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De l’utilité de bien dormir !

images-1Quand on entre, comme moi, dans le cinquième ou sixième âge, on a le sommeil léger. Ainsi, l’autre nuit, j’avais l’esprit qui vagabondait. Je pensais à une longue et difficile dissertation sur le problème de la « vérité » que j’avais lue la veille.

L’auteur, que j’estime par ailleurs, y abordait un problème qui aurait tracassé le stoïcien Chrysippe :   il est vrai que tu mourras un certain jour. Si la vérité est éternelle, que tu te soignes ou que tu négliges ta santé, tu mourras quand même.  Donc, repose-toi ou ne fais rien !

C’est ce qu’on appelle l’argument paresseux. Même Napoléon n’y échappe pas. Car toute vérité étant universelle, donc  en droit éternelle, ne s’ensuit-il pas de la même façon, que la phrase « Napoléon est mort à Ste-Hélène » si elle est vraie doit l’être pour tous et de tout temps ? Il était donc vrai que Napoléon est mort à Ste-Hélène avant même d’être né ! Aussi bien il était vrai que le théorème de Pythagore était vrai avant que Pythagore ne l’ait découvert !

Comme un esprit qui vagabonde ne s’embarrasse pas de la suite des raisons et ne s’ennuie pas à démonter les sophismes, je me suis dit : ne faut-il pas distinguer ce qui est information et ce qui est connaissance et ce qui est vrai de ce qui est seulement exact. Si on me demande l’heure, on me demande une information. Si on me demande d’expliquer comment se mesure le temps et se détermine l’heure qu’il est, c’est de connaissance qu’il s’agit. Je pourrais répondre que l’heure se mesure avec une montre et qu’on détermine l’heure en lisant ce qu’indique le cadran. Je serais encore bien près de donner une information. En revanche un érudit qui exposerait toute l’invention de la mesure du temps du calendrier lunaire au solaire, du sablier, de la clepsydre à l’horloge atomique, nous inonderait de ses connaissances. La connaissance est faite d’une multitude d’informations organisées dans un ordre réfléchi et travaillé (1). Elle découvre un ordre dans le chaos apparent du monde. L’information, quant à elle, n’est rien d’autre que l’intellection d’un fait singulier. Une information est exacte ou fausse, complète ou partielle. Elle se fonde sur une relation simple au fait ; elle se ramène à un « ceci est ».  Ce n’est que si je voulais la dire vraie ou non vraie que j’aurais à me poser le faux problème de l’universalité et de l’éternité de cette « vérité ». Et je ne trouverais au final que le simple « ceci est » qui ne demande qu’un simple « oui » ou « non ». Mais l’érudit, je veux dire le véritable érudit, celui qui a une véritable connaissance, ne prétendra pas  détenir la vérité. Il sait qu’il lui manque bien trop de connaissances pour cela. La vérité, c’est ce qu’il cherche. Il n’en détient qu’une parcelle. Toute sa connaissance n’est qu’un reflet toujours incomplet et imparfait d’un réel inépuisable.

Il y a une forme simple de la connaissance qui est celle que j’ai présentée : des informations exactes, vérifiées, sont organisées de façon réfléchie et cohérente. La connaissance est alors une représentation mentale du réel comme quand quelqu’un vous dit qu’il connait bien Paris. Mais il y a aussi une forme plus haute de la connaissance. Il s’agit de la connaissance par concepts. Ce que l’on connait alors n’est pas une chose en particulier mais un genre de choses. Disons, par exemple, que celui qui connait bien Paris est urbaniste. Il a étudié l’organisation des villes et des territoires. Sa connaissance est une connaissance par concepts. Elle lui permet, notamment, de  comprendre les particularités de l’organisation de Paris comparée à celle de Tokyo ou les différentes étapes de la constitution de la ville. Il pourra aussi en anticiper le futur (gentrification, grand Paris etc.). L’idée de vérité n’a plus tout à fait le même contenu dans l’un et l’autre genre de connaissance. La vérité de la connaissance simple est dans sa correspondance au réel. Elle se traduira par la capacité du Parisien à bien s’orienter dans la ville. La vérité de la connaissance par concept sera bien plus difficile à établir. Sa constitution et sa vérification exigent un travail. Le reflet du réel dans le concept est  dynamique. Il ne s’établit que dans les allers et retours du concept au réel et du réel au concept dans une pratique longue et partagée de l’urbanisme. Celui-ci est alors une discipline scientifique voisine de l’architecture et de la géographie mais qui ne peut pas non plus ignorer l’histoire. Sa validation se fait par les échanges avec ces disciplines voisines et dans les incessants retours au réel au cours d’une pratique. L’urbaniste ne sera plus un érudit mais un praticien, un scientifique.

Le passage de la connaissance simple à la connaissance par concepts est aussi peu tranché que celui de l’information à la connaissance. Un érudit est toujours un peu un savant et un scientifique a toujours besoin d’une certaine érudition (2). Une connaissance si simple soit-elle n’est jamais totalement dépourvue de concepts. A l’inverse une science connait toujours des faits même dans ses formes les plus théoriques.  Il en va dans ces affaires comme des chevelus et des chauves. Personne ne peut dire exactement combien il faut retirer de cheveux à un chevelu pour qu’il soit chauve. Il y a pourtant bien des chevelus et des chauves. Une information ne va pas sans connaissance. Dire l’heure n’est pas donné à tout le monde, il faut savoir compter et avoir bien d’autres connaissances. A l’inverse, comme je l’ai dit déjà, l’érudit a sur son sujet une multitude d’informations qu’il a organisées en un tout cohérent et éclairant. Il ne s’agit plus de retirer mais d’ajouter. Qui pourrait dire combien il faut avoir collecté et organisé d’informations pour passer, non du chauve au chevelu, mais de l’information à la connaissance ?  

Voilà que tout se mélange. J’en arrive au problème de Gettier.  Dans le Théétète,  Platon n’a-t-il pas défini la connaissance comme une croyance qui est tout à la fois vraie et justifiée. Il aurait dû se taire. Il a créé un problème qui a certainement rendu fou ce monsieur Gettier !

 Selon ce monsieur cette  définition aurait suffi  pendant plusieurs millénaires et voilà qu’il y a trouvé une faille en considérant le scénario suivant :

index-1Après m’être levé le matin je descends dans la salle à manger et je regarde l’heure sur la pendule. Je connais donc l’heure (par exemple 8h00) : je suis capable d’expliquer pourquoi je crois qu’il est 8h – donc j’ai une croyance justifiée – car je peux dire que mon horloge fonctionne, qu’elle m’a toujours donné la bonne heure, etc. Mais, en réalité, cette horloge s’est arrêtée tout à fait par hasard sur 8h (par exemple la veille quand il était 20h) et je ne m’en suis pas aperçu. Ainsi, s’il est véritablement 8h, on ne peut pas dire que je le sais parce que ma justification se base sur des éléments faux, et ce n’est que par chance que j’ai eu raison (si j’étais arrivé trente minutes plus tard, alors la proposition « il est 8h » aurait été fausse).

Dans ce scénario une proposition, qui se trouve fausse en général, se trouve vraie par chance uniquement. De cela on peut trouver une multitude d’exemples. Ce seront autant de contre-exemple de la thèse platonicienne. Monsieur Gettier en conclut que notre théorie traditionnelle de la connaissance est pathologique. De là son émoi !

La première fois que j’ai rencontré ce problème sur un blog de philosophie, j’ai cru à une plaisanterie. L’auteur m’a détrompé : pas du tout ! Une foule de chercheurs ont planché sur ce problème pendant des décennies et ont produit une multitude d’articles. Dans le monde de la philosophie analytique l’importance d’un philosophe se mesure au nombre d’articles qu’il est parvenu à faire publier dans les revues académiques. D’où, je suppose, ce problème de Gettier ! Car enfin, il suffit que cesser de penser que savoir l’heure est une connaissance  pour que le problème s’évanouisse, pour que la question de la vérité cesse de se poser. Il suffit d’admettre qu’il n’y a là rien d’autre qu’une information exacte ou fausse. Quant à la connaissance, c’est tout autre chose qu’une croyance vraie et justifiée. C’est même tout le contraire d’une croyance.

Quand je vois la foule de problèmes que je peux résoudre en dormant, je me dis qu’il est dommage pour l’humanité que je ne fasse pas plus souvent la sieste.

 

1 – Un mythe est aussi un ensemble cohérent d’énoncés et de conceptions qui s’efforcent de rendre compte des phénomènes. Seulement, les énoncés du mythe ne sont pas des informations. Ils sont le fruit de l’imagination non de l’observation. La cohérence du mythe est narrative et non pas logique. A la différence du poète auteur du mythe, le sujet connaissant fait abstraction de ses craintes ou de ses désirs. Il recherche l’objectivité.

Les mathématiques sont une exception. En math, le connu et la connaissance sont un. L’information (la définition par exemple) est déjà un concept. Les maths sont tout entiers ordre et rigueur logique. Elles ne mettent pas un ordre dans un ensemble données, elles sont un ordre. La vérité, telle que je l’ai entendue plus haut, n’a pas de sens en mathématiques. « La vérité mathématique réside uniquement dans la déduction logique à partir de prémisses posées arbitrairement par les axiomes » (Bourbaki)

2 – La science moderne hyper-spécialisée devient une nouvelle forme d’érudition quand un chercheur en arrive à ignorer ou à ne plus comprendre ce que font les autres.

Une réflexion sur “De l’utilité de bien dormir !

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