Le passé

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Ceux qui veulent à toute force se marier pour fonder une famille devraient en être dissuadés s’ils voient le film « le passé ». La famille s’y montre dans tous ses états. Car ce qui ne passe pas, ce n’est pas le passé, c’est la famille, ou du moins ce qu’il en reste. Elle n’est pas belle à voir cette famille où l’on s’y reprend à trois fois pour aller de mal en pis. D’abord un premier mariage d’où naissent deux enfants. Mais le père est parti, nous ne saurons pas dans quelles circonstances. Il vit maintenant à Bruxelles. Ses enfants ne le voient plus. Un deuxième l’a remplacé. Il a tenu lieu de père quelques années, puis il est parti aussi. L’explication est un peu curieuse : émigré iranien, il avait le mal du pays au point de déprimer et de tout abandonner pour rentrer chez lui. S’il revient c’est, à la demande de son ex-femme, pour officialiser le divorce. Elle veut refaire sa vie (comme on dit) avec un troisième. Mais cela ne va pas bien se passer car la fille ainée le rejette.

Ce troisième homme est déjà marié. Il gère un pressing non loin de là. Il a un fils encore petit qui n’accepte pas d’avoir à changer de vie, de maison, de maman. Comment pourrait-il comprendre que sa mère a voulu se donner la mort, qu’elle est aujourd’hui à l’hôpital dans un profond coma dont on ne sait pas si elle pourra sortir un jour.  Elle était dépressive et son mari voudrait se persuader que c’est ce qui a provoqué son geste fatal. Mais les fautes ne s’oublient pas si facilement. La culpabilité gâte toutes ses relations. Il la transmet comme une maladie.   Elle se distribue d’abord sur celle avec laquelle il voudrait vivre, puis sur sa fille ainée qui, dans l’espoir que cela briserait leur relation, a fait suivre à l’épouse délaissée les mails que sa mère échangeait avec le mari infidèle. Puis la faute retombe sur l’employée du pressing, une jeune iranienne sans papiers : c’est elle qui a donné l’adresse mail de l’épouse car elle a pensé qu’elle avait en elle une ennemie. Quand le mari comprend que cette affaire de mails transférés n’y est pour rien, qu’ils n’ont pas été lus, sa faute lui renvient amplifiée de tous ses avatars. Il doit bien reconnaitre que le premier coupable c’est lui et lui seul. C’est lui qui trompait sa femme en voulant croire qu’elle ne verrait rien. Elle n’avait rien vu, c’est vrai, mais elle avait deviné. Seulement elle s’est trompée : sa rivale n’était pas l’employée pour laquelle son mari avait un peu d’amitié mais une autre, une cliente du pressing, une française, qu’elle ignorait.

La famille et son destin sont construits sur l’erreur. L’épouse délaissée s’est trompée sur celle qui était sa rivale. Elle a cru se tuer devant elle et n’a fait que brouiller le sens de son geste. La fille ainée a voulu briser les amours de sa mère en les révélant à celle qui était trompée mais c’est à l’employée qu’elle s’est adressée et non à l’épouse. Mais l’erreur vient de plus loin encore : de celui qui a cru qu’il pourrait vivre en France, y fonder une famille, mais qui l’a quittée parce qu’il ne pouvait pas l’assumer ; de l’épouse abandonnée qui croit refaire sa vie mais qui répète le passé : celui qu’elle aime est lui aussi iranien, il ressemble au premier. Mais cette fois, c’est la faute partagée qui rend leur nouveau départ impossible.

L’infidèle doit l’admettre finalement. Il le comprend et voudrait revenir vers sa femme, la sortir du coma. Si elle sent son parfum, peut-être manifestera-t-elle une lueur de conscience qui permettrait d’espérer. Le médecin lui a dit que la mémoire olfactive est la plus profonde. Mais c’est une erreur encore qui brise ce qui lui restait d’espoir. Il attendait que son épouse étreigne un peu sa main en le sentant se pencher vers elle. Mais cette main reste morte. Il n’a pas vu la larme qui a coulé du visage inerte. Il croit tout perdu au moment où il y avait un espoir. Le film se termine là-dessus.

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On voit bien que tout va continuer ainsi. Les enfants continueront à être ballotés dans les histoires des adultes. Ils continueront à souffrir sans pouvoir l’exprimer autrement que par des colères, des révoltes sans suite et surtout un grand manque de confiance en l’avenir. C’est d’abord pour eux que le passé n’arrive pas à passer.

Tout cela est bien déprimant pour un jour de pluie. Pourtant le film est loin encore du réel. Le milieu des iraniens de Paris est fraternel. La famille est déchirée mais elle vit bien,  dans un pavillon modeste mais confortable. Elle est à l’abri des vents mauvais qui assaillent tant d’autres familles : environnement dégradé, délinquance, drogue, sous culture urbaine. Elle échappe même à l’envahissement par les médias de masse : télévision et jeux. Le film élude le pire.

image 2Peut-être est-ce pourquoi les critiques sont si volontiers positives. L’article de Télérama se termine par cette question en forme de certitude :   « Vous sortez enthousiaste du Passé ? Vous n’avez qu’une envie : voir très vite les autres films d’Asghar Farhadi ? ». A cela, je ne peux répondre que non. Le film est bon et je ne doute pas que les autres films du même auteur soient excellents, mais je sors avec une forte envie de penser à autre chose, car dès que je pense à cette famille, je vois ce à quoi elle échappe encore. Je vois le pire à venir. J’aimerais qu’il puisse y avoir un film qui partirait du même constat mais pour montrer que les choses peuvent aller mieux, qu’elles iront mieux dans une société moins destructrice. Un jour de pluie ce serait meilleur pour le moral.

MUD

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L’Amérique rebelle de Tom Sawyer  n’existe plus. Elle ne croit plus en elle-même. Elle ne se voit aucun avenir. C’est l’Amérique de MUD,  un pays sans âme tel que l’a laissé l’ouragan Katrina (même si le film se passe en Arkansas). La route principale s’appelle la 165. Elle est ornée de panneaux publicitaires, bordée de motels, de hangars commerciaux ou industriels, de friches et de décharges. Elle mène à une ville quelconque dont le principal établissement est le supermarché Walmart. Dans ce monde brutal et fruste, il ne semble pas y avoir d’autre loi que celle qui veut que les constructions sauvages soient démolies. Les rives du Mississipi doivent être laissées à la boue. Elles sont insalubres ; elles sont sales et dangereuses : dans les trous d’eau grouillent des serpents noirs dont le venin tue en vingt minutes.

C’est là que vivent Ellis, 14 ans, et son copain Neckbone, un orphelin débrouillard. Des Tom Sawyer et Huckleberry Finn d’aujourd’hui qui sont déjà trop loin de leur enfance pour ne pas voir que le monde des adultes ne peut rien leur offrir. Leur mère (pour celui qui l’a encore) ne veut rien d’autre que partir vers la ville tout en sachant ou en devinant qu’elle n’y trouvera rien. Les beaux-pères échouent dans un rôle qu’ils n’ont pas choisi. Celui d’Ellis plonge dans l’eau boueuse avec un vieux scaphandre pour ramasser des coquillages dont les perles sont sans valeur.

Les deux amis vadrouillent sur le fleuve et découvrent une île laissée par la décrue. Un bateau est accroché dans les branches d’un arbre.        Cimage 3’est là que se cache une sorte de sauvage, hirsute et affamé. Il se fait appeler Mud. Il a un serpent tatoué sur le bras et un pistolet à la ceinture. Une aventure commence dont le ressort est une soif d’amour aussi fruste qu’obstinée dont il est facile de deviner qu’elle ne peut mener qu’à l’échec. Rien ne peut y répondre. La Juniper qu’aime Mud, et pour laquelle il a tué un homme, ne sera jamais celle qui lui est apparue quand,  à peine adolescent, il est sorti du coma où l’avait plongé la morsure d’un serpent. Elle n’en a ni la beauté, ni la générosité. C’est une paumée qui  appartient au monde trouble des bars miteux. L’amour violent de Mud la fascine mais elle est incapable d’y répondre. Elle ne viendra pas au rendez-vous qu’il lui a fixé. Elle ne descendra pas avec lui le Mississipi jusqu’au golfe du Mexique. Elle ne s’envolera pas vers une nouvelle vie. A peine l’a-t-on vu qu’on sait qu’elle est bien trop engluée dans la tourbe urbaine, qui est peut-être plus pesante, plus paralysante, que la boue qui colle aux bottes dans les bayous sur les bords du fleuve

L’autre force qui anime les hommes est une soif de vengeance tout aussi obstinée que l’amour et tout aussi destructrice. Le dénouement ne peut être que sanglant puisque rien ne peut apaiser la haine de ceux dont elle a mangé le cœur. Il ne reste qu’elle chez ceux qui n’ont plus que de la boue dans l’âme. Ils y vouent leur vie et ils en meurent.

Mais la force la plus puissante et la plus souterraine, c’est le mal. Dans ce sud profond des Etats-Unis, on croit plus au péché originel qu’à la rédemption et on craint plus le diable qu’on aime Dieu. En Europe, nous pensons que c’est la souffrance et l’injustice qui engendrent le mal, dans ce sud évangéliste comme dans tous les Etats-Unis, c’est le mal qui est vu comme la cause de la souffrance et de l’injustice. Il s’incarne au cinéma et dans les séries télé sous la forme mythique du tueur en série. Le mal pénètre tout. Nous sentons sa présence sous la forme des serpents noirs qui grouillent dans les trous d’eau, qui sont tapis sous les troncs et dans la boue. Il est dans les brouillards fétides qui montent des marais. Mud tente de s’en préserver : il a clouté une croix sur les semelles de ses bottes pour qu’il ne monte pas en lui de la terre boueuse. Il allume des feux pour éloigner les esprits maléfiques. Mais le mal est déjà en lui sous la forme de son amour insensé et destructeur pour Juniper. D’autres croient pouvoir le repousser par les armes tel cet ancien mercenaire de la CIA qui tire sur les serpents de sa maison sur pilotis au-dessus du fleuve. Les autres ne veulent rien voir. Ils ne veulent pas savoir comme ces adultes qui ne s’inquiètent pas des vagabondages des deux adolescents.

Ellis et Neckboimage 1ne voudraient ignorer le mal ; ils voudraient croire que l’amour va l’emporter parce qu’il est pur et qu’il est vrai. Ils apprendront seulement que cela ne peut pas arriver. Mud répète le geste héroïque de Juniper qui l’avait sauvé alors, qu’à peine adolescent, il avait été mordu par un serpent. Mais une fois encore ce geste d’amour violent et sacrificiel ne ramène à la vie que pour en rappeler l’âpreté. Tout se conclut par une fusillade et un déchainement de violence.

Car le film est un film américain. Il se termine donc à l’américaine: pour savoir ce que cela signifie, il faut aller le voir.

Hannah Arendt

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« Ce concept de banalité du mal est la clé de voûte d’Eichmann à Jérusalem (1963), un des livres les plus controversés de l’histoire des idées ». Cette phrase, tirée d’un article de Télérama, résume à elle seule toute l’ambiguïté de ce qui tourne autour de la question posée par le livre d’Hannah Arendt et du film actuellement sur les écrans à son sujet. Mais cette ambiguïté n’est perceptible que pour qui a lu le livre et vu le film.

Qui lit le livre voit bien que l’idée de banalité n’y arrive qu’à la fin et comme une chute. La phrase où se trouve cette expression est exactement la suivante : « Sur l’échafaud, sa mémoire lui joua un dernier tour : « euphorique », il avait oublié qu’il assistait à sa propre mort. Comme si, en ces dernières minutes, il résumait la leçon que nous a apprise cette longue étude sur la méchanceté humaine – la leçon de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal ». En lisant cela, on a peine à admettre que le mot banalité puisse venir pour couronner et résumer ce qui l’a précédé. L’extermination de millions d’êtres humains n’est en rien une banalité. Ce n’est d’ailleurs pas ce qu’a voulu dire Hannah Arendt. Mais Eichmann, tel qu’elle le décrit, n’a rien de banal non plus (sinon pour le physique : mais à quoi aurait-il dû ressembler pour avoir une physionomie à la mesure de ses crimes ?). Selon Hannah Arendt, Eichmann aurait eu une personnalité banale parce que caractérisée par une mentalité de bureaucrate, par une incapacité à penser par lui-même. Il aurait eu des capacités intellectuelles limitées, ses centres d’intérêt étaient réduits, son goût de l’initiative faible. Hannah Arendt dit tout cela mais n’y résume pas le portrait qu’elle fait de l’individu. Ses centres d’intérêt sont limités mais portent sur le sionisme (il n’aurait quasiment pas lu d’autre livre que celui de Théodore Herzl l’inventeur du sionisme !). Mais il y a plus, on l’aura noté : voilà un homme capable d’oublier que c’est lui qu’on s’apprête à pendre alors qu’il a déjà la corde autour du cou. Est-ce un fait courant ? Il aurait eu, selon Hannah Arendt, la capacité de limiter sa mémoire aux seuls faits qui concernaient sa propre personne (c’est d’ailleurs contradictoire avec ce qu’elle dit du moment de son exécution). Il aurait eu un fonctionnement psychologique tel qu’il était capable de se mettre dans un état d’euphorie par le seul fait de répéter quelque formule toute-faite adaptée à la situation. Il aurait été incapable d’empathie (cela lui confèrerait plus un mental de criminel psychopathe plutôt que d’un homme ordinaire). Il aurait eu la capacité de cloisonner son fonctionnement psychique au point d’ignorer le mal qu’il faisait. Enfin, il aurait été dévoré par l’ambition et à ce point déprimé par le fait d’être dans l’ombre, qu’il aurait tout fait pour se faire arrêter (il s’était effectivement remarié en Argentine sous un autre nom mais avec sa propre femme qui avait gardé son identité – il avait rédigé ses mémoires pour se rappeler au public !).

On pourrait s’étonner qu’on veuille accorder une telle importance à cette expression « banalité du mal » alors qu’elle vient assez peu à propos et surtout qu’on veuille en faire un concept (c’est-à-dire, dans le contexte, une création intellectuelle ayant un pouvoir explicatif fort). Hannah Arendt, elle-même, ne la présentait pas comme un concept mais comme une formule qui aurait résumé le portrait d’Eichmann et surtout la distance entre ce qu’il était et la monstruosité des crimes auxquels il avait participé. Par la même occasion, elle est aussi revenue sur son expression « mal radical » pour en limiter également la signification et la validité.image 1

Cette question de la « banalité du mal » n’est pas ce qui a provoqué le scandale planétaire qui a suivi la publication d’Eichmann à Jérusalem. Elle est plutôt agitée pour éviter le véritable scandale qui concerne des questions plus fondamentales  sur lesquelles ses prises de position paraissent de nature à nuire à sa réputation de haute valeur et haute rigueur. Ses idées les plus controversées portent sur deux questions. La première a pour objet les buts politiques poursuivis par Ben Gourion et le congrès juif mondial par l’organisation du procès à Jérusalem. Hannah Arendt a accusé vertement Ben Gourion d’avoir voulu utiliser le procès pour relancer le sionisme et pour instrumentaliser au profit de l’Etat d’Israël la destruction des juifs d’Europe. Selon elle, pendant la guerre, les colons sionistes de Palestine seraient restés indifférents au sort de leurs coreligionnaires d’Europe. Ils les auraient accueillis ensuite sans chaleur et les auraient discriminés. Jusqu’aux années soixante, les camps de la mort étaient un sujet tabou en Israël. Les juifs israéliens avaient honte de la passivité des victimes européennes qui tranchait trop avec l’image d’une jeunesse bronzée, sportive et conquérante qu’ils voulaient la leur. Selon Hannah Arendt, c’est Ben Gourion qui dirigeait en coulisse l’organisation du procès Eichmann. C’est lui qui a voulu que le procès commence par le long défilé des survivants des camps. C’est lui qui fait en sorte que ne soient mentionnés que les martyrs juifs alors que les souffrances Tziganes,  les prisonniers russes et toutes les autres victimes ont été ignorées. En imposant son vocabulaire, avec les mots de Shoah et d’holocauste, il aurait fait des juifs les victimes exclusives du nazisme pour mieux instrumentaliser ce crime majeur. C’est pourquoi il tenait à ce que le procès se passe à Jérusalem et qu’Eichmann soit jugé par un tribunal Israélien représentant le « peuple juif ». On comprend qu’en dénonçant ces manœuvres, Hannah Arendt ait pu déclencher sur elle les foudres des organisations sionistes dans le monde entier. Mais, s’il ne s’était agi que de cela, on peut supposer qu’elle n’aurait pas eu à subir les critiques furieuses des intellectuels de tous les pays où elle a été publiée.

image 3Le deuxième sujet de scandale était autrement plus gênant. Le film le rapporte assez explicitement mais il ne permet pas de comprendre si la critique était vraiment justifiée. Or, elle l’est à mon avis. Il est clair pour qui lit le livre, que s’y manifeste une volonté de régler des comptes avec les sionistes (qui avaient rejeté la demande d’immigration d’Hannah Arendt), mais aussi avec les élites juives en général. Le ton est si virulent qu’il tourne par moment au plaidoyer en faveur d’Eichmann. Les élites juives sont accusées d’avoir consciemment participé à l’extermination des plus pauvres à la fois dans l’espoir de se sauver et dans le but de réserver leur fortune à leur propre rachat. Et, effectivement, toute la première partie de l’activité d’Eichmann semble avoir consisté à organiser l’immigration des juifs riches en veillant à les dépouiller au passage du maximum de leur fortune. C’est pourquoi ses compétences de lecteur de Théodore Herzl auraient tant intéressé ses supérieurs nazis. Elles lui auraient permis d’adapter son langage à celui de ses victimes et d’établir une véritable relation de donnant-donnant avec elles. Ce n’est que quand cette politique a été abandonnée à cause de la rupture des voies maritimes du fait de la guerre, qu’Eichmann serait ensuite devenu malgré lui un agent de l’extermination qui aurait voulu faire rebondir sa carrière en se spécialisant dans la logistique. Il aurait toujours regretté d’avoir dû abandonner sa véritable vocation.

On voit à quel point une telle thèse pouvait être un terrain glissant. Or, il parait évident, quand on la lit, qu’Hannah Arendt n’a pas su gérer la difficulté. Elle a manqué de rigueur dans son argumentation et s’est montrée beaucoup trop arrogante dans ses affirmations. Le problème est que ce travers aurait pu également lui être reproché dans sa tentative d’assimiler nazisme et stalinisme sous l’étiquette de « totalitarisme », (en exemptant  les régimes fascistes mussolinien et franquiste). Hannah Arendt ne parait pas avoir vu que la thèse d’une communauté de nature des régimes nazi et stalinien est passée sans trop de mal parce qu’elle servait les intérêts de la lutte contre le communisme. L’attaque contre les élites juives ne pouvait pas et n’a pas rencontré la même indulgence. D’où les réactions virulentes et les ruptures violentes auxquelles elle a dû faire face à la publication de son livre. D’où aussi, dans la période plus récente, le recentrage de la polémique sur la question de la « banalité du mal » car, pour beaucoup, il faut tout de même sauver le soldat Arendt ou du moins la validité de son « concept » si utile de totalitarisme. D’où enfin, toutes les ambiguïtés du film qui visiblement s’efforce de ne pas prendre position.

Le théorème de Néfertiti

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Le théorème de Néfertiti est une exposition actuellement visible à l’Institut du Monde Arabe. C’est une exposition ambitieuse qui n’attend pas seulement que le spectateur contemple les œuvres. Il s’agit de déranger son habituelle confiance. On lui présente dès l’entrée le buste de Néfertiti sur un mur vide, hors de tout contexte. Si loin qu’il soit du temps et de la civilisation qui l’a produit, il nous est familier. Est-ce parce que nous l’avons vu de multiple fois illustrant un livre, sur une gravure, ou sous la forme d’une petite statuette décorative à mettre sur une cheminée ou un bureau. N’est-ce pas aussi parce que c’est le buste d’une femme belle, jeune, séduisante et souveraine et qu’il n’y a pas de lieu, d’époque qui puisse y être insensible ?

L’ambition des commissaires de l’exposition va plus loin. Ce qui est exposé, ce n’est pas le buste de Néfertiti mais une photo de ce buste qui cadre le visage. Quelqu’un qui passerait trop vite pourrait omettre cette anomalie. Dans une exposition dont le nom même se réfère à Néfertiti, ce n’est pas son buste qui nous est montré mais la photo de ce buste. Cette substitution est en même temps une appropriation. Elle invite de spectateur à être en alerte à la fois sur ce qui lui est montré, sur la façon de le montrer, de le transporter de son origine ou de sa forme originale à celle qui est proposée. Dans la même salle se trouvent deux bras d’excavatrices, l’un jaune, l’autre rouge. Ils sont disposés pour former un signe hiéroglyphique. C’est une autre sortie de contexte, une autre forme d’appropriation. Mais peut-elle suffire à conférer une valeur artistique à ces deux objets. Cette fois c’est justement parce qu’ils nous sont contemporains, parce qu’ils appartiennent à notre monde, que leur présence en ce lieu devient incongrue et pose problème. Suffit-il qu’un artiste s’empare d’un objet quelconque, le plie à son intention, pour qu’il acquiert le statut d’œuvre d’art. Est-ce la signature de l’artiste qui fait l’œuvre d’art ? Sans doute pas puisque les antiquités égyptiennes qui nous entourent viennent de l’atelier d’artisans dont nous ne savons rien.image 2 Elles n’en sont pas moins reconnues comme des œuvres d’art.

La même question est posée comme une provocation sous la forme d’un pot de la période néolithique sur lequel l’artiste dissident chinois Ai Weiwei a inscrit le logo Coca-cola. La question est aussi celle du sens du geste artistique. S’agit-il d’ailleurs d’un geste artistique ou d’une provocation gratuite, d’une contestation d’autant plus facile qu’elle n’atteint pas ce qu’elle prétend viser. Je ne saurais pas répondre à ces questions ? Valent-elles d’ailleurs qu’on s’y attarde. Le principal intérêt de l’exposition est ailleurs : dans le dialogue entre des peintres ou des sculpteurs modernes avec l’art de l’Egypte ancienne. Se croisent les regards d’artistes venus de France ou de Belgique comme Van Dongen ou Giacometti avec ceux d’artistes égyptiens. Le regard du colonisé et le regard de celui, qui n’est pas le colonisateur, mais qui est en position de colonisateur. Il y a les œuvres avec lesquelles l’art européen dialogue mais il y a aussi celles dont l’Europe s’est emparée pour en faire des objets de sa culture. On ne peut pas éluder la question du pillage des richesses des pays conquis, de la vision de l’oriental qui autorisait ce pillage. Mais même le respect des œuvres appropriées et de  ceux qui les ont produites ne permet pas d’éluder la question de leur statut. Sont-elles les mêmes, ont-elles encore leur sens quand elles sont emportées loin de leur origine, qu’elles sont devenues étrangères à leur fonction ? Ne sont-elles pas comme des poissons hors de l’eau.

image 3Ce pose ici la question de la muséographie, c’est-à-dire de l’organisation, de la composition, des musées. Comment le musée présente-t-il les œuvres ? Pourrait-il y avoir une façon plus respectueuse et plus fidèle de les montrer ? Il ne s’agit pas de répondre à ces questions mais d’inviter le visiteur à les avoir à l’esprit. L’art d’un commissaire d’exposition c’est de faire dialoguer les œuvres entre elles, de les confronter, de les opposer. De ce point de vue, il peut y avoir des expositions qui montrent des œuvres exceptionnelles, des œuvres somptueuses, et qui sont pourtant des expositions ratées. Il y a des expositions que le visiteur traverse comme s’il consultait un catalogue, comme s’il était invité à « aimer » ou ne « pas aimer » ce qu’il voit, comme si on le lui proposait à l’achat. Il y a  d’autres où, dans une illumination soudaine, le spectateur voit l’œuvre d’un œil neuf et avec une intelligence en alerte. Il y a de bonnes et de moins bonnes expositions et on est un visiteur en alerte ou apathique. C’est bon de le rappeler.

L’anthropologie philosophique d’Arnold Gehlen

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Arnold Gehlen résume sa théorie dans « essais d’anthropologie philosophique » paru aux Editions de la Maison des sciences de l’homme en 1983. Il pense la néoténie, (caractéristique unanimement reconnue de l’espèce humaine ), dans le cadre d’une construction conceptuelle complexe. « L’action » est le concept  à partir duquel il construit son anthropologie avec l’intention déclarée d’éluder la distinction métaphysique du corps et de l’esprit. Il pose l’hypothèse que « l’être humain est compréhensible à partir de l’action » et veut le démontrer. Il appelle action  « la transformation prévoyante, planificatrice, de la réalité ». L’action s’accompagne de « moyens de représentation » dont l’ensemble forme la « culture » laquelle est propre à une « communauté ». Les trois concepts d’action, de culture et de communauté forment ainsi le cadre théorique de son l’anthropologie. 

Gehlen admet qu’on « peut utiliser, avec une marge d’approximation suffisante, le concept de travail à la place de l’action » mais sans concéder que ce glissement conceptuel impliquerait en parallèle le passage du concept de « communauté » à celui de « société ». Il laisse dans l’indétermination aussi bien les rapports des hommes au monde que leurs rapports entre eux ; d’où le caractère très général de cette phrase : « Les actes des hommes se réfèrent tantôt à leur réalité commune tantôt alternativement les uns aux autres » par laquelle il introduit le thème de l’indétermination humaine (appuyé par les cautions de Herder et de Schiller). Ce thème conduit  à celui de la « validité précaire » des normes humaines, qui « font partie des conditions d’existence des communautés humaines » et à l’idée d’une dualité de la réalité humaine pour laquelle « il existe autant une contrainte de la discipline qu’une possibilité de rater quelque chose ». La nécessité d’une discipline s’explique par la conscience humaine d’être soumise à « l’excédent d’impulsion de l’homme » c’est-à-dire à une absence de maitrise de soi. Elle fait d’une morale coercitive une nécessité anthropologique et par là de la société un appareil de coercition.

Le tableau général fait de l’homme « la créature agissante et par là même la créature de la discipline » ; il le définit par rapport à l’animal comme l’être dont, selon le mot de Nietzsche, « le caractère propre n’est pas fixé » et fait de son étude une éthologie humaine. La question de la société est éludée au profit d’une réduction au psychophysiologique. Cela conduit à une étude de l’humain qui reste purement spéculative, où l’observation n’intervient que comme illustration des thèses.

C’est dans ce cadre que s’intègre la notion de néoténie. L’homme est  décrit comme une créature non spécialisée, non intégrée à un environnement, « dont le cerveau est certes développé, mais nullement spécialisé ». « Tous les organes et constitutions d’organes caractéristiques de l’être humain ont un caractère en partie phylogénétiquement originel ou archaïque, en partie ontogénétiquement primitif, c’est-à-dire des formes embryonnaires fixées ». Une spécificité humaine est considérée comme expliquée dès lors qu’il est montré qu’elle n’est pas empêchée, que la néoténie la rend possible et que la situation humaine la rend nécessaire. Elle consiste en un ajustement de l’action, elle-même guidée par  ses projets. Le but général des projets humains est le « soulagement » de l’homme des contraintes que son « monde » fait peser sur lui. Le caractère sélectif et anticipateur des perceptions, les habiletés acquises intégrées aux mouvements mais aussi les techniques et les outils sont des facteurs de « soulagement ».

« Le langage prolonge de manière linéaire ce processus de soulagement ». Il est un « système senso-moteur » quimage 2i libère dans la mesure où il rend indépendant de la « situation ». La pensée comme langage intérieur est une « instance de soulagement à l’égard du langage ». Elle est « représentation de la représentation ». 

Gehlen réussit donc le tour de force de construire une théorie dans laquelle la néoténie joue un rôle central en faisant totalement l’impasse sur la sociabilité, (y compris en ce qui concerne l’acquisition du langage). Il fait de la pensée une forme du langage alors que l’étude des singes supérieurs prouve plutôt que pensée et langage ont des racines évolutives entièrement différentes (W. Köhler : l’intelligence des singes supérieurs) et que des psychologues comme J. Piaget et Lev Vygotski montrent comment pensée et langage se rejoignent au cours du développement de l’enfant. Son interprétation de la néoténie est discutée : Dany-Robert Dufour, enseignant à Paris 8, fait lui aussi le constat de la néoténie mais il considère que le fait de son inachèvement, qui fait de l’homme un être intrinsèquement prématuré, dépendant de la relation à l’autre, voue l’homme à la sociabilité. Il fait de l’homme un être qui doit certes à sa néoténie son état premier mais qui n’existe que comme être social.

image 3Tout le contenu de la théorie d’A. Gehlen se joue ici dans cet aspect de l’homme laissé dans l’ombre. Si on se focalise sur le rôle stabilisateur du langage, on peut faire de la théorie de Gehlen un préalable et un fondement pour théoriser une société fondée sur la communication (comme le fait Habermas). Mais si on part de l’action, comme le fait Gehlen lui-même, on substitue à l’idée de société celle de communauté et on met au centre de la réflexion l’individu biologique en proie à des pulsions qu’il doit maîtriser par le langage. On règle le fonctionnement de la communauté sur la nécessité d’une coercition, c’est-à-dire qu’on théorise  tout autre chose qu’une société de la communication. Ainsi comprise, la théorie de Gehlen dément celle d’Habermas, comme les choix politiques de Gehlen se sont toujours opposés à ceux d’Habermas (pour le nazisme puis toujours pour les idées les plus réactionnaires). Elle se réfère en philosophie à Nietzsche tandis qu’Habermas se voudrait proche de Marx.