintes. Elle est freinée par un système qui met les individus en concurrence. Dans les sociétés capitalistes avancées comme la nôtre, elle varie en raison inverse de la stabilité des situations de classe. Elle est influencée par la mobilité sociale et obéit à une logique complexe :

Dans nos sociétés, il y a un renouvellement constant et régulier des éléments composant les classes sociales et plus particulièrement de la classe ouvrière. L’économiste Schumpeter l’a noté et il a comparé une classe sociale à un hôtel ou à un autobus dont les occupants ou les passagers se renouvellent sans cesse. Il se trouvait ainsi en accord avec le sociologue marxiste Daniel Bertaux selon lequel destin personnel et structure de classe ne se recouvrent pas totalement mais s’articulent selon des modalités complexes. L’économiste fait le constat empirique qu’il y a bien une rigidité sociale qui pèse sur les trajectoires individuelles mais pas de fatalité de la condition sociale ; le sociologue le confirme et étudie la mobilité sociale et ses effets sur la conscience afin d’en comprendre le mécanisme. Le sociologue constate que la mobilité sociale n’est pas le fait d’individus exceptionnels qui échapperaient à la condition commune. Elle entre dans la logique même du fonctionnement social. Elle contribue à la stabilité sociale. La société capitaliste, sans ordres ni castes, permet et favorise une certaine mobilité sociale d’une ampleur variable selon les époques ; l’ampleur de cette mobilité a elle-même des effets sur la conscience sociale. Ainsi, comprendre comment se forme la conscience sociale et dans quelles limites elle est déterminée ou résulte de l’autonomie d’individus libres, c’est saisir les modalités de cette mobilité sociale et de ses effets sur la conscience. C’est dresser le cadre dans lequel s’exercent la liberté individuelle et les aspirations individuelles à voir ses droits revendiqués effectivement mis en œuvre.

Le premier niveau de ce cadre est celui de l’histoire. On sait qu’au 19ème siècle Marx remarque, qu’aux États-Unis, les ouvriers ont la possibilité de s’évader du salariat mais il en marque les limites et surtout les effets sur la conscience politique. Il oppose l’Europe à l’Amérique « où les classes déjà constituées, mais non encore fixées, modifient et remplacent constamment, au contraire, leurs éléments constitutifs». Il relie le constat de l’immaturité du mouvement social américain à cette porosité de la structure de classe due à l’expansion de la société sur un territoire neuf. Engels fait le constat inverse pour l’Angleterre industrielle où «aujourd’hui les ouvriers n’ont jamais la perspective de s’élever au-dessus de leur classe ». Leur conscience de classe se construit sur cette permanence de condition. Elle est favorisée par la conscience d’avoir conquis quelques avancées sociales mais de n’avoir pas de privilèges à défendre contre une classe montante. Cependant, le fait que les trajectoires individuelles sont empêchées ne signifie pas que les stratégies collectives de sortie de sa condition ne sont pas possibles. Cela ne les empêche pas mais les favorise sous la forme de stratégies familiales passant par l’éducation et les échanges matrimoniaux. Il reste donc toujours une mobilité sociale ascendante qui prend la forme d’une évolution dans le monde du salariat vers une condition meilleure et surtout d’une projection sur la génération suivante. Sur le plan de l’histoire, la possibilité de cette mobilité est liée à l’essor de la classe capitaliste mais surtout à l’apparition de secteurs économiques nouveaux, à l’industrialisation et à son pendant l’exode rural. Mais l’effet de ces phénomènes n’est pas direct. Il prend des formes complexes où jouent à la fois anticipation et mémoire.

image 2Pour ce qui concerne l’anticipation : la théorie de la « socialisation anticipatrice » de Robert K. Merton explique en quoi la possibilité ou au contraire l’absence d’opportunités d’une mobilité sociale ascendante modifient la conscience de classe. La rigidité sociale favorise l’apparition d’une culture de classe et l’épanouissement de l’individu dans son milieu. Elle permet que se constitue une mémoire collective portée par des lignées familiales. Mais en même temps, l’individu se projette sur le groupe social qu’il voudrait voir intégrer par sa progéniture. C’est ce groupe qui lui sert de référence et dont il adopte autant qu’il peut les habitus. Le groupe de référence l’emporte sur le groupe d’appartenance. Se développe ainsi cette figure de l’ouvrier fier de sa condition, cultivé et militant mais qui pousse ses enfants vers ce qu’il juge être une condition plus élevée et plus particulièrement vers les milieux de la culture : professeur, médecins etc. Le succès de cette stratégie tend, à la génération suivante, à défaire ce qui l’a permis : la mémoire collective s’affaiblit, le lien avec la classe d’origine s’efface et avec elle la conscience politique qui l’a portée. Les mutations sociales globales renforcent évidemment ce phénomène. Le même phénomène d’aspiration à une autre condition explique le goût de la petite bourgeoisie pour les apparences et l’instabilité qui la caractérise. Selon Pierre Bourdieu « le petit bourgeois est celui qui, condamné à toutes les contradictions entre une condition objectivement dominée et une participation en intention et en volonté aux valeurs dominantes, est hanté par l’apparence qu’il livre à autrui et par le jugement d’autrui porté sur son apparence ».

Mais ce n’est pas seulement le futur qui modèle la conscience, c’est aussi bien évidemment le passé. La conscience sociale est dépendante de la mémoire. Bourdieu insiste sur le fait que le passé incorporé survit dans le présent des individus : « le mort saisit le vif ». Même dans le cas extrême des OS travaillant à la chaîne, dont les conditions de travail ont un effet homogénéisant fort, cela ne suffit pas à effacer les effets des trajectoires différentes ; celles-ci modèlent durablement la personnalité des individus. Cela se vérifie empiriquement chez les ouvriers issus de l’immigration dont la conscience politique demeure souvent attachée à la condition de leur famille d’origine et reste largement dépendante d’un univers culturel différent où la pratique religieuse a plus de place (particulièrement pour les immigrés venant de pays à dominance musulmane) et où l’État de droit est moins implanté, où donc la question des droits humains n’est pas perçue de la même façon.

L’effet de la mémoire joue également entre ouvriers partageant la même condition. L’attachement aux qualifications et aux hiérarchies corrélatives, et par là à une forme d’ordre établi, croît en raison de l’ancienneté dans la classe ouvrière et avec lui croît aussi la capacité à mener des actions collectives disciplinées. L’envers de ce mouvement est souvent un corporatisme fort. L’égard pour les usages est plus faible chez les ouvriers de la première génération (plus indisciplinés et sporadiquement très combattifs). Il est fragile parmi les femmes et spécialement chez les immigrées. Ces groupes sont souvent réticents à se joindre à des actions collectives. La conscience est encore différente chez les jeunes passés plus longtemps que leurs aînés par le système scolaire. Les vécus sont différents mais ont en commun un effort d’acceptation et d’adaptation. Selon Bourdieu « les conditions de travail les plus rebutantes, les plus aliénantes …. sont encore prises en charge par un travailleur qui les apprécie, les aménage, les accommode, s’en accommode en fonction de toute son histoire, voire celle de toute sa lignée ». Globalement : « la vérité subjective du travail ne coïncide pas avec sa réalité objective ». « On peut comprendre que l’être social est ce qui a été ; mais aussi que ce qui a une fois été est à jamais inscrit dans l’histoire, ce qui va de soi, mais aussi dans l’être social, dans les choses et aussi dans les corps ». La conscience d’un groupe social et de chacun de ses membres est aussi un produit de l’histoire du groupe social tout entier. Il y a une dialectique de l’histoire collective et de l’histoire individuelle, de l’anticipation et de la mémoire, pour former la conscience collective d’un groupe social.

image 3A cela s’ajoute que la classe dominante a appris à empêcher le développement de la conscience de classe de la classe dominée. Elle s’efforce de la maintenir sous l’emprise de l’idéologie dominante : elle contrôle la quasi-totalité des médias et de l’édition et tout ce qu’Althusser a appelé les « appareils idéologiques d’État ». Ces appareils sont : «l’École (mais aussi d’autres institutions d’État comme l’Église, ou d’autres appareils comme l’Armée) [qui] enseignent des ‘savoir-faire’, mais dans des formes qui assurent l’assujettissement à l’idéologie dominante, ou la maîtrise de sa ‘ pratique’». La classe dominante recrute dans ses rangs, plus souvent dans les rangs de ses appareils idéologiques, selon l’expression de Marx « les meilleurs cerveaux » de la classe dominée. Elle tente de réduire l’effet homogénéisant des grandes concentrations industrielles. Dans les usines les directions des ressources humaines utilisent la surveillance et la répression mais s’évertuent aussi à mélanger savamment les origines, à favoriser la précarité et le passage du salariat à l’exclusion en maintenant un volant de travailleurs intérimaires. Ainsi, la classe dominante s’applique à détruire ou à dévoyer la conscience sociale des groupes dominés. Mais elle travaille à l’inverse à souder ses membres et elle est soudée par une véritable appropriation collective de moyens de production (en particulier par les actionnariats croisés). Ainsi, les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont montré que malgré les apparences la grande bourgeoisie n’était pas un groupe disparate mais constituait une véritable classe sociale. Selon ces auteurs, cette classe se définit par une quadruple maîtrise : celles de la richesse, du temps, des espaces, du cosmopolitisme. Sa richesse est à la fois professionnelle et patrimoniale et fortement dispersée entre les familles par l’actionnariat croisé. Son capital économique est légitimé par la maîtrise d’un capital culturel et social. Ce capital social est soigneusement entretenu dans le cadre de cercles et de clubs et possède donc une dimension collective essentielle. Le capital culturel s’accumule à la fois à l’école mais aussi hors de l’école par l’éducation du goût et la fréquentation de manifestations culturelles hors de la portée du public. La maîtrise du temps est celle du capital symbolique que représente un nom aristocratique qui s’enracine dans l’histoire. Cet avantage se renforce à travers les héritages et les transmissions et par des stratégies matrimoniales. Selon Pinçon-Charlot « le mariage, singulièrement dans la bourgeoisie, ne concerne pas seulement un homme et une femme : il met en relation deux familles, et au-delà leurs réseaux d’alliances». La maitrise de l’espace est celle du pouvoir gardé sur des lieux de résidence et de villégiature privilégiés qui permettent la création d’un « entre soi » et favorisent la cohésion et la sociabilité du groupe et son endogamie. Le cosmopolitisme enfin est un autre trait distinctif de cette classe sociale : elle éduque volontiers ses enfants dans de prestigieuses écoles ou universités étrangères et y noue des relations. Elle maintient une vie mondaine par laquelle elle se reconnaît et renforce ses liens. Ainsi, la classe dominante est mobilisée en permanence pour défendre ses intérêts et cherche à transmettre de génération en génération non seulement des biens mais aussi un capital culturel. Elle a une forte conscience de soi, de ses intérêts et des codes et avantages qui la distinguent.

Tout cela aboutit à un développement contrasté de la conscience sociale. Alors qu’elle est stable et profonde dans la grande bourgeoise, elle est vacillante et chaotique dans les classes intermédiaires et surtout dans la classe travailleuse où elle peut connaître de longues périodes d’affaiblissement comme nous en vivons une actuellement. En France, la conscience ouvrière a toujours été faible : la constitution de la classe ouvrière a été lente ; on a pu parler « d’en-paysannement de la classe ouvrière » au 19ème siècle par un apport continu de travailleurs sortis de la paysannerie. La classe ouvrière des années 1920 a été marquée par une très forte instabilité et en conséquence une faible conflictualité, puis par une stabilisation dans la classe dans les années 1930 (due en partie aux effets de la crise de 29) qui a permis un net renforcement de sa conscience politique qui a abouti au front populaire. Cette conscience s’est affaiblie à nouveau dans les années d’après-guerre du fait d’une plus forte mobilité sociale (en particulier générationnelle) et à la suite de l’arrivée de couches nouvelles issues de l’immigration. La désindustrialisation en a encore accentué l’effritement pour aboutir à l’atrophie actuelle et la quasi-disparition des grandes organisations syndicales et politiques qui étaient porteuses de cette conscience.