De l’utilité de bien dormir !

images-1Quand on entre, comme moi, dans le cinquième ou sixième âge, on a le sommeil léger. Ainsi, l’autre nuit, j’avais l’esprit qui vagabondait. Je pensais à une longue et difficile dissertation sur le problème de la « vérité » que j’avais lue la veille.

L’auteur, que j’estime par ailleurs, y abordait un problème qui aurait tracassé le stoïcien Chrysippe :   il est vrai que tu mourras un certain jour. Si la vérité est éternelle, que tu te soignes ou que tu négliges ta santé, tu mourras quand même.  Donc, repose-toi ou ne fais rien !

C’est ce qu’on appelle l’argument paresseux. Même Napoléon n’y échappe pas. Car toute vérité étant universelle, donc  en droit éternelle, ne s’ensuit-il pas de la même façon, que la phrase « Napoléon est mort à Ste-Hélène » si elle est vraie doit l’être pour tous et de tout temps ? Il était donc vrai que Napoléon est mort à Ste-Hélène avant même d’être né ! Aussi bien il était vrai que le théorème de Pythagore était vrai avant que Pythagore ne l’ait découvert !

Comme un esprit qui vagabonde ne s’embarrasse pas de la suite des raisons et ne s’ennuie pas à démonter les sophismes, je me suis dit : ne faut-il pas distinguer ce qui est information et ce qui est connaissance et ce qui est vrai de ce qui est seulement exact. Si on me demande l’heure, on me demande une information. Si on me demande d’expliquer comment se mesure le temps et se détermine l’heure qu’il est, c’est de connaissance qu’il s’agit. Je pourrais répondre que l’heure se mesure avec une montre et qu’on détermine l’heure en lisant ce qu’indique le cadran. Je serais encore bien près de donner une information. En revanche un érudit qui exposerait toute l’invention de la mesure du temps du calendrier lunaire au solaire, du sablier, de la clepsydre à l’horloge atomique, nous inonderait de ses connaissances. La connaissance est faite d’une multitude d’informations organisées dans un ordre réfléchi et travaillé (1). Elle découvre un ordre dans le chaos apparent du monde. L’information, quant à elle, n’est rien d’autre que l’intellection d’un fait singulier. Une information est exacte ou fausse, complète ou partielle. Elle se fonde sur une relation simple au fait ; elle se ramène à un « ceci est ».  Ce n’est que si je voulais la dire vraie ou non vraie que j’aurais à me poser le faux problème de l’universalité et de l’éternité de cette « vérité ». Et je ne trouverais au final que le simple « ceci est » qui ne demande qu’un simple « oui » ou « non ». Mais l’érudit, je veux dire le véritable érudit, celui qui a une véritable connaissance, ne prétendra pas  détenir la vérité. Il sait qu’il lui manque bien trop de connaissances pour cela. La vérité, c’est ce qu’il cherche. Il n’en détient qu’une parcelle. Toute sa connaissance n’est qu’un reflet toujours incomplet et imparfait d’un réel inépuisable.

Il y a une forme simple de la connaissance qui est celle que j’ai présentée : des informations exactes, vérifiées, sont organisées de façon réfléchie et cohérente. La connaissance est alors une représentation mentale du réel comme quand quelqu’un vous dit qu’il connait bien Paris. Mais il y a aussi une forme plus haute de la connaissance. Il s’agit de la connaissance par concepts. Ce que l’on connait alors n’est pas une chose en particulier mais un genre de choses. Disons, par exemple, que celui qui connait bien Paris est urbaniste. Il a étudié l’organisation des villes et des territoires. Sa connaissance est une connaissance par concepts. Elle lui permet, notamment, de  comprendre les particularités de l’organisation de Paris comparée à celle de Tokyo ou les différentes étapes de la constitution de la ville. Il pourra aussi en anticiper le futur (gentrification, grand Paris etc.). L’idée de vérité n’a plus tout à fait le même contenu dans l’un et l’autre genre de connaissance. La vérité de la connaissance simple est dans sa correspondance au réel. Elle se traduira par la capacité du Parisien à bien s’orienter dans la ville. La vérité de la connaissance par concept sera bien plus difficile à établir. Sa constitution et sa vérification exigent un travail. Le reflet du réel dans le concept est  dynamique. Il ne s’établit que dans les allers et retours du concept au réel et du réel au concept dans une pratique longue et partagée de l’urbanisme. Celui-ci est alors une discipline scientifique voisine de l’architecture et de la géographie mais qui ne peut pas non plus ignorer l’histoire. Sa validation se fait par les échanges avec ces disciplines voisines et dans les incessants retours au réel au cours d’une pratique. L’urbaniste ne sera plus un érudit mais un praticien, un scientifique.

Le passage de la connaissance simple à la connaissance par concepts est aussi peu tranché que celui de l’information à la connaissance. Un érudit est toujours un peu un savant et un scientifique a toujours besoin d’une certaine érudition (2). Une connaissance si simple soit-elle n’est jamais totalement dépourvue de concepts. A l’inverse une science connait toujours des faits même dans ses formes les plus théoriques.  Il en va dans ces affaires comme des chevelus et des chauves. Personne ne peut dire exactement combien il faut retirer de cheveux à un chevelu pour qu’il soit chauve. Il y a pourtant bien des chevelus et des chauves. Une information ne va pas sans connaissance. Dire l’heure n’est pas donné à tout le monde, il faut savoir compter et avoir bien d’autres connaissances. A l’inverse, comme je l’ai dit déjà, l’érudit a sur son sujet une multitude d’informations qu’il a organisées en un tout cohérent et éclairant. Il ne s’agit plus de retirer mais d’ajouter. Qui pourrait dire combien il faut avoir collecté et organisé d’informations pour passer, non du chauve au chevelu, mais de l’information à la connaissance ?  

Voilà que tout se mélange. J’en arrive au problème de Gettier.  Dans le Théétète,  Platon n’a-t-il pas défini la connaissance comme une croyance qui est tout à la fois vraie et justifiée. Il aurait dû se taire. Il a créé un problème qui a certainement rendu fou ce monsieur Gettier !

 Selon ce monsieur cette  définition aurait suffi  pendant plusieurs millénaires et voilà qu’il y a trouvé une faille en considérant le scénario suivant :

index-1Après m’être levé le matin je descends dans la salle à manger et je regarde l’heure sur la pendule. Je connais donc l’heure (par exemple 8h00) : je suis capable d’expliquer pourquoi je crois qu’il est 8h – donc j’ai une croyance justifiée – car je peux dire que mon horloge fonctionne, qu’elle m’a toujours donné la bonne heure, etc. Mais, en réalité, cette horloge s’est arrêtée tout à fait par hasard sur 8h (par exemple la veille quand il était 20h) et je ne m’en suis pas aperçu. Ainsi, s’il est véritablement 8h, on ne peut pas dire que je le sais parce que ma justification se base sur des éléments faux, et ce n’est que par chance que j’ai eu raison (si j’étais arrivé trente minutes plus tard, alors la proposition « il est 8h » aurait été fausse).

Dans ce scénario une proposition, qui se trouve fausse en général, se trouve vraie par chance uniquement. De cela on peut trouver une multitude d’exemples. Ce seront autant de contre-exemple de la thèse platonicienne. Monsieur Gettier en conclut que notre théorie traditionnelle de la connaissance est pathologique. De là son émoi !

La première fois que j’ai rencontré ce problème sur un blog de philosophie, j’ai cru à une plaisanterie. L’auteur m’a détrompé : pas du tout ! Une foule de chercheurs ont planché sur ce problème pendant des décennies et ont produit une multitude d’articles. Dans le monde de la philosophie analytique l’importance d’un philosophe se mesure au nombre d’articles qu’il est parvenu à faire publier dans les revues académiques. D’où, je suppose, ce problème de Gettier ! Car enfin, il suffit que cesser de penser que savoir l’heure est une connaissance  pour que le problème s’évanouisse, pour que la question de la vérité cesse de se poser. Il suffit d’admettre qu’il n’y a là rien d’autre qu’une information exacte ou fausse. Quant à la connaissance, c’est tout autre chose qu’une croyance vraie et justifiée. C’est même tout le contraire d’une croyance.

Quand je vois la foule de problèmes que je peux résoudre en dormant, je me dis qu’il est dommage pour l’humanité que je ne fasse pas plus souvent la sieste.

 

1 – Un mythe est aussi un ensemble cohérent d’énoncés et de conceptions qui s’efforcent de rendre compte des phénomènes. Seulement, les énoncés du mythe ne sont pas des informations. Ils sont le fruit de l’imagination non de l’observation. La cohérence du mythe est narrative et non pas logique. A la différence du poète auteur du mythe, le sujet connaissant fait abstraction de ses craintes ou de ses désirs. Il recherche l’objectivité.

Les mathématiques sont une exception. En math, le connu et la connaissance sont un. L’information (la définition par exemple) est déjà un concept. Les maths sont tout entiers ordre et rigueur logique. Elles ne mettent pas un ordre dans un ensemble données, elles sont un ordre. La vérité, telle que je l’ai entendue plus haut, n’a pas de sens en mathématiques. « La vérité mathématique réside uniquement dans la déduction logique à partir de prémisses posées arbitrairement par les axiomes » (Bourbaki)

2 – La science moderne hyper-spécialisée devient une nouvelle forme d’érudition quand un chercheur en arrive à ignorer ou à ne plus comprendre ce que font les autres.

Philosophie et métaphore

image 1Le discours scientifique est le discours du vrai. Il ne souffre ni ambiguïté ni incertitude de sens. En science le mot désigne un objet précis, clairement identifié et souvent mesurable. Mais la philosophie aussi se veut discours du vrai. Elle a pour ambition d’exprimer, sous la forme de théories interprétatives, des vérités qui, à défaut d’être démontrables par l’expérience comme celles de la science, sont argumentables (1).

S’il est une philosophie qui se veut rationnelle, c’est bien celle de Descartes. Or, si nous lisons un court passage de la 6ème méditation, caractéristique du style de Descartes, nous constatons que le style n’est pas celui de la science. Nous lisons : « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire, mais en outre cela que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui ».

Le style n’est manifestement pas celui de la science. Descartes s’efforce d’exprimer quelque chose qu’il saisit intuitivement et qu’il veut suggérer à son lecteur. Il en appelle au témoignage des sentiments et des sensations qui sont communs à tous les hommes. Or, le langage des sentiments et de la sensation est le lieu de la métaphore.

En effet, l’usage abstrait des mots est une conquête de l’esprit dont on peut suivre la lente progression avec l’apparition de la philosophie dans la Grèce antique. Le grec archaïque avait une pensée visuelle ; sa pensée était concrète. S’il méditait sur les composants ultimes du réel, c’était pour savoir s’il fallait placer au fondement l’eau, l’air ou le feu ou un mélange de ces éléments. Les notations psychologiques, même dans un chef d’œuvre comme l’Iliade, sont très frustres. Le héros grec ne pense pas aux dieux, il les voit. Ils sont plus puissants, plus violents que lui mais ils ont les mêmes appétits (2).

La philosophie s’est donc construite à partir d’un langage concret par l’effort d’en sortir. Ainsi on voit Socrate interroger Hippias sur ce qu’est le beau et se heurter à l’incapacité de son interlocuteur, pourtant spécialiste de la question, à dire le beau autrement que sous la forme de la belle chose : de la belle jeune fille au beau chaudron. Hippias dit la chose pour dire l’idée. Il ne fait pas de métaphore, il exemplifie. Il ne suggère pas, il donne à voir. Il veut prendre Socrate à témoin que le beau est là mais il se heurte à un interlocuteur obtus qui feint de ne voir que ce qu’on lui montre : une jeune fille, un chaudron et non le beau en lui-même.

Or, la métaphore, pour fonctionner, a besoin d’un terrain commun aux locuteurs. Pour qu’une expression comme « l’homme est un loup pour l’homme » ait un sens, il faut que les locuteurs partagent les mêmes préjugés au sujet des loups. Alors le mot « loup » est employé métaphoriquement et il exprime la méchanceté sous l’espèce du loup.

Hippias et Socrate partagent les mêmes références culturelles et sauraient reconnaitre une belle jeune fille d’une laide ou un chaudron aux formes agréables d’un objet difforme. Ce qu’ils n’ont pas en commun, c’est la capacité d’aller au-delà de ce qui expressément désigné pour saisir ce qui veut se dire. Il leur manque, il manque surtout à Hippias, la capacité à aller au-delà de ce qui est montré. Leurs mots ne sont pas assez chargés d’idées. Ils ne savent pas revenir sur leurs sentiments en un mouvement réflexif qui leur permettrait de savoir pourquoi telle jeune fille est belle et l’autre moins belle. Ils ressentent mais n’analysent pas. Socrate ne se risque pas à dire ce qu’est le beau en lui-même et révèle ainsi sa propre insuffisance.

image 2Descartes vient deux millénaires plus tard. Il appartient à une humanité affinée par les exercices spirituels et l’introspection. Alors que le grec archaïque n’avait pas de mot pour dire le corps ou l’âme, Descartes partage avec ses lecteurs l’évidence de ces deux entités. Il n’a aucun effort à faire pour se penser en termes universels ; il est même incapable de se penser autrement. On pourrait dire que son langage est totalement imprégné de métaphores. C’est ce que disait Nietzsche. Pour Nietzsche un concept est une métaphore morte. Tout concept provient d’une métaphore qui se serait comme asséchée, durcie, pour ne garder que la structure de ce qui lui a donné vie.

Mais nous avons vu avec la conversation de Hippias et de Socrate qu’il ne s’agit pas de cela. Le concept de beau n’a pas pour base l’expression poétique du beau mais son expérience concrète. C’est l’expérience du désir de posséder les belles choses (belle jeune fille, beau chaudron) qui est à l’origine de l’idée de beau.

Le langage qu’emploie Descartes n’est donc pas métaphorique par nature. Il est plutôt abstrait. Il désigne des genres de choses qui elles-mêmes s’exemplifient en types. Il y a un genre de ressenti qui s’appelle « sentiments » et dont on peut donner comme exemples la « douleur », la « faim », la « soif ». Le « etc. » qui suit montre bien qu’il s’agit d’exemples du genre « sentiments » qui n’épuisent pas le genre et n’en donnent qu’un aperçu. Le sentiment est une notion abstraite. Elle est construite à partir d’analyses qui ont vidé le mot de sa charge concrète pour lui permettre de valoir aussi bien pour la faim que pour la colère. Pour Descartes la colère d’Achille est un sentiment. Elle peut s’analyser et elle a quelque chose de commun, qui est abstrait, avec la faim, l’amour, la joie etc.

Pour Descartes dire « je fus pris de la colère d’Achille » serait une métaphore. C’est une métaphore dans le sens qu’Aristote donne à ce mot en ce sens que l’espèce est dite pour le genre. Une colère mémorable est dite pour suggérer une colère analogue, qui pourrait se comparer.

Descartes aurait donc su dire quand il utilisait des concepts et quand il utilisait des métaphores. Il n’y a certainement pas un seul mot de son texte dont il n’aurait pu rendre compte en analysant l’idée exprimée. Il aurait certainement pu dire ce qui est commun et ce qui diffère dans l’idée de « conjoint » et celle de « confondre » ou ce que c’est qu’un « tout » et une « partie ». La pensée de Descartes est suffisamment précise pour qu’il puisse distinguer toutes les modalités d’inclusion d’une chose dans une autre. Il aurait sans doute pu disserter sur ce sujet sans quitter le domaine de l’abstraction, en se passant de tout exemple comme un géomètre peut réfléchir sur des figures sans en tracer une seule. L’idée de beau, qui embarrassait tant Hippias et même Socrate, lui était accessible : il est l’auteur d’un traité d’esthétique musicale !

Seulement ces analyses, à partir desquelles on pourrait exempter Descartes du recours à la métaphore, prennent pour unité de base le mot. Le mot est extrait du texte pour être analysé. L’opération est la même que celle que nous faisons quand nous refermons un livre pour aller au dictionnaire voir le sens d’un mot. Mais si nous faisons cela avec le texte de Descartes nous nous heurtons à un mystère. Le même mot peut avoir plusieurs définitions. Ce n’est que le texte qui dira laquelle est la bonne. Pour lire un texte, il ne faut pas prendre le mot pour unité de sens, mais la phrase. C’est la phrase qui fixe le sens du mot. L’unité de sens n’est donc pas le mot mais la phrase. Pour voir les métaphores, il faut donc considérer les phrases.

Or, si on considère la phrase entière, on voit que Descartes nous convie à penser deux choses en même temps : l’expérience intime de nos sentiments et la conduite d’un navire. Les deux choses sont si éloignées l’une de l’autre qu’elles ne devraient pas se rencontrer.

Et l’expérience intime des sentiments n’est d’ailleurs nullement dite pour ce qu’elle est. Descartes ne parle pas d’une expérience mais se situe dans le cadre, là aussi, de quelque chose d’autre : il parle de la situation où on reçoit un enseignement. Il efface de la situation où on reçoit un enseignement tout ce qui en fait l’expérience concrète pour n’en garder que l’idée nue. De même, il efface de la conduite du navire tout ce qui en fait la réalité pour n’en garder que l’idée nue.

Alors que dans l’expression « l’homme est un loup pour l’homme » l’idée est seulement conventionnelle, dans l’image du navire ou celle de l’enseignement, elle est réduite à son schéma idéel. Elle n’est plus que l’abstraction de deux situations. Faire un retour réflexif sur son expérience intime du sentiment c’est comme être un pilote qui réagit aux forces qui s’exercent sur le navire. Chacune de ces situations dit quelque chose de l’autre et ce qu’elles disent symétriquement l’une de l’autre c’est ce que Descartes veut dire ou plus exactement ce qu’il vise comme un au-delà de ces deux situations, comme quelque chose de plus intime, de plus profond. Descartes emploie donc tout de même un langage métaphorique dans le sens où il dit quelque chose pour dire ou viser autre chose. Il dit deux choses pour en dire une troisième qui n’est ni l’une ni l’autre et pourtant qui a à voir avec l’une comme avec l’autre. Il manie des abstractions (de pures idées) mais les agence de façon imparfaitement rationnelle.

On peut soutenir qu’il pense avoir une « idée claire et distincte » de ce qu’il veut dire mais cette idée n’en reste pas moins seulement intuitive. Il peut défendre cette idée, il peut la communiquer et en tirer toutes les conséquences mais il ne peut pas la dire dans sa vérité toute simple avec les mots adéquats comme le fait le scientifique qui ne crée aucun contexte étranger à son propos. Ici les références pour dire ce qui veut se dire sont étrangères à ce qu’il y a à dire. Descartes reviendra dans le langage de la science (mais d’une science imaginée) quand il parlera du rôle de la glande pinéale.

image 3Dans le texte cité, il est dans la philosophie et donc dans un langage qui est celui de l’intuition intellectualisée. Ce langage emploie inévitablement des métaphores puisqu’il parle d’un ordre de réalité qui n’est ni celui de l’expérience pratique ni celui de l’expérience scientifique. Il se situe à un niveau où les mots sont toujours en décalage par rapport à ce qu’il a à dire. La philosophie s’efforce d’atteindre le vrai là où rien ne permet de l’établir objectivement. Elle est un effort pour dire le vrai là où le réel ne peut pas répondre au questionnement. Si on peut faire parler le réel, on est dans le langage de la science ; si on peut montrer, on est dans le monde de la pratique. Mais si on est dans un ordre de réalité où ni l’un ni l’autre ne sont possibles, on est dans le domaine où le langage est hors de ses sources et où donc la métaphore est inévitable.

Ce n’est donc pas critiquer la philosophie que de dire qu’elle a besoin de la métaphore et qu’elle ne peut pas s’en passer. C’est simplement la voir lucidement pour ce qu’elle est et qu’elle ne peut pas cesser d’être.

On voit bien que les philosophes modernes qui voudraient échapper à cette fatalité ne font en fait que déplacer le problème. La philosophie analytique qui voudrait ne pas tomber dans les travers qu’elle dénonce dans la philosophie « continentale » use d’expériences de pensée. Or une expérience de pensée est une expérience impossible dont on ne maitrise pas les paramètres. C’est une espèce de métaphore posée comme un réel. Une expérience de pensée est par définition une expérience impossible, c’est une construction imaginaire. On peut soutenir qu’elle ne démontre pas plus que les métaphores de Descartes. Elle en fait des objets qui se donnent pour réels. Fait-elle d’ailleurs fondamentalement quelque chose de tellement différent de ce que fait la philosophie classique quand elle use de fictions rationnelles du type « contrat social », « état de nature » etc. ? ou même de ce qu’a fait Descartes quand il a imaginé son doute méthodique ?

Si le discours philosophiques peut échapper à l’expression métaphorique, il ne peut pas échapper à la pensée métaphorique.

1- il s’agit ici principalement de la philosophie en tant qu’elle se présente sous forme de théorie interprétative : voir mon article du 30 septembre 2014 – la philosophie comme rapport au monde : https://lemoine001.com/2014/09/30/la-philosophie-comme-rapport-au-monde/

2 – le mouvement d’affinement de la pensée s’est poursuivi avec le développement au cours des siècles de la philosophie et de la science :

d’abord en rompant rationnellement avec l’égocentrisme de la pensée (le subjectivisme et le relativisme) – on voit ce mouvement s’affirmer chez Platon dans ses polémiques contre les sophistes (quelque soit l’injustice de certaines attaques et la résurgence récente de ce travers).

Ensuite, dans le développement du rationalisme par l’exclusion de la projection intentionnalisante à quoi se réduit la pensée finaliste. Ce mouvement est toujours en cours.

Platon : un piètre politique ! (complément)

image 1Platon était sans doute très gêné par son affaire de Syracuse. Il a tenté dans sa lettre VII d’en faire une présentation à son avantage. Son souci principal reste cependant de préserver sa prétention à détenir une doctrine ésotérique qui lui assure la supériorité sur tous ceux qu’il n’a pas lui-même initiés. Cette prétention est manifeste dans ce passage de la lettre qui dit en substance ceci :

« Sommé par une lettre de Denys II de venir voir élevée selon mes vœux la position de Dion, sollicité par son parti, encouragé ici, je partis à Syracuse malgré le danger. Grâce à Zeus et par la magnanimité de Denys, j’échappais à ceux qui demandaient ma mort.

Inquiet de la fermeté de son zèle philosophique, je constatais immédiatement combien Denys ignorait les exigences d’une vie sage : qu’il faut peiner à étudier, rejeter la luxure et se tempérer. Je lui dis cela sans contrarier sa présomption.

J’appris qu’il prétend avoir composé un traité de sagesse mais je soutiens que ceux qui ont cet orgueil ne se connaissent ni ne comprennent cette matière ineffable destinée seulement aux plus saints. Je saurais mieux que quiconque l’enseigner cependant je n’en donnerai jamais aucun ouvrage écrit selon ma doctrine que je veux rappeler ici :

Tout objet, pour être connu exige : nom, définition et représentation. Ainsi « cercle » est un nom, « égale distance au centre » est définition, « dessin, ouvrage au tour » en sont la représentation qui n’en n’affecte pas l’essence. L’opinion vraie de cela est connaissance qui est objet originel non dans le langage mais dans l’intelligible seul. Il en va ainsi de toute figure aussi bien que du beau, du bien, du juste ou de toute chose. Qui ne saisit pas cela ne peut participer à la connaissance. Ce que le langage déficient peine à énoncer, l’intellect seul en contemple la perfection.

Comprenons que tout cercle fabriqué s’écarte du cercle en soi qui ne connait nulle contradiction, que tout nom est incertain et peut varier jusqu’à son contraire, de même la définition faite de mots, et que le sensible donné ainsi nous égare.

Mal éduqué l’on débat et cherche en vain cependant que celui qui est amené à concevoir et produire l’en soi vrai de l’objet débattu l’emporte non que les personnes soient réfutées mais les apparences dissipées. Car l’analyse rigoureuse par un esprit droit et juste produit la connaissance. L’esprit corrompu, mal disposé, échoue. Le talent sans le concours de la vertu avorte. Connaissance et sagesse jaillissent de l’échange réfléchi d’esprits droits et s’abîment dans l’écrit livré au public. Qui écrit sérieusement garde l’essentiel en son âme ou est égaré.

image 2On comprend donc la vanité d’un écrit venant de Denys ou autre qui, inutile à la mémoire, avilirait indiscrètement notre enseignement ou le prétendrait, contre les compétents, obscur, dépassé ou frivole ».

On le voit tout Platon est dans ce passage : à la fois la valeur indéniable des idées mais aussi la prétention de les réserver à quelques-uns et d’en contrôler la diffusion pour protéger le potentiel de pouvoir que cette doctrine permet de s’octroyer ou de revendiquer.

Platon : un piètre politique !

Voici, daimage 2ns sa traduction par Luc Brisson, la lettre que Platon a adressée à Denys II, tyran de Syracuse, après que celui-ci l’ait évincé du pouvoir, qu’il l’avait pourtant invité à partager.

Platon à Denys II

« [com-]porte-toi bien.

Après avoir passé tout ce temps auprès de vous, et alors que je partageais avec vous la gestion du pouvoir, investi entre tous de votre plus haute confiance, je supportais les calomnies, si pénibles fussent-elles. Car je le savais bien, aucune de vos atrocités ne passera pour avoir été commise avec mon consentement. En effet, tous ceux qui ont exercé le pouvoir avec vous m’en sont témoins, eux qu’en grand nombre, moi, j’ai secourus leur évitant des châtiments qui n’étaient pas minces. Or, après avoir souvent veillé en maître absolu à la bonne garde de votre cité, je fus chassé, avec moins d’égards qu’il ne convient de chasser un mendiant, par vous, qui me renvoyiez et m’ordonniez de prendre la mer, après tout ce temps passé auprès de vous. Dans ces conditions, en ce qui me concerne, je souhaite désormais, moi, prendre plus de distance à l’égard de la société des hommes, tandis que « toi, en tyran que tu es, tu vivras seul ».

Quant à l’or, cet or brillant, celui que tu m’as donné pour mon voyage de retour, Bacchéos, le porteur de cette lettre, te le rapporte. Car cette somme, vraiment, ne suffisait pas à couvrir les frais du voyage et elle n’était d’aucune utilité non plus pour le reste de mon existence, mais elle jetait sur toi, qui la donnait, le plus grand discrédit, et sur moi, qui l’acceptais, un déshonneur qui n’était pas moins grand ; voilà pourquoi je la refuse. Pour toi d’ailleurs de toute évidence, cela ne fait aucune différence de recevoir ou de donner pareille somme ; aussi, quand tu l’auras recouvrée, sers-t-en pour « soigner » un autre de tes partisans, comme tu as fait pour moi ; pour ma part, en effet, tu as suffisamment « pris soin » de moi. Oui, c’est pour moi le bon moment de dire comme Euripide que, le jour où un revers de fortune s’abattra sur toi, « tu souhaiteras la présence d’un tel homme à tes côtés ». Par ailleurs, je tiens à te rappeler que la plupart des auteurs tragiques, quand ils représentent un tyran en train de succomber sous les coups, le font aussi s’écrier : « privé d’amis, malheureux que je suis, me voici perdu » ; mais aucun poète tragique n’a fait du manque d’or la cause de la perte d’un tyran.
Et il y a encore ces vers « qui, aux gens sensés, paraissent n’être pas mauvais » ,

« non l’or brillant qui manque tant dans la vie désespérée des mortels,
pas d’avantage le diamant ni non plus les lits d’argent appréciés par l’homme dont ils éblouissent les regards, ni encore les arpents de la vaste terre, lourds de la moisson qu’ils produisent eux-mêmes
rien de tout cela ne vaut la pensée d’hommes de bien d’accord entre eux ».

Porte-toi bien, et reconnais l’importance de tes torts envers moi, pour mieux te conduire envers les autres. »

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Cette lettre que Platon a fait porter à Denys II, tyran de Syracuse, a pour objet d’expliquer les raisons de la restitution d’une somme d’argent. Elle est un très curieux plaidoyer et un acte d’accusation. Elle rappelle la position de Platon auprès de Denys, les circonstances de leur rupture et ses conséquences.

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La position de Platon auprès de Denys et les raisons qui l’ont appelé à Syracuse sont rapportées par diverses sources. Cette lettre, cependant, peut être regardée comme un document des plus précieux puisque c’est Platon lui-même ici qui décrit ses fonctions et les rappelle à celui-là même qui les lui a confiées, à qui donc il ne pourrait mentir.

Platon n’indique pas le temps de son mandat. Ce serait superflu, il est vrai, aussi bien entre les correspondants qu’auprès de quiconque pourrait lire ce courrier. Cependant, l’expression « tout ce temps » indique une durée assez longue. En fait, le séjour de Platon auprès de Denys 2 est le troisième mais le plus court des séjours de Platon en Sicile.

Platon situe sa fonction comme celle d’un régent, d’un homme participant directement à l’exercice du pouvoir. Il ne se présente ni comme un ami, ni comme un conseiller mais comme celui qui a partagé « la gestion du pouvoir » sans mandat précis mais investi de la « plus haute confiance ». Platon ne fait état d’aucun programme politique, d’aucune réforme à laquelle il aurait travaillé. Le mot de « gestion » même si on ne peut pas lui donner un sens moderne suppose un traitement des affaires courantes, celles de la police de la Cité État, celles de la justice, celles des affaires extérieures. La position de Platon est donc tout à fait extraordinaire puisqu’elle consiste, si l’on peut dire, en l’exercice d’une co-tyrannie (il a « veillé en maître absolu » à la bonne garde de la cité) dont on se sait pas si elle résulte de l’accord entre des factions ou d’une relation qu’il est parvenu à nouer avec Denys. On pourrait la rapprocher de la co-monarchie de Sparte.

Or, on sait que la tyrannie n’est pas la dictature, elle n’est pas un pouvoir exceptionnel confié à un monarque mais un pouvoir usurpé par la violence et qui se maintient par l’oppression. Un philosophe tel que Platon se serait dont fait l’agent d’un pouvoir par nature injuste et oppresseur. Comment cela n’aurait-il pas été exploité par ses adversaires ? Effectivement, Platon rappelle à Denys qu’il a dû supporter les « calomnies » et ces critiques ne devaient pas être sans fondement puisqu’il fait état « d’atrocités » commises, ou dont aurait été menacés « un grand nombre » de personnes mais dont il s’exonère naturellement, se créditant même d’avoir sauvé certains. Certes de tels propos peuvent se concevoir dès lors que les crimes sont tellement éclatants et connus qu’il serait vain de vouloir les démentir. Mais la seule abstention parait une défense bien mince quand aucun grand projet, aucune haute action ne vient justifier une telle compromission.

Si la lettre est un plaidoyer, comme nous l’avons dit, ce n’est donc pas auprès de ceux qui, en Grèce, critiquent le voyage de Platon et son action (que seul un net démenti aurait pu faire taire). C’est auprès de Denys lui-même. Et, effectivement Platon met en balance les avantages tirés par Denys de cette collaboration et les calomnies pénibles qu’il a dû subir et il fait état de la faible somme d’argent (sur laquelle nous allons revenir) qu’il a reçue lors de la rupture. Les avantages tirés par Denys se comprennent tout de suite puisqu’il a reçu la caution de celui dont la sagesse est reconnue universellement, d’un homme qui a fait de la vertu le plus haut bien. Ayant cet homme auprès de lui, partageant avec lui le pouvoir, Denys reçoit une partie de cette sagesse et participe à la vertu. Il a les moyens d’une ambition politique qui peut viser toute l’Italie car il peut prétendre à être respecté autant qu’il est craint. Mais Platon, le sage Platon, où sont ses motivations ? Il ne semble, si l’on en croit ce qu’il écrit, n’avoir tiré d’autre avantage que la jouissance du pouvoir absolu.

Platon ne semble avoir d’autres griefs que de ne pas avoir pu jouir plus longtemps du pouvoir ! Il ne dit pas qu’il a choisi de rompre mais qu’il a été chassé. S’il accuse Denys ce n’est pas des excès qu’il a commis mais du traitement qu’il lui a fait subir en le renvoyant.

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image 4La façon dont Platon rappelle les circonstances de la rupture est en effet tout à fait surprenante. Il aurait été chassé, semble-t-il, sans aucun motif, renvoyé comme un serviteur dont on s’est lassé : « avec moins d’égards qu’il ne convient de chasser un mendiant ». Platon aurait pu tenter de présenter sa position de telle façon qu’elle fasse taire ses calomniateurs mais il fait l’inverse et se met en position d’être moqué car que dire d’un homme qui s’est compromis sans motif auprès d’un tyran et est chassé sans ménagements sinon qu’il est deux fois puni pour son orgueil et sa soif de pouvoir. Platon chassé ne sauve même pas l’honneur et ne semble pas tenté de sauver les apparences. Il fait éclater son ressentiment en lançant cette vaine menace « toi, en tyran que tu es, tu vivras seul » ! Il dit que, quant à lui, il a choisi « de prendre plus de distance à l’égard de la société des hommes » mais en fait il est clair de ce qui précède qu’il a certainement perdu beaucoup de ses amis, sinon pourquoi ne pas laisser entendre qu’il retourne auprès de gens qui savent apprécier sa valeur.

Platon semble avoir peu de sens politique et commet une nouvelle faute en s’attardant trop longuement sur la question de la somme d’argent qu’il restitue. Il l’a d’abord acceptée mais la rend finalement par l’intermédiaire du messager car il la juge insuffisante. Il n’a pas un motif moral mais de dignité. La somme est insuffisante pour couvrir ses frais et ses besoins sont assurés pour le reste de ses jours. Il aurait donc accepté, semble-t-il, une somme plus importante comme une marque d’estime et rejette celle-ci car son insuffisance jette sur lui le « déshonneur ». Il se montre donc à la fois humilié et intéressé ! Le ton du refus est ferme « voilà pourquoi je la refuse » mais il aurait été plus habile de commencer par le refus et de dire d’abord « je refuse cet or que tu me donnes », car cela efface l’acceptation, et d’exposer ensuite les raison du refus sans laisser penser qu’il aurait accepté un cadeau plus riche. Certes, la relation d’un Grec à l’argent n’est certainement pas la nôtre et il n’était pas déshonorant de recevoir de somptueux cadeaux ; les rois et les princes les premiers les acceptaient volontiers. Mais ce n’est tout de même pas la même chose de recevoir de l’or comme marque d’estime et d’affection que d’en accepter quand on est chassé comme un laquais. Cet or, Platon, l’a bien d’abord accepté avant de le rendre avec mépris. S’il veut retourner à Denys la vexation, il l’a bien d’abord lui-même subie. Là encore il laisse paraître un ressentiment qui n’est pas digne d’un sage.

Platon a alors une phrase curieuse : « sers-t-en pour « soigner » un autre de tes partisans ». Se dire partisan c’est reconnaître une allégeance, un alignement sur les positions politiques de Denys et donc une acceptation au moins de principe de la forme de son gouvernement. Platon se déclare donc clairement du parti d’un tyran sanguinaire. Platon, qui n’est pas démocrate et qui hait la démocratie (c’est-à-dire l’intervention du peuple dans les affaires de la cité) déclare ici ouvertement lui préférer la tyrannie. En utilisant le mot « soigner » il suggère clairement une relation de dépendance telle que celle de l’enfant dont on prend soin parce qu’il est plus faible, même si le ton laisse entendre que les soins étaient imparfaits ou même dommageables (ce que confirme tout de suite d’expression « tu as suffisamment pris soin de moi »).

Après quelques tirades sur les malheurs qui menacent le tyran qui se prive de ses soutiens, Platon revient encore lourdement sur cette question d’argent et reproche à Denys son avarice qui ôtera toute grandeur à sa chute. Ce dont il est question ici ce n’est donc effectivement pas l’amitié mais de savoir garder dans son camp, par sa générosité, un soutien indispensable à son maintien au pouvoir. Pour Denys en clair la perte de Platon serait donc bien peut-être celle d’une faction (il se serait « privé d’amis ») même si l’expression « un tel homme » suggère à l’inverse que Platon, par sa seule personne, aurait été le pilier du pouvoir de Denys.

Que vaut après tout cela l’envolée « philosophique » qui met en balance « la pensée d’hommes de bien d’accord entre eux » et toutes les richesses du monde ? Après s’être montré intéressé, Platon n’est plus guère en position de se poser en sage et son exhortation à se « mieux conduire » ne risque guère de faire effet. Cette invite à la modération qui ouvre et ferme la lettre par un « comporte-toi bien » et le « mieux te conduire » est d’ailleurs bien curieuse. S’adressant à un tyran coupable d’un grand nombre d’exactions, elle est bien vaine ; plus encore sous la plume de celui qu’il vient de chasser de façon humiliante. Un viril et sobre « adieu » n’aurait-il pas été préférable ?

Mais l’invitation à mieux se « conduire envers les autres » n’est-elle pas en effet le rappel que Platon était le représentant d’une faction et ces « autres » ne sont-ils pas les autres membres de la faction ?

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Les conséquences de toute cette affaire seraient donc, pour Denys, la mise en danger de la stabilité de son pouvoir et le risque de voir la faction évincée se tourner contre lui. Effectivement, nous savons que Dion, de la famille de Denys, avec qui Platon était particulièrement lié a renversé le tyran quelques années plus tard. Ses soutiens auraient été des « amis de Platon ».

La conséquence pour Platon est plus immédiate et il en apparait comme le premier responsable : il s’est compromis avec un tyran sanguinaire, il a été chassé comme un laquais et s’est montré bien intéressé pour un sage. Ses ambitions politiques sont ruinées, sa réputation de haute compétence réduite à néant. Où est sa supériorité de philosophe qui le qualifierait pour être le guide de la cité ? Quel crédit accorder aux théories politiques de quelqu’un qui connait aussi peu les hommes. Ne savait-il pas qu’ils ne sont ni d’or, ni d’argent mais tous d’airain et que si la populace est dangereuse et imprévisibles, les tyrans le sont autant ?

image 5Si l’on veut sauver Platon, il faut dire que cette lettre n’est pas de lui mais de ses ennemis. Si elle est de ses amis, ils seraient bien trop maladroits. Diogène Laerce est bien plus habile quand il nous présente Platon défiant le tyran, livré par lui comme esclave et racheté par ses amis, c’est-à-dire tout à l’inverse de ce que montre cette lettre. Le style même de la lettre n’est pas digne de Platon. Il est alourdi jusqu’au pédantisme par des citations trop nombreuses d’Euripide et d’autres poètes tragiques comme si elle était destinée à être déclamée.

Nous disposons de plusieurs traductions de cette lettre et il est visible qu’elle embarrasse bien ceux veulent voir en Platon le « prince des philosophes » car les traductions divergent beaucoup. Celle de Victor Cousin remplace le « porte-toi bien » par « adieu » et « partisan » par « ami », elle évoque le « fardeau des affaires ». Elle efface donc autant qu’il se peut les traces d’une compromission coupable et d’un intéressement trop marqué. Mais pourquoi les philosophes auraient-ils un « prince », pourquoi vouloir faire de Platon autre chose qu’un homme de son époque et de la société grecque esclavagiste et brutale ?

L’ontologie platonicienne et ses secrets

image 2Platon est de ces auteurs dont l’autorité parait indiscutable et sur lesquels il semble inconvenant d’exprimer des réserves. Et pourtant : qui peut lire des textes comme « le politique » ou « le sophiste » sans agacement. Platon y met en scène la recherche de l’essence d’un objet (d’une activité humaine) selon une méthode laborieuse que nous allons analyser en détail à partir du passage de 258c à 259c du « Politique » (texte en annexe).

Platon âgé est pourtant bien le même que celui qui, dans le Menon, faisait dire à Socrate « il n’est pas possible à l’homme de chercher ni ce qu’il sait, ni ce qu’il ne sait pas ; car il ne cherchera point ce qu’il sait parce qu’il le sait et que cela n’a point besoin de recherche, ni ce qu’il ne sait point par la raison qu’il ne sait pas ce qu’il doit chercher », puis rejetait cette aporie en invoquant la science des « prêtres et des prêtresses » et la théorie de la réminiscence. Le voici à présent qui semble avoir tout oublié de ses anciennes théories et qui met en scène un « étranger » et un jeune homme, « Socrate le jeune », encore étudiant, mais sans aucun doute plus avancé que le petit esclave du Menon. L’étranger, citoyen d’une autre cité mais dialecticien non contesté, sait ce qu’il en est de l’essence du « politique ». L’interlocuteur de l’Étranger se dit curieux d’apprendre ce qu’est cette science mais en a nécessairement quelques idées. Nous pensons nous aussi le savoir et nous attendons par conséquent que l’étranger produise son concept, que son interlocuteur le discute et l’affine afin de confronter leurs analyses à ce qui nous aurait paru correct et éventuellement corriger ou enrichir nos idées. Mais il n’en est pas du tout ainsi. Le petit esclave du Menon avait à résoudre un problème de géométrie, et par conséquent à répondre à des questions faisant appel à sa capacité (qui s’avérait tout à fait exceptionnelle), à déduire la solution correcte dans une science dont il ignorait tout. Socrate le jeune, quant à lui, fait face à des alternatives entre lesquelles il doit trancher mais ne devrait pouvoir le faire en bonne logique que pour autant qu’il sait déjà l’essentiel de ce qui est cherché. Empruntant le rôle de l’aveugle que guide le voyant, il se laisse en fait guider là où il sait que son tuteur veut le mener. L’intérêt de cette recherche n’est pas dans ce qui est cherché puisque c’est déjà largement connu, il est dans l’ontologie implicite que suppose la modalité même de la recherche et dans la place que cette ontologie ménage au savoir rationnel, au mythe et à l’analogie car c’est cette ontologie qui justifie la progression laborieuse du dialogue. Aussi nous ne nous attarderons pas sur la distinction entre science pratique et science théorique dont l’élucidation fait l’essentiel du passage. Platon est persuadé que la politique est une science « purement cognitive » : cela peut paraitre curieux mais comment pourrait-il prétendre posséder cette science s’il en était autrement ? Son ambition de mettre le philosophe au pouvoir est à ce prix. Or, il se pense le premier sinon le seul philosophe. Mais, pour l’heure, laissons de côté cet aspect du platonisme même si c’est certainement la clé toute humaine de tout le système !

image 1Le premier moment de l’analyse commence en 258c. Nous nous concentrerons presque exclusivement sur lui. Sa méthode a déjà été mise en œuvre dans « le sophiste ». Ce qui est fixé seulement en préambule, c’est le nouvel objet de la recherche. Alors que dans « le sophiste », les deux interlocuteurs insistaient sur leur embarras face à la difficulté de la recherche, ils sont ici plus à l’aise. Il s’agit pour eux de faire paraitre leur objet non pas dans le réel, ce qui serait découvrir parmi leur contemporains ou dans le passé un homme éminent qui pourrait être tenu pour le modèle de ce que le politique doit être. Il s’agit plutôt que le concept de politique leur soit complètement intelligible.

La recherche est un cheminement, mais non pas une battue dans un monde où aucune chose n’aurait de lieu assigné. Il s’agit de suivre un « sentier » et donc d’être guidé par une structure déjà présente et apparente. Cette structure est binaire et se répète jusqu’à atteindre « une nature unique ». Il est donc posé a priori que ce qui est cherché possède une réalité (qu’on ne le construit pas), que ce ne peut être qu’une chose simple n’incluant aucune partie. Il est posé aussi que cette chose simple se distingue d’une autre chose également simple mais inverse ou d’une chose pouvant se scinder en parties doubles jusqu’à aboutir à des parties simples opposées à d’autres parties simples du même niveau. Cette conception, propre à l’ontologie platonicienne, lui permet de procéder à un découpage et un classement des choses du monde sans utiliser les catégories d’objet et de propriété. En effet, elle devrait permettre de retrouver et de classer les objets premiers sans en distinguer les propriétés principales (constitutives) et secondaires. (Ceci a déjà été exposé dans notre article du 3 octobre : « le mode de pensée platonicien »)

La recherche est une découverte. Platon le dit expressément : ce que l’on cherche, il faut « le découvrir, et le distinguer des autres ». Il ne pense donc pas créer des concepts mais considère que le concept est déjà là qu’il est à mettre en lumière, à dégager. Il partage en effet ce préjugé dont nous avons dit dans le précédent article qu’il est « fréquent parmi les philosophes » et qui consiste à penser qu’il peut exister quelque chose comme « la politique en soi ».

La méthode est moins extravagante qu’elle le semble d’abord même si elle est terriblement ennuyeuse. Elle suppose effectivement que les deux interlocuteurs savent déjà ce qui est cherché, qu’ils en aient une idée assez claire pour faire le bon choix dans les découpages qu’ils se proposent. Il s’agit d’aller à la chose cherchée par le chemin qui y mène pour bien vérifier qu’elle en occupe le point ultime. Celui qui répond sait donc ce qui est cherché mais le connait moins bien que celui qui l’interroge. Il se laisse guider par lui car ce qu’il a à découvrir ce n’est pas la chose en elle-même mais ce qui en fait « une nature unique ». Le questionné sert le questionneur et lui permet de vérifier qu’il a bien atteint une réalité première, cette « nature unique », en refaisant avec lui le chemin qui y mène, c’est-à-dire en procédant à nouveau et sous son contrôle à l’analyse qui le dégage. Nous avons affaire à une procédure de vérification plutôt qu’à une véritable recherche. L’étranger est dans la situation d’un géomètre expert qui, bien que se sachant expert, n’en demande pas moins à son élève de refaire le raisonnement qu’il a effectué, à la fois pour vérifier ce raisonnement et en communiquer le résultat à son élève. Il aurait pu dicter le théorème démontré à l’élève et lui demander de le tenir pour vrai mais, ce faisant, il ne lui aurait pas permis de devenir lui-même géomètre. Il y a en effet dans cette méthode de division par deux, se répétant jusqu’à ce qu’elle ne soit plus possible, quelque chose comme un procédé de géomètre tirant des diagonales ou comme celui du mathématicien qui ramènerait un nombre à son facteur premier, c’est à dire au nombre premier dont il serait une puissance. C’est pourquoi Platon fait dire à l’étranger que le déroulement du raisonnement et plus encore son premier moment doivent être « l’affaire » de l’élève car celui qui n’aura pas suivi le raisonnement et ne l’aura pas assimilé n’en aurait pas assimilé le produit. Il serait dans la situation de l’élève qui connaitrait le texte du théorème mais ne pourrait guère l’appliquer que mécaniquement puisqu’il ne saurait pas le démonter.

Pour que cette méthode fonctionne, il est implicitement supposé qu’il y a, à la base de chaque chose dotée de réalité, en quelque sorte un seul nombre premier et non une combinaison de puissances de nombres premiers. La chose finale, le concept à découvrir, est toujours nécessairement une chose simple et non une combinaison de choses simples. Ce qui est trouvé n’est jamais complexe dans sa nature : à la manière du triangle qui, comme figure ayant trois côtés, est une chose tellement simple que l’intelligence la conçoit immédiatement : « conception si simple et si distincte qu’aucun doute ne reste » dira Descartes et pourtant chose profonde puisqu’on ne peut pas en épuiser les propriétés.

image 3Ainsi, pour Platon, les réalités peuvent être composites mais les essences ne le sont pas. Elles sont simples dans le sens où elles peuvent être conçues sans ambiguïté par l’intelligence ce qui ne signifie pas qu’elles ne puissent pas être profondes et difficiles à assimiler et surtout à analyser. Si les essences sont simples, les réalités peuvent être complexes : dans le monde des essences, il n’y a que des choses uniques que l’intelligence peut percevoir directement et sans équivoque pourvu qu’elle se soit hissée à leur hauteur. En revanche, dans la réalité, (en quelque sorte dans la caverne), il y a des choses impures qui participent de plusieurs essences improprement combinées. Il peut même y avoir des choses qui ne correspondent pas à la nature qui devrait être la leur. Dès 259c, le raisonnement vérifie cela puisqu’il amène les protagonistes à dire qu’on peut être roi sans l’être légitimement car on ne possède pas la science royale et qu’on peut à l’inverse posséder la science royale et pouvoir « être légitimement qualifié de roi » sans l’être réellement. Il ne s’agit pas ici de légitimité politique du fait d’une succession ou d’une élection conforme à une constitution. Il s’agit d’une légitimité ontologique. Le roi légitime est celui qui est roi par essence, qui incarne l’essence de la royauté. Toutefois, on ne peut manquer ici de penser aux prétentions politiques contrariées de Platon et à sa tentative malheureuse de faire valoir ce qu’il devait voir comme sa capacité légitime à être lui-même roi : comme son essence royale qui se vérifie par sa connaissance de la science royale (la politique).

Plus profondément l’ontologie platonicienne implique qu’il y ait deux mondes : celui des essences et celui des choses réelles. Elle est un dualisme radical et ne peut manquer de poser le problème de la correspondance de ces deux mondes et de la participation du réel à l’idéel. Car ces deux mondes ne coïncident pas nécessairement et peut-être même ne coïncident-ils exactement jamais. Les choses ne sont jamais complétement et parfaitement ce qu’elles devraient être. Le monde platonicien est de ce point de vue un monde désenchanté c’est-à-dire dont la transcendance est absente parce que projetée dans un au-delà hors de portée du commun des hommes, sinon inaccessible.

L’ontologie qui sous-tend ce qu’écrit Platon implique que la réalité est habituellement corrompue. Une chose peut ne pas coïncider avec son essence. En conséquence, cette essence n’est pas à chercher dans la réalité mais dans la logique des essences. On ne va pas chercher ce qu’est le politique ou le sophiste en dressant des catalogues d’hommes politiques ou de sophistes et en essayant de trouver ce qui leur est commun ou ce qui est excellent chez les uns et moins bon chez les autres. On va chercher ce qu’est le politique ou le sophiste et voir ensuite qui peut, à bon droit et justement, être qualifié ainsi, en sachant qu’il risque de se trouver que personne ne puisse en final prétendre à certaines qualifications et qu’il faudra comme l’a fait Platon dans « la république », proposer une refonte complète des choses pour qu’elles correspondent à ce qu’elles devraient être. L’ontologie qui est ici imaginée justifie la démarche des premières œuvres de Platon où l’interlocuteur de Socrate présente une série d’exemples du « beau » ou de la « vertu ». Socrate lui démontre qu’aucune de ces réalités n’est le beau ou la vertu en elle-même, que l’essence de la chose est ailleurs, qu’en conséquence il ne connait pas ce qu’il prétend connaitre mais n’en connait que des avatars toujours incomplets et illusoires. Si Socrate détruit ainsi les illusions de ses contemporains, ce n’est pas qu’il se plait à les humilier, mais c’est plutôt qu’il veut leur faire comprendre que leur savoir n’est que la connaissance de choses imparfaites. Ainsi, Menon, qui enseigne la vertu, sait sans aucun doute beaucoup de choses de toutes les formes d’excellence auxquelles ses élèves peuvent aspirer, mais il n’est pas en mesure de concevoir le concept de vertu comme une chose simple et distincte directement et complètement intelligible. Socrate ne le peut pas plus que lui. Il sait qu’il ne sait rien, c’est-à-dire qu’il a conscience de ne pas avoir contemplé les essences. Il s’en remet « aux prêtres et aux prêtresses ». Il y a un saut, effectué par Platon, dans la substitution de l’étranger à Socrate. Le Platon qui met en scène l’étranger est certain de posséder un savoir. Il ne se soucie plus de démontrer l’ignorance de l’autre : son but est de lui faire partager son savoir. L’interlocuteur est un élève et non un adversaire. La dialectique est toujours là mais elle n’est plus agonistique mais est une dialectique d’analyse.

Comme l’objet de la recherche est un concept, celle-ci va donc commencer par une chose très générale dont la compréhension se donne facilement. Cette chose très générale dégagée d’abord n’est pas et ne peut pas être un concept puisqu’au moment où la recherche s’engage, les interlocuteurs n’ont rien épuré des réalités qu’ils manient. Il s’agit au contraire de voir que la chose n’est pas « unique » mais qu’elle se présente comme un « ensemble » et que cet ensemble « se répartit en deux espèces ». Il faut donc que les interlocuteurs se placent dans la situation où ils n’en restent plus à constatation qu’il y a une multitude de sciences mais où cette multitude fait apparaître un ordre : qu’elle se scinde en deux groupes, sans aucun reste. D’emblée l’analyse contraint à quitter le niveau du simple constat pour saisir et voir quelque chose de fondamental. Cette chose c’est que les sciences sont un domaine spécifique se divisant en deux. Il en est ainsi des sciences parce qu’il en est ainsi de toutes choses. La dualité des choses est une réalité ontologique. C’est la forme essentielle du monde des essences. On peut imaginer qu’elle est une projection inconsciente du découpage de l’humanité en masculin et féminin et de toute forme vivante en mâle et femelle.

image 4Cette dualité ressort d’une constitution du monde qui devrait permettre d’atteindre toute réalité simple, pourvu qu’on parte d’un point qui y mène et qu’on procède aux césures qui conviennent. Mais trouver la césure n’est pas chose aisée. C’est comme trouver la parallèle qu’il faut tirer pour démontrer que la somme des angles du triangle est égale à l’angle plat. C’est pourquoi l’étranger ne demande pas à Socrate le jeune, d’être un nouvel Euclide mais de faire l’effort de comprendre la césure proposée. Il lui demande de faire que son « âme conçoive que l’ensemble des sciences se répartit en deux espèces » comme il lui demanderait de voir la symétrie d’une figure. Ce à quoi Socrate le jeune résiste tout d’abord pour convenir ensuite que c’est bien son affaire. Il se met dans la disposition de l’élève qui a compris que le professeur fait appel à sa capacité à appliquer les théorèmes qu’il connait déjà à la figure qui apparait après que la parallèle à la base du triangle a été tirée. L’étranger guide alors son interlocuteur à l’aide d’exemples jusqu’à ce qu’il conçoive clairement que les sciences se divisent en sciences cognitives et sciences pratiques. Les quelques exemples qui sont proposés n’épuisent pas l’ensemble des sciences et c’est donc par une conversion de son intelligence que Socrate le jeune voit clairement que cette césure épuise la totalité du domaine des sciences et que nécessairement toute science devra se ranger dans l’une ou l’autre espèce : « que ce sont là les deux espèces d’une seule et même chose, la science considérée dans son ensemble ». Il en a la compréhension immédiate et complète de telle sorte qu’il ne cherche pas s’il pourrait se trouver une science qui ne soit d’aucune des deux sortes.

On pourrait s’étonner que l’analyse commence par cette compréhension de la dualité du domaine de la science puisqu’il semblait s’agir d’abord de savoir qu’est le politique. Mais trouver la science du politique et trouver ce qui est l’essence du politique, c’est mettre en œuvre le même procédé pour arriver à un seul et même point. Ce qui diffère ce n’est pas le point d’arrivée, la nature simple qu’on atteint, mais le point de départ. Quand on cherche la science du politique, on part de la science en général, c’est-à-dire du lieu où commence cette science, on part du porteur non encore discriminé d’une science elle-même non encore discriminée. On peut d’ailleurs faire remarquer que puisqu’on se situe dans le domaine des essences, le politique en tant qu’individu n’existe pas. L’homme politique, le politicien, est du domaine du réel et ne peut qu’incarner plus ou moins imparfaitement l’essence du politique comme concept. Passer du politique comme homme à la politique comme science, ce n’est pas substituer une problématique à une autre, c’est passer d’un niveau ontologique (celui du réel) à un autre (celui des essences). Ce qui est tout l’objet des échanges entre l’étranger et Socrate le jeune.

Si l’étranger ne fait pas répondre Socrate le jeune après la phrase « Alors le politique, allons-nous le considérer comme un roi, un maître (…) ou bien dirons-nous qu’il y a autant de techniques que nous avons prononcé de noms ? » c’est tout simplement que répondre à cette question serait contredire l’idée exprimée par ailleurs qu’on peut être légitimement roi sans l’être. On peut en conséquence être roi tout en exerçant une autre forme d’autorité, comme, selon Platon, on peut être médecin sans exercer la médecine si on a le savoir permettant de conseiller le médecin. Si personne n’est roi par essence, même pas celui qui est au pouvoir parce qu’il a été élu ou l’est par sa naissance, il n’y a pas, dans le monde réel, de science royale que posséderaient par expérience les rois accomplissant correctement leur charge. La science royale est une notion qui appartient au monde des essences. Elle n’est pas la technique de tel ou tel roi, encore moins celle de tout roi. Elle est ce qui fait l’essence de la royauté et lui confère sa légitimité ontologique. Elle appartient au roi qui est ontologiquement roi et non au roi parce que le destin l’a fait roi, c’est-à-dire accidentellement selon le point de vue de Platon. Platon n’identifie donc pas le politique au roi, et la politique à la science royale. Le roi appartient au monde réel, la politique comme essence dégagée par sa recherche appartient au domaine des essences. Elle est du domaine du transcendant. Le roi participe plus ou moins à l’essence du politique. Il y a sans aucun doute dans le choix de l’expression « science royale », un choix politique sous-jacent mais il n’est pas pensé comme tel. Il s’agit de désigner le point de convergence de deux réalités : le concept de politique et la réalité de celui qui est le dépositaire ou le participant dans le réel de cette idéalité. Si celui qui exerce le pouvoir est appelé roi, ce n’est pas qu’il soit nécessairement roi du point de vue constitutionnel, mais qu’il l’est par sa participation pleine et entière à l’essence du « politique » comme Idée.

On voit que par sa structure même, la philosophie de Platon est fortement normative. Se disant connaissance des essences, elle peut s’autoriser à dire ce qui doit être. Elle est une façon de se donner idéalement un pouvoir auquel, semble-t-il, Platon n’a jamais cessé d’aspirer sans pouvoir l’atteindre. Elle réalise dans le ciel des idées, ce qu’il ne pouvait pas faire sur terre. Elle le fait Législateur pouvant seul légitimement doter la cité d’une Constitution parfaite et souverain ou tyran légitime là où le destin aurait pu lui permettre de régner. Le dogmatisme de sa méthode d’investigation est la copie du dogmatisme des vues politiques qui la sous-tendent.

Voici le passage analysé :

« L’Étranger : De quel côté va-t-on trouver ce sentier qui mène vers la politique ? Il faut en effet le découvrir, et le distinguer des autres, en marquant qu’il ressortit à une nature unique et en indiquant que tous les sentiers qui s’en écartent ressortissent à une seule autre espèce, faire ainsi que notre âme conçoive que l’ensemble des sciences se répartit en deux espèces.

Socrate le jeune : Cela, Étranger, c’est désormais ton affaire, et non la mienne.

L’Étranger Pourtant, il faut bien qu’elle soit aussi la tienne, quand nous l’aurons éclaircie.

Socrate le jeune : Tu as raison

L’Étranger : Eh bien, l’arithmétique et certaines autres techniques qui lui sont apparentées ne sont-elles pas séparées de la pratique, ne se bornent-elles pas à fournir une connaissance ?

Socrate le jeune : C’est le cas.

L’Étranger : Alors que la technique du charpentier et celle de tout autre travailleur manuel sont dépositaires d’une science qui, pour ainsi dire, appartient naturellement aux actions auxquelles elles apportent leurs concours afin qu’adviennent ces corps qui n’existaient pas auparavant.

Socrate le jeune : Sans conteste.

L’Étranger : Divise alors l’ensemble des sciences de la façon que voici, en donnant aux unes le nom de « pratiques » et aux autres celui de « purement cognitives ».

Socrate le jeune : Je t’accorde que ce sont là les deux espèces d’une seule et même chose, la science considérée dans son ensemble.

L’Étranger : Alors le politique, allons-nous le considérer comme un roi, un maître d’esclaves ou encore l’administrateur d’un domaine, dans l’idée que tous ces noms font référence à une seule et même chose, ou bien dirons-nous qu’il y a autant de techniques que nous avons prononcé de noms ? Mais suis-moi plutôt dans la direction que voici.

Socrate le jeune : Laquelle ?

L’Étranger : Celle-ci. Suppose que quelqu’un qui n’est pas un spécialiste soit en mesure de donner des conseils à un médecin public, ne devra-t-on pas, en vertu de sa technique, lui donner le même nom que celui qu’on réserve à celui à qui il prodigue ses conseils ?

Socrate le jeune : Oui.

L’Étranger : Mais quoi ? Ne dirons-nous pas que celui qui est de taille à donner des conseils à un homme qui règne sur des contrées, même si lui-même n’est pas un spécialiste, possède la science dont le dirigeant devrait être lui-même le dépositaire ?

Socrate le jeune : C’est ce que nous dirons.

L’Étranger : Mais n’est-il pas certain que la science que possède le roi véritable est la science royale ?

Socrate le jeune : Oui.

L’Étranger : Et celui qui possèdera cette science, qu’il se trouve être au pouvoir ou qu’il soit un simple particulier, ne sera-t-il pas toujours qualifié légitimement de « roi » en vertu même de sa technique ?

Socrate le jeune : Oui, ce serait juste.

L’Étranger : Et il en ira de même pour l’administrateur d’un domaine et pour le maître d’esclaves ?

Socrate le jeune : Sans contredit.

L’Étranger : Et quoi ! entre l’étendue d’un domaine d’un côté et la masse d’une petite cité de l’autre, y aura-t-il une différence en ce qui concerne l’exercice de l’autorité ?

Socrate le jeune : Aucune.

L’Étranger : Il est donc manifeste, pour répondre à la question qui nous occupe à la question qui nous occupe à présent, que tout cela se rapporte à une science unique. Et si quelqu’un veut dire de cette science qu’elle est la science royale, la science politique ou la science économique, nous ne nous opposerons aucunement à lui.

Socrate le jeune : Pourquoi en effet en irait-il autrement ? »

Bien parler et/ou bien penser

image 1Parfois, quand nous prenons la parole pour exprimer notre pensée, notre discours n’est pas préparé, nos idées n’ont pas été réfléchies et pourtant nous sommes nous-mêmes surpris des heureuses formules qui nous viennent, de leur judicieuse clarté. Voilà que nous donnons vie à une pensée cohérente et persuasive comme si elle s’était emparée de nous. Ce langage clair et fort, que nous n’avons pas construit mais qui est le fruit de nos lectures, de nos expériences et nos conversations, c’est le logos. Il ne nous appartient pas, nous lui prêtons vie seulement.

D’autre fois hélas, alors que nous avons préparé nos mots, nous voyons bien qu’ils sont mal nés, qu’ils sont sans force et que nous avons besoin de nous reprendre pour tenter de clarifier ce que nous avons « voulu dire ». Cet échec nous voudrions l’imputer au langage lui-même, au malentendu qui s’attache aux mots trop et trop mal utilisés par le parler populaire, par une doxa envahissante, par les travestissements de la langue par les discours idéologiques et publicitaires. Pourtant, ces discours qui trompent et qui tuent la pensée, c’est aussi le logos. C’est ce logos qu’on accuse d’être inefficace et qui est invité à laisser place aux actes.

Il y a donc deux visages du logos : une face vivante et heureuse et un masque qui ne manifeste que l’absence de pensée vive. Au logos heureux est connoté la vie, et au logos trompeur sa négation. On pourrait donc dire, comme le sévère Platon dans son Phèdre, qu’un logos bien composé ressemble à un corps vivant. Et pourtant cette belle formule, dont nous nous serions félicités si elle nous était venue, n’est qu’une métaphore. Si nous voulons lui donner sens, nous sommes menacés de retomber dans ce discours qui se cherche, qui doit se reprendre car les choses ne sont pas si simples qu’elles nous avaient parues. La formule jugée si éclairante devient soudain obscure et c’est à bon droit qu’on la soupçonne de n’être à la fois qu’une exigence impossible et une formule facile et finalement vide de contenu. Qu’est-ce donc en effet, qu’un logos bien composé et en quoi peut-il bien se comparer à un corps vivant ?

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Le mot logos nous vient du grec et dès que nous l’avons prononcé, nous arrive à l’esprit la subtile composition des dialogues platoniciens et comment sous la forme de scénettes bien campées, leurs échanges nous font accéder à une pensée bien vivante, en ce sens qu’elle peut encore nourrir notre réflexion et nous permettre de clarifier nos idées. A la Grèce nous associons aussi la statuaire majestueuse dont nous avons vu des exemples dans les musées. Nous vient alors à l’esprit la représentation de ces corps divins, vigoureux et aux proportions parfaites. Deux idées, ou plutôt deux rêveries, se rejoignent dans notre conscience pour donner à l’image du logos comme corps vivant une espèce d’évidence et de clarté.

Or ce ne sont justement que deux rêveries qui concourent à un même effet. Dans le discours platonicien, la parole du sophiste n’est pas moins vivante, elle n’est pas moins judicieusement composée que celle de Socrate. Il n’y a pas de privilège de l’une sur l’autre quant à la composition, quant à la vivacité et à la subtilité. Bien souvent, au contraire, c’est Socrate qui paraît buté. Il suffit de voir comment il oppose à la force du mythe si brillamment dit par Protagoras, de mesquines questions sur des points qui lui paraissent difficile à éclaircir, et de voir comment à force de questions à la finalité mal établie, il parvient à mettre son brillant interlocuteur dans l’embarras. Voilà donc que le logos bien composé n’a plus aucun privilège et que c’est le discours laborieux et platement analytique qui devient le discours fort ; à moins que ce soit ce que nous mettons sous l’expression « bien composé » qui soit à revoir.

L’expression « corps vivant » ne paraît pas plus claire à l’examen. Sa concision ne devrait pas autoriser à lui donner un sens très étendu : un corps vivant n’a que le privilège de la vie. Il n’est rien d’autre qu’un corps qui n’est pas mort. Il n’y a d’ailleurs à proprement parler que des corps vivants, les corps non vivants sont des corps morts. Ils sont des cadavres ou des objets, des choses. C’est donc seulement parce que l’idée de « corps vivant » est associée dans notre rêverie au souvenir de la statuaire grecque qu’elle s’est revêtue d’une aura que l’expression elle-même ne justifie pas. On n’a donc pas dit plus en parlant de «corps vivant» qu’en parlant de discours « bien composé». Nous n’avons évoqué que des objets assez mal définis, au contenu incertain. La formule les associant, qui nous a paru si belle, nous l’avons d’ailleurs peut-être lue. Elle ne nous appartient pas et celui qui l’a si bien ciselée n’y mettait peut-être guère plus de contenu que nous ne savons en mettre. Il faudrait l’analyser pour elle-même, lui chercher d’autres connotations qui pourraient lui donner un contenu plus riche. Nous savons pourtant que ce n’est pas une bonne méthode de commencer une réflexion en tentant de donner sens à une métaphore. La place de la métaphore dans le discours ne doit pas être au commencement mais à la fin. Son rôle est de ramasser en une expression forte ce que l’intelligence s’est astreinte à établir point par point.

Peut-être faut-il alors rechercher d’abord ce qui fait la qualité d’un discours. Nous avons jusqu’à présent considéré que les phrases percutantes qui nous venaient spontanément à l’esprit alors que nous ne les avions pas préparées étaient l’exemple même du « logos bien composé ». Nous avions même estimé que ce discours méritait particulièrement d’être appelé « logos » parce qu’il ne nous appartenait pas. C’est parce qu’il était le produit de lectures, d’échanges et d’idées de toutes origines qui avaient percolées dans notre esprit, qu’on pouvait l’appeler « logos ». Nous avons, en faisant cela, cédé à une vision mythifiée du « Verbe ». Nous l’avons imaginé descendant en nous à la manière du verbe divin. Nous devons admettre que nous avons cédé à une autre image qui est liée dans notre imagination au mot logos. Nous sommes tous nourris de culture chrétienne et nous avons entendu si souvent le récit de la pentecôte, qu’il s’impose à nous dès que le mot de logos est prononcé. Si nous faisons l’effort de chasser cette représentation perturbante, que nous reste-t-il ?

Nous devons alors dire qu’un discours « bien composé » est un discours construit selon « l’ordre des raisons », c’est-à-dire dont les idées s’enchainent selon un ordre de prémisses à conséquences parfaitement clair et fondé sur des notions nettement dégagées. Comme l’esprit humain est ainsi fait qu’il ne sait pas invoquer une idée sans qu’elle ne s’accompagne d’un flot d’images et d’évocations diverses, c’est cette fois Descartes et son « discours de la méthode » qui hantent nos pensées. Nous tenons le discours cartésien et surtout le « système cartésien » comme l’exemple même d’une pensée rigoureuse, d’une parfaite rigueur. Il ne est nous pas nécessaire ici de discuter si le système cartésien est effectivement parfaitement rigoureux et convainquant. Il nous suffit de constater qu’il ne renvoie pas à l’idée de « corps vivant ». Bien au contraire, au cartésianisme nous associons l’idée des « animaux machines », de l’homme mis hors de la nature et qui en est « comme maitre et possesseur ». Nous nous trouvons donc immédiatement à l’antipode de l’image du corps vivant et nous échouons à nouveau à donner un sens véritable à ce qui n’apparaît plus que comme une formule à la séduction trompeuse.

On pourrait certes, tourner la difficulté en renonçant à définir ce qu’est un « logos bien composé » et s’attacher à décrire un corps vivant. On pourrait dire qu’un corps est vivant quand il est engendré, qu’il croît, se développe, qu’il engendre et qu’il meure. Nous pouvons ensuite décrire une espèce de discours dont nous dirions qu’il a été engendré, qu’il s’est développé, qu’il s’est donné une descendance et qu’il est exposé à la mort. La philosophie serait certainement une belle image d’un tel logos. Le logos bien composé serait la philosophie elle-même. Elle est apparue dans la Grèce classique engendrée par la démocratie, elle s’est développée au cours des siècles, d’elle sont sorties une à une les sciences. Sa crise nous permettrait de discourir sur sa mortalité et nous finirions par un appel à lui donner une vigueur nouvelle et à lui insuffler une nouvelle vie. Seulement ce beau discours ne serait rien d’autre qu’un discours ad hoc pour donner un sens riche à une expression dont nous avons bien vu qu’elle pouvait en accepter bien d’autres. Nous aurions donc donné un contenu à une simple métaphore en développant une immense métaphore.

A nouveau, à ce moment, une image nouvelle s’impose à l’esprit. Nous pensons au système hégélien. La « phénoménologie de l’esprit » offre le tableau de cette pensée emportée dans un mouvement de croissance et comme animée d’un mouvement autonome et d’une vie propre. On peut la voir comme une immense métaphore. Nous avons alors un « logos bien composé » qui ressemble à un « corps vivant » en ce qu’il croît et se nourrit de tous les savoirs de son temps. Il les ingère, se les intègre et en fait sa matière. Nous avons donc une nouvelle image d’un « logos bien composé » qui nous est venue en essayant d’explorer une nouvelle voie. Elle ne fait que s’ajouter aux précédentes et, loin d’approfondir le sens d’une métaphore séduisante, elle ajoute à sa séduction autant qu’elle retire à sa clarté.

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image 2Il faut par conséquent convenir qu’une métaphore est une chose dangereuse en philosophie. Ce qui en fait la richesse est ce qui en fait aussi le danger. Son excès de sens et le réseau des connotations qui s’y attachent, ne permettent pas d’en circonscrire exactement le sens. Elle dispense d’une pensée précise qui accepte d’avoir à se justifier par des raisons clairement argumentées.

Dès son origine, la philosophie s’est défiée de la métaphore car elle est parente du mythe. C’est ainsi que Socrate se moque du brillant discours de Protagoras et refuse d’en faire la base d’une discussion qui aurait pourtant pu être l’occasion de riches échanges sur la question de l’anthropologie. Il nous déçoit mais il est cohérent avec la représentation platonicienne.
Platon distingue le niveau des Idées, celui des choses et celui de l’art. Selon lui, l’homme dispose du langage c’est-à-dire des mots, pour passer de l’un à l’autre. Le discours ascendant qui va des objets aux Idées est celui de la philosophie. Il conduit au vrai des choses c’est-à-dire à leur concept. La voie descendante qui va des objets à l’art est celle qu’empruntent les artistes. Elle utilise la métaphore. Ce n’est pas la voie du vrai mais celle de l’image ou du vraisemblable. Dès l’origine Platon condamne la métaphore et c’est sur cette condamnation qu’il fonde la philosophie. Dès l’origine poésie et philosophie sont dissociées. Elles sont deux directions de l’esprit opposées, qui empruntent des voies divergentes. La métaphore, qui est le moyen de la poésie, est rejetée comme inapte à dire le vrai. Elle est proscrite par la philosophie. La philosophie analyse, la poésie suggère. La philosophie forge des concepts, la poésie propose des images.

Nous devrions donc refuser d’examiner le sens philosophique d’une métaphore. Nous devrions la dénoncer d’autant plus vigoureusement qu’elle se permet d’utiliser le mot logos qui n’appartient qu’à la philosophie.

Seulement, nous devons par ailleurs admettre qu’aucun langage n’échappe à la métaphore. Elle est l’essence même du langage. Nietzsche n’a cessé de travailler à arracher le voile dont se couvraient les systèmes philosophiques pour faire apparaître que « le concept en os et octogonal comme un dé et, comme celui-ci, amovible, n’est que le résidu d’une métaphore ». La même idée est reprise par Derrida qui dit que le concept est une « métaphore usée », « morte », « blanche ». Bergson tente de se tirer d’affaire en développant une subtile distinction entre image et métaphore dont la différence serait « éclairante, car elle montre bien deux logiques à l’œuvre, celle de l’intelligence et celle de l’intuition, travaillant dans le langage ». Le problème est que le mot logique dont on use ici pour dire l’idée de Bergson est lui-même utilisé de façon métaphorique. Nous ne savons donc pas chasser la métaphore de la pensée. Seul le discours scientifique le plus rigoureux échappe à ce reproche mais c’est en opérant avec des signes, des modèles, des abstractions forgées pour agir sur le réel. Les concepts scientifiques se distinguent de ceux de la philosophie en ce qu’ils sont sans mémoire. Alors que le concept philosophique est riche de sa reprise par divers systèmes de pensée, le concept scientifique n’admet qu’un sens qui vaut pour l’ensemble du corpus d’une science ou doit être rejeté. Il n’est jamais ré-élaboré même si parfois le même mot est conservé. Le seul sens qui en est accepté est celui admis dans le dernier état des théories scientifiques. Les sens anciens sont obsolètes et rejetés hors de la science. Il en va tout autrement en philosophie et c’est d’ailleurs pourquoi nous pouvons réfléchir autour du mot de «logos » en invoquant tour à tour Platon, Descartes et Hegel.

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image 3Nous sommes donc reconduit à la métaphore qui veut qu’un « logos bien composé ressemble à un corps vivant » pour la laisser agir sur nous, la laisser percoler dans notre esprit et peut-être lui donner assez de vigueur pour que la prochaine fois que nous aurons à parler, une pensée vivante s’exprime par nous. Nous aurions tort de fermer notre esprit à des pensées dont nous avons du mal à cerner le contenu mais dont nous voyons bien qu’elles sont riches de possibilités.

Une métaphore est une chance pour la pensée. Il faut sans doute savoir la risquer pour s’en enrichir. Il faut aussi savoir n’en user qu’avec prudence. Celui qui est trop prudent et ne veut rien risquer ne peut rien gagner. Celui qui est trop audacieux et ne s’assure pas dans son ascension vers le vrai peut être sûr de « dévisser » tôt ou tard.

Pensée et usage singulier des mots

image 1Dans le Cratyle de Platon, Socrate est entraîné dans une discussion entre Cratyle et Hermogène au sujet de la justesse des noms. Hergomène soutient que les choses sont nommées par convention, Cratyle conteste cela et prétend que « qu’il y a pour chaque chose un nom qui lui est naturellement approprié ». Comme à son habitude Socrate n’entre dans la discussion que pour en saper les bases. Il imagine qu’il pourrait se donner pour convention d’inverser les noms et d’appeler un homme cheval, et cheval un homme. Il fait de la convention, ce qu’elle n’est pas : une affaire privée. Ce faisant, il pose un problème qui a toute l’apparence d’un problème philosophique et qu’on peut formuler ainsi : le mot est-il affaire privée ou publique ? Ou plutôt : peut-on faire un usage singulier des mots ?

Si nous disons que ce problème a « l’apparence » d’un problème philosophique, c’est qu’il appelle une réflexion sur des concepts et que la philosophie travaille avec des concepts. Seulement cela ne signifie pas que les concepts sont la seule matière de la philosophie. La philosophie ne commence pas avec des concepts mais avec des connaissances qui sont, elles, élaborées en forgeant des concepts qui rendent compte du réel. Le concept n’existe et ne prend sens que dans le cadre d’une connaissance. C’est la psychologie, comme domaine de connaissance, qui peut nous dire si les mots sont affaire privée ou publique. Plus exactement, la psychologie nous permet de connaître la façon dont l’enfant acquiert le langage et comment il passe du mot au concept, puis comment l’adulte utilise les mots avec plus ou moins de justesse selon le type de discours qu’il tient. Si on veut résumer ce que nous apprend la psychologie, on peut dire que le langage est privé, (qu’on fait un usage singulier des mots), au moment de l’acquisition du langage et le redevient lorsqu’il se singularise pour exprimer une pensée qui se présente comme novatrice, il n’est public (c’est-à-dire largement partagé) qu’entre deux formes d’appropriation qui en limitent l’usage : celle du langage de l’enfant et celle du langage « savant ».

Si nous voulons éviter de philosopher dans le vide et en pure perte, il nous faut d’abord faire un rapide examen de ce que nous apprend la psychologie au sujet du langage, de son acquisition et de ses formes. Ce n’est que dans un deuxième temps, à partir des acquis de la science, que nous pourrons poser la question philosophique de la nature du langage et de ce qui, dans cette nature, peut être rapporté au public ou au privé, si cette question a encore un sens. Mais nous pouvons déjà supposer que cette deuxième question devra être reformulée.

Piaget nous servira de guide. Il a, au début du 20ème siècle, beaucoup apporté à la connaissance de l’acquisition du langage et de la logique chez l’enfant. Il a voulu être d’abord un clinicien et consigner les faits qu’il observait en les interprétant aussi peu que possible. Il s’est astreint, selon ses propres termes « à la seule discussion des faits ». Naturellement, ces faits ont conduit à des problèmes qui l’ont contraint à les entrelacer dans une théorie. Nous nous efforcerons cependant de faire comme lui et de nous en tenir à une connaissance des faits en laissant à plus tard la théorie et ses implications philosophiques.

Ce qu’observe Piaget, c’est que le tout petit enfant fait un usage « égocentrique » du langage qui le situe « du point de vue génétique, fonctionnel et structurel entre la pensée autistique et la pensée intelligente dirigée ». Piaget appelle pensée dirigée celle qui est consciente et « poursuit des buts qui sont présents à l’esprit de celui qui pense » tandis que la pensée autistique est subconsciente c’est-à-dire que ses buts ne sont pas présents à la conscience. Elle n’est pas adaptée à la réalité extérieure. Piaget situe la pensée égocentrique de l’enfant entre ces deux formes de pensée, ce qui signifie que pour elle « le jeu tient en somme lieu de loi suprême », qu’elle manifeste une imagination quasi hallucinatoire; le jeu étant compris, chez le tout jeune enfant, comme une forme asociale d’activité pratique en ce sens que les tout petits enfants ne jouent pas véritablement ensemble mais poursuivent chacun un jeu et le commente pour eux-mêmes ; ce qu’ils disent n’appelle pas de réponse et ils n’entendent ce que les autres disent que pour autant que cela peut s’intégrer à leur jeu. En fait l’enfant se parle à lui-même et le fait à haute voix chaque fois qu’il rencontre une difficulté. Il n’intériorise ce langage que quand il y est contraint par son environnement, concrètement quand il rentre à l’école et doit éviter de perturber la classe. Il n’y parvient que difficilement. Piaget considère alors que le langage égocentrique de l’enfant disparaît peu à peu pour laisser la place à un langage adulte destiné à autrui.

Concrètement, l’enfant utilise le mot pour désigner un ensemble flou d’objets divers entre lesquels il établit un lien dont il ne sait pas toujours rendre compte. S’il a appris à connaître le mot « rose », il va l’appliquer à la rose comme on lui a appris ou comme il l’a observé mais aussi à d’autres fleurs ou même à une collection d’objets inattendus dans lesquels il voit une analogie avec la rose. Les liaisons que font ainsi les enfants sont parfois déroutantes. Elles peuvent manifester une imagination poétique surprenante et sont la source des « mots d’enfant » qui enchantent les parents. Ce n’est que lorsqu’il aura assimilé le mot « fleur » que l’enfant pourra remanier son lexique et prendre conscience que ce vocable couvre un ensemble d’objets qu’il rattachera intuitivement à un modèle commun. Il lui faudra atteindre un stade nouveau de maturité pour comprendre que la rose est un exemplaire singulier de l’espèce fleur et que cette espèce est une vaste collection d’objets répondant à des caractéristiques communes.

image 3Le mode de pensée qui lie intuitivement les mots à un ensemble commun reste la forme naturelle de pensée de l’adulte dans tous les domaines où il ne fait pas l’effort de se hisser à une pensée conceptuelle, c’est-à-dire à une pensée maîtrisée qui sait rendre compte que ce qui fait la nature commune et invariable des objets visés par le mot. Un adulte désigne ainsi souvent comme des « insectes » toute espèce de petits animaux portant des ailes ou une carapace ou bien faits de segments bien distincts quel que soit leur nombre. Il utilise le mot souvent sans être en mesure d’en donner une définition mais avec assez de sûreté pour être compris. Il ne se soucie pas de compter le nombre de pattes de ce qu’il désigne comme insecte et se refuse à assimiler les noms scientifiques des embranchements et sous-embranchements dont les insectes sont une partie. Il se contente d’associer le mot à un modèle qu’il généralise sans se donner de règle clairement pensée. Cet usage relâché du vocabulaire cesse d’être singulier lorsqu’il va jusqu’à l’emploi de pseudo mots tels que « truc » ou « machin » (que Claude Levi-Strauss a évoqués au sujet du mana polynésien).

Si l’on veut qualifier de « privé » l’usage des mots par l’enfant ou leur usage relâché par l’adulte, il faut donner un sens très large à ce mot puisqu’il recouvrira aussi bien le langage égocentrique de l’enfant que le langage de l’adulte dans tous les domaines où il ne fait pas l’effort d’aller jusqu’au concept. Cela nous donnera un usage assez imprécis mais pourtant clair du mot. Seulement, on voit qu’on peut aussi bien qualifier de « privé » des usages des mots à l’opposé de ceux-là. En effet, l’usage savant des mots (ou plutôt qui voudrait se présenter comme tel) peut aussi parfois être considéré comme privé. Ainsi, quand un philosophe comme Deleuze use de mots comme « nomades », « ritournelle », « corps sans organe », « plan d’immanence » et quantité d’autres expressions passablement obscures, il fait un usage des mots complètement anti académique et oblige quasiment son lecteur à tenter une retraduction du discours en langage commun, même si la complexité et le caractère allusif du propos vouent cette tentative à l’échec. Ainsi, dans l’anti-Œdipe, tout en se déclarant marxiste, Deleuze disqualifie le vocabulaire précis de Marx pour lui opposer un discours flamboyant dont il fait lui-même une critique surprenante. Il écrit « Le livre pompe les flux théoriques et pratiques du marxisme, les coupant ici et là, laissant tomber sans un mot des parties entières du dispositif marxiste ». Ce qui est clairement l’aveu d’un éclectisme qui renonce à rendre compte de ses choix et semble les vouer au caprice, à l’air du temps. Le même procédé est employé aussi avec le vocabulaire freudien de telle manière que le mélange des deux registres de vocabulaire permette des thèses à l’allure radicale comme : « La libido n’a besoin de nulle médiation ni sublimation, nulle opération psychique, nulle transformation, pour investir les forces productives et les rapports de production ».

Deleuze mélange ainsi des mots détournés de l’ensemble théorique où ils puisent leur sens et des mots pris dans un sens purement métaphorique ou même en référence à une image. Ainsi, le mot « ritournelle » est choisi en référence à l’oiseau ou à l’enfant qui chantent pour écarter une menace. Cette image est transposée dans le contexte d’un discours politico social où elle vise à donner corps et valeur nouvelle à l’idée de « territoire » mot lui-même puisé chez Foucault. Un autre procédé consiste à utiliser un mot, non pas dans son sens commun, mais en l’utilisant par différenciation avec d’autres mots. Le mot ne se définit alors que négativement. Le mot « schizo » chez Deleuze, par exemple, ne désigne pas un malade, ni même clairement un type d’individu, il ne se comprend que par écart avec d’autres mots. Ce qui donne : « Du schizo au révolutionnaire, il y a seulement toute la différence de celui qui fuit, et de celui qui sait faire fuir ce qu’il fuit [….] Le schizo n’est pas révolutionnaire, mais le processus schizophrénique (dont le schizo n’est que l’interruption ou la continuation dans le vide) est le potentiel de la révolution ». On se trouve ici face à un usage des mots qu’on pourrait qualifier de « thématique », qui en tout cas ne peut pas être considéré comme conceptuel. Cet usage inédit joue sur l’opposition au mot « révolutionnaire » et sur les thématiques de la fuite, ou sur celles inverses de l’interruption ou de la continuation. Le sens du mot se donne « en creux » et ne peut donc être compris que dans le contexte du discours qui l’utilise.

image 2Deleuze nous fournit ainsi l’exemple très travaillé et ambitieux d’un usage privé des mots. « Privé » signifie alors détourné de leur sens reconnu et voulant s’investir d’un sens nouveau dont le vocabulaire commun ne parvient pas à fournir une traduction claire. Il faut différencier ce type de discours de celui de la poésie. Celle-ci vise à « produire » un effet. Son usage des mots en renouvelle, en élargit ou en subvertit le sens. Il n’est « privé » que pour qui n’est pas sensible à ses effets, son ambition est d’être public.

Nous avons donc bien deux moments où l’on peut parler d’un usage « privé » des mots – celui de l’enfance et du mode de pensée encore proche du mode enfantin – et, à l’opposé, l’usage « « savant » ou du moins très travaillé du langage qui véhicule des idées que le langage commun échoue à rendre claires. Entre ces deux opposés, le langage est toujours public en ce sens qu’on peut en saisir la signification en s’aidant d’une référence commune comme un dictionnaire. Ce langage public est celui des discours qui visent à réussir la communication, à transmettre une information, une idée assez élaborée pour pouvoir s’exprimer en un discours intelligible. Un discours ne peut utiliser un langage privé que de façon périphérique, s’il veut être intelligible il doit être public dans son cœur, dans l’essentiel du propos et des mots qu’il utilise.

L’usage privé des mots dans le discours « savant » pose un problème qui peut intéresser le philosophe : il laisse supposer que la pensée excède ce que les mots permettent d’exprimer et que donc la relation de la pensée et du langage est complexe. Les mots donnent forme et réalité à la pensée mais peuvent aussi la mutiler ou échouer à l’exprimer. Ce problème des relations de la pensée et du langage est un des problèmes majeurs de la philosophie qui reste largement inexploré.

Les limites du rationalisme platonicien

image 3« Nous, qui nous apprêtons à discourir sur l’univers d’une manière, selon qu’il est engendré ou encore pour dire qu’il n’est pas engendré, nous devons, à moins d’être tout à fait égarés, appeler à l’aide dieux et déesses et les prier de faire que tout ce que nous dirons soit avant tout conforme à leur pensée, et par conséquent satisfaisant pour nous. En ce qui concerne les dieux, que telle soit l’invocation ; en ce qui nous concerne, il faut faire l’invocation que voici : puissiez-vous avoir la plus la plus grande facilité à comprendre, et quant à moi, puissé-je mettre la plus grande clarté possible dans l’exposé de ma pensée sur le sujet proposé.

Or, il y a lieu, à mon sens, de commencer par faire cette distinction : qu’est-ce qui est toujours, sans jamais devenir, et qu’est-ce qui devient toujours, sans être jamais ? De toute évidence, peut être appréhendé par l’intellect et faire l’objet d’une explication rationnelle, ce qui toujours reste identique. En revanche, peut devenir objet d’opinion au terme d’une perception sensible rebelle à toute explication rationnelle, ce qui nait et se corrompt, ce qui n’est réellement jamais. De plus, tout ce qui est engendré est nécessairement engendré sous l’effet d’une cause ; car sans l’intervention d’une cause, rien ne peut être engendré. Aussi, chaque fois qu’un démiurge fabrique quelque chose en posant les yeux sur ce qui toujours reste identique et en prenant pour modèle un objet de ce genre, pour en reproduire la forme et les propriétés, tout ce qu’il réalise en procédant ainsi est nécessairement beau ; au contraire, s’il fixait les yeux sur ce qui est engendré, s’il prenait pour modèle un objet engendré, le résultat ne serait pas beau.

Soit le ciel dans son ensemble ou le monde – s’il arrive qu’un autre nom lui convienne mieux, donnons-lui ce nom. Il faut d’abord examiner à son sujet ce que, suppose-t-on, il faut examiner en premier lieu au sujet de toute chose. A-t-il toujours été, sans aucun principe de génération ? Ou bien a-t-il été engendré, car on peut le voir le toucher et par suite il a un corps. Or, tout ce qui est appréhendé par l’opinion au terme d’une perception sensible, cela, nous venons de le voir, est engendré et sujet à la naissance. Pour sa part, ce qui est engendré, c’est disons-nous, nécessairement par l’action d’une cause que cela a été engendré. Cela dit, trouver le fabriquant et le père de l’univers exige un effort et, lorsqu’on l’a trouvé, il n’est pas possible d’en parler à tout le monde. »

Ce passage du Timée de Platon va de 27d à 28c. Faisons-en d’abord un rapide résumé :

Timée convient qu’on ne saurait discourir sagement sans l’accord des dieux car le discours vrai est conforme à la pensée divine : clair pour celui qui parle et accessible à l’intelligence de l’auditeur.

Il rappelle les principes idéalistes communs aux compagnons de Socrate : par les sens on accède aux apparences, objets de l’opinion. Le rationnel s’atteint par l’intellect qui vise l’immuable. Il est chose adéquate à son modèle idéal, donc parfait ; tandis que l’objet engendré, donné aux sens, provient d’une cause étrangère, matérielle et hétérogène à l’objet. Il est donc imparfait.

Toute recherche sur un objet doit commencer par déterminer s’il appartient à l’un ou l’autre de ces ordres. Qu’en est-il de l’univers ?

L’univers étant matériel et donc engendré, provient d’une cause. Il ne peut être connu rationnellement mais selon l’opinion juste. L’objet du discours de Timée sera donc la fabrication de l’univers (et non son essence).

Ce court préambule au discours de Timée est essentiel car il pose les principes de la rationalité platonicienne et ses limites. Il oblige à compléter et même à corriger ce qui a été dit dans l’article du 3/10 consacré au mode de pensée platonicien : le premier découpage qui doit être fait pour initier la démarche de recherche détermine si l’objet est susceptible d’être connu par la seule raison ou s’il l’est par l’entremise des sens. La démarche que nous avions décrite ne s’applique qu’aux objets immatériels. Il faut en conclure que la science politique, objet de la recherche de l’étranger et du jeune Socrate dans le Politique, n’est pas aux yeux de Platon une chose matérielle. Être matériel n’est rien de plus ici que d’avoir un corps, de pouvoir être vu et touché : de faire l’objet d’une expérience sensible directe. Ce qui est matériel est par nature imparfait, tandis que l’immatériel est parfait. Cela complète les paradigmes platoniciens sur le plan de l’esthétique et se traduit par la dévaluation philosophique de l’art. La caractéristique première de tout objet sensible est d’avoir été engendré, de provenir d’une cause. Le concept de cause est ici encore indéterminé. S’agit-il d’une cause formelle ? Oui, semble-t-il dans la mesure où un démiurge (un agent divin) agit selon un modèle. Ce sera tout l’objet du discours de Timée. Mais, ne s’agit-il pas aussi d’une cause matérielle ? Oui il semble que ce soit aussi un peu cela dans la mesure où il n’est pas envisagé une sortie du néant. Un grec n’imagine pas une sortie du néant. Toute création est pour lui la mise en forme à partir d’une matière première. Dans le Timée cette matière est la khôra (χώρα) une chose, un lieu encore indéfini (dont nous ne dirons rien de plus puisque cela déborde le texte dont nous parlons). Enfin, la cause est aussi cause motrice, c’est le démiurge lui-même. Il faut noter ici que pour Platon, comme pour le monde grec, ce n’est pas un dieu qui a créé le monde. Le polythéisme ne permet pas cela. Le rôle des dieux est d’ordonner l’action et d’être les garants et les guides de son bon accomplissement. C’est pourquoi Timée commence son discours par une évocation divine (nous y reviendrons).

Si Timée ne précise pas la nature de la cause qu’il recherche, c’est qu’il la ramène à une série d’opérations qu’il qualifie d’engendrement. Une chose sensible est nécessairement engendrée. L’esprit pratique des grecs les conduit à concevoir toute création comme une fabrication à l’image du travail de l’artisan. Mais selon sa qualification cet artisan aura soit à l’esprit un modèle idéal de la chose à fabriquer ou bien il copiera selon une tradition. Le fabricant aura à réunir et assembler correctement les éléments qui vont constituer l’objet créé, puis devra le mettre en branle s’il s’agit d’une chose animée. Pourquoi faut-il cacher cela au commun des hommes ? Il est difficile de l’imaginer mais il semble que cela va de soi pour Timée et ses interlocuteurs. Peut-être ces matières appartiennent-ils au domaine de l’enseignement ésotérique de l’école platonicienne, à son versant pythagoricien que l’on constate en poursuivant la lecture du discours de Timée.

Mais revenons au début de notre texte et reprenons le dans l’ordre de son argumentation : si Timée invoque les dieux, à l’invitation de Socrate, ce n’est pas par superstition ni seulement pour se conformer à une tradition. Son discours doit être « conforme à leur pensée ». Cela implique qu’il existe une vérité déjà là, préalable à la recherche, qu’il s’agit d’atteindre et de dire. La vérité platonicienne, et sans doute aussi celle de toute la Grèce classique, est une vérité qu’on dévoile et non qu’on construit. Elle n’est pas une production humaine mais une réalité aperçue par l’intellect au-delà des apparences. La vérité qui se dévoile a déjà la nature d’une pensée mais c’est la pensée d’êtres supérieurs aux humains qui ne comprennent pas par le truchement des sens mais directement par l’intellect. La pensée divine et le vrai se confondent dans la mesure où un dieu ne pense que par une forme de vision intellectuelle qui est comme une intuition toujours juste.

On sait que pour un grec la pensée est une forme de vision. L’homme archaïque, et donc le grec ancien, pense par vision. Il touche par la pensée. Il croit d’ailleurs que la vue est une forme subtile de toucher qui atteint les choses par la lumière émise par les yeux. On retrouve dans le Timée une forme assez élaborée de cette conception du toucher par la vue. Le toucher du regard n’est pas une métaphore pour un grec ancien. C’est le mécanisme même de la vision. Ainsi, chez Platon la vision purement intellectuelle, l’intuition intellectuelle, reste encore un toucher. C’est le toucher par l’intellect d’une réalité elle-même idéale.

image 1L’homme sait qu’il atteint le vrai quand sa pensée est « satisfaisante » pour lui. Il ne s’agit pas, évidemment, de la satisfaction de celui ou de ceux qui trouvent avantage à une affirmation plutôt qu’à une autre, mais de la satisfaction purement intellectuelle (ce que Descartes appellera beaucoup plus tard une intuition pure et parfaite). Le vrai se reconnaît pour Platon à son évidence mais la capacité à atteindre ce type d’évidence n’appartient qu’à ceux qui sont correctement et complètement éduqués, qui savent se servir de cette partie divine de l’âme qu’est l’intellect. En invoquant ensemble les dieux, les participants au banquet philosophique offert par Timée, se reconnaissent comme étant de ceux qui sont capables d’intuition intellectuelle juste et dont l’âme est éveillée. On sait par le Menon qu’il ne s’agit pas, dans le principe, de ceux qui appartiennent à une classe sociale privilégiée ou ceux qui ont atteint un âge avancé puisqu’un petit esclave à l’esprit ouvert peut atteindre quelques vérités premières pourvu qu’on le guide par des questions adroites. Ceux qui ont l’esprit ouvert sont aussi ceux qui sont capables de comprendre et d’apprécier la justesse d’un argumentaire. Mais l’argument vient en second, il est comme l’échelle qui permet d’accéder à une vérité qui ne peut pas être universellement partagée. Le préambule se termine d’ailleurs par l’affirmation que de ce qui sera dit « il n’est pas possible d’en parler à tout le monde ». Tout le monde peut évidemment entendre un discours, mais l’éclairement de la raison qu’il doit provoquer n’appartient qu’à ceux qui sont capables. Les autres entendront le mythe, en retiendront sans doute les épisodes, mais n’en comprendront pas véritablement le sens. L’intuition intellectuelle est celle du sens (du signifié). Le mythe ne se substituera pas à une explication rationnelle, il sera le moyen par lequel l’explication sera atteinte au-delà de ce que peut produire le raisonnement humain (comme aujourd’hui la littérature permet d’accéder directement à une compréhension profonde de la psychologie humaine à la quelle la psychologie scientifique permet difficilement d’accéder).

Les sens ne sont pas pour Platon le moyen de la connaissance. La perception sensible est « rebelle à toute explication rationnelle ». Dans cette expression c’est le mot « rationnelle » qui est important. En effet, on imagine mal Platon affirmant qu’on ne peut pas expliquer ce que l’on voit. Les physiciens avant lui ont fourni des explications plus ou moins correctes de toutes sortes de phénomènes naturels. Ces explications sont cohérentes et souvent convaincantes mais elles ne sont pas rationnelles dans le sens où elles ne reposent pas sur des principes intellectuellement évidents (et transcendantaux aurait dit Kant). Elles ne sont pas produites par induction ou déduction à partir d’un principe (le mode de pensée platonicien n’est ni déductif ni inductif. Platon ne dispose pas de ces notions qui ne seront développées que par Aristote).

Les explications d’un phénomène (sensible c’est-à-dire matériel) résultent de la mise en cohérence d’une multitude d’observations et non d’un principe tel que celui que Timée pose lui-même en préalable à son discours avec l’accord de ses auditeurs quand il dit : « de toute évidence, peut être appréhendé par l’intellect et faire l’objet d’une explication rationnelle ce qui reste toujours identique ». Ce principe et son corolaire selon lequel tout ce qui est sensible est engendré sont la base même de la pensée platonicienne. Est séparé clairement et définitivement par ce principe le matériel (le phénoménal) qui fera l’objet d’opinion et l’idéal qui sera objet de connaissance. Ce principe sépare radicalement l’essence de l’existence et pose que l’essence pure est la réalité première. La métaphysique est posée par ce principe comme la science par excellence, science des essences pures. Les sciences physiques sont rejetées dans des formes de compréhension subalternes du fait de l’incertitude de leur objet. On voit par là que si le rationalisme platonicien permet le développement des sciences par son affirmation de l’unicité du vrai, il fait en même temps obstacle au développement d’une science empirique.

image 4La méthode de l’exposé de Timée découle directement de ce principe. Il dit, en introduisant le thème de l’univers : « il faut examiner à son sujet ce que, suppose-t-on, il faut examiner en premier sur toute chose ». Cette méthode suivie par Timée est générale à tout travail intellectuel. Il s’agit de se situer clairement dans les champs du savoir et de discerner nettement ce qui relève de la métaphysique de ce qui relève du discours savant portant sur les choses matérielles. Il s’agit de séparer ce qui relève de la métaphysique de ce qui pourrait être un début de science empirique. Le témoignage des sens ne pourra pas être invoqué dans le discours métaphysique mais on mènera la recherche par l’analyse minutieuse des concepts. Ce discours répondra à la question générale « qu’est-ce que » tandis que le discours savant répondra à la question « comment » le phénomène se produit, quelles sont ses causes. Il dira ce qui engendre la chose. Le discours métaphysique est celui sur l’essence (considérée comme immuable et éternelle), tandis que le discours savant est celui sur le réel, ce qui se donne aux sens qui est chose engendrée et périssable.

Timée dit du monde qu’il «a été engendré », répondant ainsi à la question qu’il avait lui-même posée puisqu’il s’agissait de « discourir sur l’univers d’une certaine manière, selon qu’il fut engendré ou encore pour dire qu’il n’est pas engendré« . Une autre formulation demande au sujet de l’objet du discours « A-t-il toujours été ». La réponse repose sur l’application du corolaire du principe de base. Ce corolaire dit que tout ce qui est engendré est sensible et qu’inversement tout se qui est sensible est engendré. En fait ce corolaire détruit la question dont la réponse devient évidente.

De tout cela, il découle que Timée ne peut pas tenir un discours métaphysique sur l’univers. Or, il a également récusé d’avance toute étude se fondant sur l’observation. Les limites de son rationalisme ne lui permettent même pas d’envisager cette éventualité. Il va tenir un genre de discours qui contourne la difficulté et prend la forme du mythe, mais du mythe philosophique c’est-à-dire revenant dans son développement à des principes et non à des faits. Il pose l’existence d’un « démiurge » fabriquant de l’univers dont il s’agira de concevoir le travail. L’idée du démiurge semble avoir été tellement évidente pour Platon et ses auditeurs, qu’on voit Timée l’évoquer avant même d’avoir soutenu que l’univers a été engendré. Le « démiurge » est celui qui fabrique quelque chose en ayant pour modèle un archétype idéal et parfait de l’objet à construire. Il se sépare de l’artisan qui fabrique selon une tradition c’est-à-dire selon un modèle plus ancien. Tout l’art grec illustre ce principe dans la mesure où ce n’est pas un art d’observation et de copie de la nature mais un art de dépassement de la nature dans la recherche de la production d’un type idéal.

Le type de discours que va tenir Timée ne permet pas le dialogue. Le mythe peut être interprété en dialoguant et en confrontant les analyses, mais il ne peut être produit que par celui qui est inspiré. Les auditeurs sont invités à partager sa vision, mais elle ne peut pas être produite collectivement. C’est la raison pour laquelle le préambule est lui-même un monologue. Platon est un écrivain, il sait équilibrer son texte et évite de passer brutalement du dialogue au monologue. Le préambule fait la transition entre les deux types d’écritures. Il garde des restes de la forme dialoguée mais se présente comme un discours suivi. Timée implique ses auditeurs dans son discours mais ne leur donne pas la parole. Il les prend à partie par des expressions comme « n’est-ce pas ? » ou en employant le « nous » dans, par exemple, « en ce qui nous concerne ». Il inclut l’ensemble des participants aussi par « or, nous qui nous apprêtons à discourir ». De même l’expression « tout ce que nous dirons » fait des auditeurs, des auteurs passifs du discours qui devient potentiellement collectif.

image 2Mais surtout, ce que fait Timée c’est de s’appuyer, comme nous l’avons vu, sur des principes collectivement admis par ses amis. En introduisant son principe de base par « de toute évidence », il affirme en leur nom leur accord sur ce principe. Une raison aussi pour laquelle ce préambule n’est pas dialogué est aussi que Timée parle après Socrate et à son invitation : il parle, comme on dit souvent, « sous son contrôle ». Il ne s’agit pas d’amener un interlocuteur qui croit savoir à la prise de conscience de la déficience de son savoir, et encore moins de réfuter un sophiste ou un faux savant. Il s’agit de tenir un discours inspiré (mais fondé sur des principes reconnus) sur un sujet sur lequel aucun des participants ne pense avoir une science plus sûre que les autres. Celui qui parle s’exprime au nom de tous et comme intermédiaire entre le divin et eux. On pourrait dire qu’il prophétise dans la mesure où il exprime une pensée qu’il n’a pas forgée mais qui lui vient. Ce n’est que dans la mesure où il reçoit le secours divin demandé par l’invocation qui a inauguré sa prise de parole, qu’il peut penser pouvoir tenir un discours véridique. Encore s’agit de dire le vraisemblable et non le vrai tel que le dit le discours métaphysique.

Au-delà de Timée, celui qui parle est Platon lui-même. Au soir de sa vie, il est assez sûr de son savoir pour se risquer à traiter une question qui dépasse la compréhension humaine. Il n’invente pas et n’est pas un conteur mais il reprend tout ce que ses prédécesseurs ont pu soutenir en l’incluant dans son système. C’est la raison dernière pour laquelle il ne dialogue pas. Le dialogue sur l’origine de l’univers dure depuis des siècles. Toutes les propositions ont été discutées longuement. Il reprend celles qui, de son point de vue, sont les plus éclairantes. Il ne s’agit pas pour lui d’inaugurer un savoir nouveau, encore incertain et discutable, mais de clore au contraire une recherche dont il croit pouvoir soutenir qu’elle dépasse les capacités humaines. En passant clore la question des origines de l’univers, Platon montre en fait les limites de son rationalisme et l’obstacle qu’il constitue pour une véritable démarche scientifique qui aurait commencé par l’acceptation de sa propre ignorance.

Paradigmes platoniciens

image 1« Chaque dieu pense toujours la même chose sur les mêmes choses ». Jetée comme une énigme cette citation du Timée de Platon sonne comme un Kōan par lequel le maître zen provoque son disciple pour l’amener à l’éveil. Pour la faire résonner en nous, n’allons pas la resituer dans son contexte (l’espace d’un blog ne le permet pas). Il nous faut plutôt la confronter à une pensée contraire comme on expose une chose à la flamme ou qu’on la plonge dans l’acide pour l’éprouver. La pensée d’Épicure telle qu’elle nous est rendue par Lucrèce sera cet acide. Elle vient du monde grec mais d’un autre mode de pensée, d’une autre sagesse qui s’appuie sur d’autres paradigmes. Chez Épicure les dieux vivent en repos dans les inter-mondes loin de l’éternel mouvement qui agite le monde des atomes. Ils sont l’image de la permanence et du repos et non les garants des choses et les gardiens du monde. Pour Platon, au contraire, les dieux pensent et agissent et ne connaissent aucun repos dans un monde qui serait figé sans le branle qui lui est ainsi donné. Les divinités sont affairées et obstinément occupées à animer le monde et non au repos loin du tourbillon cosmique.

Nous allons donc faire un détour par ces deux thèmes – le tourbillon du monde et le repos – la pensée qui apaise et celle qui agit. Il ne s’agit pas de choisir entre Platon et Épicure mais d’éclairer une pensée par l’autre et de s’étonner de ce qui, autrement, pourrait trop facilement s’accepter. Il s’agit de reprendre avec Platon le problème de la nature du mouvement, de sa place dans le monde et de son existence ontologique. Il s’agit aussi d’établir la valeur de la pensée et son objet.

Chez Lucrèce la réalité première n’est pas l’atome, comme on le dit trop souvent, mais le flux, la chute infinie des atomes dans le vide. Ce mouvement n’a pas d’origine et ne connaît pas de fin. Il continue alors que les mondes se font et se défont. On est saisi d’émerveillement devant ce tableau du flux éternel des atomes, de cette draperie infinie d’atomes tombant dans le vide et donc en mouvement et pourtant comme arrêtés. Le flux des atomes ne produit pas le monde. C’est seulement leur infime déviation qui, en les faisant se heurter, initie la complexité des configurations et crée les objets qui font le monde. Ce qui est éternel ce ne sont pas les choses, même celles que nous voyons immobiles comme les montagnes et les océans, mais le flux, seulement le flux des atomes dans le vide et leur déviation sans cause. C’est la diversité de leur forme qui explique la diversité de leur mouvement d’où découle la diversité des êtres. Il n’y a pas lieu pour Lucrèce et Epicure de rendre compte du mouvement puisqu’il est toujours là. Le monde n’a nulle besoin d’explication et on peut l’observer l’âme apaisée et l’esprit serein.

Or, les conséquences d’une ontologie sont immenses. De ce qu’on prend pour la réalité première découle tout ce dont il faudra rendre compte. En effet, ce n’est que dans la mesure où on ne fait pas du mouvement une réalité première qu’il est nécessaire d’en rendre compte et d’en rechercher l’agent. Chaque mouvement est alors une action, la manifestation d’un être agissant. Même les étoiles fixes dans le ciel nocturne, tournant ensemble autour d’un point invariable, ont besoin d’être mues. Leur mouvement plus que tout autre a besoin d’être expliqué car il diffère de tout autre par sa parfaite régularité, par sa forme exactement conforme à ce que l’intelligence approuve.

Platon, sur le plan de l’ontologie, est à l’opposé d’Épicure. Il s’est donné pour réalité première l’archétype idéal de chaque chose, c’est-à-dire l’image idéale de la chose immobile dans son être, immuable dans sa perfection, insensible au temps. Cet archétype est toujours là, il existe avant la chose, il se maintient quand elle se dégrade, il se manifeste quand elle prend forme. Il est éternel nécessaire et évident en lui-même même si l’homme doit suivre un cheminement difficile pour l’atteindre. Pour Platon, c’est la chose qui est insaisissable et non son archétype. En se donnant comme réalité première ce qui est invisible et au-delà de toute expérience, Platon renonce à rendre compte de tout ce qui se transforme, se déplace, de tout ce qui apparaît ou disparaît. Il le dit explicitement dans le Timée (en 26d) : « De toute évidence, peut être appréhendé par l’intellect et faire l’objet d’une explication rationnelle, ce qui toujours reste identique. En revanche, peut devenir objet d’opinion au terme d’une perception sensible rebelle à toute explication rationnelle ce qui nait et se corrompt, ce qui n’est réellement jamais ». La conséquence immense de cette prise de position ontologique, c’est que le monde se scinde en deux : on a les réalités éternelles et le monde des phénomènes. Le monde que vous voyons, où nous vivons et agissons est alors celui des phénomènes. Pour Épicure et Lucrèce cette scission entre être et phénomène n’existe pas. Ils opposent au dualisme platonicien un monisme matérialiste. Pour eux, le phénomène n’a aucun besoin d’être rapporté à une réalité supérieure. S’il doit être expliqué, ce n’est que dans la mesure où il trouble la quiétude humaine. Alors l’explication la meilleure est celle qui apaise le mieux celui qui la recherche. Deux explications valent mieux qu’une dans la mesure où elles cumulent leurs effets. Pour Épicure et Lucrèce, quand deux explications se présentent pour rendre compte d’un événement, il n’y a aucun besoin de rechercher laquelle serait la meilleure et rendrait compte plus exactement de la chose, une explication peut succéder à une autre sans l’annuler et encore moins la réfuter ; l’explication simple accessible sans effort intellectuel est toujours la meilleure, c’est pourquoi Épicure proscrit l’usage des mathématiques comme de tout ce qui ne relève pas de mécanismes élémentaires.

Il en va tout autrement pour Platon. Son ontologie ne lui permet pas d’accepter deux explications divergentes pour un même fait. Une seule est nécessairement vraie, l’autre est fausse même si elle satisfait un grand nombre de gens. En effet, pour chaque espèce de chose, il n’existe qu’un seul archétype et celui-ci est invariable. Les relations des choses dans les phénomènes ne peuvent donc qu’être stables. L’ontologie d’Épicure le contraint à trouver une explication naturelle aux phénomènes naturels, celle de Platon le contraint à trouver une explication « vraie », c’est-à-dire une explication qui constitue une connaissance, quelque chose qui satisfait l’intellect parce exempt de tout recours à l’expérience sensible. Ce serait un anachronisme que de parler de science mais ce serait surtout erroné car la science part des faits tandis que la connaissance platonicienne s’efforce de s’en détacher. Il ne s’agit pas de science mais de connaissance dans la mesure où ce qui est recherché ce n’est pas une loi, de laquelle on pourrait déduire l’ordre des nécessités, mais seulement une explication qui s’impose à l’intelligence et qu’on peut partager. Chez Platon comprendre c’est passer du phénomène à l’archétype ou en terme modernes du phénomène à l’essence. L’explication est par conséquent nécessairement abstraite, elle exige d’aller au-delà du phénomène. Le travail philosophique est donc long et difficile. Il est réservé à ceux qui se sont préparés, qui ont su s’approprier le mode de pensée philosophique platonicien. On est loin des aimables causeries épicuriennes où chacun est admis à l’exception du pédant. Alors qu’Épicure bannit l’usage des mathématiques, Platon le valorise. Chez Épicure les mathématiques sont considérées comme servant aux calculs astronomiques et donc nourrissant les préjugés astrologiques. Chez Platon elles sont la base et le modèle du raisonnement juste et rigoureux.

image 2Comme on sait, Platon recourt cependant au mythe là où l’analyse est impuissante. Mais le mythe platonicien est tissé de considérations abstraites et d’idées philosophes. La citation « Chaque dieu pense toujours la même chose sur les mêmes choses » est l’exemple même de cette introduction de la pensée conceptuelle dans le mythe. Mise en lumière par son opposée épicurienne, elle apparaît comme une affirmation relevant de la gnoséologie. Elle affirme qu’une pensée juste est nécessairement invariable et que de chaque chose on ne peut dire qu’une vérité. Pour Platon la vérité est unique et un même phénomène ne peut être expliqué que d’une manière invariable. Ce qui caractérise le vrai, c’est sa constance. Chaque dieu devant imprimer à son mouvement la forme la plus parfaite décrira le mouvement circulaire qui convient à sa position et répétera ce mouvement à l’infini puisqu’il ne saurait y avoir deux solutions à un même problème. On pense ici à Einstein qui, s’insurgeant contre les interprétations relativistes de ses théories, rappelait qu’il ne pouvait y avoir dans l’absolu qu’une vérité puisqu’il n’y avait qu’un seul monde. Cette idée élémentaire est toujours encore aujourd’hui combattue par tous ceux qui voudraient pouvoir introduire l’arbitraire dans la science.

Notre détour par la pensée d’Épicure nous permet de voir que chez Platon l’invariance de la vérité est une conséquence de son ontologie de la même manière que chez Épicure l’indifférence à cette exigence est une conséquence d’une autre ontologie. Épicure n’est pas moins rigoureux que Platon, il part d’une autre base. La pensée platonicienne a seulement ici l’avantage de mobiliser plus complètement l’intelligence et de porter en elle la possibilité du développement de la science. En exigeant le vrai, même là où elle n’atteint que le vraisemblable, elle condamne le mythe dans son fondement alors même qu’elle l’utilise. Épicure, au contraire, proscrit le mythe et se refuse à l’utiliser mais il en perpétue la possibilité dans la mesure où il renonce à lutter contre les fausses explications dès lors qu’elles sont apaisantes. C’est ainsi qu’il peut soutenir que les dieux se désintéressent des hommes et néanmoins participer aux cérémonies en leur honneur dans la mesure où les hommes y prennent plaisir et n’y trouvent pas matière à s’effrayer.

L’idée d’une peur originelle est absente chez Platon alors qu’elle est au centre de la pensée épicurienne. Les personnages des dialogues de Platon n’invoquent jamais la peur ou l’angoisse devant les phénomènes naturels, ils ne se préoccupent d’ailleurs pas des dangers naturels ou humains. Socrate, bien-sûr, est l’image même du sage platonicien qui, même face à la mort, reste serein. Socrate meurt plutôt que de se dédire. Il meurt au nom du vrai, ce qui est un scandale pour l’Épicurien, non pas parce qu’il serait, plus que Socrate, attaché à la vie, mais parce c’est la marque de la passion. Lucrèce raille ceux qui se précipitent dans le suicide par crainte de la mort. Il considère que le fondement de toute passion est toujours la peur de la mort et que toute l’agitation humaine n’est qu’une fuite devant la mort. Tout cela est étranger au platonicien. Nous avons donc bien d’un côté une pensée qui apaise et de l’autre une pensée qui agit, une pensée tournée vers l’action.

Pour le mettre en lumière, il faut revenir à l’image des dieux chez Épicure et chez Platon. Ce détour nous ramènera à notre citation.

Chez Épicure les dieux vivent dans les inter-mondes, c’est-à-dire dans des régions où le tourbillon des atomes est apaisé et où l’usure des corps est moindre. Épicure considère en effet que les corps perdent à chaque instant une partie de leur substance qu’il leur faut compenser en se nourrissant. Les dieux loin des tourbillons perdent peu de substance et n’ont donc pas de besoins. Ils ne s’intéressent pas aux hommes mais jouissent des plaisirs de l’amitié dans la plus parfaite quiétude. Ils ne pensent pas et n’ont pas souci de la vérité ou de l’erreur. L’idée d’une omniscience divine est étrangère à l’Épicurisme car une telle omniscience est inutile à qui contemple le ballet des atomes, leur flux incessant. Lucrèce donne des atomes l’image des grains de poussières dans une raie de lumière. Leur ballet est celui des atomes dans le monde. Aucune science ne peut en rendre compte et personne n’éprouve le besoin d’une telle science. L’indifférence Épicurienne est là aussi une conséquence de la prise de position ontologique.

image 3Chez Platon au contraire, il est urgent de se mettre en quête des vérités, non pas pour apaiser une inquiétude quelconque mais parce que ce qui importe est de bien agir. La pensée ne devrait pas être l’affaire de cercles privés mais affaire publique, sa conséquence ultime est l’organisation de la cité et par conséquent l’avenir des Athéniens. Platon nous montre Socrate se rendant chaque jour sur la place publique pour provoquer ses concitoyens et les amener à la vérité qui ne peut être aussi que la justice et la vertu. Épicure, à l’inverse, se retire de la cité et se livre à la philosophie pour se libérer de vaines inquiétudes venues d’idées fausses.

Si Socrate se déclare ignorant, ce n’est pas par indifférence pour ce qui serait une vaine recherche et une agitation sans objet, c’est au contraire parce qu’il cherche obstinément le vrai et que le vrai seul lui importe. Le temps passé ne compte pas pour Socrate, ni l’inconfort. Il se désintéresse de ce qui n’est pas à la portée de l’action humaine, c’est pourquoi il déclare avoir renoncé aux recherches des physiciens. La pensée platonicienne est une pensée de l’action et plus précisément de l’action politique et son école se fixe pour objet de former l’élite des dirigeants politiques futurs.

C’est pourquoi l’image des dieux donnée par notre citation est celle d’une action. Si les dieux pensent en effet toujours la même chose des mêmes choses c’est qu’ils sont obstinés dans leur action. Leur pensée n’est pas vaine, elle est manifestée par leur action et l’accompagne. Le dieu qui anime l’astre dans le ciel, ou plutôt qui est l’astre dans le ciel, agit à chaque instant conformément à sa pensée et pense à chaque instant conformément à son action. La régularité des astres dans le ciel est la marque d’une pensée juste qui ne renonce jamais à se manifester. Loin de se retirer hors du monde, ce dieu en anime constamment le mouvement et lui imprime la plus juste mesure. Il est pure action, toujours guidée par la pensée la plus juste. Alors que le dieu épicurien est loin du tourbillon cosmique, le dieu platonicien est ce tourbillon même et, comme un archétype est donné de chaque chose, le mouvement donné par le dieu au tourbillon est l’archétype du mouvement.

Platon rend compte ainsi du mouvement qui anime l’univers conformément à son ontologie. Il définit un mouvement parfait et archétypal accessible seulement par la pensée et ici par le calcul astronomique. Tous les autres mouvements sont des copies imparfaites de ce tourbillon premier.

Le monde platonicien est perfectible et peut toujours se rapprocher de son modèle archétypal. Il y a un optimisme et un volontarisme premier dans le platonisme alors que l’Épicurisme est foncièrement pessimiste. Le monde des flux d’atomes ne cesse de se défaire, c’est pourquoi le poème de Lucrèce se termine par le tableau de la peste alors que la vie de Socrate se termine par l’action ultime où il prouve par sa mort qu’il maitrise encore sa vie et sa pensée et qu’il pense lui aussi « toujours la même chose des mêmes choses ». L’obstination de Socrate à refuser les secours est inscrite dans l’obstination des dieux dans la pensée juste qui imprime le mouvement juste à l’univers. Socrate pense qu’en mourant « purifié et initié », il ne restera pas « couché dans la fange » mais « habitera avec les dieux ». Épicure meurt sans crainte car « la mort n’est rien par rapport à nous ; car ce qui est dissous ne sent pas, et ce qui ne sent pas n’est rien par rapport à nous ». La mort n’est que le retour à l’état qui a précédé la naissance : l’état de non-être.

image 4Résumons : il y a chez Platon un choix d’ontologie qui dicte l’ensemble de sa philosophie, comme chez Épicure une ontologie toute différente aboutit à une philosophie et une manière de vivre différente. C’est l’ontologie, ou plutôt ses paradigmes fondamentaux, qui dictent la forme d’une philosophie. Il y a ainsi chez Platon un lien entre l’image qu’il se fait de l’univers et du mouvement des astres et la manière dont il montre Socrate recherchant le vrai et menant sa vie jusqu’à la mort. L’image des dieux obstinés dans leur pensée se mue alors en celle de la persévérance dans la pensée et l’action juste. Le dieu qui pense toujours la même chose est alors un peu aussi le philosophe platonicien qui agit selon sa pensée et selon vrai.

Le mode de pensée platonicien

image 1L’article précédent s’est terminé sur la question de l’évolution des modes de pensée et leur importance dans l’histoire de la philosophie. Il s’agit maintenant d’illustrer cela à partir de la philosophie de Platon. Le cadre d’un article et mes propres compétences ne me permettent pas de parcourir l’ensemble de l’œuvre platonicienne. Je vais m’en tenir à un passage de « Le Politique » où le personnage appelé « l’étranger » guide la démarche de son élève appelé « Socrate le jeune » (qui n’est pas le Socrate philosophe). Ce passage va de 262a à 263b. Le voici :

« L’étranger : … Et pour ce qui est de l’élevage des troupeaux, vois-tu comment faire pour que, après avoir montré qu’il porte sur des objets jumeaux, cette recherche, au lieu d’être poursuivie dans le double, le soit dans la moitié du double ?

Socrate le jeune : « J’y mettrai tout mon empressement. A mon avis, il y a un élevage qui se rapporte aux hommes et un autre qui concerne les bêtes.

L’étranger : Oui, voilà une division qui atteste au plus haut degré ton empressement et ta vaillance. Évitons pourtant d’être à nouveau victime de cette méprise….

Socrate le jeune : Laquelle ?

L’étranger :Ne détachons pas une petite partie en la mettant toute seule face à des parties plus nombreuses et ne la mettons pas non plus à part de l’espèce : veillons au contraire à ce que la partie représente en même temps l’espèce. Sans doute, est-il très beau de mettre tout de suite à part l’objet de la recherche, à condition que l’on tombe juste. Toi par exemple tout à l’heure, parce que tus a cru tenir la division, tu as pressé l’argument d’aboutir en voyant qu’il menait aux hommes. Mais en fait, mon cher, faire du travail trop fin ne va pas sans danger. Il est plus sûr de procéder en découpant par moitié, c’est ainsi que l’on a le plus de chance de tomber sur des natures spécifiques.

Socrate le jeune : Que veux-tu dire par là, Étranger ?

L’étranger : Il faut tenter de parler plus clairement encore, par égard pour toi, Socrate. Il n’est certes pas possible, pour l’instant, de prétendre ne rien laisser dans l’ombre. Mais il faut tenter d’aller un peu plus de l’avant pour atteindre à plus de clarté.

Socrate le jeune : Quelle est donc, selon toi, la faute que nous aurions faite tout à l’heure dans nos divisions ?

L’étranger : La même que si, entreprenant de diviser en deux le genre humain, on faisait la division à la façon dont la font la plupart des gens d’ici : en détachant les Grecs comme unité mise à part de tout le reste, tandis qu’à l’ensemble de toutes les autres races, alors qu’elles sont en nombre indéterminé et qu’elles ne se mêlent pas les unes avec les autres ni ne parlent la même langue ils appliquent la dénomination unique de « barbares », s’attendant que, à leur appliquer une seule et même dénomination, ils en aient fait un seul genre. Ou encore, c’est comme si l’on se figurait diviser le nombre en deux espèces en détachant le nombre « dix mille » de tous les autres, en le mettant à part comme si c’était une seule espèce, et qu’on prétende que, à mettre absolument tout le reste un nom unique, cela suffise cette fois encore pour mettre à part un second genre du nombre. Or, la division serait je suppose mieux faite et on diviserait mieux selon les espèces et en deux, si on partageait le nombre en « pair » et en « impair » et si on partageait de même le genre humain en « mâle » et en « femelle », tandis qu’on ne mettrait à part de tout le reste les Lydiens, les Phrygiens ou n’importe quel autre groupe que lorsqu’il n’y aurait plus moyen de trouver une division dont chacun des deux termes fût à la fois genre et partie.

Socrate le jeune : Rien de plus juste. Mais comment arriver à discerner plus clairement que le genre et la partie ne sont pas la même chose, mais deux choses différentes l’une de l’autre ?

L’étranger : O le meilleur des hommes, ce n’est pas peu de chose ce que tu exiges là Socrate. A cette heure nous nous sommes égarés trop loin du sujet que nous nous sommes proposé, et tu nous invites à nous égarer davantage. Revenons plutôt en arrière, ce sera plus raisonnable. Et pour ce qui est de cette nouvelle question, nous nous mettrons en quelque sorte sur ses traces plus tard à loisir. »

Le passage est un peu long et assez ardu, il faut en convenir. Nous sommes face à cet agaçant exercice de découpage, caractéristique de la démarche platonicienne, qui vise à mener à l’objet de la recherche entreprise par l’Étranger et son docile protagoniste le jeune Socrate. Il s’agit de faire émerger le concept de science politique et, comme dans la vie réelle, le processus de formation de ce concept a un caractère productif et non pas reproductif. Il ne consiste pas à décrire ce qui apparait en mettant des mots sur des objets : c’est un processus complexe, qui exige de suivre le cours des idées qui ont pour point de départ une représentation confuse et encore inexprimable de l’objet à atteindre, pour arriver, par l’analyse, à dégager les traits essentiels de cet objet. Ce processus n’est pas spontané, il exige un effort et de la méthode.

L’objet dont part la réflexion est un concept spontané, ou plutôt un préconcept : c’est une collection d’objets regroupés sous un même mot sans méthode et sans que soit dégagé clairement leur caractère commun. C’est ce que nous utilisons dans la vie courante quand nous appelons « insectes » toutes sortes de petites bêtes que nous voyons courir sur le sol et qui nous semblent avoir un air de famille. De la même façon, dans l’exemple donné par Platon, les Grecs ont pour habitude d’appeler « barbares » tous les peuples qui ne parlent pas leur langue. Même s’il n’utilise pas le mot de concept, Platon l’explique très clairement : les barbares sont désignés ainsi par différence et non par ce qui ferait leur unité. Les Grecs regroupent sous un seul mot, non un ensemble cohérent, mais un « reste ». Ils ne se donnent pas la peine d’une analyse. Ils appliquent à un ensemble disparate la même « dénomination » comme s’ils croyaient, par ce geste, en avoir fait « un seul genre ». Platon ajoute à cela, une exigence d’équilibre qui parait contestable. Le concept devrait grouper une unité équilibrée en grandeur avec l’autre partie de l’ensemble dont on le dégage (comme c’est le cas quand on divise le genre humain en mâle et femelle). Cette idée ne parait pas très claire et l’exemple qu’utilise Platon suffit à le montrer car, alors que la distinction Grecs/barbares était tirée de la pratique courante du langage, l’exemple qui consiste à détacher le nombre « dix mille » de l’ensemble des nombres parait avoir été conçu pour faire sentir l’absurdité de la démarche sans la démontrer. Si l’exemple avait été celui du nombre douze, il aurait été moins évident que la « douzaine » ne puisse pas être considérée comme un ensemble doté de propriétés spécifiques qui en expliquent l’usage privilégié dans les pratiques quotidiennes et qui justifient de l’isoler de l’ensemble des nombres.

Quoi qu’il en soit, on a compris, dès la première lecture des deux exemples platoniciens, que l’enjeu de la discussion entre l’Étranger et le jeune Socrate n’est pas aussi futile qu’il nous avait paru d’abord. Il ne s’agit pas de pinailler sur une règle arbitraire qui voudrait que tout ensemble se divise par deux. Il s’agit de faire quelque chose qui n’avait jamais été fait auparavant : trouver la méthode qui permet d’aller de la représentation confuse ou encore inexprimable au concept. La lecture devient tout à coup beaucoup moins ennuyeuse puisqu’elle nous met en face d’une première et encore archaïque tentative de « discours de la méthode » : une méthode de production des concepts. On peut alors suivre le cheminement de la recherche pas à pas et sans impatience puisque chaque pas, quelque arbitraire qu’il puisse paraître d’abord, est une étape de déroulement de la méthode.

image 2L’analyse part de la distinction entre « élevage à l’unité » et « élevage de troupeau ». Avertis que nous sommes que c’est la question de la méthode de production d’un concept qui est en jeu, nous pouvons maintenant revenir au début de l’extrait étudié. Nous comprenons maintenant que le passage par cette question du troupeau est moins futile qu’il n’y parait d’abord. C’est en fait l’exposé de la première étape de la méthode. En effet, si nous passons par la question du troupeau, c’est que l’idée de troupeau permet de dégager une caractéristique fondamentale du concept. Platon dit que l’élevage du troupeau « porte sur des objets qui sont jumeaux ». Nous pouvons traduire cela en : un concept porte sur des objets de même nature. Cela nous ramène à la question des insectes : nous utilisons correctement le mot « insecte » quand nous désignons ainsi l’espèce animale dont le corps est composé de trois parties (tête, thorax et abdomen) et qui a six pattes, quatre ailes et deux antennes mais ce n’est pas seulement ces caractéristiques qui permettent de classer les petits êtres qui les présentent dans une seule catégorie : c’est que ces particularités sont le fruit d’une évolution à partir d’une souche commune. Elles sont le témoin d’une nature commune.

Nous sommes, avec Platon, à l’aube de la pensée et par conséquent très loin d’une telle précision. L’idée d’une nature commune reste confuse. Elle ne parvient à s’exprimer qu’à partir de sa forme la plus évidente qu’est la gémellité. Platon pense encore visuellement. Il reste concret et, pour penser la similitude, il a besoin d’en avoir une image mentale : elle lui est donnée par l’idée de « jumeaux ». Il se représente peut-être un troupeau de chevaux, ou quelque chose de semblable. Les chevaux sont d’un genre semblable parce qu’ils sont tous nés de l’accouplement d’un cheval et d’une jument, Platon le sait évidemment mais cela est encore trop abstrait et exigerait de saisir les choses dans leur évolution. Peut-être aussi, la langue grecque n’a-t-elle pas d’autre mot que celui de jumeaux pour exprimer cette similitude de nature englobant un groupe d’êtres.

Nous sommes encore ici dans le préconcept puisque c’est précisément par la détermination en fonction du seul air de famille que nous avions caractérisé le préconcept. Seulement nous le savons et, du seul fait que nous le savons, nous avons commencé d’en sortir. C’est exactement ce que Platon ressent et qu’il tente de dépasser. Il le fait de façon encore confuse par cette proposition : «que… cette recherche, au lieu d’être poursuivie dans le double, le soit dans la moitié du double ». Il n’y a rien de clair dans une telle suggestion et l’on ne peut que s’étonner que le jeune Socrate veuille mettre « tout son empressement » à la mettre en œuvre. Il s’agit de diviser soit en moitiés soit en quarts. Mais pourquoi privilégier le chiffre deux ? Peut-être les deux interlocuteurs ont-ils à l’esprit l’idée d’un monde structuré par le nombre selon la doctrine pythagoricienne, monde dans lequel le chiffre deux serait perçu comme ayant une valeur particulière car il permet de séparer de pair et l’impair (que l’étranger rapproche implicitement du mâle et femelle).

Il est clair, quoi qu’il en soit, qu’est exclue la recherche de ce qui fait la différence entre élevage à l’unité et élevage de groupe, ce qui aurait consisté à dire ce qui se trouve dans l’élevage de l’unité et ne se retrouve pas dans celui du troupeau et vice versa et aurait caractérisé une chose par ce qu’elle n’est pas et non par ce qu’elle est. Il faut au contraire, selon Platon, aller là où le concept a commencé à émerger, c’est-à-dire dans celui des doubles où nous pensons, à partir de la représentation confuse qui nous guide, pouvoir produire le concept recherché en passant à l’étape suivante de la méthode.

Le jeune Socrate n’a pas encore compris qu’il devait passer à une forme d’analyse différente. Il propose spontanément une nouvelle division permettant à ses yeux de faire apparaitre une nouvelle forme de gémellité : séparer le « troupeau » selon qu’il groupe des hommes ou des animaux. L’étranger le coupe : non pas parce qu’il conteste que l’objet de la recherche concerne les hommes (il le confirme) mais parce qu’en allant directement à cette évidence, la réflexion passe à côté d’une deuxième exigence de la méthode de production d’un concept. Elle produit des moitiés déséquilibrées et sans unité : elle reste ainsi au niveau du préconcept.

La deuxième étape de la méthode exige de dégager les éléments qui ont des « natures spécifiques » en scindant encore en deux parties équilibrées le groupe examiné sur une base solide qui assure leur unité. L’Etranger dit exactement : « il est plus sûr de procéder en découpant par moitié, et c’est ainsi que l’on a le plus de chance de tomber sur des natures spécifiques». L’analyse aboutira bien à dégager le groupe des hommes, non pas à partir d’une intuition, mais en comprenant que les hommes ont effectivement une « nature spécifique ». Tel que c’est exprimé par l’Étranger, tout cela parait très confus. On ne voit pas pourquoi, il faudrait que la partition se fasse par « moitié ». Il n’y a aucun sens à dire que les humains forment la moitié, le quart ou le centième des vivants : ils en forment un embranchement mais Platon ne peut pas le savoir ou du moins il n’en a qu’une idée très vague et qu’il ne peut pas exprimer. Cette idée appartient à la représentation confuse qui guide sa recherche. Ce que Platon exprime très clairement, en revanche, c’est que la deuxième étape de la recherche consiste à passer d’une clarification de l’objet à partir d’une caractéristique extérieure et visible (troupeau ou unité) à une caractéristique interne et qui va à l’essence de la chose cherchée.

Il s’agit d’une étape nouvelle de la recherche. L’Étranger l’exprime de cette façon : « il faut tenter d’aller un plus de l’avant pour atteindre à plus de clarté ». Il voudrait ainsi faire comprendre à son interlocuteur que le moment est venu d’un saut qualitatif dans l’analyse et dans l’objet produit. Ce saut est celui du passage du préconcept (fondé sur une démarche empirique) au concept (fondé sur une démarche analytique). Il faut « tenter » ce passage comme on tente un saut. Le but est d’ « atteindre » quelque chose c’est-à-dire de passer à un autre niveau (comme on atteint une autre rive). Les conseils de pondération et de prudence dans l’avance vers ce but se justifient par la difficulté de la démarche. Elle ressemble à un voyage au cours duquel il faut suivre prudemment une route et non pas se risquer dans un raccourci au prétexte qu’on aperçoit déjà le but.

Platon exprime cela mais ne parait pas en avoir une idée très claire. Sa pensée et surtout son langage n’ont pas encore le niveau d’abstraction qu’il faudrait. Sa pensée reste concrète et largement visuelle. Elle se représente les opérations de l’analyse sous la forme d’opérations pratiques de découpage et de sélection. Il voit bien que dans la catégorie « troupeau », il faut séparer différentes natures de troupeaux. Il ne faut pas faire l’erreur des grecs qui se séparent des humains en qualifiant l’ensemble des non grecs de « barbares ». Cette opération n’est pas analytique car elle sépare arbitrairement les grecs de l’espèce humaine. Mais la division en une multitude de nations ne vaudrait pas mieux. Dans tous les cas, cette opération détache « une petite partie en la mettant seule face à des parties grandes et nombreuses ». Elle met la partie détachée « à part de l’espèce ». Il faut donc d’abord comprendre ce qui fait la nature de cette « espèce » pour voir si cette nature n’a pas elle-même des parties, c’est-à-dire si ce n’est pas encore une nature composite. S’agissant des troupeaux, cette nature composite est évidente puisqu’elle met dans un seul ensemble les hommes, les moutons, les chevaux et sans doute bien autres groupes possibles encore.

image 3L’opération demandée exige un passage à un niveau d’abstraction qui ne commence à s’esquisser que lorsque Socrate le jeune essaie de l’exprimer en demandant « comment arriver à discerner plus clairement que le genre et la partie ne sont pas une même chose, mais deux choses différentes ». Il faudrait effectivement disposer clairement des concepts de genre, d’espèce, d’embranchement, c’est-à-dire des ressources conceptuelles dont disposent les entomologistes qui ne se contentent pas de définir les insectes par les caractéristiques physiques que nous avons énumérées mais disent aussi et d’abord qu’ils font partie du sous-embranchement des hexapodes, elle-même incluse dans l’embranchement des arthropodes et d’un sous-groupe : celui les mandibulates. Les entomologistes situent les insectes dans un arbre généalogique qui justifie leurs caractéristiques physiques. Leur démarche est analytique à la fois sur le plan externe (la place des insectes dans l’ensemble du vivant) et interne (ce qui caractérisent les insectes en eux-mêmes).

Il n’est pas question pour Platon et ses personnages l’Étranger et le jeune Socrate d’effectuer une opération intellectuelle semblable puisqu’ils ne disposent pas des ressources conceptuelles nécessaires. Une telle opération exige d’ailleurs une connaissance empirique parfaite des objets à classer (les insectes en l’occurrence). Or Platon se refuse à l’empirisme. Toute sa recherche exclut qu’il étudie la politique de son temps, en compare les formes, en recherche l’origine etc. puisqu’il la conteste et voudrait la renverser. Il est piégé par le fait qu’il a une forme de pensée concrète mais qu’il l’applique en refusant l’analyse concrète de son objet. Cela fait percevoir que les limites de la méthode ne tiennent pas uniquement au niveau des sciences de l’époque mais qu’elle tient aussi à la position sociale de celui qui la met en œuvre (et qui se refuse à toute activité pratique – tout travail jugé en lui-même servile).

Il ne reste plus à Platon qu’à peaufiner sa méthode en lui fixant un but idéal qui consiste à la poursuivre jusqu’à ce qu’il n’y ait « plus moyen de trouver une division dont chacun des deux termes fût à la fois genre et partie ». Toute la méthode est dictée par la nécessité d’arriver à cette « division finale » sans disposer véritablement des concepts de « genre », « d’espèce » et de « partie » et sans l’aide d’une analyse concrète. D’où ces considérations sur Grecs et barbares, nombres pairs et impairs, humains du genre mâle ou femelle et sur les divisions équilibrées, parfaitement dichotomiques et sur les divisions déséquilibrées à produits multiples. Ces considérations aboutissent à la constatation de l’impasse et à cette proposition : « revenons plutôt en arrière » qui inaugure une digression où sera discutée cette question du genre et de la partie et du moment où elles se rejoignent. Elles posent un problème qui ne commencera véritablement à être résolu que par le meilleur élève de Platon : Aristote (dont le mode de pensée sera à la fois plus clair et plus riche que celui de son maitre).