Alcoolisme et répétition (2)

image 4La valeur explicative des « principes » postulés par la psychanalyse reste assez faible surtout si on veut l’appliquer à des conduites complexes comme l’alcoolisme (voir article précédent). Ils n’ont pas d’implications théoriques qui s’imposeraient d’emblée : il n’y a pas de processus qui en seraient la cause immédiatement identifiable et il ne peut pas y en avoir puisque l’appareil psychique est conçu comme le lieu de forces en conflit ; son fonctionnement est par nature non prédictible. Les principes interviennent comme régulateurs sur un fond de pulsions c’est-à-dire de poussées de l’énergie psychique venues de l’organisme (qui sont multiples mais se rangent en termes opposés (pulsions de vie/pulsions de mort, pulsions du moi /pulsions sexuelles). La postulation des « principes » a, cependant, pour mérite de renouveler complètement l’idée de « nature humaine » en la dotant d’une certaine plasticité, d’une malléabilité liée à la biographie (que n’a pas l’idée de « facultés »). Mais dans le même temps, elle importe dans la psychanalyse les problèmes posés par l’idée d’une nature humaine innée et indépendante de l’histoire. On pourrait même dire que cette postulation aggrave les problèmes posés par l’idée de nature humaine : ils maintiennent, sans la formuler, l’idée d’une nature (présentée comme « constitutionalité pulsionnelle ») en la rendant moins directement accessible. En transportant les motivations humaines de la conscience à l’inconscient, en multipliant les sources de motilité, et en les complexifiant encore par l’introduction de processus transformateurs comme la sublimation, le refoulement, la latence etc. (alors que les philosophies s’efforcent plutôt de ramener toutes les actions à un principe unique), la notion de principe ne permet pas de comprendre comment les motivations individuelles s’articulent à l’histoire et aux différentes cultures. Elle a pour conséquence que Freud n’envisage le rapport de l’homme à la culture que sous la forme très générale de la lutte de l’Éros contre la « civilisation » (qu’il mythologise et dont l’expression est un « malaise » qu’il croit percevoir), c’est-à-dire sous une forme idéologisée.

Or, nous avons noté d’emblée que l’alcoolisme se présente souvent comme une pathologie apparue sur la base de difficultés sociales. Dans un premier temps, nous n’allons donc pas chercher si la conduite alcoolique peut être décrite par la modélisation proposée par la psychanalyse. Nous n’essayerons pas de savoir si elle est la manifestation d’une recherche de plaisir ou un processus d’autodestruction car il parait possible de soutenir l’un comme l’autre selon que l’on privilégie un moment ou l’autre des comportements alcooliques. Parler ici de principe de plaisir ou de principe de nirvana, ne serait que parer de mots nouveaux une description purement phénoménale et ce serait surtout entrer dans un discours sans fin. Il semble beaucoup plus productif de mettre la théorie freudienne entre parenthèse, de la différer, et de s’en tenir aux choses les plus simples et les plus communément admises. Celles qui assument pleinement leur caractère purement descriptif.

Au risque de faire de la psychologie naïve, nous nous en tiendrons à ce que les mères ou les nourrices se répètent du développement du psychisme et qui vient directement de leur pratique. Ce que nous savons, et que toutes les mères ou toutes les nourrices disent, c’est qu’un nourrisson a besoin d’être manipulé pour se développer normalement : il faut le bercer, le porter, le caresser. Une trop grande privation émotive risquerait de le faire dépérir. Il n’en va pas différemment chez les adultes. Des faits récents nous apprennent qu’une des tortures les plus violente et les plus efficace consiste dans la privation sensorielle : elle peut rendre un homme psychotique en quelques jours. Les stimuli nécessaires au nourrisson comme à l’adulte ne peuvent pas être seulement physiques. Tout être humain a besoin de relations sociales pour ne pas tomber dans le marasme. Les relations sociales agissent comme des formes subtiles ou symboliques de manipulation. Il parait inutile à ce stade de la description de vouloir qualifier de « sexuelles » les satisfactions recherchées par les stimulations physiques ou de parler de « sublimation » pour caractériser le passage de l’appétit de satisfaction à l’appétit de reconnaissance ou d’amour qui se manifeste dans les relations sociales. A partir de ce schéma grossier, on peut soutenir, et cela suffit à notre propos, qu’une relation sociale réussie est celle qui permet une stimulation gratifiante. Elle comporte un échange de gratifications réciproques ou de « caresses ». L’observation des situations les plus banales suffit à le vérifier.

Nous constatons également que les échanges sociaux ne supportent pas la vacuité. Pour être stimulants, ils ont besoin de revêtir un sens c’est-à-dire de s’inscrire dans une activité, un projet, un rite qui les structurent. Le plus banal échange verbal a besoin de se donner un objet pour se maintenir, pour éviter que s’installe le malaise qu’on appelle « l’ennui ». En suivant les théories empiriques développées sous le nom d’analyse transactionnelle, nous allons appeler « jeu » l’ensemble des activités qui ont pour objet d’échapper à l’ennui en maintenant, en faisant durer et en structurant, une relation sociale gratifiante c’est-à-dire qui permet la reconnaissance mutuelle (l’échange de « caresses »). A l’inverse du « jeu », l’intimité sera la relation gratifiante qui se passe de formes convenues ou implicites. L’intimité sera donc la relation où l’individu se livre ou se donne à l’autre sans retenue.

image 5Ce que nous constatons, c’est qu’un échange gratifiant et structuré, un « jeu », ne réussit que si chacun des protagonistes adopte l’attitude qui convient. L’analyse transactionnelle (dont il faut rappeler qu’elle a été fondée par Éric Berne et développée par Claude M. Steiner), distingue ici trois postures : celle du parent, celle de l’adulte et celle de l’enfant. La première est celle qui se présente comme une figure parentale, donc qui prescrit, qui commande ou recommande. La seconde est orientée vers une appréciation objective de la réalité et la troisième cherche la séduction et le plaisant. Cette tripartition rappelle évidemment la division freudienne de l’appareil psychique en surmoi, en moi, et en çà. Mais elle ne va pas plus loin que la simple constatation que certains échanges exigent d’adopter l’une ou l’autre attitude selon le type de gratification qui est recherchée. Certains échanges demandent d’être ouvert à la fantaisie et aux dialogues ludiques, d’autres les excluent complètement. Un échange n’est gratifiant et structuré que si chacun s’adapte à ce qu’il exige. Ce que l’analyse transactionnelle fait observer aussi, c’est que les échanges sont rarement faits d’un seul type d’échange. Ils passent par des phases où les protagonistes savent adopter l’attitude qui est attendue. Un excès de rigidité d’un protagoniste ne permet pas à la transaction d’aboutir. Chacun doit savoir se positionner comme il convient à la fois pour ne pas subir une domination désagréable, pour s’affirmer face à l’autre et pour dans le même temps se soumettre à une règle commune. Le malaise s’installe si quelqu’un se positionne à contretemps ou se refuse à entrer dans le rite attendu.

Il résulte de tout cela que chacun va rechercher le type d’échanges dans lesquels il est à l’aise, dont il maîtrise les règles implicites, et où il trouve les gratifications qu’il attend. Chacun tendra à créer ou à recréer autour de lui les situations qui lui permettent d’entrer dans les échanges dont il maîtrise les règles et où il trouve une satisfaction. Les mêmes relations et les mêmes échanges ont ainsi tendance à se maintenir et à se recréer. Ils se répètent et ont une influence sur le cours de la vie (sur le destin). Dans ce cadre, il est possible de comprendre quelles sont les relations que recherche l’alcoolique et quelle gratification il en retire.

Nous allons décrire à présent la conduite alcoolique comme un « jeu » : ce qui va caractériser l’alcoolique sera alors sa propension à recréer des situations qui donnent lieu à l’absorption de boissons alcoolisées. C’est un constat banal que l’alcoolique, au moins jusqu’à ce que s’installe une addiction aux bases physiologiques, a tendance à boire dans des situations qu’il crée et qu’il tend à vouloir imposer aux autres : l’apéritif précédant le repas en est la forme la plus banale. L’alcoolique va donc chercher la compagnie de gens « qui prennent l’apéritif ». Il fuira les cuistres qui refusent ce plaisir.

Si on observe la conduite de l’alcoolique à la lumière de l’analyse transactionnelle, on voit qu’il n’y a aucune nécessité de rechercher un trouble psychique à l’origine d’une habitude alcoolique. Il faut seulement comprendre en quoi et pour qui, elle peut être une conduite structurée et gratifiante. On voit alors que l’alcoolique joue un rôle dans un ensemble de transactions qui exigent des rôles complémentaires. Il se conforme à un modèle social avec ses lieux de sociabilité et ses modes d’échanges spécifiques. Cette sociabilité n’est pas exactement la même selon que l’on dans un pays à cafés ou un pays à pubs, ni selon qu’on est dans un milieu populaire ou dans une classe sociale supérieure. Comme Sganarelle, dans le Don Juan de Molière, vante les « manières obligeantes » de celui qui use du tabac, on voit que l’alcool est le vecteur de nombreuses formes sociabilité. (Qui ne le propose pas à un visiteur de « prendre quelque chose » ?). Cette sociabilité est souvent même plus ou moins contrainte dans certains milieux de telle sorte qu’il est difficile de s’y refuser.

La sociabilité liée à la consommation d’alcool mobilise des personnages qu’on peut identifier. Ici l’analyse transactionnelle fait une remarque intéressante. Selon elle, le personnage central et récurant qui donne la réplique à l’alcoolique est celui du « persécuteur » ou plutôt le plus souvent de la « persécutrice ». Ce rôle est celui le plus souvent de la conjointe dont les reproches sont d’autant plus inefficaces qu’ils s’accompagnent d’un soutien gratifiant puisqu’ils sont une marque d’intérêt. La gratification obtenue par l’alcoolique de son persécuteur ou de sa persécutrice est ambivalent. Robert P. Knight la décrit ainsi : « L’usage de l’alcool comme un calmant de son désappointement et de sa rage, comme puissant moyen de réaliser ses impulsions hostiles en heurtant ses parents et amis, comme méthode pour s’assurer un avilissement masochique, enfin comme gratification symbolique de son besoin d’affection, l’enferme [l’alcoolique] dans le cercle vicieux névrotique ». Effectivement, la même personne ou une autre peut jouer le rôle du sauveteur qui s’intéresse au malade en raison même de sa maladie. Par l’intérêt qu’il suscite de ceux ou celles qui veulent le sauver, l’alcoolique participe à un échange de gratifications avec le « sauveteur ». Ici on voit que ce seul besoin de retrouver cette situation de réciprocité gratifiante suffit à expliquer qu’une même personne va avoir successivement des conjoints alcooliques tout en paraissant vouloir les éviter .

Comme dans toutes les addictions, intervient aussi le personnage du ravitailleur. Il « comprend » l’alcoolique, s’efforce de le limiter mais le manipule. Seulement, alors que pour les drogues illicites ou même pour le tabac, le ravitailleur n’est pas un personnage sympathique, l’image de celui qui propose ou vend de l’alcool est le plus souvent très positive. Le lieu de consommation d’alcool, comme le bistrot, est vécu par l’alcoolique comme un second foyer où il peut échanger sans avoir à assumer les difficultés de l’intimité. L’analyse transactionnelle fait observer, effet, que l’alcoolique a généralement peur de l’intimité ; elle considère que c’est là le ressort profond de sa conduite. L’alcoolique recherche à travers la consommation d’alcool, et au risque de l’addiction, à vivre des relations gratifiantes où il trouve les satisfactions qu’il ne parvient pas à trouver dans l’intimité (soit parce qu’il n’a jamais appris à vivre une relation intime, soit parce qu’un trouble psychique l’en empêche, soit aussi parce qu’un accident de la vie le prive de ces relations). Aussi longtemps qu’il n’est capable de vivre une relation intime, l’alcoolique ne peut sortir de son habitude alcoolique que s’il parvient à trouver un cercle de relations où il réitère les mêmes échanges en continuant à éviter les situations d’intimité, qu’il redoute et qu’il recherche tout à la fois.

image 6Les lieux de consommations d’alcool, comme les cafés, sont des lieux de fausse intimité. Il s’y crée des liens dans lesquels Karl Abraham voyait une « composante homosexuelle ». Il s’agit ici apparemment d’une homosexualité virile, c’est à dire qui se déguise en son contraire et voudrait que boire beaucoup et entre hommes prouve un haut degré de virilité. Boire de l’alcool en excès se serait être du côté des hommes contre les femmes. Les cercles comme ceux des alcooliques anonymes conservent cette composante et offrent ces possibilités de continuer les relations centrées autour de l’alcool en faisant que l’objet des échanges devient son évitement et non plus sa consommation. L’alcool reste le centre de la sociabilité mais cette fois par son absence. Il permet aux participants de se livrer à des confessions qui sont l’inverse et pourtant la copie des épanchements auxquels la consommation excessive d’alcool donne lieu. Dans ce cercle, à nouveau, l’intimité est factice et chacun peut jouer tour à tour le personnage du sauveteur et celui inversé de ravitailleur (qui ne donne plus de l’alcool mais des consignes de vie).

La sortie de l’alcool sous la forme de l’entrée dans un groupe tel que les alcooliques anonymes ne brise donc pas le cercle du jeu tourné autour de l’alcool. Elle le maintient au contraire. On peut appeler ici « réitération » cette répétition de la même transaction dans un autre cadre. La réitération répète le même jeu mais sous une apparence nouvelle, sous une image inversée même. Elle est une fausse sortie de la répétition. De là peut-être les fréquents échecs et souvent même les échecs collectifs des groupes d’alcooliques anonymes (qu’on voit soudain reprendre leur ancien jeu quand le nouveau a épuisé son potentiel de gratifications). L’expression de « rechute » exprime bien le caractère fatal de la répétition alcoolique quand la sortie de l’addiction ne s’accompagne pas de l’entrée dans une forme nouvelle de relations sociales. Cette rechute est d’autant plus fréquente que l’alcoolique ne vise pas l’alcool en tant que tel mais les relations sociales qu’il crée et l’évitement de l’intimité qu’il permet. La rechute parait fatale aussi longtemps que l’alcoolique ne parvient pas à vivre des relations intimes véritables.

Cette question de l’évitement de l’intimité, dans un environnement qui la mime, est l’élément central des relations liées à la consommation excessive d’alcool. Elle nous ramène à la question de la répétition telle que la pense la psychanalyse. Mais, ce qui se répète, ce n’est pas le fait de boire avec excès (qui n’est que le moyen) mais celui de fuir l’intimité en se réfugiant dans des relations qui la parodient : dans les épanchements alcooliques. Cela jusqu’à ce que l’aggravation de l’addiction l’emporte sur tout le reste et aboutisse au retrait social complet. Ce qui se répète n’est pas la réalisation d’un désir mais plutôt celle de l’évitement de ce qui est pourtant désiré et cela pose des questions qui nous ramènent nécessairement à la psychanalyse. Nous revenons donc à la psychanalyse mais avec une idée claire de ce qui se répète dans la rechute alcoolique et avec cette question : cette répétition est-elle celle théorisée par Freud ?

Cela sera l’objet du prochain article …. à suivre donc……

Alcoolisme et répétition (1)

image 1Alors que pour Hobbes ou le Darwinisme social, l’homme est violent dans ses conduites mais que son âme est simple, avec Freud, il peut bien être policé dans ses mœurs, son psychisme est le lieu de toutes les noirceurs. Il n’entre en société qu’en sacrifiant une sexualité asociale, en s’imposant des troubles psychiques dont l’analyse ne semble jamais parvenir à le libérer complètement. Si on lit les historiens critiques de la psychanalyse, le tableau est plus sombre encore : on voit bien que la théorie psychanalytique est construite sur une suite d’échecs répétés, d’histoires tragiques le plus souvent occultées par son fondateur. Ni Dora, ni « l’homme aux rats », ni « l’homme aux loups » n’ont guéri et pourtant leur analyse nous confronte avec quelque chose qui s’agite au fond de notre âme. L’homme aux loups peut bien nier avoir été témoin de « la scène primitive » imaginée par Freud, ce fantasme qu’il soit celui de Freud ou celui de son patient appartient aussi un peu à tout homme. Il en est de même du complexe d’Œdipe dont on ressent la force de vérité plutôt qu’on ne la comprend. La question n’est pas de savoir ce qui est vrai ou faux dans la théorie psychanalytique mais ce qu’elle exprime des profondeurs de la psyché humaine.

Nous n’allons donc pas confronter la psychanalyse à la question de l’alcoolisme en nous demandant si elle est capable d’obtenir du malade alcoolique qu’il renonce à son penchant. Il semble que cela ne soit pas le cas. Nous ne forcerons pas non plus les concepts psychanalytiques pour les appliquer au vécu de l’alcoolique. Ce qui va nous intéresser au contraire, c’est que la conduite alcoolique met à mal ces concepts. Elle permet de les questionner. L’alcoolique répète un geste qui le détruit mais il y prend un plaisir étranger à la pulsion sexuelle, un plaisir qui détruit même ses pulsions sexuelles. On pourrait, et cela a été fait, rappeler que la bouche est une zone érogène, que le liquide qui brûle et chauffe le corps peut évoquer le lait maternel. Mais cela s’applique mal à une conduite où le désir semble avoir si peu de place. L’absorption excessive d’alcool ne paraît pas être un symptôme dont il faudrait comprendre la signification et l’origine, elle est elle-même la maladie. Il ne fait pas de doute qu’elle profite souvent d’un terrain favorable pour s’installer (une personnalité névrotique, voire psychotique), elle n’en est pas moins autonome. Elle n’est pas l’effet de la psychose ou de la névrose. On ne peut pas la traiter comme un symptôme qui pourrait disparaître si le conflit psychique sous-jacent était résolu. Elle fait obstacle au traitement du problème psychique mais son rythme d’évolution est indépendant de celui de la maladie psychique. Elle peut être aigüe sur la base d’un problème en lui-même bénin. Elle n’en est pas l’expression. Elle le masque au contraire. On voit d’ailleurs qu’elle peut s’installer tout aussi bien sur la base de difficultés sociales, comme le chômage, le divorce, ou même simplement comme effet d’un environnement où elle est tolérée sinon encouragée. Elle a donc l’allure d’une maladie opportuniste, d’une sorte de complication qui peut avoir les bases les plus diverses. En cela déjà, elle est une difficulté pour le psychanalyste. Il semble au premier abord inutile qu’il en recherche les origines dans des problèmes psychiques non résolus. Ceux-ci peuvent exister, c’est certain, mais ils en semblent indépendants. Le psychanalyste peut mettre à jour une situation œdipienne classique non résolue, cela sera le terrain favorable mais non la cause de l’addiction.

Il y a pourtant au moins un concept psychanalytique qui parait adapté à l’addiction alcoolique, c’est celui de répétition. Mais si le psychanalyste parle plus volontiers de « compulsion de répétition » que de « répétition », c’est qu’il n’en reste pas au constat du retour incessant du même geste : il postule un affect inconscient inassouvi qui cherche satisfaction et ramène toujours la même conduite. Il faut voir si ce qu’implique le concept de « répétition » s’applique bien au comportement de l’alcoolique. A ce concept d’autres théories opposent celui de « jeu » qui suppose l’idée d’une gratification obtenue par la conduite elle-même. La recherche continuelle de cette gratification, même si elle n’est pas présente à la conscience, ne trouverait pas son origine dans une pulsion venue des instincts, elle se serait installée avec l’imprégnation alcoolique. Comme l’alcoolique a appris à boire, il aurait appris à tirer de ses excès d’alcool un bénéfice psychique que seuls ceux-ci peuvent lui apporter. Nous avons enfin un troisième mot qui revient toujours quand on parle de l’addiction à l’alcool. C’est celui de rechute. Il n’est pas lié comme les deux premiers à une théorie de la maladie, il appartient au vocabulaire populaire et se veut descriptif. Il constate que l’alcoolique lutte le plus souvent en vain contre son addiction et que celle-ci ne s’accommode d’aucun aménagement : un seul verre d’alcool suffit à provoquer le retour de la maladie, souvent sous une forme encore aggravée.

Avant de voir en quel sens la conduite alcoolique est une « répétition », il nous semble nécessaire de voir ce qu’apportent les notions de « jeu » et de « rechute ». La répétition sera le concept qui pourrait combler les manques des approches descriptives.

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image 2L’approche de Freud n’est pas descriptive. Elle interprète les phénomènes psychiques à partir d’une modélisation théorique qui n’est pas directement issue de la pratique mais permet d’en rationaliser les observations. Les modèles que Freud appelle « métapsychologie » sont le fruit de ses efforts pour ramener le fonctionnement de l’appareil psychique à des principes, c’est-à-dire à des processus constants qui règlent les mouvements de l’énergie psychique dans un cadre de plus en plus dynamique. Freud distingue des compartiments du psychisme dans lesquels les processus seraient différents. Il appelle primaires les processus qui seraient ceux de l’inconscient et secondaires ceux de la conscience. Les premiers ne sont saisis qu’indirectement par l’analyse du rêve, les seconds s’observent dans le fonctionnement de la conscience. A ce niveau (celui de la conscience), l’énergie psychique prend la forme de la pensée et se manifeste dans et par le langage. Elle est donc en quelque sorte domestiquée. Elle obéit à des règles, qui sont à la fois celles du langage et du réel, qui la contraignent et lui interdisent les opérations, inadaptées à la confrontation au réel, qui sont celles du rêve (que Freud appelle « travail du rêve » pour bien marquer que le sujet ne les maitrise pas). Dans le vocabulaire freudien l’énergie psychique, prise dans les processus secondaires, est dite « liée » (celle de l’inconscient serait a contrario libre). Ce vocabulaire peut paraître paradoxal dans la mesure où dans l’inconscient la règle semble plutôt être celle d’une nécessité implacable que celle de la liberté. Cette liberté doit par conséquent se voir comme celle de l’animal sauvage plutôt comme une liberté de choix telle que la propose une société. La liaison de l’énergie psychique se comprend comme une domestication. Le vocabulaire freudien véhicule ici une conception pessimiste de la société, il renvoie l’image d’une société qui brime les pulsions et qui civilise en mutilant. La liaison de l’énergie psychique dans la conscience est vue comme un processus de soumission à des règles venues de l’extérieur, à des règles sociales, qui mobilise une partie de l’énergie pour la retourner contre elle-même. En prenant la forme de la pensée, l’énergie psychique se trouve contrainte par le langage mais en même temps, elle se détend à la manière d’un système où une chambre de condensation permet à un gaz de se refroidir. Le sauvage, en quelque sorte, dépose les armes et s’habille. Mais au vocabulaire du libre et du domestiqué, se surajoute celui de la thermodynamique. Freud imagine le fonctionnement de l’appareil psychique comme celui d’un système thermodynamique. En thermodynamique, on parle aussi de « principes : le premier principe est celui de la conservation de l’énergie, le second celui de la dégradation de l’énergie (de la diffusion entropique), un troisième, controversé, postule un état quantique stable qui serait celui du zéro absolu. On retrouve assez fidèlement ces principes dans ceux postulés par Freud dans sa modélisation de l’appareil psychique.

image 3Ainsi, le premier modèle de l’appareil psychique élaboré par Freud est encore partiel et n’inclut que le premier principe (de la conservation de l’énergie). Il reste marqué par les acquis de la physique galiléenne. L’appareil psychique y est censé avoir tendance à retourner à l’équilibre comme le ferait une toupie qui dissipe l’énergie du choc qu’on lui a donné pour retourner à son mouvement d’équilibre premier. Le principe affirmé est celui de la « constance » et le rôle du thérapeute sera de mettre à jour ce qui a perturbé le fonctionnement de l’appareil et de permettre la dissipation de l’énergie perturbatrice par l’abréaction. Freud n’abandonne pas complètement ce modèle quand il élabore sa première et sa seconde topique. Il y surajoute plutôt celui d’un fluide. La toupie devient un tourbillon dont il faut expliquer en quelque sorte quelle force l’entraîne et dans quel sens il tourne, comment il garde le mouvement qui le maintient. Dans ce modèle, la voie d’évacuation d’une perturbation est celle de la conscience, elle passe par la décharge d’affect qui accompagne la mise en mots de l’énergie refoulée. Il y a ainsi une véritable dégradation de l’énergie qui la rend acceptable.

Si on poursuit l’image du tourbillon, le sens de sa rotation sera donné par le principe de plaisir. Selon ce principe l’activité de l’appareil psychique, au moins dans sa partie inconsciente, est d’éviter le déplaisir et donc de tendre toujours vers une satisfaction accompagnée de plaisir. Au niveau de la conscience, ce plaisir peut se masquer, il n’en domine pas moins (tout comme dans un tourbillon, les eaux de surface peuvent paraître retourner en arrière tandis que la masse liquide en dessous poursuit son mouvement). Ce principe s’accompagne d’un second principe, le principe de réalité, qui est celui qui commande à la liaison de l’énergie psychique lors de son passage dans le système conscient. Le principe de réalité est celui qui commande le processus de domestication (de dégradation) de l’énergie psychique. Il succède au principe de plaisir sans l’annuler puisqu’il permet au plaisir de revêtir une forme que la conscience et les contraintes sociales puissent tolérer. Après 1920 et la rédaction de « Au-delà du principe de plaisir » Freud introduit un nouveau principe, sur le modèle du troisième principe de la thermodynamique : le principe de nirvana. Il postule un mouvement vers la mort psychique qui serait sa manifestation mais qui ne s’observe jamais à l’état pur. Pas plus qu’un système thermodynamique se refroidit ou peut être refroidi pour atteindre le zéro absolu, ce principe n’agit directement. Il est postulé qu’il n’agit qu’en collaborant avec le principe de plaisir.

…. à suivre ….. cet article est le premier d’une série qui en comptera quatre ou cinq et formeront un ensemble qui devrait répondre à la question de l’application de l’idée de « répétition » à l’alcoolisme. Le prochain article présentera plus amplement la démarche.

Cinquante nuances de Grey

image 1Faisons d’abord un petit détour par l’économie : selon certaines estimations, l’industrie pornographique représenterait aujourd’hui dans le monde un chiffre d’affaires supérieur à 100 milliards de dollars, comparable à celui de l’industrie de l’armement. C’est une industrie en croissance exponentielle grâce au développement d’internet. On peut lire qu’elle ne représentait en 2006 que 57 milliards de dollars (dont 20% était généré aux USA). Elle aurait quasiment doublé en moins d’une dizaine d’années. Chaque seconde, il serait dépensé 3075 dollars en produits ou services pornographiques. A cela s’ajoute tous les produits d’appel gratuits dont l’objet est de provoquer l’addiction, de préférence dès le plus jeune âge.

Cette industrie exploite une main-d’œuvre essentiellement féminine. Il est inutile que je précise la forme et les modalités de cette exploitation. L’identification des bénéficiaires est plus difficile. Je présume (mais sans la moindre preuve) que la parité est y inversée : les bénéficiaires seraient plutôt de sexe masculin. Pour être plus informé il faudrait se rendre au salon professionnel qui se tient tous les ans au parc des expositions de Villepinte. Je reconnais que je ne l’ai pas fait ; cela pourra m’être reproché.

Cette industrie se nourrit du conformisme pseudo-libertaire ambiant. Elle le cultive en diffusant très largement des produits « softs » ou en envahissant la publicité qui lui permet de viser des publics de plus en plus jeunes. Elle est mise en valeur aussi par quelques « artistes contemporains » dont elle fait le renom et dont elle se sert pour s’immiscer dans les têtes les plus réfractaires. Les parisiens ici penseront tout de suite à l’inénarrable Mac Carthy ou à ce hâbleur de Jeff Koons. Il y en a une quantité d’autres que les connaisseurs pourront citer. Nous avons eu aussi, il faut le rappeler, une exposition Sade (lequel est un classique, depuis sa résurrection voilà plus de cent ans).

Seulement, l’industrie pornographique rencontre le même problème que l’industrie du tabac il y a de cela un siècle : sa clientèle est essentiellement masculine. Il y aurait tout de même 28% de femmes qui seraient des consommatrices régulières de produits pornographiques. Mais un bon industriel voit d’abord la « marge de progression ». Comment gagner cette clientèle ?

Le coup de génie de l’industrie du tabac est dans toutes les mémoires. Et il intéresse à double titre l’industrie pornographique car elle y a été mêlée alors même qu’elle était encore en nourrice. Cela a consisté à organiser une parade dans les rues de New-York le 31 mars 1929. Le public vit ainsi une cohorte de jeunes mannequins allumant des  » torches of freedom  » c’est-à-dire fumant de longues cigarettes avec les attitudes clairement fellatoires. La cigarette est devenue ainsi pour les femmes l’emblème de leur libération. Le cinéma n’a eu qu’à prendre le relais et les ventes de tabac ont explosé et ont contribué à vaincre la crise.

C’est ici que j’en viens au film « cinquante nuances de Grey ». Je l’avoue tout de suite : je n’ai pas vu ce film. Si je me permets néanmoins d’en faire la critique, c’est que dans ma grande naïveté quand j’ai vu l’affiche, j’ai pensé à quelque film ambitieux où l’image aurait joué sur toutes les variations du gris tandis que le scénario aurait brodé sur une histoire où la balance des sentiments aurait été travaillée avec subtilité et beaucoup de délicatesse.

Eh bien, il ne s’agit de rien de tout cela. L’article de Télérama le dit dès son chapeau : c’est un film « adapté du fameux roman sodo-maso de E.L. James » (un inconnu pour moi) mais il est « loin d’être aussi provocateur qu’on l’aurait espéré ». Renseignement pris : le roman a fait fureur auprès du public féminin. Car (enfin !!) c’est un roman pornographique adapté à ce public (c’est ce que suggère l’idée qu’il n’est pas aussi provocateur, non qu’on l’aurait espéré, mais que le sont les films visant un public masculin). L’industrie se devait de le porter au cinéma car s’il existe une littérature pornographique, c’est surtout l’image qui est le véhicule de cette industrie et sa source de profit. Le public visé est celui des femmes sous la forme dans le film d’une jeune étudiante nommée Anastasia. Elle est initiée au plaisir sado masochiste, fonds de commerce de l’industrie, avec force « jouets » qui sont eux-aussi des produits dont elle fait commerce.

La jeune Anastasia est invitée à « lâcher prise » (L’affiche d’ailleurs reprend ce slogan). Avec elle, c’est toutes les femmes qui y sont invitées car ce lâcher prise devrait pour l’industrie être aussi celui de l’ouverture des portes monnaies féminins. L’invitation est pressante et appuyée. Cela ne fait que commencer.

Je crains que dans peu de temps une femme qui n’aurait pas « lâché prise » en s’adonnant à quelque plaisir sado maso sera vue comme une qui se permettrait aujourd’hui de ne pas « être Charlie »

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Sur une campagne de presse

image 1Toutes les radios font en chœur depuis ce matin leur « une » sur la parution simultanée d’articles dans le journal français « Le Monde » et le journal britannique « the guardian » pour dénoncer un vaste système de fraude fiscale mis en place par la banque HSBC (banque qui a son siège social à Londres et dont il est dit qu’elle est la deuxième au monde).

Cette parution simultanée et tout ce battage signale une campagne de presse – campagne forcément préparée de longue date et orchestrée par quelqu’un. Par qui donc ? et pour quoi faire ?

Il y aurait plus de cent mille clients impliqués. Cent quatre-vingt milliards dissimulés. Vingt mille sociétés offshores concernées.

C’est en écoutant, sur RFI, le journal de midi quinze (heure locale) que j’ai appris le plus de choses. La journaliste fait parler Serge Michel, grand reporter au Monde, responsable pour l’Afrique. Ce monsieur nous apprend qu’il a reçu « différentes listes » puis il dit (et je le cite exactement) : « une source est venue nous trouver et nous a remis une clé USB avec l’ensemble de la liste, c’est-à-dire cent mille comptes et avec beaucoup plus de détails parce que sur ces listes là (c’était plusieurs fichiers informatiques) il y avait …. Ça couvrait la période de 2005 / 2007, il y avait à la fois les transactions bancaires mais aussi des notes que les banquiers prenaient à chaque entretien avec leur client et qui étaient extrêmement intéressantes »

« Donc on a reçu cela en janvier 2014 ; on a traité d’abord nous-mêmes le sujet pour voir quelle était l’ampleur et ensuite on a partagé ces documents avec le consortium d’investigation ICIJ à Washington, qui lui-même a monté un réseau de cinquante-cinq médias autour de la terre pour que chacun travaille sur les noms de son pays. Donc cela a pris du temps, on a commencé à travailler concrètement en 2014, on a travaillé sept mois là-dessus et aujourd’hui on commence la publication des articles ».

Serge Michel dit que les pratiques qu’il décrit assez vaguement ont cessé et qu’à la suite de ce retour à l’ordre « la banque a perdu 70% de sa clientèle ». Alors, encore une fois, pourquoi lancer maintenant une campagne de presse contre cette banque si c’est avec des informations « réchauffées » ?

Parmi les bénéficiaires du système, le journaliste cite « le sultan d’Oman, le sultan de Brunei, le roi du Maroc, le roi de Jordanie ». Il ajoute « c’est des chefs d’État qui ont sans doute la possibilité de mettre leur argent à droite et à gauche ». Curieuse dénonciation effectivement ! En quoi ces gens-là fraudent-ils le fisc français ? Il y aurait eu aussi des « trafiquants d’armes et tous les restes de l’affaire Elf en Afrique ». Étaient-ils français ? Il n’est rien dit de cela. Le seul français qui soit cité est le comédien Gad Elmaleh qui doit être quand même du menu fretin.

Ce qui est clair, et c’est la seule chose qui le soit, c’est qu’une campagne est orchestrée par une ONG qui s’est déjà signalée pour sa lutte contre l’évasion fiscale, les paradis fiscaux et les centres de torture secrets de la CIA. C’est sans doute une excellente chose. Ce n’en est pas moins une curieuse campagne de presse qui va sans doute se solder une nouvelle fois par une amende record infligée par la justice des États-Unis à une banque qui fait de l’ombre au système bancaire états-unien. Ce qui m’étonne le plus dans ces affaires, c’est toujours le contretemps et le bénéfice induit pour le système bancaire le plus agressif du moment. Mais sans doute que je verse dans la « théorie du complot ».

Ce que je peux dire pour ma part, c’est que HSBC private bank, puisque c’est d’elle qu’il s’agit et non de HSBC comme « retail bank », a pris le relais du CCF banque suisse qui a été créée dans les années 80 sous la forme d’une filialisation et un déplacement en Suisse d’un service de la banque CCF. (L’essentiel du personnel restant en fait à Paris et occupant un étage de la banque). Au moment de cette création, on a assisté à une chose curieuse : des cadres du service filialisé se sont vus signifier leur licenciement au retour de leurs vacances. Rien n’a jamais filtré des ressorts de tout cela. Déjà le secret entourait cette opération. Il n’a cessé de s’épaissir.

L’âme : stature, voix, vêtement (2)

image 1Comme il a été dit dans le précédent article, si l’âme est à l’image de l’homme, elle n’a pas de substance. Quand Achille veut serrer Patrocle dans ses bras, l’âme se dérobe : « il tendit les mains, sans le saisir ; l’âme, sous la terre, comme une fumée s’enfuit en criant ». Le poème d’Homère se poursuit comme s’il était fait pour enseigner à ceux qui l’entendent ce qu’il en est de la survie dans l’au-delà (ce qui était sans doute l’une de ses fonctions). Homère fait ainsi dire à Achille : « Hélas ! il y a donc, même dans la maison d’Hadès, une âme et un fantôme, mais sans organe vital ? »La même leçon est répétée au chant XI de l’Odyssée quand Ulysse veut serrer l’ombre de sa mère dans ses bras. Chaque fois elle se dérobe : « trois fois je m’élançai, mon cœur me pressait de l’étreindre, trois fois hors de mes mains, pareille à une ombre ou un songe, elle s’enfuit. »

L’homme moderne espère une survie sans organes. Cette idée atténue plutôt l’angoisse qu’il éprouve face à la mort. Il imagine l’âme comme exempte des souffrances du corps, comme débarrassée de la lourdeur terrestre et comme bienheureuse. Pour un grec homérique, au contraire, la privation des organes semble être une souffrance atroce que ne pourra calmer que l’état de léthargie dans laquelle l’âme sera plongée dans l’Hadès. Achille le dit : « toute la nuit, l’âme du malheureux Patrocle s’est tenue au-dessus de moi, gémissant et pleurant ».

Le mort hante les vivants parce qu’il souffre tant qu’il n’a pas obtenu de sépulture. Ou, s’il ne les hante pas, il les menace. Ainsi Elpénor le compagnon d’Ulysse mort accidentellement lui rappelle ses devoirs : « Ne pars pas en m’abandonnant sans sépulture et sans larmes, attirant la colère des dieux, mais brûle moi avec toutes les armes que j’avais ». Ce que dit Elpénor est très clair : laisser un mort sans sépulture, c’est introduire un désordre dans l’univers. L’âme du mort sans sépulture n’a pas de place dans le monde. Elle en dérange l’ordre et cela irrite les dieux qui sont gardiens de cet ordre. Chaque chose doit être à sa place : l’âme dans l’Hadès, les ossements dans l’urne ensevelie dans la terre.

Le mort a été arraché à la vie et ne jouit plus de la lumière du ciel. Il est plongé sous la terre et aspire à l’état de torpeur et d’oubli qui va le calmer. Il est comme un malade qui réclame le calmant qui va réduire ses souffrances en le plongeant dans un état d’hébétude et de torpeur, d’engourdissement où il va s’oublier lui-même et où il n’aura plus qu’un regret languissant de la lumière et de la vie. Les funérailles sont la médecine que le mort réclame. Elles sont la remise en ordre de l’univers après l’horreur de la mort. Ainsi, Patrocle supplie Achille : « Ensevelis-moi au plus tôt, que je franchisse les portes d’Hadès. Elles me repoussent au loin, les âmes, les fantômes des défunts, et ne me laissent pas encore me mêler à elles, au-delà du fleuve ». On peut imaginer qu’une âme non apaisée par ses funérailles est trop agitée, trop chargée d’émotions et de sentiments pour entrer dans le silence et l’oubli de l’Hadès. Elle est comme un bois encore sec que l’eau « repousse » et qui ne s’enfonce pas mais flotte en surface où il est balloté par les flots. Pourtant, le mort de toutes façons est déjà de l’autre côté comme le bois tombé à l’eau (Patrocle dit : «Moi, la divinité odieuse m’a englouti »). Il est par conséquent dans un entre-deux. Elpénor est à l’entrée de l’Hadès. C’est lui qu’Ulysse rencontre le premier. Il n’est pas encore engourdi comme le sont les âmes reçues. Il a une pleine conscience de son malheur et n’a pas besoin, comme les autres ombres, de boire du sang pour retrouver la parole.

Certains commentateurs voient une anomalie dans le fait qu’Elpénor soit déjà dans l’Hadès, quand Ulysse y descend, alors qu’il n’a pas encore eu de funérailles. Pourtant, il en est de même de Patrocle ; Achille le dit au chant XXIII de l’Iliade : « Sois content de moi, Patrocle, même dans la demeure de d’Hadès ! car je vais, pour toi, accomplir tout ce que j’ai promis ». Plus loin Patrocle dit d’ailleurs clairement : « j’erre en vain dans le haut de la demeure d’Hadès, aux larges portes ». Le problème n’est donc pas d’être ou de n’être pas dans « la demeure d’Hadès » mais plutôt d’obtenir cette anesthésie qui calme la souffrance des morts. Patrocle est dans Hadès mais peut encore en revenir, non pas parce qu’il n’y est pas retenu, mais parce qu’il est encore trop vif. Son âme n’a pas obtenu l’engourdissement apaisant que donne l’accomplissement des funérailles. On peut par-là supposer que pour les grecs homériques un certain nombre d’âmes restaient aux portes d’Hadès mais que ne revenaient hanter les vivants que celles qui trouvaient encore sur la terre des vivants les parents qui avaient en charge de les aider à trouver le repos. Celles qui n’avaient personne pour les secourir restaient dans la souffrance mais loin des vivants.

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image 2La souffrance de l’âme est une souffrance liée à la vie. Il semble que les grecs Homériques projetaient sur le mort leur propre douleur. Le mort était vu comme apaisé par les funérailles comme l’étaient les vivants après cette période d’épanchement, de larmes et de douleur par laquelle ils se purgeaient. Après les funérailles, le deuil n’est plus qu’une longue souffrance muette que les proches gardent dans leur cœur comme les morts dans l’Hadès souffrent sourdement dans leur torpeur. L’état de l’âme du mort est par conséquent analogue à celui du cœur de ses proches. L’âme du mort éprouve une vive souffrance dans les moments qui suivent la mort comme le font les proches. Cette souffrance des proches est d’autant plus vive que le corps du défunt est là et qu’ils voient de leurs yeux l’horreur de la mort, elle est extrême quand le corps n’est pas respecté et ne reçoit pas de soins. Les funérailles sont un moment de catharsis qui apaise la douleur des vivants comme celle du mort. Puis, l’âme du mort souffre languissamment quand les funérailles sont passées, tout comme souffrent les proches pour qui l’image du disparu s’efface peu à peu. La souffrance est ranimée par les cérémonies qui rappellent le mort comme les âmes défuntes sont ranimées en buvant le sang du sacrifice qu’Ulysse a fait pour elles aux portes de l’Hadès.

Dès que l’âme est vivifiée, sa douleur revient comme celle des vivants. Ainsi en est-il d’Agamemnon quand il reprend conscience. Ulysse dit : « Il me reconnut dès qu’il eut bu le sang noir, alors il gémit très haut et pleura de chaudes larmes ». Il en est de même de l’âme d’Achille dont la plainte exprime à la fois sa douleur et celle de son père, puisqu’il dit : « Si, pour l’aider, j’étais encore sous les feux du soleil tel que je fus jadis dans la vaste plaine de Troie, tuant l’élite des soldats pour défendre les Grecs, si, tel je revenais un seul instant dans son palais, que je ferais haïr ma force et mes mains redoutables à ceux qui le contraignent et l’écartent des honneurs. » On voit bien que ce même Achille qui, un instant plus tôt, disait qu’il aimerait mieux « être sur terre domestique d’un paysan » donc être un homme sans honneur plutôt que d’être honoré comme mort, n’a pas d’autre souci que ceux de son père et ceux de son clan dont il assurait la suprématie. Ce n’est pas tant un regret sentimental de la vie et de la lumière qu’exprime Achille, comme on le lit souvent, mais le regret qui est celui de ceux de son clan et surtout de son père qui n’a plus son soutien. Achille était le héros d’un clan, la fierté et le soutien de son père. Il est regretté pour cela et donc regrette cela. Quand il parle pour lui-même, quelques vers plus tôt, Achille n’a aucun souci d’honneur et pas mêmes de chaleur et de lumière. A Ulysse qui lui dit « ne regrette donc pas la vie », il répond clairement qu’il ne regrette, quant à lui, rien d’autre et qu’il serait aussi bien domestique. Il semble bien par conséquent que ce soit en s’identifiant à son clan, à sa famille, que le héros grec aspire à la mort héroïque qui lui donnera cette forme d’immortalité qui est celle d’une longue renommée. Pour lui-même quand il se laisse aller comme le fait Achille à exprimer des aspirations personnelles, il n’a pas d’autre souci que ceux d’une vie sans souffrance.

Le tertre élevé sur les cendres du héros, et qui se voit de loin, signale la puissance du clan. Le mort le réclame au nom du clan pour la gloire de sa famille et pour que perdure sa noblesse. Sa mort est au service des siens, sa gloire et sa mémoire les servent. Il n’y a aucun des héros nobles d’Homère qui ait souci de sa vie pour lui-même. Et, il n’y a qu’Achille, qui est dit « sans reproche » mais manifeste pourtant une indépendance dangereuse. Il peut dès lors exprimer un vœu personnel aussi peu conforme à sa gloire que d’être domestique. En toutes choses Achille dépasse la mesure : vivant il met les Achéens en danger par excès d’orgueil, mort il néglige d’abord les honneurs jusqu’à l’excès. Il montre ainsi ce à quoi on s’expose quand on néglige son rôle social. Mais à chaque fois, bien-sûr, Achille se reprend et redevient le champion de son clan : vivant, il reprend le combat qui lui fera perdre la vie, mort il renonce à ses regrets pour exprimer ceux des siens (rétablir leur puissance). La douleur du mort est donc bien celle des vivants, elle s’éveille quand s’éveille celle des vivants. Les regrets du mort sont ceux des vivants, ce sont des soucis d’honneur, de préséance, de rang social. La mort ne rompt pas les liens sociaux.

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image 3Les funérailles vont par conséquent être une affaire collective et elles seront menées par les proches, par ceux qu’elle expose à la déchéance : l’épouse, l’enfant, l’ami. On retrouve dans le déroulement des funérailles les attributs dont était parée l’âme : le vêtement, la voix, la stature.

L’ordre est inversé et c’est le vêtement qui vient en premier. Il n’en est que plus important. Ainsi, le suaire de Laërte est tissé par Pénélope. Dans une représentation moderne, il y aurait sans doute quelque chose d’atroce à préparer le linceul d’un homme encore vivant. Il n’apprécierait sans doute pas ce genre d’hommage. Mais dans le monde Homérique, le vêtement a une telle importance que c’est au contraire un honneur tout particulier d’avoir un linceul luxueux. Pénélope, qui a déjà rempli les coffres de vêtements pour Ulysse en prévision de son retour, passe ainsi ses jours à tisser le linceul de Laërte. Ce thème de l’offrande du tissu funèbre se retrouve dans l’Oreste d’Euripide. Le tissu funèbre est pourpre et il est sans doute brodé de motifs qui rappellent les exploits et la vie du défunt. C’est un éloge féminin. Au chant XXII de l’Iliade Andromaque aussi tissait une toile pourpre pendant qu’Hector mourrait : « elle tissait une toile (au fond de sa haute demeure) double, pourpre, et y répandait des fleurs variées ». Il n’est pas dit que c’était un linceul mais cela le devient puisqu’Hector meurt en ce moment.

Après le vêtement, vient la voix. Les lamentations sont le premier acte des funérailles où tous les participants pleurent et gémissent bruyamment. C’est ainsi que commencent les funérailles d’Hector : « sur un lit ciselé à jour, ils mirent le corps, et, auprès, placèrent des chanteurs, guides des lamentations, qui gémirent leur chant. » Andromaque, l’épouse, commence les plaintes. Pour Patrocle, c’est Achille qui mène les lamentations et commence les plaintes les deux mains posées sur la poitrine du mort. Ces plaintes expriment la perte de l’épouse, de l’enfant, de l’ami et du clan tout entier, qui sont exposés aux dangers par la mort de leur protecteur et soutien. Elles sont reprises par chaque proche et répétées par le groupe tout entier.

Viennent ensuite les soins apportés à brûler le corps. Et dans la préparation du bûché funèbre, c’est la stature du défunt qui est rappelée. Elle n’est pas dite mais elle est cependant indiquée par la quantité de bois qu’il est accumulée pour le bûché. Là encore Achille se signale par ses excès. Mais pour Hector aussi la quantité de bois est formidable : « pendant neuf jours, ils […] apportèrent une immense quantité de bois ». Cette immense quantité, comme la quantité formidable de graisse employée pour activer la combustion signale un corps d’une charpente tout à fait hors du commun. La stature du mort est ainsi non seulement rappelée mais elle est magnifiée.

Puis, quand le corps est brûlé, à nouveau, il faut aux ossements un vêtement ; ils sont mis dans une urne couverte d’un voile pourpre. Là aussi l’urne doit être magnifique et luxueuse à la mesure de la noblesse de celui dont elle enferme les ossements.

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Ainsi et pour conclure : dans tout ce qui concerne la mort, l’âme, le corps du mort et son clan, se confondent. La douleur du mort est celle de son clan, ses soucis sont les soucis de son clan, ses qualités sont celles par lesquelles il s’imposait aux siens et se faisait redouter des autres. Cependant, trois attributs restent toujours présents : la stature, la voix, le vêtement. Ils appartiennent aussi bien au corps qu’à l’âme. C’est par eux que se fait voir la puissance de l’homme homérique. Ils sont l’homme.