Le désir au XXème siècle

Ce qui est premier pour Freud c’est la pulsion sous sa double forme Eros et Thanatos. Le désir vient après et il est toujours plus ou moins une addiction. Il est la trace d’une jouissance qui veut se répéter et se répète chez le sujet sain sous une forme socialement acceptée, sous une forme sublimée. Le psychanalyste parle plus volontiers de « compulsion de répétition » que de « répétition ». Il n’en reste pas au constat du retour incessant du même geste : il postule un affect inconscient inassouvi qui cherche satisfaction et ramène toujours la même conduite.

Freud distingue des compartiments du psychisme dans lesquels les processus pulsionnels seraient différents. Il appelle primaires les processus qui seraient ceux de l’inconscient et secondaires ceux de la conscience. Les premiers, soumis au principe du plaisir, ne sont saisis qu’indirectement par l’analyse du rêve, les seconds s’observent dans le fonctionnement de la conscience. A ce niveau (celui de la conscience), l’énergie psychique prend la forme de la pensée et se manifeste dans et par le langage. Elle est soumise au principe de réalité et se trouve en quelque sorte domestiquée. Elle obéit à des règles, qui sont à la fois celles du langage et du réel, mais qui la contraignent et lui interdisent les opérations, inadaptées à la confrontation au réel, qui sont celles du rêve.

Dans le vocabulaire freudien l’énergie psychique, prise dans les processus secondaires, ceux de la conscience, est dite « liée ». La liaison de l’énergie psychique se comprend comme une domestication. Le vocabulaire freudien véhicule une conception pessimiste de la société, il renvoie l’image d’une société qui brime les pulsions et qui civilise en mutilant. La liaison de l’énergie psychique dans la conscience est vue comme un processus de soumission à des codes culturels, à des règles sociales, qui mobilise une partie de l’énergie pour la retourner contre elle-même. En prenant la forme de la pensée, l’énergie psychique se trouve contrainte par le langage mais en même temps, elle se détend à la manière d’un système où une chambre de condensation permet à un gaz de se refroidir. Le sauvage, en quelque sorte, dépose les armes et s’habille, ses pulsions deviennent des désirs socialement acceptables. Il est adapté socialement mais son Moi « n’est pas maître dans sa propre maison« . Lacan renforce encore ce tragique de la théorie psychanalytique. Selon sa théorie de « l’objet petit a » c’est parce qu’il y a une perte initiale qu’il y a désir. La perte de cet objet est le moteur de cette recherche qu’est le désir. L’objet petit a se perd à cause du langage et c’est par le langage qu’on cherche à le récupérer. Le langage dit le manque qu’on veut combler mais il se porte d’objet en objet mais rate toujours sa satisfaction.

Le Freudo marxisme s’est construit sur un contre-sens volontaire sur le concept de désir chez Freud. Alors que pour Freud la maitrise de la pulsion sous la forme du désir est ce qui permet la vie sociale, pour des gens comme Wilhelm Reich ou Marcuse, la société en brimant l’individu et ses désirs se condamne à être oppressive et violente. Il faut donc libérer le désir pour libéraliser la société. Reich écrit : « le principe de réalité du capitalisme requiert de la part du prolétaire une restriction maximale des besoins, en appelant pour cela à des sommations religieuses de soumission et d’humanité. Il requiert aussi un rapport sexuel monogame et d’autres restrictions de ce type » Ainsi, le principe de réalité impose l’adaptation de l’individu à l’ordre social à travers la répression de ses désirs. Ce refoulement est lui-même un produit de la société et de l’éducation qui s’inscrit dans les corps. La famille et la socialisation de l’enfant imposent une aliénation idéologique. Le freudo-marxisme estime que les désirs sont construits et orientés par la société. Un conflit s’observe entre les désirs, le plaisir de l’enfant et la revendication des parents comme représentants de la société concrète, avec son mode de production spécifique.

Pour Marcuse, ce n’est que parce qu’elle est société de pénurie que la société doit brimer les désirs de l’individu. Il soutient que sur la base des progrès techniques modernes, une société non répressive, c’est-à-dire une société débarrassée de toute forme de répression des désirs, est possible. Selon lui, nous pourrions vivre dans une société où le désir serait libéré. Dans la société moderne, la société d’abondance où les besoins naturels ont les moyens de leur satisfaction, la répression des désirs est superflue. Elle est une sur-répression due à une mauvaise répartition des ressources disponibles, qui est due à l’accaparement des ressources par une minorité.

Marcuse appelle à une révolution qui consisterait à réorganiser les nouvelles forces productives de la société de manière à mettre fin à la sur-répression. Cette réorganisation ne permettra cependant pas d’appliquer le principe « à chacun selon ses besoins » car les forces productives ne sont pas encore assez développées pour cela; nous ne sommes pas encore dans la société d’abondance. La société sera réorganisée en vue de la satisfaction des besoins fondamentaux de tous, ce qui implique un abaissement du niveau de vie des plus aisés. En fait, la nouvelle civilisation ne consistera pas dans l’abondance pour tous, mais dans la suppression de la sur-répression : ce sont deux choses différentes. Tous les désirs ne seront pas satisfaits, mais les besoins les plus fondamentaux seront satisfaits de façon égalitaire.

Seulement cette révolution se heurte à un obstacle. Dans les sociétés industrielles avancées, selon lui, l’appareil de production est totalitaire, en ce sens qu’il détermine les activités, les attitudes et les aptitudes qu’implique la vie sociale. La société, alors qualifiée de société de consommation, définit et régule les aspirations et les besoins individuels. Ainsi, la création de faux besoins et le contrôle de ces mêmes besoins ont pour corollaire la disparition de la frontière vie privée/vie publique : seul le consommateur demeure. C’est cette condition ontologique que Marcuse nomme “undimensionnelle“. La société de l’homme unidimensionnel est une société sans opposition où les luttes politiques sont des postures qui masquent un consensus profond. La classe ouvrière y aurait ainsi perdu son rôle révolutionnaire, et les partis communistes se seraient convertis au Keynésianisme : ils réclament plus car l’aspiration de la classe ouvrière est de devenir bourgeoise. Le thème, ainsi amorcé, de la société de consommation est devenu un leitmotiv de l’idéologie dominante. .

Le surréalisme est une autre tentative de s’approprier la psychanalyse autour de la question du désir. Les surréalistes ont voulu attirer l’attention de Freud. Breton lui avait rendu visite à Vienne en 1921 mais le fondateur de la psychanalyse a gardé ses distances. Il reconnaissait l’importance du désir mais visait sa sublimation, tandis que les surréalistes  voulaient sa réalisation. Selon eux, le désir est par essence révolutionnaire.  » La vraie révolution, pour les surréalistes, c’est la victoire du désir « . Le désir, voilà le  » seul acte de foi du surréalisme  » proclame Breton en 1934 dans Qu’est-ce que le surréalisme ?

Le surréalisme postule l’existence d’une réalité supérieure que certaines formes d’association, le rêve, l’écriture automatique et le jeu désintéressé de la pensée permettent d’atteindre et que l’art permet d’exprimer. Ce surréel n’étant pas donné spontanément, il faut désirer l’imposer contre l’appareil répressif de la logique, de la morale et de la société, et contre les canons esthétiques anciens. Mais le groupe fondateur se déchire sur le degré de transgression que cela implique. André Breton, est accusé de moralisme. Contre le premier manifeste surréaliste paraissent un deuxième et un troisième manifeste. Le surréalisme s’affirme contre toutes les formes d’oppression du corps et de l’esprit, contre la platitude du réalisme positif qui confond le réel avec la pauvre perception qu’il en a, contre la logique «la plus haïssable des prisons», contre l’écrasement social, contre la littérature, si elle se borne à exprimer ce qui est déjà là. Il a la volonté de transformer la vie de l’homme, de sans cesse découvrir de nouvelles voies pour s’approcher de l’idéal. L’Art, l’Amour et l’Absolu permettent d’être au-dessus de notre condition humaine. Ce n’est pas seulement dans les arts visuels et en littérature que souffle un vent de liberté. En musique, le jazz, né dans les champs de coton du sud des États-Unis débarque en France en 1917. Il libère le rythme et la créativité et permet l’épanouissement des nouvelles musiques. Il accompagne toutes les libérations.

Aux marges du surréalisme, George Bataille fait de l’interdit le moteur même du désir. Selon lui, sans interdit, pas de société, pas d’humanité. L’érotisme et le désir augurent l’accès à la jouissance par la transgression, sinon, comme chez l’animal, la fonction sexuelle serait analogue aux autres fonctions d’excrétion. L’interdit constitue donc le premier moteur de la condition humaine ; il est la source de l’érotisme et du désir qui ne sont chez les animaux que pulsions naturelles. Lorsque l’interdit est transgressé, le mal apparaît et la vie s’érotise ; le sens se dévoile. C’est pourquoi l’ensemble des représentations médiatiques — littérature, cinéma, théâtre, journaux, etc. — met généralement en scène la transgression. Quand nous allons au cinéma, c’est la représentation du mal — du péché — qui nous attire, nous érotise : meurtre, vol, viol, adultère, catastrophes, etc. Sans l’interdit qui les fonde, les scènes seraient banales, sans intérêt. La transgression n’invalide toutefois pas la limite puisque c’est justement l’interdit qui en est la condition essentielle ; sans la limite, la transgression n’aurait aucun de sens. Une vie réglée, parfaite, sans transgression, serait machinale, inhumaine et infernale ; c’est le péché des autres qui révèle notre sainteté.

René Girard met en avant lui aussi le tragique du désir. Selon lui tout désir est toujours second par rapport au désir de quelqu’un d’autre. Il est facteur de rivalité car il est insupportable à l’égo de ne pas se penser sujet de son désir et d’avoir à accepter que son désir est mimétique c’est-à-dire qu’il est imitation du désir d’un autre. La façon de se comporter, le choix de l’objet sont déterminés non pas par la rareté de cet objet ou par des facteurs extérieurs aux deux sujets ou encore par des facteurs qui viendraient des sujets eux-mêmes mais par le fait qu’ils s’imitent l’un l’autre et deviennent rivaux. Mais cette relation triangulaire réciproque généralisée entre l’objet du désir, le sujet désirant, et le rival imité est occultée. Derrière les rites, derrière les mythes et derrière les interdits, se déchainerait des crises de mimétisme généralisées qui aboutiraient à des phénomènes de boucs émissaires. Les rites seraient la reprise par une communauté, fondée en quelque sorte par ce phénomène victimaire, du phénomène qui l’a sauvée ou fondée. Les mythes seraient le souvenir de cette crise. Une société libérant les désirs ne pourra devenir que plus conflictuelle, en multipliant les désirs, elle multiplie les sources de conflits et le besoin de désigner une victime. Cette victime rejetée sera au cours de la crise de mai 68 « le vieux monde » devant lequel la jeunesse est invitée à courir.

Je laisse cela pour passer à Deuleuze. Dans « l’anti Œdipe« , avec Deuleuze et Gattari, s’opère un renversement complet de perspective. « ce n’est pas le désir qui s’étaie sur les besoins, c’est le contraire, ce sont les besoins qui dérivent du désir : ils sont contre-produits dans le réel que le désir produit» Le désir ne manque pas d’objet, il est sans objet, il ne vise que sa propre prolongation. C’est cela l’immanence du désir. Comme G. Deleuze l’expliquera plus tard, il ne faut pas penser le désir comme un pont entre un sujet et un objet : « Le désir n’est donc pas intérieur à un sujet, pas plus qu’il ne tend vers un objet : il est strictement immanent à un plan auquel il ne préexiste pas, à un plan qu’il faut construire, où des particules s’émettent, des flux se conjuguent. Il n’y a désir que pour autant qu’il y a déploiement d’un tel champ, propagation de tels flux, émission de telles particules. » Plutôt que de parler simplement de désir, G. Deleuze et F. Guattari préfèrent donc parler de « machines désirantes », car c’est dire que le désir est productif, qu’il « est toujours nomade et migrant ». Son caractère est « le gigantisme ».

Le désir ne doit donc pas seulement être pensé à l’échelle de l’individu, mais également comme une force de production présente dans les sociétés. Ce que propose L’Anti-OEdipe, c’est de réinterpréter les rapports entre marxisme et psychanalyse. Le désir est partout et pas seulement dans la psyché : « La première évidence est que le désir n’a pas pour objet des personnes ou des choses, mais des milieux tout entiers qu’il parcourt, des vibrations et flux de toute nature qu’il épouse, en y introduisant des coupures, des captures (…). En vérité, la sexualité est partout : dans la manière dont un bureaucrate caresse ses dossiers, dont un juge rend la justice, dont un homme d’affaires fait couler l’argent, dont la bourgeoisie encule le prolétariat, etc.» Et il n’est pas besoin pour penser le désir immanent à ces grands ensembles de le sublimer ou d’y voir des métaphores. Il faut le penser à des échelles différentes, aussi bien au niveau moléculaire que molaire pour reprendre la terminologie de G. Deleuze et F. Guattari. Ce qui était chez Spinoza un panthéisme, ou se manifestait pour Wilhelm Reich comme énergie cosmique (orgone) devient chez eux en quelque sorte un pandésir. C’est du moins ainsi que je comprends tout cela.

C’est à partir de ce pandésirisme que Deuleuze et Gattari critiquent la psychanalyse qui enfermerait le désir dans le champ clos de la famille. Ce qu’ils appellent son « familialisme ». Ils écrivent : « Au lieu de participer à une entreprise de libération effective, la psychanalyse prend part à l’œuvre de répression bourgeoise la plus générale, celle qui a consisté à maintenir l’humanité européenne sous le joug de papa-maman et à ne pas en finir avec ce problème-là. ». La libération des flux du désir passe selon eux par la figure du schizo, c’est-à-dire la constitution du marginal comme sujet révolutionnaire et conduit à la critique de ce qu’ils appellent « la forme Parti » c’est à dire des partis de gauche et plus particulièrement le communisme. En ce sens ils participent au mouvement qui se retrouve chez Marcuse et s’est illustré dans les formes libertaires de Mai 68. Cependant, ils s’écartent du freudo-marxisme et suivent Michel Foucault selon lequel ce qui caractérise l’histoire de l’occident est l’invention de la sexualité et, plutôt que sa répression, son rabattement sur le sexe (la différence des sexes). Car il n’y a pas de spontanéité du désir, qui est toujours pris dans des « agencements » (des formes de pouvoir qui ne sont pas réductibles à des systèmes répressifs). La libération du désir sera donc un nouvel « agencement » lui ouvrant de nouvelles potentialités.

Une autre forme de libération du désir est proposée par les situationnistes. Selon ce groupe d’artistes et de polémistes une situation est un moment où les passions, le jeu, les désirs, la liberté, la créativité, s’expriment. Ils sont donc en quête d’un projet social où ces situations seraient systématisées. Ils empruntent au marxisme la notion d’aliénation mais se focalisent sur la dimension culturelle de l’aliénation, de la réification des relations sociales. Ils étudient les modes de vie, les modes de pensée, la manière dont le système capitaliste aliène les individus dans leur vie quotidienne, leur manière de penser et de consommer. Cela prend en particulier la forme d’une brochure très diffusée « de la misère en milieu étudiant ». Les situationnistes s’efforcent d’expérimenter un mode de vie. En référence à la fête révolutionnaire théorisée par Henri Lefebvre cette expérimentation prend chez eux une forme extrêmement festive, extrêmement alcoolisée,  où les désirs se libèrent jusqu’à la transgression. Je les cite : « Les jouissances permises peuvent-elles se comparer aux jouissances qui réunissent à des attraits bien plus piquants ceux inappréciables de la rupture des freins sociaux et du renversement de toute loi ? » ou, sur un mode plus théorique « Il faut définir de nouveaux désirs en rapport avec les possibilités d’aujourd’hui« . Ainsi, la transgression festive se fait alternative à la « misère » existentielle de la société de consommation, proposée, selon eux, par le capitalisme (que Guy Debord critique dans « la société du spectacle » et Raoul Vaneigen dans le « traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations« ). C’est la multiplication de ce genre de déclarations tonitruantes appelant à une révolution dans les mœurs qui explique qu’on leur attribue les slogans de Mai 68 et en particulier le célèbre « jouir sans entraves » ou « ne travaillez jamais ».

Le mouvement hippie illustre également ce rejet libertaire des valeurs traditionnelles. A la fois hédoniste et critique du consumérisme (rendu possible par la croissance des années 60), ce mouvement s’est développé  aux États-Unis parmi la jeunesse des classes moyennes, dans le sillage des luttes pacifistes contre la guerre du Vietnam. Il a reflué à la fin des années 70 avec la paix et le commencement de la crise. Très créateur sur le plan artistique, il fut précurseur de l’écologie de la décroissance, de la contestation des formes traditionnelles de la famille et des relations sociales. Il pratiquait, sans le revendiquer, la révolution de la vie quotidienne et l’autogestion prônées par les situationnistes. Il a trouvé quelques échos dans des domaines comme la pédagogie avec des mouvements voulant laisser s’épanouir les désirs de l’enfant. (voir le succès phénoménal d’un livre comme « libres enfants de Sommerhill » de A. S. Neill).  Mais ce mouvement sans structure ni leader reconnu fut très rapidement désamorcé par une « société de consommation » qui s’en est très bien accommodée en le transformant en une mode propre à « ringardiser » les classes populaires laborieuses. D’autres mouvements, comme le mouvement Punk, plus proche des classes populaires, plus radical et plus violent, l’ont supplanté en faisant apparaitre qu’une libération des désirs n’est pas toujours un « flower power ». Pourtant le mouvement de libération est trop profond, c’est un courant trop large et qui vient de trop loin pour pouvoir être arrêté. L’Église catholique elle-même l’accompagne avec le concile Vatican II qui se tient de 1962 à 1965. La liturgie est modifiée pour la rendre plus œcuménique, plus accessible par l’abandon du latin et par la participation de laïcs. Peu à peu les consciences évoluent. En Amérique du sud, les évêques de la théologie de la libération proclament : «Nous sommes au seuil d’une époque nouvelle de l’histoire de notre continent, époque clé du désir ardent d’émancipation totale, de la libération de toutes espèces de servitude.»

La critique qui dénonçait l’aliénation de la vie quotidienne dans le travail est prise à contre-pied par les nouvelles formes de management. Luc Boltanski et Eve Chiapello, dan « le nouvel esprit du capitalisme » montrent qu’à partir du milieu des années 70, le capitalisme renonce au principe fordiste de l’organisation du travail basé sur la contrainte pour développer une nouvelle organisation en réseau, fondée sur l’initiative des acteurs et l’autonomie relative de leur travail. Désormais, les « collaborateurs » peuvent moduler leur temps de travail et son organisation selon leurs désirs pourvu qu’ils réalisent les objectifs qui leurs sont assignés. Cette relative liberté se paie au prix de leur sécurité psychologique et matérielle.

C’est une époque d’optimisme et de liberté qui semble s’ouvrir. Pourtant le doute s’installe. Avec le sociologue Jean Baudrillard le thème de la société de consommation trouve en France une consécration universitaire, quand il a fait paraitre « la société de consommation ». Il y explique que, dans les sociétés occidentales contemporaines, les relations sociales sont structurées par un élément nouveau : la consommation de masse. Dans cette approche, la consommation n’est plus, pour chaque individu, le moyen de satisfaire ses besoins,  mais plutôt de se différencier. Cette personnalisation tend à remplacer les différences réelles entre les individus. Baudrillard montre comment la publicité travaille à provoquer des désirs irrépressibles, créant  des hiérarchies sociales nouvelles qui ont remplacé, selon lui, les anciennes différences de classes. L’objet recherché fonctionne comme un signe, il n’est plus lié à un besoin défini et à travers lui le désir manque toujours son objet et se trouve indéfiniment relancé.

C’est d’un philosophe et sociologue, Michel Clouscard, que viennent dans les années 70 les premières interrogations. En se réclamant de Marx Clouscard entreprend la critique des philosophies du désir. Dans « Le capitalisme de la séduction » et « Néofascisme et idéologie du désir » il démontre que les Trente Glorieuses n’ont fait accéder la classe ouvrière qu’aux biens d’équipement nécessaires au procès de production (voiture, frigo etc.), et non à la consommation « libidinale, ludique, marginale » qui est l’apanage de la bourgeoisie et en partie des nouvelles couches moyennes qu’on qualifie souvent de « bourgeois bohèmes ». Il rappelle que si on peut voir une classe sociale consommer sans besoin, on n’a jamais vu de « société de consommation ». Si les travailleurs, qui sont le plus grand nombre, avaient accès aux biens qu’ils produisent, dit Clouscard, nous serions déjà dans le socialisme ! Il montre que le désir comme abstraction coupée de la production relève de la propagande fantasmatique. La libidinalité que propose Marcuse « n’est que le genre de vie des parvenus du nouveau système de profit. » Il montre qu’avec la guerre froide et le plan Marshall, se mettent en place les nouveaux « marchés du désir », nécessaires pour sauver le capitalisme de la crise. C’est un nouveau stade du capitalisme qui s’ouvre, le « stade suprême » de l’impérialisme, la colonisation systématique des âmes. L’esprit du capitalisme n’en est plus à l’austérité pénitentielle, mais au jésuitisme de la séduction qui se résume pour les classes populaires par un « tout est permis … mais rien n’est possible » Le sociétal, le « jouir sans entraves », occulte la lutte des classes. On passe d’une morale de l’effort à une morale de la libération du désir qui crée l’envie nécessaire au maintien de la production capitaliste. Ainsi les libertaires qui pensent s’opposer au capitalisme par la promotion de la jouissance en sont les agents inconscients. La pensée 68 dont ils font la promotion n’est que l’idéologie la plus adaptée à la nouvelle étape du capitalisme. Dans la même veine, le philosophe J.C. Michéa se réclame d’Orwell et se fait le défenseur de la « Common decency ». Certains cercles d’extrême droite tentent de tirer les thèses Clouscardiennes dans le sens de la promotion d’une société réactionnaire et répressive.

Le sociologue Alain Ehrenberg soutient, dans « La fatigue d’être soi » (1988), que le passage d’une personnalité dominée par un surmoi prédisposant à la névrose à une personnalité dont le Moi, libéré de tout interdit conduit à une société dépressive où la consommation d’anxiolytiques explose, car ce Moi se trouve confronté à la dureté de la réalité et à ses insuffisances. La sociologue Eva Illouz diagnostique un mal-être provoqué par les relations instables que permettent les réseaux sociaux (tel que Tinder). Elle est auteur de « La Fin de l’amour, enquête sur un désarroi contemporain » 2020. Cette vision pessimiste est contredite par le sociologue britannique Anthony Giddens, (La transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les société modernes. 2004) selon qui nous serions entrés dans des sociétés émancipées plus harmonieuses où, contrairement à la relation conjugale traditionnelle reposant sur les idées de fidélité, de durée, et de maternité, la relation amoureuse, qu’il appelle « relation pure », se perpétue tant que les deux partenaires jugent « qu’elle donne suffisamment satisfaction à chacun pour que le désir de la poursuivre soit mutuel ». Dans cette société, la relation amoureuse devient « sexualité plastique » : « une sexualité décentrée affranchie des exigences de la reproduction », conforme aux préconisations de la littérature de développement personnel. Cependant, tout récemment, l’anthropologue Emmanuel Todd, dans « les luttes de classe en France au XXIème siècle » montre que la réalité est loin de ces visions qu’elles soient optimistes ou pessimistes et que contrairement à ce que disent les idéologies du désir, les mœurs des classes populaires, loin de s’anarchiser, se sont au contraire normalisées au cours du XXème siècle tandis que les classes bourgeoises renonçaient au puritanisme.

Le philosophe et psychanalyste Dany Robert Dufour dénonce également cette idéologie du « jouir sans entrave » dans « la cité perverse » et « l’individu qui vient ». Il en fait l’essence même du marché libéral dans lequel, selon lui, les lois de la jouissance ont pignon sur rue. Où chacun est invité à saisir toute occasion de se donner des signes de prestige, à se conformer à l’anticonformisme, à se rebeller contre les tabous, à s’individualiser par tous moyens et à reconnaitre que le bonheur est dans la satisfaction primaire. Ce à quoi réussit tout particulièrement l’art contemporain selon Alain Troyas et Valérie Arrault (auteurs de « du narcissisme de l’art contemporain« ). Dany Robert Dufour voit poindre cette idéologie amorale aux sources mêmes du capitalisme en 1704 dans des écrits comme « la fable des abeilles »  de B. Mandeville où l’auteur soutient que « les vices privés font le bien public »  qu’il suffit que, dans la ruche humaine, chacun se livre aveuglément à ses concupiscences pour que « s’élabore en ses rayons le miel du bonheur ». Il montre la résurgence au XXème siècle de cette philosophie au moment de la crise de 1929 quand un certain Bernays, qui se trouve être un neveu de Freud, fait défiler le 31 mars 1929, d’accortes mannequins à New York sur la 5ème avenue, dans une sorte de « female pride ». Une marche de la liberté. La presse avait été avertie : ces excitantes créatures allumeraient des torches of freedom… c’est à dire des cigarettes. Les cigarettiers avaient compris que cette moitié de l’humanité représentait un énorme marché pas encore enfumé. Il fallait libérer les femmes des préjugés moraux qui les avaient jusqu’ici opprimées. La recette a fait florès, elle est simple : mettre de la libido dans les produits de consommation, en faire des objets de désir. Les femmes étaient invitées à croire avoir « conquis leur liberté en dérobant aux hommes le petit phallus portatif qui était leur marque exclusive », commente Dany-Robert Dufour.

L’édition, la littérature, la presse et le cinéma ont exploité ce nouveau marché du désir libéré. Les œuvres du Marquis de Sade, déjà mises en valeur par les surréalistes, ont été rééditées en format poche dans les années 70. Elles ont ensuite été élevées à la dignité de l’art  par une exposition qui leur fut consacrée par le musée d’Orsay. En littérature, citons pour la période contemporaine : Henri Miller, Jean Genet, Pierre Louÿs, Anaïs Nin, plus près de nous, plus crus encore, mais dans une langue plus plate Michel Houellebecq et Viginie Despente, ou accompagné d’une invention verbale par Pierre Guyotat. Dans la presse Charlie Hebdo et jusque dans la chanson. Dans les années 70, à côté de films d’avant-garde provocateurs ( L’Empire des sens, Salo ou les 120 jours de Sodome ) apparaît un cinéma érotique ( Emmanuelle, Histoire d’O, Le Dernier Tango à Paris ). Dans les années 80 et 90, d’autres films feront parler d’eux en franchissant à chaque fois une nouvelle étape dans la mise en scène du sexe : de Basic Instinct à Baise-Moi . Pendant ce temps le cinéma pornographique (classé X) devient une industrie à part, très lucrative. Évidemment la publicité accompagne ce mouvement et s’en fait la caisse de résonance. Elle se dévoile elle-même quand, en 1981, elle lance une campagne d’affichage montrant une jeune mannequin du nom de Myriam à demi dénudée avec l’annonce « le 4 septembre j’enlève le bas » – ce qui est fait et a un tel retentissement qu’on parle d’affiches Myriam. La publicité a l’immense avantage de rendre visible de tous la philosophie (ou du moins l’idéologie) qui sous-tend tout cela, idéologie que j’ai qualifiée de « Nietzschéisme de beau parleur » (voir le commentaire sous l’article en référence). Elle double la réalisation fantasmatique du désir de l’illusion du « privilège » ou de « l’avantage » qu’elle promet sans vergogne. Elle suscite et relance constamment un désir vide qui cherchera à se combler dans les objets que les annonceurs lui proposeront. C’est du moins le fantasme d’une industrie qui « prend ses désirs pour la réalité! » mais échoue toujours (ex. la jeune Myriam quitte la France et se tourne vers le bouddhisme et la « danse libératrice »).

En sciences humaines, domaine qu’on croirait loin de tout cela, le livre de Magaret Mead « Adolescence à Samoa« , paru en 1928, est réédité et très largement diffusé, alors même qu’il est contesté par les spécialistes. L’auteur y soutient que l’adolescence n’est pas une étape nécessaire entre l’enfance et l’âge adulte : si « l’âge ingrat » est aux États-Unis une période de trouble, où l’apparition des premiers émois sexuels provoque un dérèglement des esprits et une révolte contre l’autorité, l’ethnologue affirme qu’il n’en va pas de même dans les îles Samoa. En effet, les jeunes adolescents des deux sexes y ont une sexualité libre et heureuse : garçons et filles peuvent nouer plusieurs relations à la fois ou pratiquer l’homosexualité, et tout cela est accepté par la société samoane.

A la conception élitiste de la culture voulue par André Malraux succède avec Jack Lang une culture ludique qui, à l’image de la « fête de la musique », vise le divertissement plutôt que l’éducation (surtout politique). On passe d’une culture Majuscule, mais réduite à l’art, à une culture complaisante, une culture de la rue et « des quartiers ». Cette culture n’est en fait qu’une mode mondialisée (culture pop, culture hip hop). Les années « fric et frime » commencent. On érige la réussite en religion (qui n’a pas sa Rolex à cinquante ans a raté sa vie). Tout est basé sur le paraitre. Le luxe et la mode, le culte du corps, sont un marqueur social tandis que l’ouvrier et les classes populaires disparaissent des représentations.

Cette vague libertarienne s’est ensuite amplifiée jusqu’à l’éclatement de la perversité vantée  sous une forme romancée par  des intellectuels comme Frédéric Mitterrand (« la mauvaise vie ») ou Grabriel Matzneff qui vont jusqu’à faire de la pédophilie une liberté conquise. Ce qui est nouveau chez ces auteurs c’est qu’on passe de la défense de la pédérastie à son illustration. Ce qui était une transgression chez André Gide (Corydon, 1911, 1924) ou tout juste évoqué chez Roger Peyrefitte (Les amitiés particulières, 1943) est proclamé comme un droit comme il l’était dans la Grèce antique avec le mythe du rapt de Ganymède par Zeus ! La culture populaire suit le mouvement. Le procédé de marketing New Yorkais se répète dans l’incitation à la consommation pornographique proposée aux femmes avec le film « cinquante nuances de Grey« . Mais dans le même temps, sous la pression des féministes, la loi sur le viol devient nettement plus répressive, le non consentement du mineur est présumé. La vague qui montait et s’enflait depuis le début siècle, se brise et le ressac s’annonce. L’outrance semble devenue la norme mais devient tragique avec le développement de l’épidémie de Sida. Le désir se heurte soudain aux limites du monde quand le premier choc pétrolier et le club de Rome confrontent le monde à la fin de la croissance. La menace écologique d’abord vague dans les années 70 se précise de jour en jour. Le changement climatique, le déclin de la biodiversité, l’érosion des sols, la pollution des eaux et l’accumulation des déchets toxiques, obligent à admettre que nous devrons renoncer au toujours plus. Certes l’outrance cherche un nouveau souffle, un nouveau monde, une nouvelle forme d’humanité. On la retrouve, vêtue de science, dans le transhumanisme avec le désir ultime de dépasser les limites de la condition humaine et d’abolir la mort. Dans un autre registre, sous le voile de la philosophie la plus exigeante, on voit la philosophe queer Judith Butler remettre en question les fondements même de l’humanité et soutenir, dans « trouble dans le genre », que l’être humain est originellement homosexuel et que l’Œdipe et l’hétéro sexualité sont une violence qui lui est imposée par une société patriarcale. Elle se fixe comme objectif de « lesbianiser le monde » c’est-à-dire de restaurer la prééminence de l’homosexualité et d’en  faire la norme dans une société où la différence des sexes serait dépassée. Alors que dans les universités s’ouvrent des départements « d’études de genre », le désir devient un argument qui veut s’imposer sans restriction et fonder le droit. Mais nous avons changé de siècle. La période contemporaine est celle du ressac avec l’éclatement des dénonciations telles que le mouvement « Me Too ». Les mouvements populaires les plus puissants ne sont plus ceux du quartier latin, ni ceux des défilés entre République et Bastille, ce sont les immenses manifestations réactionnaires de « la manif pour tous » qui ont mobilisé jusqu’à un million de personnes. Nombre des anciens soixante-huitards se reconvertissent dans le neo conservatisme. Pourtant, quelque chose a été déposé sur la grève que le retour de la vague ne peut pas emporter. Une autre vague s’enfle déjà. Le XXIème siècle ne sera pas le siècle du désir.

 

Lecture critique de « la philosophie désormais » de J.P. Faye

 

image1Le voyageur pose son bagage quand il pense être désormais arrivé ; il s’assoit et tous font cercle autour de lui pour écouter avidement le récit de ses errances. Ainsi, Jean-Pierre Faye raconte la philosophie comme un voyage à travers les mots et la langue : un voyage commencé il y a très longtemps, aux multiples étapes qui sont comme autant de fenêtres qui s’ouvrent sur d’autres mondes et d’autres possibilités de vie. Car, pour Jean-Pierre Faye, la philosophie est narration et ne peut s’exposer sans se raconter. On ne peut pas dire ce qu’elle est sans dire ce qu’elle a été : tout concept philosophique a une histoire et d’abord celui de philosophie. Un véritable problème de philosophie est repris ; il est reformulé mais jamais clôturé.

C’est pourquoi « la philosophie désormais » débute non pas par une préface où s’exposerait une problématique, mais comme au théâtre par un prologue où, lorsque le rideau s’ouvre, un récitant est déjà là pour annoncer les héros car un drame commence, un événement est advenu. Le drame c’est la philosophie, les héros ont pour nom Platon l’Athénien, Aristote mais aussi Al-Fârâbi, Descartes, Hegel, Nietzsche, Heidegger. Les héros de la philosophie pour JP Faye appartiennent à la tradition idéaliste et métaphysicienne.  L’événement fondateur est un mystère : tout à la fois une venue comme la sortie d’Égypte du peuple juif, mais aussi une mise à mort, celle de Socrate. C’est aussi une énigme, une parole prononcée à l’aube des temps, dont le sens encore caché est à découvrir : « il faut que les hommes philosophes soient narrateurs de bien des choses ». L’importance accordée ici à ce fragment attribué à Héraclite est sans commune avec son intérêt philosophique. Il joue dans le récit le rôle d’accroche. Il est là justement parce qu’il ne dit rien de précis sinon qu’il rapproche narration et philosophie.

Car pour Jean-Pierre Faye, la philosophie ne peut pas se définir, elle se raconte. Le philosophe n’est pas tel ou tel personnage singulier, il est un rôle que vient rejouer celui qui se présente « en ennemi de la sagesse des autres » : comme au théâtre chaque comédien, sur une scène différente, reprend un rôle et veut le jouer mieux qu’il n’a jamais été. A chaque reprise, la même opération est effectuée : la transformation du « conte en concept » que J.P. Faye appelle le « transformat ».

                                                                              *

La religion dit le pourquoi des choses, la science s’interroge sur le comment des choses et la philosophimage2ie demande qu’est-ce que la chose. Sa question est celle de l’être. C’est donc toujours la même question qui est reprise et posée à nouveaux frais. Elle passe métaphoriquement, mais aussi géographiquement, d’une rive à l’autre. J.P. Faye revient lui aussi sur ce qu’il a déjà raconté : l’arrivée d’Héraclite, les retours de Platon d’Égypte et de Sicile ; le lieu de jonction de toutes ces migrations est Athènes et la fusion de tous ces questionnement se fait chez Platon. Plus précisément, selon JP Faye, dans le Gorgias lorsque survient Calliclès pour accuser Socrate de s’adonner à « une chose ridicule et blâmable » : c’est sommée de se justifier que la philosophie s’invente, comme réponse à une interpellation. Elle se réclame du logos, de la raison commune à tous les hommes, mais inévitablement se heurte à leur déraison. Elle nait ou plutôt renait toujours d’une rencontre féconde, souvent même du défi qu’est pour la virilité du philosophe son affrontement à la féminité (ici le romancier pointe derrière le philosophe !). Elle est détournée de sa route, comme l’est Socrate en prologue aux dialogues platoniciens. Le défi premier qu’elle affronte est celui du langage. Elle use librement des mots, en transforme le sens, en crée de nouveaux. Elle se heurte à des mots intraduisibles qu’elle fait travailler d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre pour les féconder, leur faire dire de nouvelles choses qui ouvrent à de nouvelles possibilités de vie. Ces possibilités de vie peuvent prendre deux faces opposées : celles de la gravité d’Héraclite et du rire de Démocrite ; ou, avec Nietzsche : celles de Dionysos et d’Apollon. Ces oppositions sont aussi celles du froid et du chaud, de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. C’est la même opposition fondamentale qui est renouvelée et transformée dans un nouveau langage. La philosophie est un art du langage : maîtrise des logiques et des effets du langage. Les plus grands philosophes sont aussi des grands écrivains. Platon, en son temps, était considéré d’abord comme un poète. Lui-même opposait ses dialogues, comme théâtre de la vérité, au théâtre tragique lié à la démocratie. JP Faye est lui aussi écrivain : ainsi l’importance qu’il accorde à l’art du langage tend à vouloir le classer parmi les plus grands !

image3Selon JP Faye « la querelle de l’être » est fondamentale en philosophie. Une présentation plus orthodoxe parlerait plutôt de la question des rapports de l’être et de la pensée. Mais ce n’est pas JP Faye qui invente ce brouillage de la question, l’équivoque est déjà là depuis les tout débuts de la réflexion : les hommes n’ont pas conscience qu’ils projettent leur pensée sur monde, qu’ils sont les auteurs du sens qu’ils cherchent dans les choses. L’effacement de la pensée a un effet sur le questionnement philosophique. Il conduit à devoir scinder l’être pour le distinguer de l’étant, ce qui conduit à l’obscure question d’Heidegger de « l’être de l’étant ». Cette opacité et cette épaisseur des mots, qui ne permet pas d’emblée l’expression de la claire question des rapports de l’être et de la pensée justifie le choix d’ignorer le pan matérialiste de toute la philosophie – choix qui se remarquait déjà dans la présentation initiale des héros du théâtre philosophique. Cette question de « l’être » ce n’est pourtant rien d’autre que celle de l’intelligibilité du monde, de son reflet dans la pensée humaine, et de ce qui est premier de la matière et de la pensée. Mais une question posée ainsi est vide d’effets dramatiques alors que c’est justement ce que cherche JP Faye. On ne peut pas dire qu’il ait manqué ici quelque chose ; son but n’est pas de dérouler une ligne claire, un enchainement ordonné qui partirait de la philosophie antique pour arriver aux modernes, mais au contraire de mettre en valeur la complexité et son caractère rizhomatique. Son livre est paru avant la publication de « Aristote au Mont-Saint-Michel » de Sylvain Gougenheim (en 2008), il insiste donc sur le rôle de la transmission de la philosophie antique par la philosophie arabe ou musulmane.

                                                                              *

image5Toute bonne tragédie a besoin de la figure du fourbe : ici c’est Heidegger. Comme au théâtre on reconnaît le traitre à ses regards obliques et ses manières louches : ici Heidegger est celui qui a construit l’inadmissible mythe de la chute « hors de l’être ». Son nom évoque le troisième Reich et « un idéologue redoutable ». Il faut poursuivre la lecture ou sauter directement à l’avant dernière section (section IV) pour savoir ce qu’il en est de cette affaire. Alors seulement, comme dans toute bonne tragédie, le traitre sera démasqué. En attendant JP Faye laisse entrevoir une vaste mystification « déployée tout au long de la philosophie occidentale ». Cette « dramaturgie cataclysmique » commence au « semestre d’été 1935 ». Elle aboutit à la suite d’un gigantesque malentendu à la « déconstruction ». La philosophie de la déconstruction commence donc par le lancement d’une construction idéologique qui trouve sa source, nécessairement obscure pour un lecteur non instruit, dans le « mythos gnostique de Marcion et de Manès » qui sont deux auteurs du IIème siècle considérés comme hérétiques.

En attendant la question de l’être s’obscurcit. L’occultation du pan matérialiste de la philosophie la rend inévitablement obscure. Elle devient chez Aristote l’énigme « de la différence… dans l’emploi des deux figures – l’infinitif et le participe présent ». Ici l’immense érudition historique de JP Faye nous permet de savoir qui a recueilli les notes de cours d’Aristote, comment elles ont été transmises.  Mais cette précision ne fait que renforcer l’obscurité du contenu de ces notes où on aperçoit seulement qu’est posée au « Livre II ou petit α » la question de la vérité, qui est justement celle des rapports de l’être et de la pensée. Le cours donné par Aristote devient une espèce de roman et « il importe de suivre les mouvements et péripéties de ce Séminaire en invention permanente ».

L’érudition de l’historien de la philosophie est relayée par celle du linguiste sans que la question s’éclaircisse, bien au contraire. L’impossibilité de traduire l’infinitif et le participe présent du verbe être pour retrouver leur équivalent dans certaines langues devient l’objet d’une perplexité et conduit à l’évocation d’un « inconscient des langues ». La difficulté maximale est atteinte avec la langue chinoise dans laquelle il n’existe pas de verbe correspondant au verbe indifférencié « être » et où, selon JP Faye, chaque philosophie « aura droit à une version distincte de l’être ». Toute cette question de l’être parait se clore sur l’évocation « d’un péril sans précédent » qui relance l’attention du lecteur mais c’est pour être immédiatement relancée sous la rubrique : « débat sur la métaphysique et invention du sujet ».

C’est la même question posée dans une nouvelle formulation où l’étant devient le « naturel » ou « la physique ». La métaphysique se réduisant à son origine à être ce qui vient après les livres consacrés par Aristote à la physique. La question traitée est celle de l’âme ou de « l’intellect agent ». A nouveau JP Faye en parcourt les méandres à travers la pensée arabe du moyen-âge avec le souci de s’attaquer au préjugé eurocentrique qui attribue les principales innovations conceptuelles aux penseurs européens. Il suit ainsi l’apparition de la notion de sujet chez un disciple de Leibniz puis chez Kant mais signale aussi son apparition chez quelques philosophes du Moyen-Orient, eux-mêmes la tirant de leur interprétation de la philosophie grecque.  Il démontre ainsi que l’histoire des idées n’est pas celle d’un flot continu, mais qu’elle est faite de flux multiples, d’emprunts et d’échanges. Même si la philosophie chinoise ne participe pas à ces échanges et qu’elle a ses propres sources, elle conflue avec la philosophie occidentale au XIXème siècle avec toutes les difficultés de traduction que cela ne manque pas de poser.

image6JP Faye reprend le vocabulaire de Deleuze et Guattari et distingue le « concept philosophique et la fonction scientifique ». Cette distinction est rendue nécessaire chez Deleuze et Guattari par leur volonté de présenter l’histoire de la philosophie comme une suite discontinue de moments singuliers noués autour de problématiques elles-mêmes indépendantes et fragmentées. Cette approche, qui résulte clairement d’un parti pris idéologique, rend impossible toute mise en relation avec l’histoire des sciences et donc tout emprunt de concepts de la philosophie à la science et toute parenté des uns avec les autres. C’est précisément là qu’est sa fonction. Une histoire éclatée et séparée des bouleversements scientifiques, économiques et de société qui ont mis en crise les représentations anciennes, devient un dialogue de grands esprits dans lequel, comme chez Nietzsche, les pensées les plus anciennes dont il ne nous reste que des bribes deviennent la source d’interprétations nouvelles et de mobilisations où l’imagination l’emporte sur le savoir. Les métaphores comblent les espaces laissés vacants par le discours. Il est question de « paysages conceptuels », de « vestibules du pensable », de la « bride d’un intellectum » etc.

A partir de cette distinction problématique entre concept et fonction, JP Faye entreprend un brillant rapprochement où le concept scientifique d’énergie cinétique trouve sa source chez Liebniz qui travaille l’idée de « quantité de mouvement » trouvée chez Descartes, mais où aussi le conatus chez Spinoza, le « zugleichsein » selon Kant sont mobilisés pour arriver à la relativité einsteinienne. Mais c’est ce rapprochement sur la base d’analogies non exprimées et de filiations claires qui lui permet de mettre en doute « la démarcation tranchée » chez Deleuze tout en exploitant les rapprochements inédits qu’elle autorise. Se dévoile ainsi une histoire allusive et illusoire à la fois brillante et obscure qui multiplie les références érudites et les métaphores brillantes. Cela donne : « Entrelacs ou double hélice, qui voyage deux fois, avec Chrysippe, Augustin, Montaigne, Saussure, Roman Jakobson d’une part ; avec Platon, Kant, Hegel, Marx –Lénine ?- d’autre part ». Les uns étant supposés être du côté du « signifiant », les autres de la « dialectique ». Ce qui amène une question à laquelle il n’est pas répondu : « Quelle relation entrevoir entre la sémantique et la dialectique ? » ; effectivement : quelle relation ?! Il y a ici une fantastique érudition et en même temps un jeu savant comme celui que pourrait jouer un directeur de musée assez fantasque pour exposer les œuvres en vrac. On imagine un musée où les œuvres seraient exposées, non selon leur époque, leur style et leur provenance, mais dans le plus grand désordre apparent, où pourtant auraient été ménagés des rapprochements aussi subtils qu’inattendus, des rencontres pleines de sens et pourtant invraisemblables et illusoires (soit qu’elles n’aient jamais eu lieu, soit qu’elles aient été fondées sur un malentendu). La visite d’un tel musée supposerait que le visiteur connaisse bien l’histoire de l’art et soit capable de rendre chaque œuvre à son époque et à sa provenance et qu’il puisse s’étonner de l’ingéniosité de celui qui les a mélangées.  De la même façon JP Faye suppose de son lecteur une connaissance suffisante de l’histoire de la philosophie pour apprécier les raccourcis qu’il lui fait emprunter et les échos qu’il y fait retentir.

image7JP Faye évoque aussi une autre question liée à l’histoire de la philosophie : celle de « l’origine » et de « l’originaire ». En clair, celle du concept et de sa compréhension. Un concept se comprend-il comme chez Husserl en écartant ce qui en brouille la clarté, ou au contraire comme chez Heidegger en allant à son origine : tout ce qui vient après étant présumé le brouiller et non le clarifier. Dès qu’on la pose dans sa simplicité, la réponse à cette question  semble aller de soi : on ne peut qu’y objecter qu’il n’y a pas de raison d’accepter la fausse alternative dans laquelle elle voudrait nous enfermer. Pourquoi les concepts philosophiques devraient-ils être pensés sur le modèle des idéités mathématiques que le mathématicien semble découvrir plus qu’ils ne les inventent, ou pourquoi devrions-nous imaginer qu’ils ont été saisis dans leur pureté à un moment de l’histoire où la pensée humaine en était à ses premiers balbutiements ? JP Faye n’entre pas dans ces considérations. La question lui permet de revenir une nouvelle fois sur l’équivoque qui serait selon lui à l’origine de la philosophie de la déconstruction et de toute la post modernité et d’appliquer ironiquement à ceux-là mêmes qui s’en réclament la méthode du retour à l’originaire. Une nouvelle fois c’est Heidegger qui est désigné comme celui qui a commis la faute originelle qui pèse sur toute la philosophie contemporaine.  La menace de révéler ce péché originel qui a corrompu tout un pan de la philosophie, de tout dire de cette faute originaire, relance l’intérêt du lecteur comme dans un roman à suspense.  Il faut rappeler qu’à ce moment le livre d’Emmanuel Faye « Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie » n’était pas paru, qu’il y a donc un vrai suspense et une vraie révélation. Voilà que la philosophie de la déconstruction est associée aux gnostiques du 2ème siècle : ce qui se veut novateur, ce qui veut révéler les confusions et les obscurités des textes, est né dans la confusion. Et pourtant JP Faye reconnaît qu’il n’est pas « insensé » d’accorder un « sens vraiment auroral » à une proposition d’Aristote. Avec le terme ancien d’ousia, qu’on traduit par substance ou par essence, « quelque chose nous est mis dans la main, qui retient un peu de la simplicité de l’abord ». Le retour à l’originaire est donc rejeté comme méthode philosophique mais adopté comme procédé narratif car toute narration s’annonce par un prélude. L’originaire ne dit pas le vrai d’un concept mais il permet d’en saisir l’épaisseur et toute la saveur.

La philosophie est édifiante et rationnelle mais elle est aussi un art du langage. Son usage des mots les pousse au-delà de l’usage courant, les tire du bain langagier où ils sont apparus pour leur donner une dimension nouvelle. Elle permet au langage d’atteindre son essence et d’exprimer rationnellement ce qui  a sa source dans l’imagination créatrice. En ce sens le philosophe pense musicalement (car la musique rend présent ce que les mots ne peuvent pas dire et qui est pure création). La philosophie  est « une activité inventive qui s’apparente à l’art » ce qui avait déjà été dit par Deleuze et Guattari. Mais JP Faye ne les suit que pour s’en démarquer car il ajoute immédiatement : « Sans cesser pour autant d’être mitoyenne de l’invention dans la science ». Dans la réflexion philosophique, l’entendement se dépasse et on peut dire « Ici l’entendement emprunte la façon d’une partition musicale ». Ainsi la « justification de Dieu » par Leibniz n’a rien des « naïvetés du docteur Pangloss », c’est, selon JP Faye « un grand jeu des perspectives, qui va jusqu’à explorer les hypothèses des gnostiques aux premiers siècles ». On retrouve ici une nouvelle fois ces gnostiques. Le tort des déconstructivistes n’est donc pas d’y trouver des ascendants mais de l’ignorer, de faire l’archéologie des concepts mais d’ignorer leurs origines et de philosopher sans créer.

                                                                              *

La dureté de JP Faye pour ses contemporains et pour la déconstruction n’a d’égale que sa complaisance pour Nietzsche. Il le crédite d’une solide aversion pour l’antisémitisme (qu’il a effectivement exprimée s’agissant des partis antisémites allemands et leurs gesticulations).  Il parait pourtant impossible de le suivre et de croire avec lui que quelques « prodigieux fragments de l’été 1888 » viennent corriger et même renverser ce qui s’est exprimé aussi nettement ailleurs.[1] Comment pourrait-on ignorer qu’on peut voir l’expression et la couleur de préjugés de race dans le ton et la logique essentialiste de bien des moments dans l’œuvre de Nietzsche et qu’on en trouve même l’expression sans fard dans des passages d’œuvres publiées ? Et puis suffit-il de s’être opposé aux formes les plus vulgaires et dangereuses de l’antisémitisme au nom d’un certain « perspectivisme » pour rendre recevable ce que recouvre ce concept ? Du caractère réactionnaire, raciste et irrationaliste de Nietzsche et de son perspectivisme, j’ai déjà traité dans mon article du 12 Juin 2013 « Nietzsche et les droits de l’homme », c’est pourquoi je m’abstiendrai de commenter tout ce que dit Jean-Pierre Faye à ce sujet.   Je ne peux que lui recommander la lecture de « Nietzsche le rebelle aristocratique » de Dominico Losurdo, paru cette année aux éditions Delga.

[1] Il faut rappeler que Nietzsche se prononce explicitement contre les droits humains et contre la démocratie. Il répète dans « l’Antéchrist » ce qu’il avait déjà dit en 1874 dans la troisième de ses « considérations inactuelles » : « Le poison de la doctrine des ‘droits égaux pour tous’ – c’est le christianisme qui l’a répandu le plus systématiquement. De tous les recoins les plus dissimulés des mauvais instincts, le christianisme déclare une guerre à outrance à tout sentiment de respect et de distance entre l’homme et l’homme, c’est-à-dire à la seule condition qui permette à la culture de s’élever et de s’épanouir. Du ressentiment des masses, il a su forger son arme principale contre nous, contre tout ce qu’il y a de noble, de joyeux, de magnanime sur terre…. »image8

 

Deleuze l’incompris !

image 1Ce n’est pas par provocation, ni pour faire l’original que je voudrais consacrer un article à ce que je ne comprends pas. Il ne s’agit que d’illustrer les difficultés du langage philosophique quand il use de métaphores, non pour dire que ce langage n’a pas de sens mais qu’il pose autant de questions qu’il parait en résoudre. J’invite quiconque comprend mieux que moi à m’éclairer sans ménager ses critiques. Voici donc un texte extrait de « différence et répétition » de Gilles Deleuze (page 305 dans l’édition PUF), texte à la lecture duquel je limiterai l’exercice.

« C’est la différence dans l’intensité, non la contrariété dans la qualité, qui constitue l’être « du » sensible. La contrariété qualitative n’est que la réflexion de l’intense, réflexion qui le trahit en l’expliquant dans l’étendue. C’est l’intensité, la différence dans l’intensité, qui constitue la limite propre de la sensibilité. Aussi a-t-elle le caractère paradoxal de cette limite : elle est l’insensible, ce qui ne peut être senti, parce ce qu’elle est toujours recouverte par une qualité qui l’aliène ou qui la « contrarie », distribuée dans une étendue qui la renverse et qui l’annule. Mais d’une autre manière, elle n’est que ce qui peut être senti, ce qui définit l’exercice transcendant de la sensibilité, puisqu’elle donne à sentir, et par là éveille la mémoire et force la pensée. Saisir l’intensité indépendamment de l’étendue ou avant la qualité dans lesquelles elle se développe, tel est l’objet d’une distorsion des sens. Une pédagogie des sens est tournée vers ce but, et fait partie intégrante du « transcendantalisme ». Des expériences pharmacodynamiques, ou des expériences physique comme celle du vertige, s’en approchent : elles nous révèlent cette différence en soi, cette profondeur en soi, intensité en soi au moment originel où elle n’est plus qualifiée ni étendue. Alors le caractère déchirant de l’intensité, si faible en soit le degré, lui restitue son vrai sens : non une anticipation de la perception, mais limite propre de la sensibilité du point de vue d’un exercice transcendant. »

J’en entends qui s’esclaffent : qu’y a-t-il donc de difficile là-dedans ? Ce texte est parfaitement clair. En voici le sens : les objets se donnent à l’expérience sensible en se laissant discriminer soit par la grandeur, soit par une autre qualité distinctive (« une contrariété qualitative »). La grandeur est ce qui permet de déterminer les objets comme des objets mathématiques, c’est-à-dire mesurables. Elle les rend comparables les uns aux autres et donc aussi opposables les uns aux autres. Les objets sont alors décrits dans un espace au point de vue de la qualité comme de la quantité et peuvent être ordonnés dans un espace et un temps.

Un objet saisi selon sa grandeur se présente comme donné directement à la sensibilité ; il est présent à la conscience, il s’impose à elle avec la force de l’évidence. Seulement, selon Deleuze, c’est son niveau d’intensité qui le fait émerger de l’indistinct pour le faire entrer dans le champ du sensible et dans la conscience. L’intensité est pour un Deleuzien une notion qu’on n’interroge pas. Voici qu’on peut lire à son sujet : « il s’agit certes d’une construction spéculative (l’intensité n’est d’une certaine façon qu’un fiat de la pensée), mais elle est structurée par cette dimension, propre, selon Deleuze aux concepts philosophiques, d’intégrer en son espace propre ses propres contradictions, sa propre instabilité, et de faire, de cela même qui obscurcit sa compréhension, le moteur de sa dynamique ». Ce qui est une façon élégante de dire qu’il n’y a ici rien à comprendre ! Nous essaierons tout de même de comprendre en revenant à la fin de cette étude sur cette question de l’intensité. Prenons la, pour l’instant, comme elle vient et poursuivons la lecture.

Ainsi, c’est l’intensité qui constitue l’origine du sensible. Pour qu’un objet puisse être saisi selon sa grandeur, il faut d’abord que son intensité lui ait fait franchir le seuil du sensible. Du point de vue de l’intensité, les objets ne se donnent pas à l’intuition (la sensibilité) selon des degrés objectivables et mesurables. Ils se détachent de l’indifférencié selon une gradation qui échappe à notre perception, qui est indéterminable. Au point de départ du sensible, il y a l’infiniment faible, l’imperceptible, qui en s’aiguisant, en se renforçant va constituer une intensité. C’est pourquoi Gilles Deleuze dit : « C’est la différence dans l’intensité, non pas la contrariété dans la qualité, qui constitue l’être « du » sensible ». En une seule formule est exprimé ce qu’est « l’être du sensible » et ce qu’il n’est pas.

Seulement rien n’est moins clair que cette expression « être du sensible ». Elle m’autorise à interrompre l’explication pour demander quelques éclaircissements : Le mot « être » est, en lui-même, ambigu ; il ouvre toujours à des difficultés considérables : c’est un substantif c’est-à-dire que c’est un verbe qui fait fonction de nom. Il exprime normalement l’état actuel ou le devenir de quelque chose mais pourtant il devient lui-même l’expression d’une chose dans son emploi comme substantif. Par son usage comme substantif, il réifie le fait d’être c’est-à-dire d’avoir une réalité. Or le seul fait de vouloir caractériser le sensible implique qu’on lui reconnaît une réalité. D’ailleurs comment ne pas accorder une réalité au sensible ? Le sensible est l’objet de la sensibilité. S’il y a sensibilité c’est qu’il y a du sensible. Voir c’est toujours voir quelque chose ou au moins être en puissance de voir quelque chose. De même entendre c’est toujours entendre quelque chose ou être en puissance d’entendre quelque chose. Il n’y aurait pas de sens à parler d’un sensible qui n’aurait pas de réalité. Alors pourquoi appliquer le substantif « être » à quelque chose comme le sensible ? On comprend qu’on puisse parler de « l’être de dieu » dans la mesure où dieu peut être ou ne pas être, qu’il est quelque chose dont l’existence n’est en rien assurée. Mais le sensible puisqu’il est la matière de notre sensibilité nous est toujours donné comme étant là, comme une réalité. Quand bien même on soutiendrait que cette réalité est construite par la sensibilité, il faut bien que cette construction use de matériaux. Si notre œil reconstruit l’objet vu à partir des rayons lumineux qui le frappent, il faut bien que quelque chose émette ou réfléchisse ces rayons qui se propagent et agissent selon des lois (des formes constantes) que la physique permet de comprendre. Cette chose qui émet ou réfléchit les rayons lumineux n’a rien de métaphysique, ce ne peut être qu’une chose physique. Les rayons lumineux nous disent nécessairement quelque chose de réel de ce dont ils proviennent, sinon toutes nos actions échoueraient, nous serions incapables de vivre. Et puis, faut-il rappeler que la sensibilité, la vie et la conscience ont émergés au cours de l’évolution qui a conduit de la matière inerte à la vie consciente. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu tout Darwin pour savoir que la réalité (le réel, la matière, la vie dans ses formes d’une complexité croissante) précède la sensibilité, que celle-ci n’est qu’une des formes de l’adaptation à la réalité (adaptation toujours imparfaite).

Sauf à opter pour le solipsisme, ce qui clôt toute discussion, il faut bien admettre l’existence d’un monde physique hors de la conscience et un objet matériel de la sensibilité ainsi qu’une capacité de la sensibilité à nous communiquer des informations généralement pertinentes. De la réalité, on peut certes douter comme le fait Descartes mais c’est un doute qui doit d’abord nier l’évidence de la chose et nier sa réalité au moment où il la reconnait. Pour douter de la réalité d’une vision et vérifier si elle n’est pas hallucinatoire, il faut la ressentir, il faut qu’elle s’impose. Cela suppose qu’elle ait une réalité. Il ne devrait donc y avoir aucun intérêt à parler d’être du sensible car à première vue, cela n’ajoute rien à sa réalité. Ou du moins l’intérêt n’apparaît que si on considère que du verbe « être » peuvent être tirés deux substantifs : étant et être. Ce ne peut pas être un degré de réalité qui sépare l’être de l’étant puisque comme substantifs du verbe être ils affirment l’un comme l’autre la réalité d’une chose. Le substantif « être » implique seulement plus de permanence que le substantif « étant ». A l’inverse, le substantif « étant » implique plus de présence que le substantif « être », plus de matérialité même. On peut être un « être de raison » mais jamais un « étant de raison ». Les étants sont en général localisés ontologiquement. Ils apparaissent, se transforment éventuellement en d’autres étants ou disparaissent. Un étant est une chose singulière et peut être distingué d’autres choses singulières par son nom. On peut le définir en le situant par rapport aux autres choses. Tandis qu’un être n’a pas de localisation, il persiste dans son être. Il a une essence c’est-à-dire une nature permanente et toujours fondamentalement la même ou au moins une forme accomplie vers laquelle il tend. Il a en lui une espèce de nécessité métaphysique qu’il réalise ou qu’il dévoile (dans ce domaine l’imagination métaphysique est sans borne). Quoi qu’il en soit, l’emploi du substantif « être » implique logiquement une approche essentialiste et par conséquent idéaliste puisqu’elle suppose de réduire une chose à une essence. On sait d’ailleurs qu’avec Hegel, le summum de la philosophie idéaliste et en même temps le summum de l’essentialisme.

image 2Pour que le sensible, qui est « étant » par excellence, qui n’est rien d’autre qu’étant, soit accompagné du substantif « être », il faut lui faire subir une opération déréalisation. Il faut le saisir, non pas sans sa réalité, mais dans ce qui permet de rendre compte de sa réalité. L’être du sensible c’est alors ce qui fait que le sensible émerge de l’insensible. C’est certainement ce que veut dire Gilles Deleuze quand il évoque « l’existence paradoxale d’un « quelque chose » qui, à la fois ne peut pas être senti (du point de vue de l’exercice empirique) et ne peut être que senti (du point de vue de l’exercice transcendant) ». Ce qui n’éclaircit pas du tout le mystère mais l’approfondit irrémédiablement puisque, pour comprendre ce qu’est l’être du sensible, il faut comprendre ce que peut bien être « l’exercice transcendant » de la sensibilité. (Le texte ne précise pas « de la sensibilité » mais on suppose que c’est de cela qu’il s’agit car on ne voit pas de quoi d’autre il pourrait s’agir). Comme nous sommes clairement dans un contexte Kantien, il faut comprendre qu’il s’agit d’un au-delà de l’expérience possible ou peut-être d’une condition de possibilité de l’expérience sensible qui en serait cependant constitutive. Il s’agit donc de parler d’un « quelque chose », d’un indéterminé donc, qui est trop ténu pour être accessible à la sensibilité mais dont la nature est pourtant telle qu’il est destiné à être senti. Il ne s’agit pas d’un « être de raison » c’est-à-dire d’une chose qui se donne à l’intellect et non aux sens puisque nous sommes dans l’ordre de la sensibilité. Il s’agit de quelque chose qui s’échappe quand on veut le saisir. Que peut bien être cet insaisissable ? Il y a évidemment une multitude de choses que nos sens ne perçoivent pas mais dont nous pouvons vérifier la présence par nos instruments. Notre œil ne les voit pas mais nous pouvons les voir au microscope par exemple ou par d’autres instruments plus puissants encore. Dans ce domaine, les limites reculent avec le progrès de sciences. S’il s’agissait de cela, Engels aurait eu parfaitement raison d’opposer à Kant les progrès de la chimie qui font disparaître le noumène c’est-à-dire ce qui avait été réputé inconnaissable.

S’il ne s’agit pas d’un noumène de la sensibilité, il ne peut s’agir que ce qui est au-delà de la limite de la sensibilité consciente, non du fait de sa finesse ou de son caractère ténu et évanescent, mais du fait que la sensibilité est toujours partielle, qu’elle laisse toujours hors d’elle, sur ses marges, un part de d’inaperçu. Cet inaperçu se reconstitue chaque fois que la sensibilité change d’objet. Il est donc bien constitutif du sensible, dans le sens où il le sensible ne peut pas être conçu sans qu’il y soit inclus. Encore que dire qu’il est au-delà des marges du sensible n’implique pas qu’on le localise. Il ne s’agit pas des détails d’une image qui échapperaient à la vision nette parce qu’ils se trouveraient trop éloignés du point sur lequel elle se focalise. Il ne peut pas s’agir non plus de ce qui reste trop imprécis dans l’image pour être clairement accessible à la vision. Deleuze ne reprend pas non plus, semble-t-il, l’idée que Marx a synthétisée dans sa 5ème thèse sur Feuerbach : idée selon laquelle l’expérience sensible immédiate est partielle et, par cela même, abstraite. Ce qui s’oppose à la conception de la philosophie empiriste qui considère au contraire que le donné immédiat, l’intuition sensible, a un caractère concret opposé à la pensée conceptuelle qui serait abstraite par nature. La question soulevée par Deleuze se situe apparemment avant que ce type de problème d’interprétation de l’intuition sensible puisse se poser. On comprend qu’il parle de ce qui permet à l’image de devenir une image (un objet de la sensibilité visuelle) et donc de se détacher d’une profondeur indéterminée. Il s’agit de ce vers quoi la pensée se dirige dans le pressentiment. Ce que précisément il appelle une intensité.

Voilà donc, semble-t-il, l’étrange objet philosophique dont Deleuze voudrait donner le concept, qu’il voudrait rendre intelligible, et qu’il commence en conséquence par situer selon ce qu’il est et ce qu’il n’est pas.

L’être du sensible n’est pas constitué par « la contrariété dans la qualité ». Pourtant, Deleuze vient tout juste de le dire : « le sensible-contraire ou la contrariété dans la qualité peuvent constituer l’être sensible par excellence ». Cette dernière idée est assez simple : le sensible est la capacité pour un objet d’être perçu par l’intermédiaire de la sensation. Les choses sensibles ne cessent de changer, elles passent d’un état à l’autre ou l’une fait suite dans la sensation à une autre qui était dans un état différent, voire contraire ; or, c’est précisément parce que les choses sont différentes ou qu’elles changent qu’on les perçoit. On est d’autant plus sensible au froid quand il suit le chaud etc. Ici, on pourrait multiplier les exemples à l’infini. La différence de qualité et plus encore le fait d’avoir des qualités contraires constitue la matière de la sensation. Mais puisque notre objet n’est pas le sensible mais ce qui lui est antérieur, ce que Deleuze appelle l’être « du » sensible, cette contrariété n’a pas de matière pour s’exprimer. Être chaud ou froid, c’est être donné à la sensibilité et même à une forme particulière de la sensibilité qui est celle de l’épiderme.

Là où l’idée devient étrange et semble même sombrer dans une métaphysique un peu nébuleuse, c’est quand on lit : « la contrariété qualitative n’est que la réflexion de l’intense, réflexion qui le trahit en l’expliquant dans l’étendue ». Il faut supposer que les verbes « trahir » et « expliquer » sont utilisés métaphoriquement. Il y a donc quelque chose qui se fait connaître, qui devient accessible à la conscience et qui devient donc évaluable selon une échelle soit purement intuitive soit même objectivable. Le plus froid ou le plus chaud, par exemple, se manifestent par le gel ou le dégel. Mais de quoi le plus froid et le plus chaud pourraient-ils être eux-mêmes la manifestation ? Il faut considérer qu’en dessous, ou qu’au-delà de la différence perçue, il y a une différence plus profonde, une différence première et intensive. Si on reprend l’exemple du froid et du chaud, il ne peut s’agir de l’agitation des atomes. Le chaud ou le froid sont bien la perception que nous avons de l’agitation des atomes d’un corps et de la transmission de cette agitation à notre épiderme, mais cette agitation n’est ni en dessous, ni au-delà de quoi que ce soit.

Deleuze semble penser qu’une perception est subjective, qu’elle est un acte du sujet. Mais une perception est toujours objective. Elle est ce qu’elle est : rien de plus ni rien de moins (quand bien même elle serait hallucinatoire). On ressent le chaud quand l’agitation atomique nous est transmise ou pour tout autre raison, peu importe. A quelque niveau qu’on saisisse la réalité et par quelque médiation que ce soit, ce qui est donné est ce qui est donné et n’est rien de plus ou de moins. Le problème est certes de déterminer par quoi le donné est donné. A cela il ne devrait y avoir qu’une réponse naturelle. La température enregistrée par le thermomètre est là, l’agitation du milieu ambiant est là. Si ce n’est pas elle qui est à l’origine de la sensation de chaud ou de froid, c’est que c’est quelque chose d’autre : la fièvre, l’angoisse etc. peu importe ici. Aucune de ces réalités n’annule l’autre. C’est leur cumul qui forme la perception. Ainsi, on peut dire que la perception que nous avons des choses est conditionnée par notre culture, le développement de notre civilisation et plus particulièrement celui des sciences. Il n’y a pas, de ce point de vue, de perception en soi, ou d’état naturel de la perception.

Il s’agit donc certainement d’autre chose. Ce qui ramène à une origine métaphysique du sensible, à une sorte de condition transcendantale du sensible et donc à ce qui est considéré par Deleuze comme constitutif de l’être du sensible : « la différence dans l’intensité ».

Deleuze reconnaît lui-même le caractère paradoxal de cette idée. Et on ne peut effectivement rien en dire de plus. Il écrit : l’intensité « a le caractère paradoxal de cette limite [de la sensibilité] ». Ce n’est pas tant qu’il y ait une limite à la sensibilité qui parait paradoxal car on ne voit pas bien en quoi c’est paradoxal. C’est d’abord un fait d’expérience. Et, à la réflexion, on peut dire qu’il est heureux qu’il en soit ainsi, sinon nous serions perpétuellement envahis d’une multitude d’expériences et submergés par elles. La limite de l’expérience est ici physique. Par exemple, notre vue est faite pour la lumière du soleil. Nous ne percevons qu’une faible partie du spectre électromagnétique tandis que certains animaux voient dans l’infrarouge ou perçoivent l’ultra-violet. Nous avons un certain type d’adaptation à un milieu que nous considérons comme notre milieu naturel. Notre particularité, et cela nous ramène à l’idée que notre perception est historiquement construite, c’est que nous pouvons, par l’intermédiaire d’appareils, percevoir et même mesurer les infrarouges et les ultras violets. La façon dont Deleuze explicite son paradoxe est elle-même paradoxale puisqu’il s’agit de dire ce qu’est l’intensité et que le développement qui suit n’est rien d’autre que la reprise de ce qui était dit au sujet de ce qu’a de paradoxal « l’être du sensible ». C’est une nouvelle fois « ce qui ne peut pas être senti » et « ce qui ne peut être que senti ».

Pour que cela ait un sens, il faut donc encore une fois que la limite dont il est question soit autre chose qu’une limite naturelle. Il faut, pour que le paradoxe soit un véritable paradoxe, qu’il soit autre chose qu’une simple difficulté naturelle. Il faut que ce soit un paradoxe ontologique : celui de l’univocité de l’être, de l’unité de l’infinie diversité des êtres. Ce qui est donné à nos sens, comme à notre intelligence, c’est un monde. Dans ce monde, nous découpons des unités, mais dans ces unités nous pouvons découper d’autres parties et ainsi au-delà du perceptible et même de l’intelligible. Ce paradoxe fascinait déjà Anaxagore. Ainsi un fragment attribué à saint Grégoire de Nazianze dit : « Anaxagore, découvrant l’antique théorie que rien ne nait du néant, décida d’abolir le concept de création et introduisit à la place celui de discrimination ; il n’hésitait pas à dire, en effet, que toutes les choses sont mêlées aux autres et que la discrimination produit leur croissance ? » … « Car comment se pourrait-il, affirme-t-il que le cheveu fût engendré à partir du non-cheveu et la chair à partir de la non-chair ? ». Pour Anaxagore, il s’agissait de refuser à la fois l’idée que les choses puissent naître de rien et qu’elles puissent consister en un mélange d’éléments qui leur seraient étrangers comme les quatre éléments (le feu, l’air, l’eau et la terre). Pour Anaxagore, les choses se différenciaient à partir de quelque chose que l’expérience échouait à saisir mais que la pensée pouvait atteindre, en s’appuyant fermement sur une expérimentation minutieuse (mais archaïque) et en veillant à ne pas errer.

Deleuze opère donc, semble-t-il, une espèce de retour à Anaxagore. Il partage d’ailleurs avec lui l’idée que rapporte Théophraste selon laquelle « les sensations sont engendrées par les contraires ». Mais, là où Anaxagore dit « discrimination », il dit « intensité ». Le passage peut être compris comme celui d’une technologie à une autre. Anaxagore était un expérimentateur obstiné qui essayait de découper les choses en parties toujours plus petites, mais il ne disposait que d’un couteau. La science moderne décompose la matière en précipitant les noyaux d’atomes les uns contre les autres à de très grandes vitesses. Avec la première technologie, on discrimine et on trouve d’infimes parties toujours les mêmes, tandis qu’avec la technologie moderne, on fait apparaître des objets quantiques extrêmement divers mais tous dotés d’énergie. On arrive même à une équivalence entre la matière et l’énergie ou à l’idée que l’énergie est la forme primordiale de la nature et donc à l’idée d’une unité de la nature. Or, l’intensité est la propriété unique de l’énergie. Le passage du mot « discrimination » à celui « d’intensité » parait donc être celui d’un mode de représentation des choses à un autre. La différence est que la discrimination est une opération qui suppose implicitement l’idée d’un facteur ou d’un agent discriminant, tandis que l’intensité est la propriété d’une chose. Elle suppose implicitement une force ou une énergie immanente aux choses.

On voit donc bien d’où vient le mot « intensité » mais ce qui ne se comprend pas d’emblée, c’est son passage dans la métaphysique. L’unité de la nature comme énergie, n’est pas « l’univocité du l’être » et les énergies libérées par la fusion des noyaux atomiques n’ont rien de métaphysique. Deleuze propose alors une deuxième qualité de l’intensité : elle « éveille la mémoire et force la pensée ». On ne voit pas bien ce qui à la fois n’est pas senti et agit sur la mémoire et la pensée. Il peut s’agir évidemment de quelque chose d’aussi difficile à exprimer donc à sentir consciemment qu’une atmosphère, une ambiance ou quelque chose de cet ordre. Mais tout cela n’a rien de métaphysique et est très lié à la culture, l’éducation esthétique et les dispositions naturelles de chacun. Nous avons tous eu une enfance mais nous ne sommes pas tous Proust !
image 3Il pourrait bien s’agir de cela puisque Deleuze écrit : « une pédagogie des sens est tournée vers ce but, et fait partie intégrante du « transcendantalisme » ». L’idée semble être que éducation esthétique permet d’accéder à un au-delà du profane, du familier, de ce qui est donné à tout le monde. C’est sans aucun doute vrai, mais cela n’exige pas de renverser la métaphysique. Ce qui est donné dans l’éducation esthétique n’est pas immanent au monde mais plutôt produit par la culture. Deleuze veut manifestement échapper à cette interprétation puisqu’il évoque « des expériences pharmacodynamiques, ou des expériences physiques comme celle du vertige ». Mais il ajoute qu’elles « s’en approchent ». Mais dans ce type d’expérience, on sait bien que c’est l’équilibre mental qui est perturbé et que rien n’est dit du réel. Là où l’un est paralysé par le vertige, l’autre évolue sans le moindre trouble. Le principal effet de ces exemples, est donc qu’ils écartent l’idée d’un effet de culture pour se rapprocher plus d’un effet produit par quelque chose de matériel. On est donc obligé d’écarter « l’aura » chère à Benjamin car elle parait trop peu matérielle : « Qu’est au juste que l’aura ? Une trame singulière d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». On trouve dans cette définition le même type de paradoxe du non donné/donné. Cette fois sous la forme du lointain/proche. Ce qui suit chez Benjamin retombe platement dans la question de la sensibilité à une ambiance : « Un jour d’été, en plein midi, suivre du regard la ligne d’une chaîne de montagnes à l’horizon ou d’une branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur manifestation – c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche ». Rien de transcendant là-dedans, rien de métaphysique, ou alors il faut dire que Lucrèce était métaphysicien ! Ce qui compte dans l’aura, c’est moins le type d’expérience à laquelle elle veut donner un nom (ce type d’expérience est donné à tout le monde) que la revendication de culture que son usage manifeste.

image 4On voit que Deleuze essaie d’échapper aux interprétations déjà visitées de ce qu’il évoque. Il veut tirer cela du côté d’une ontologie c’est-à-dire qu’il veut réifier l’objet d’expériences esthétiques assez courantes. L’effet de réification est obtenu par l’usage d’expression comme « différence en soi » ou « profondeur en soi ». Il est assez difficile de comprendre en quoi une expérience comme celle du vertige peut permettre d’accéder à ce que peut être la « profondeur en soi ». Dans ses formes extrêmes, c’est sans aucun doute une expérience limite où la conscience et la maîtrise de soi sont abolies. Dans la mesure où ce type d’expérience fait sortir l’esprit de sa stabilité ordinaire, on peut dire qu’elle est le contraire d’une expérience « pour nous ». « L’en soi » est bien généralement conçu comme l’inverse du « pour nous », seulement il se comprend comme désignant ce qui est indépendamment de la connaissance sensible et conforme à l’entendement pur. Outre que son emploi suppose généralement qu’on adopte la notion de quelque chose comme un « entendement pur », ce qui implique qu’on ne soit pas dans le domaine du sensible. Or, dans ce qu’évoque Deleuze, nous sommes précisément dans le sensible. Il y a donc une très grande difficulté à savoir où on se situe puisque nous venons de voir que nous sommes ni dans le culturel (mais plutôt du côté du matériel), ni vraiment dans l’expérience vitale ; que nous sommes dans le sensible sans y être vraiment.

La difficulté se referme sur elle-même quand Deleuze écrit que le « vrai sens » de l’intensité est : « non pas anticipation de la perception, mais limite propre de la sensibilité du point de vue d’un exercice transcendant ». Cet « exercice transcendant de la sensibilité » est ce à quoi renvoyait déjà l’idée « d’être du sensible ». Nous avions estimé que cette notion ne faisait qu’épaissir le mystère de cet être. Son retour pour finir dans la tentative d’éclaircissement de cette notion la laisse donc dans son obscurité. Il m’enfonce irrémédiablement dans mon incompréhension !

Le mode de pensée Deleuzien

image 1Si l’on quitte l’antiquité grecque et que l’on saute les siècles pour arriver à l’époque contemporaine, on voit que la question de Gorgias au sujet de l’apparence et de la vérité reste posée et qu’elle est plus que jamais embrouillée. La difficulté d’atteindre le vrai (l’essence des choses au-delà de l’apparence) est le lieu de toutes les tentatives de jeter le soupçon sur l’idée même de vrai. Ainsi en est-il avec Gilles Deleuze. Le cadre d’un article obligeant limiter le propos nous examinerons cela à partir de quelques citations extraites d’un ouvrage de ce philosophe. Nous ferons jouer toutes les analogies qui semblent pertinentes pour faire apparaitre le mode de pensée Deleuzien : la pensée nomade. Et le problème que pose cette pensée : celui de la confiance et de la falsification.

Lisons l’ouvrage sur le cinéma Image-Temps. L’éloge que fait Deleuze du cinéma nouvelle vague dans ce livre culmine avec une observation qui sera notre point de départ : « la narration n’est plus une narration véridique qui s’enchaîne avec des descriptions réelles (sensori-motrices) »….. « la narration devient temporelle et falsifiante ». Nous extrayons cette réflexion car elle a ceci de remarquable qu’elle est amenée de telle façon qu’elle ne vaut pas seulement pour quelques films à la recherche de nouveaux procédés narratifs mais qu’elle se présente comme fondée sur une considération métaphysique selon laquelle « contrairement à ce que croyait Leibniz, tous ces mondes appartiennent au même univers et constituent les modifications de la même histoire ». Les mondes dont il est question sont ceux qu’explore le scénario mais aussi bien, indissolublement, le monde réel. L’idée semble être que les événements qui constituent le monde, ceux que nous constatons et que nous subissons, ne viennent pas comme ce qui résulterait de l’élimination de mille autres éventualités avortées mais qu’ils contiennent toutes ces potentialités à un certain degré et selon certaines modalités dont on a peine, à vrai dire, à comprendre la nature. La vision semble être celle d’un monde où grouillent mille choses laissées dans l’ombre, où la clarté de l’évidence n’est que myopie. Dans ce monde la poursuite de la vérité est toujours en risque d’occulter, de paralyser, des puissances de vie : les puissances du faux. Vrai et vie s’opposeraient, seraient toujours en risque de se contrecarrer, selon la conception nietzschéenne reprise par Deleuze : « L’homme véridique […] ne veut rien d’autre que juger la vie, il érige une valeur supérieure, le bien, au nom de laquelle il pourra juger, il a soif de juger, il voit dans la vie un mal, une faute à expier ». Pour être plus clair encore, Deleuze ajoute : « Il n’y a pas de valeur supérieure à la vie, la vie n’a pas à être jugée, ni justifiée, elle est innocente, elle a « l’innocence du devenir », par-delà le bien et le mal ».

Tout cela semble pour le moins problématique ! Car comment comprendre qu’on puisse penser s’être plus approché d’une compréhension des événements quand on a renoncé à cette discipline qui oblige à les décrire tels qu’ils apparaissent (en faisant des descriptions « réelles »). Que peut-on bien dire qui vaille d’une suite de faits dont on aurait renoncé à respecter les enchainements naturels et la logique. Raconter une histoire comme une suite « d’après et après » à la manière des petits enfants en y mêlant inventions et erreurs, est-ce vraiment ne pas juger ? Introduire des césures, des blancs, dans un récit pour en bouleverser la cohérence, est-ce encore raconter ? Se mouvoir dans le temps en mêlant passé, présent et futur, est-ce encore légitime dès lors qu’on quitte ce qu’autorise le divertissement cinématographique pour aborder le réel. Y a-t-il seulement un sens à écrire : « La mémoire n’est pas en nous, c’est nous qui nous mouvons dans une mémoire-Etre, dans une mémoire monde ». Est-ce que Deleuze n’est pas à ce moment en train de postuler une pensée sans cerveau ? Tout cela permet-il vraiment d’aborder le monde de plus près ? Il semble que ce soit, au contraire, vouloir échapper à la rudesse, à la crudité, des choses. Celui qui fait d’un événement une narration « temporelle et falsifiante », peut-il encore affirmer sa confiance dans le monde ? Avoir confiance, n’est-ce pas regarder en face, laisser venir, accepter les choses telles qu’elles sont sans rien en éviter, sans rien « falsifier » ?

Il y a clairement une tension entre le thème Deleuzien de la confiance et son éloge ou sa défense de la falsification, entre le renoncement à décrire ce qui est comme il est et la confiance dans les possibilités de vie. Si la vie n’a pas à être jugée, pourquoi la falsifier ? Celui qui falsifie ne se dérobe-t-il pas devant le vrai ? Bien-sûr, on pourrait soutenir que la métaphysique Deleuzienne concilie tout cela puisqu’elle fait subsister le potentiel dans le réel et le passé ou le futur dans le présent. Mais d’où vient cette métaphysique ? Est-elle autre chose qu’une construction ad hoc, une suite d’affirmations qui se passent de toute justification ? Cette métaphysique est elle-même problématique.

Quoi qu’il en soit, tout cela peut paraitre bien futile. Une inconséquence ou une difficulté non résolue dans une construction intellectuelle n’ont qu’une importance relative. Il pourrait en aller cependant autrement, si on considère l’histoire comme une narration et même comme la forme la plus achevée de la narration. On peut certes admettre que l’histoire « officielle », dont le modèle est donné par « roman national », constitue une forme falsifiée de l’histoire. Mais cela autorise-t-il à dire que l’histoire en elle-même, l’histoire qui se voudrait scientifique, ne sera toujours qu’une « narration temporelle et falsifiante » ? Ce n’est tout de même pas parce que dominent des formes idéologiques de l’histoire, et que les historiens échouent toujours plus ou moins à construire une histoire complètement scientifique et véridique qui s’appuierait sur l’analyse critique de ses sources, qu’il faudrait renoncer à cet idéal. L’éloge de la narration falsifiante ne légitime-t-il pas ce renoncement. N’implique-t-il pas un renoncement qui est le contraire de la confiance ? Cet éloge et le renoncement qu’il cache ne fonctionnent-ils pas comme un procédé retord pour masquer une démission devant l’exigence de vérité ou même comme un parti pris idéologique pour la fausseté, comme une espèce de revendication du droit à falsifier.

Ce n’est pas chez Deleuze que ce problème est posé. On le trouve chez Jacques Rancière mais comment ne pas faire le rapprochement. Ainsi dans l’ouvrage destiné à un vaste public paru récemment sous le titre « la méthode de l’égalité » (Bayard Editions, 2012), Rancière dit (page 219) : «J’ai toujours récusé l’explication par le social au sens de l’explication par la base, par ce qui est en dessous, ce penser étagé où les changements dans la société vont expliquer les changements dans la politique, dans l’idéologie ». En clair, on comprend qu’il considère comme dénué d’intérêt toute explication des événements politiques, des évolutions historiques, sociales ou intellectuelles, fondée sur une logique matérialiste, sur une conception causaliste de l’histoire. Cette « récusation » peut paraitre quelque peu cavalière. Il est intéressant de voir comment elle a été introduite en remontant dans la lecture du livre. Nous voyons que Rancière ne s’intéresse pas aux événements pour eux-mêmes mais plutôt à la question du « sujet politique ». Car : « un conflit social n’est ou n’est pas le lieu d’une émergence d’un sujet politique ». L’apparition du sujet politique se repère quand une lutte inclut une dimension d’imagination. Ce fait joue à plein dans les luttes secondaires qui sont menées par d’autres types d’organisation que les grandes organisations syndicales ou politiques institutionnalisées (celles que voient les politologues et les historiens). Seulement, pour soutenir cela, et distribuer à son goût le label « sujet politique », Jacques Rancière a un peu besoin de revoir ce qu’on appelle « politique ». Comme il ne peut pas récuser le fait de la « politique », il remplace le mot par un autre. Il écrit dans « la mésentente » : « On appelle généralement du nom de politique l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions et les systèmes de légitimation de cette distribution. Je propose de donner un autre nom à cette distribution et au système de légitimation. Je propose de l’appeler police ». Il donne donc une définition tout à fait valable de ce qu’est la politique mais lui change simplement son nom : elle devient la police écrite en italique pour éviter toute confusion.

Ainsi débarrassée de ses principaux acteurs, la politique devient l’affaire de collectifs et autres groupes informels. Le lieu de leur activité n’est plus l’histoire, telle que la conçoivent et veulent l’écrire les historiens, mais une suite de « scènes ». C’est cette idée de « scènes » qui nous autorise à rattacher cette construction théorique à la notion Deleuzienne de « narration temporelle et falsifiante ». Car qu’est-ce qu’une scène ? La réponse se trouve page 124 : « La scène est une entité théorique propre à ce que j’appelle une méthode de l’égalité parce qu’elle détruit en même temps les hiérarchies entre les niveaux de réalité et de discours et les méthodes habituelles pour juger le caractère significatif des phénomènes ». En clair la scène ignore délibérément le lien causal. Car la première « hiérarchie entre les niveaux de réalité » est évidemment celle qui distingue cause et effet. Ceci est d’ailleurs explicitement dit dans la présentation de la « méthode de l’égalité » puisqu’il est dit que cette méthode est : « à l’inverse de la méthode qui se donne d’abord un ensemble de déterminations générales qui fonctionnent comme causes et en illustre les effets ».

La scène met donc le secondaire, le contingent, au même niveau que ce qui est déterminant et déterminé. La scène se refuse à prendre en compte le « caractère significatif des phénomènes » ou du moins les critères par lesquels on distingue habituellement ce qui important de ce qui est insignifiant. Elle accorde autant d’importance à un fait anecdotique qu’à un fait déterminant. Substituer une suite de scènes à l’histoire c’est bien renoncer à une « narration véridique qui s’enchaîne avec des descriptions réelles ». C’est clairement falsifier la narration et la suite des temps (l’enchainement causal) pour mettre en scène le « sujet politique », c’est mettre au premier plan ce qui s’est agité en coulisse, c’est faire de l’actif un inactif et de l’inactif un actif.

image 3On comprend maintenant que, vue sous cet angle, avec cet éclairage, la question de la narration falsifiante revêt un véritable enjeu. Par ce biais, le discours Deleuzien pourrait se permettre jouer sur deux niveaux. Le premier et le seul qui se donne à voir serait celui de l’esthétique du cinéma et du roman. Le second serait implicite. Il serait à la fois présent et caché selon la logique de la métaphysique Deleuzienne. Ce plan serait celui de l’histoire. Alors, si ce qui est dit sur un plan vaut pour l’autre ; où est le sujet de l’énonciation ? N’est-il pas sur les deux plans du discours ? N’apparait-il pas sur le premier plan, celui de l’esthétique du cinéma et du roman, pour mieux agir sur un plan immanent au premier, qui serait celui de l’histoire ? Introduire ce soupçon, ce n’est pas faire un mauvais procès à Deleuze ; n’est-ce pas entrer dans sa logique et lui appliquer son éloge de la confusion pour en déployer tous les enjeux ?

Pour débrouiller ce maquis, peut-être faut-il revenir à la présentation pédagogique de la « puissance du faux » que faisait Deleuze lui-même dans ses cours. Ce détour a pour but de bien fixer le sens qui est donné à chaque mot et d’abord à ceux de vrai et de faux.

Pour Deleuze, le faux c’est la confusion du réel et de l’imaginaire ou, sur le plan philosophique, c’est la confusion de l’essence et de l’apparence. Le vrai, à l’inverse, c’est la distinction du réel et de l’imaginaire ou de l’essence et de l’apparence. Le vrai et le faux ne sont donc pas deux valeurs opposées dont l’une serait positive et l’autre négative. Ce sont deux régimes de l’image ou du discours. Pour que le faux soit une valeur, la confusion du réel et de l’imaginaire doit se produire dans l’image. L’image a deux pôles : un pôle représentatif, par lequel elle signifie ou désigne quelque chose, et un pôle modificatif par lequel elle agit sur celui qui l’observe. Elle modifie l’âme ou le corps de celui qui la voit. Faire une erreur c’est confondre ces deux pôles. On fait une erreur quand on confond les deux pôles de l’image : quand on confond le réel et l’imaginaire là où ils sont distincts ; l’erreur c’est la confusion dans la tête de celui qui voit. La confusion du réel et de l’imaginaire dans l’image n’est pas une erreur, mais au contraire une puissance : la puissance du faux.

Dans certains cas, il y a une indiscernabilité du réel et de l’imaginaire. C’est autre chose qu’une confusion du réel de l’imaginaire. L’indistinction est produite par ce que Deleuze appelle un effet de circuit. Le réel et l’imaginaire se suivent, se poursuivent, comme dans un circuit de telle sorte qu’on ne sait plus qui poursuit l’autre ou qui précède l’autre. Cela ne se produit que dans un certain type d’images que Deleuze appelle des images cristallines.

L’adjectif « cristalline » peut s’appliquer aussi à une description. Quand elle est « cristalline », la description se substitue à son objet. Elle détruit son objet à mesure qu’elle le décrit. Elle gomme son objet. En même temps, elle crée son objet par sa puissance de description. Dans une description cristalline, réel et imaginaire se suivent et, par effet de circuit, se confondent. Ce processus est potentiellement infini et la description n’est jamais achevée, elle est toujours en train de se faire et de se défaire. Au cours de ce processus, deux effets peuvent se produire : la capture ou la libération. Dans la capture, un personnage supposé réel va tout à coup devenir imaginaire. Dans la libération, quelque chose d’imaginaire va sortir et prendre position de réalité. Se crée ainsi une confusion inhérente à l’image même. Mais ne devrait-on pas dire plutôt que cette confusion est inhérente à la « scène ». Ce mot serait à la fois plus adapté au vocabulaire qu’on emploie pour raconter un film. Il aurait aussi l’avantage de coïncider avec celui de Rancière et rapprocher les deux pensées.

Selon Deleuze, « le faussaire » est celui qui constitue les formations cristallines. Dans le cinéma, c’est le personnage du faussaire lui-même mais cela peut être aussi le personnage du télépathe etc. En philosophie, le faussaire, c’est le sophiste. Il passe de l’Idée à la copie, de la copie à la fausse copie (au fantasme) en un discours qui mêle le vrai et le contrefait, un discours où véridique et falsifié deviennent indiscernables. Enfin, et surtout, le faussaire c’est toujours l’auteur lui-même dès lors qu’il construit des images cristallines. En tant qu’il est auteur faussaire, l’auteur doit se mettre lui-même dans l’image cristalline.

Tout cela peut paraitre bien obscur et semble nous éloigner de notre sujet. Nous y sommes cependant ramenés par la distinction de la narration organique et de la narration falsifiante.

Une narration organique est une narration véridique. C’est celle où les instances du réel et de l’imaginaire sont discernables. Elle prétend au vrai non seulement parce qu’elle distingue le réel de l’imaginaire mais parce qu’elle accepte que le réel soit ce qui est hors de la conscience, ce qui est indépendant de la conscience. Ainsi, la narration organique contient des descriptions organiques. L’exemple en est donné par les descriptions de Balzac. Il importe peu de savoir si Balzac décrit une chose existante ou non. Ce qui importe c’est qu’il la donne comme réelle, comme extérieure à sa conscience. Décrire une chose imaginaire comme une chose donnée, c’est encore faire une description organique.

A l’inverse, dans la narration falsifiante, la description est cristalline. Il y a alors indiscernabilité du réel et de l’imaginaire, du physique et du mental. L’indiscernabilité se vérifie par la grammaire : Il y a discernabilité du vrai et du faux tant qu’un rapport énonçable existe entre le sujet d’énonciation et le sujet énoncé. On sait qui parle et de quoi il parle. Il y a indiscernabilité, quand le sujet qui parle et le sujet de l’énoncé sont indécidables. On ne sait pas qui parle ni de quoi l’on parle. Il n’y a plus un extérieur et un intérieur du discours. Tout est dans le discours, dans ses ruptures et ses relances, dans ses variations, ses tonalités et ses perspectives. Le discours véridique se tient le plus souvent du point de vue d’une perspective englobante. Il peut aussi se tenir selon une perspective choisie. Mais, dans l’un et l’autre cas, cette perspective est toujours extérieure à l’objet. Dans la description cristalline, au contraire, la perspective est interne à l’objet comme elle l’était toujours dans une œuvre d’art (un tableau par exemple). La perspective interne à l’objet, caractéristique de la description cristalline, modifie l’objet. Elle est indiscernable de l’objet.

Deleuze tire tout cela de l’analyse de quelques films et de quelques romans. Ses références sont Orson Welles, Alain Robbe-Grillet, Resnais, Melville etc. Si on s’en tenait à ces exemples, il faudrait dire que la narration falsifiante n’est rien d’autre qu’un divertissement. Elle soulage la conscience du poids du réel. Elle libère du poids de la contrainte de réalité, le temps d’une séance de cinéma ou de la lecture d’un roman. Seulement, s’en tenir là conduirait à occulter tout le fondement métaphysique sur lequel ces analyses s’appuient, fondement qui se révèle dans les analogies qui leur sont sous-jacentes.

image 4Nous avons parlé d’images puisque Deleuze parlait d’images. Mais, effectivement, comment ignorer les analogies qui se voient entre image organique et image cristalline d’un côté et espace strié et espace lisse d’un autre côté. Cette analogie ramène au plan historico-politique dont nous avions soupçonné la présence en filigrane. Le modèle de ces deux espaces est d’abord donné par le paysage. L’espace lisse est alors celui qui ne connait pas les clôtures, c’est l’espace ouvert dans lequel la circulation n’est pas codifiée. A l’inverse, l’espace strié est un espace organisé comme l’est tout espace voué à l’agriculture. Il est hiérarchisé et mesuré. Le déplacement dans cet espace se fait d’un point à un autre (d’une ville à l’autre), alors que dans l’espace lisse la circulation trace des lignes. L’espace lisse est homogène, l’espace strié est hétérogène.

Cependant, pour Deleuze, ces notions d’espaces lisses et d’espaces striés ne sont pas seulement descriptives. Elles ont valeur de concept c’est-à-dire qu’elles permettent d’organiser la pensée selon des schémas nouveaux qui ouvrent à une nouvelle compréhension du monde. Elles autorisent à la fois une nouvelle lecture de l’histoire humaine et une compréhension nouvelle des formes artistiques. Cette lecture permet d’affirmer que l’espace lisse est premier et que l’espace strié apparait toujours comme une dégradation, comme une formation réactive. Il y a, par conséquent, ici implicitement affirmée l’idée d’une valeur supérieure du lisse sur le strié. La valeur du lisse se fonde sur l’idée d’une puissance du lisse. Comment ne pas voir que l’idée d’une puissance du faux fait écho à cette puissance du lisse ? On voit bien aussi que l’image organique a toutes les caractéristiques de l’espace strié et qu’elle en a aussi, dans l’esprit de Deleuze, toutes les limites. Elle dompte la créativité, la dirige et la contraint dans des bornes, comme la pensée est disciplinée au cours de l’histoire de la philosophie par la distinction claire des catégories qui font à la fois la force et la limite des modes de pensée d’Aristote et de Descartes.

On retrouve, dans le contexte des notions d’espaces lisses et d’espaces striés, l’essentiel du vocabulaire qui accompagne l’idée d’images cristallines et d’images organiques. Ainsi, le mot de « capture » et de son envers, celui de « libération ». Dans les deux cas, la capture fait passer un objet d’un statut à un autre, c’est une appropriation d’un domaine par un autre : du réel par l’imaginaire ou de l’espace indéterminé par une force qui se l’approprie. En matière politique la capture sera le fait d’une puissance organisée. Dans le domaine de la philosophie, la dialectique est une méthode de classification et de distribution des étants qui procède par capture.

Il s’établit ainsi, dans ces analogies qui ne sont jamais explorées comme telles, un va et vient, une contamination réciproque du domaine du réel et du domaine de la pensée. Les notions de lisse et de strié sont déplacées de la question de la lecture de l’espace à celui de la pensée. L’espace lisse se distribue selon ce que Deleuze appelle des « intensités », ce qui suggère l’idée de différences de degrés qui font apparaitre des lieux significatifs. De la même façon, dans le domaine de la pensée, apparaissent des problèmes qui sont liés à des tensions sporadiques dans ce que Deleuze appelle la vie. Cette notion de vie semble recouvrir tout ce qui connait des variations, des accélérations, et ce qui est désigné comme des « coups de dés ». Ainsi, selon Deleuze, en philosophie, c’est un « coup de dés » qui préside à la détermination des problèmes. On retrouve ici l’espèce d’arbitraire qui parait présider à l’orientation de la description cristalline.

Ce qui apparait dans toutes ces analogies, dans ces répétitions des mêmes schémas mentaux d’un domaine à l’autre, c’est une espèce d’identité de la pensée et de ce qui est pensé, ou, dans le vocabulaire Deleuzien : une identité de la pensée et de la vie. Et c’est par là qu’apparait le problème de la confiance et qu’il prend forme : il apparait indissolublement lié à tout ce qui s’associe à la vie : espace, description, narration. Se pose alors une question qu’on pourrait essayer de caractériser comme celle de la confiance dans la manière qu’a la pensée de s’emparer de la vie.

image 2Cela se bâtit sur une nouvelle analogie : celle de la pensée nomade et celle de la narration temporelle et falsifiante. La pensée nomade peut être dite par essence une pensée falsifiante puisqu’elle s’extraie des règles de l’argumentation. Elle renonce à la rigueur et fait l’économie des règles d’examen, c’est-à-dire en clair de la distinction du réel et de l’imaginaire. L’imaginaire étant ici ce qui est construit par la pensée elle-même, c’est sa création. La pensée nomade ignore aussi le lien causal, comme le faisait la scène chez Rancière. Ainsi, selon Deleuze, la pensée nomade extraie d’un agencement matériel des agencements nouveaux qui sont sa création. Rancière ne niait pas, à proprement parler, qu’il puisse y avoir un rôle conducteur des forces matérielles dans l’évolution des événements historiques, dans la politique tout comme dans la pensée : il récusait cette explication. En clair il l’ignorait délibérément et renonçait arbitrairement à la prendre en considération pour faire valoir une autre logique, un autre agencement des faits et des acteurs. De la même manière, on voit que Deleuze, sous la forme de l’extraction de la pensée d’un « agencement matériel », récuse la perspective sous laquelle le réel se présente, qu’il récuse la causalité qui lui est inhérente, au profit de déterminations construites par la pensée. Il ne parait pas exagéré de dire, qu’en revendiquant une pensée nomade, il s’autorise à « falsifier » son discours, à gommer la description pour la réinventer (comme dans la description cristalline).

La pensée nomade a une autre vertu, qui la rapproche de la narration temporelle et falsifiante et de l’image cristalline, en ce qu’elle fait passer l’imaginaire dans le réel et vis-versa (capture et libération). Ainsi, selon Deleuze, la pensée nomade casse la métaphore, littéralement en rendant les mots directement lisibles. A vrai dire, on saisit difficilement ce que cela peut signifier exactement. On comprend seulement qu’il s’établit ainsi un rapport problématique entre des niveaux de réalité étrangers autrement l’un à l’autre. Cette particularité de la pensée nomade autorise par-là à valider notre lecture des considérations sur la narration falsifiante dans Image-temps comme un double discours qui vaut aussi problématiquement pour l’histoire sous ses différentes formes.

Le thème de la confiance réapparait ici, inscrit en filigrane, dans l’idée d’une pensée nomade sous la forme d’une destitution non seulement des codes de la représentation mais de ses fondements que Deleuze métaphorise comme « loi du père ». Cette référence met son analyse sous l’égide de la théorie Lacanienne (théorie dont la difficulté et le style abscons imposent le respect). Cette référence introduit également une perspective nouvelle interne au discours. Elle parait fonctionner comme ce que Deleuze appelle une « perspective dégradée ».

La « destitution » des codes de la représentation ne parait être ici qu’une nouvelle forme de la « récusation » affirmée par Rancière. Il apparait une claire analogie entre les deux notions de destitution et de récusation. Cependant, l’idée de destitution de la loi du père va plus loin dans la mesure où elle permet l’introduction d’un nouveau thème : celui de la justice. L’idée, passablement obscure, est celle d’une justice hors jugement. Cette «justice » qui ne hiérarchise pas (ne distingue pas bien et mal), qui n’opère aucun partage (qui s’accommode du vrai comme du faux ?) ne parait n’être rien d’autre qu’une espèce de confiance, d’une espèce de bénédiction accordée à ce qui émerge du discours produit par la pensée nomade.

Se retrouvent également, sous le thème de la pensée nomade, les thèmes liés à l’image cristalline. D’une part, l’idée de capture sous la forme de la présentation du jugement comme une forme de capture de l’Être. D’autre part, l’idée de confusion, non plus cette fois du réel et de l’imaginaire, mais des « couches de l’Être ». C’est ce qui se déploie sous le thème de l’univocité de l’Être et autorise une distribution des étants organisée (ou plutôt inorganisée) autrement que selon les catégories. La confusion est renforcée par l’idée que cette nouvelle distribution anarchique ne rapporte pas les étants à un fond commun. Il n’y a pas de substance commune tout comme au cinéma on peut voir les séquences s’enchaîner sans lien ni relation à une narration commune. Ces séquences se suivent, coupées par des vides ou des césures non franches qui les organisent autrement que selon un déroulement temporel ou une unité d’objet. De la même façon, dans l’espace ouvert et dans la pensée nomade, se pose la question du vide. Les objets de pensée se construisent dans et par les écarts, dans les entre-deux ouverts par la brisure des schèmes de la pensée organisée selon les catégories. Autrement dit, la pensée s’autorise des écarts et des discontinuités dans le déroulement de sa logique.

Cette question des écarts et discontinuités de la pensée (de la vitesse de la pensée), oblige à nouveau à user de l’idée de confiance. Elle invite à accepter l’apparente incongruité des arguments déployés par Deleuze dans le cours de sa réflexion. Elle force le lecteur à un acte de confiance par lequel il poursuit sa lecture en laissant murir sa propre pensée avec l’idée ou l’espoir que ce qui lui parait absurde à première lecture devrait s’éclairer grâce à une nouvelle réorganisation du « plan d’immanence » dans le cours de la pensée par la grâce du pouvoir créatif de cette pensée.

L’idée de « plan d’immanence » est sans doute l’une des plus obscures de la pensée de Deleuze. Il ne s’agit pas d’un concept mais d’une notion qui marque la rupture avec les idées de transcendance et de négation. Cette rupture n’est pas l’adoption d’une pensée matérialiste. Elle implique un rejet définitif de toute forme de dialectique. Il semble qu’en invoquant le « plan d’immanence » la pensée s’autorise à ne pas se structurer mais à se laisser gouverner par des « affects ». La notion d’« affect » devant être prise ici comme une puissance d’affirmation qui peut se décliner aussi bien sous les auspices du conatus Spinozien que de la volonté de puissance Nietzschéenne (notions d’autant plus répétées qu’elles n’ont aucune valeur explicative). En clair, une pensée qui parcourt un « plan d’immanence » fait confiance à sa capacité à inventer de nouvelles liaisons entre les phénomènes. Comment ici ne pas penser à l’idée de constitution de « scènes » chez Rancière sous les auspices de « la méthode de l’égalité » ?

La méthode de l’égalité permet, par exemple, à Rancière de « renverser » le discours historiographique autour de la révolution de 1848 en accordant un nouveau sens à une photo sur laquelle on voit des hommes sur une barricade et, sur cette barricade, apposé un petit écriteau « complet ». On pourrait dire que cette anomalie ouvre l’exploration d’un nouveau plan d’immanence. Elle renvoie directement à l’idée d’espace nomade puisqu’on peut lire : « La gravure « nous indique que l’insurrection elle-même, ce n’est pas la foule affamée ou furieuse qui se déverse dans la rue comme un torrent. C’est une manière d’occuper la rue, de détourner un espace normalement voué à la circulation des individus et des marchandises, espace de manifestation d’un personnage oublié dans les comptes du gouvernement : le peuple, les ouvriers ou quelque autre personnage collectif. » L’écriteau « complet » quant à lui modifie la perception de l’activité révolutionnaire pour la faire apparaitre comme une manifestation de libération festive échappant à ce qu’en retiennent les historiens.

Pour accepter ou adopter cette lecture de la gravure, il faut bien ici un acte de confiance dans la valeur signifiante accordée à l’écriteau aperçu, dans sa capacité à valider l’apparition d’un « personnage collectif » et d’une forme d’activité qui échappe au politique institutionnalisé (police). La lecture de la gravure fonctionne comme un raccourci qui dispense de la fastidieuse recherche historique concernant les acteurs de la révolution de 1848, de leurs motivations, de leur forme d’organisation, du rôle d’éventuelles couches informelles qui ont pu les déborder ou qui ont pu être utilisées contre eux. (Ici Rancière s’efforce de « récuser » l’idée de Lumpenprolétariat en soutenant qu’elle ne recouvre rien de tangible. En tant que membre ou proche de la Gauche Prolétarienne dans les années 70, il devrait pourtant en avoir aperçu sinon côtoyé quelques éléments !!).

Mais l’assurance de Rancière dans l’usage de sa propre « méthode de l’égalité » n’est rien auprès de la confiance Deleuzienne. Rancière voit surgir « quelque autre personnage collectif », Deleuze invoque à travers les « nomades des villes », l’idée d’un « peuple nouveau ». Il n’y a aucun moyen de définir ce qu’est ce « peuple nouveau » puisqu’il se laisse concevoir dans un processus de « désaffiliation », d’invention d’une langue nouvelle paradoxale : une langue sans références. En clair, l’idée demande à nouveau un acte de confiance à la fois en ce qu’elle pourrait désigner et dans celui qui la produit. Mais peut-être cette confiance n’est-elle que l’envers d’une défiance. Et là encore, peut-être Rancière révèle-t-il le non-dit de Deleuze. On voit, en effet, que chez Rancière c’est la défiance qui parait être première : défiance dans l’activité politique institutionnalisée des organisations démocratiques comme les partis et les syndicats, activité qui est disqualifiée sous le nom de police (l’homonymie avec l’activité répressive ne pouvant pas être complément innocente). Activité également pensée aussi sous la catégorie du « consensus » et par conséquent implicitement chargée du poids d’une collaboration de classes. L’envers de cette défiance est une « confiance » dans le rôle des « sans part » c’est-à-dire ceux qui ne sont pas visibles, ceux qui sont ignorés des processus démocratiques et qui sont donc une espèce de peuple caché. Comment ne pas voir ici l’analogie entre ces « sans part » et le « peuple qui manque » dont Deleuze attend le surgissement d’un autre cinéma sans qu’on puisse saisir clairement ce que serait cet autre cinéma ni ce que serait ce peuple. C’est la même confiance qui est demandée mais peut-être est-ce la même méfiance, le même rejet, qui fait son envers (et qui serait pour Deleuze le rejet d’un peuple-sujet).

image 5Le thème de la confiance est donc toujours là. Il accompagne comme son complément obligé tout ce qui tourne autour de l’idée d’invention ou de redistribution. Tout ce qui peut être vu comme falsification. Mais la « falsification » n’est jamais revendiquée comme telle. Elle se présente sous le thème de l’abandon d’un idéal de savoir « socratique ». Socrate étant pensé ici comme le fondateur d’une pensée bornée par les exigences d’une raison stérile parce qu’elle juge et qu’elle classe. A cette pensée, est opposé une « confiance dans le monde » ou une « confiance dans le corps ». Avec cette dernière notion, le thème de la confiance prend une coloration religieuse. La confiance dans le corps devient confiance en la « chair » : la chair ne devant plus être l’objet du soupçon mais objet de confiance, de foi, de grâce. Cette confiance est censée libérer les « potentialités intensives du corps » c’est-à-dire permettre de nouvelles attitudes. A l’horizon de cette pensée pointe l’idée d’invention de nouvelles formes de vie, c’est-à-dire de comportements en rupture avec les exigences sociales institutionnalisées. A travers ce thème, on rejoint à nouveau l’idée des collectifs informels évoqués par Rancière. La différence parait être que ce dernier les voit déjà plus ou moins à l’œuvre tandis que Deleuze semble prophétiser leur venue.

Ce qui se comprend chez Rancière comme une prise de conscience politique devient chez Deleuze une subversion de la conscience et une critique radicale de la conscience. La conscience est invitée à se démettre de sa prétention à réfléchir le réel, à se croire l’organe du savoir. Deleuze appelle ainsi à un affranchissement de l’articulation des mots et des images, à un affranchissement des images hors de la narration. Le discours est appelé à se faire indécidable comme le réel et l’image étaient indiscernables dans l’image cristalline, ou comme la narration temporelle et falsifiante renonçait à distinguer le sujet de l’énoncé et l’objet de l’énonciation.

Il semble donc qu’il ne faille pas considérer le thème de la confiance comme un glissement poétique et quasi religieux de la pensée de Deleuze. Il apparait plutôt comme un élément essentiel de son travail de remise en question du rationalisme. En lui et par lui se déploient certains thèmes fondamentaux de la philosophie critique :

– Critique de la rationalité et critique de la représentation

– Esthétisation et sophistication croissante du discours philosophique

– Dénonciation de la dialectique et anti-hégélianisme virulent (anti-marxisme masqué)

– Promotion, le plus souvent voilée, d’une analyse moléculaire de la politique ou d’une micro-politique et critique plus ou moins explicite des formes institutionnalisées du politique (hostilité implicite envers les partis et syndicats ouvriers).

Pensée et usage singulier des mots

image 1Dans le Cratyle de Platon, Socrate est entraîné dans une discussion entre Cratyle et Hermogène au sujet de la justesse des noms. Hergomène soutient que les choses sont nommées par convention, Cratyle conteste cela et prétend que « qu’il y a pour chaque chose un nom qui lui est naturellement approprié ». Comme à son habitude Socrate n’entre dans la discussion que pour en saper les bases. Il imagine qu’il pourrait se donner pour convention d’inverser les noms et d’appeler un homme cheval, et cheval un homme. Il fait de la convention, ce qu’elle n’est pas : une affaire privée. Ce faisant, il pose un problème qui a toute l’apparence d’un problème philosophique et qu’on peut formuler ainsi : le mot est-il affaire privée ou publique ? Ou plutôt : peut-on faire un usage singulier des mots ?

Si nous disons que ce problème a « l’apparence » d’un problème philosophique, c’est qu’il appelle une réflexion sur des concepts et que la philosophie travaille avec des concepts. Seulement cela ne signifie pas que les concepts sont la seule matière de la philosophie. La philosophie ne commence pas avec des concepts mais avec des connaissances qui sont, elles, élaborées en forgeant des concepts qui rendent compte du réel. Le concept n’existe et ne prend sens que dans le cadre d’une connaissance. C’est la psychologie, comme domaine de connaissance, qui peut nous dire si les mots sont affaire privée ou publique. Plus exactement, la psychologie nous permet de connaître la façon dont l’enfant acquiert le langage et comment il passe du mot au concept, puis comment l’adulte utilise les mots avec plus ou moins de justesse selon le type de discours qu’il tient. Si on veut résumer ce que nous apprend la psychologie, on peut dire que le langage est privé, (qu’on fait un usage singulier des mots), au moment de l’acquisition du langage et le redevient lorsqu’il se singularise pour exprimer une pensée qui se présente comme novatrice, il n’est public (c’est-à-dire largement partagé) qu’entre deux formes d’appropriation qui en limitent l’usage : celle du langage de l’enfant et celle du langage « savant ».

Si nous voulons éviter de philosopher dans le vide et en pure perte, il nous faut d’abord faire un rapide examen de ce que nous apprend la psychologie au sujet du langage, de son acquisition et de ses formes. Ce n’est que dans un deuxième temps, à partir des acquis de la science, que nous pourrons poser la question philosophique de la nature du langage et de ce qui, dans cette nature, peut être rapporté au public ou au privé, si cette question a encore un sens. Mais nous pouvons déjà supposer que cette deuxième question devra être reformulée.

Piaget nous servira de guide. Il a, au début du 20ème siècle, beaucoup apporté à la connaissance de l’acquisition du langage et de la logique chez l’enfant. Il a voulu être d’abord un clinicien et consigner les faits qu’il observait en les interprétant aussi peu que possible. Il s’est astreint, selon ses propres termes « à la seule discussion des faits ». Naturellement, ces faits ont conduit à des problèmes qui l’ont contraint à les entrelacer dans une théorie. Nous nous efforcerons cependant de faire comme lui et de nous en tenir à une connaissance des faits en laissant à plus tard la théorie et ses implications philosophiques.

Ce qu’observe Piaget, c’est que le tout petit enfant fait un usage « égocentrique » du langage qui le situe « du point de vue génétique, fonctionnel et structurel entre la pensée autistique et la pensée intelligente dirigée ». Piaget appelle pensée dirigée celle qui est consciente et « poursuit des buts qui sont présents à l’esprit de celui qui pense » tandis que la pensée autistique est subconsciente c’est-à-dire que ses buts ne sont pas présents à la conscience. Elle n’est pas adaptée à la réalité extérieure. Piaget situe la pensée égocentrique de l’enfant entre ces deux formes de pensée, ce qui signifie que pour elle « le jeu tient en somme lieu de loi suprême », qu’elle manifeste une imagination quasi hallucinatoire; le jeu étant compris, chez le tout jeune enfant, comme une forme asociale d’activité pratique en ce sens que les tout petits enfants ne jouent pas véritablement ensemble mais poursuivent chacun un jeu et le commente pour eux-mêmes ; ce qu’ils disent n’appelle pas de réponse et ils n’entendent ce que les autres disent que pour autant que cela peut s’intégrer à leur jeu. En fait l’enfant se parle à lui-même et le fait à haute voix chaque fois qu’il rencontre une difficulté. Il n’intériorise ce langage que quand il y est contraint par son environnement, concrètement quand il rentre à l’école et doit éviter de perturber la classe. Il n’y parvient que difficilement. Piaget considère alors que le langage égocentrique de l’enfant disparaît peu à peu pour laisser la place à un langage adulte destiné à autrui.

Concrètement, l’enfant utilise le mot pour désigner un ensemble flou d’objets divers entre lesquels il établit un lien dont il ne sait pas toujours rendre compte. S’il a appris à connaître le mot « rose », il va l’appliquer à la rose comme on lui a appris ou comme il l’a observé mais aussi à d’autres fleurs ou même à une collection d’objets inattendus dans lesquels il voit une analogie avec la rose. Les liaisons que font ainsi les enfants sont parfois déroutantes. Elles peuvent manifester une imagination poétique surprenante et sont la source des « mots d’enfant » qui enchantent les parents. Ce n’est que lorsqu’il aura assimilé le mot « fleur » que l’enfant pourra remanier son lexique et prendre conscience que ce vocable couvre un ensemble d’objets qu’il rattachera intuitivement à un modèle commun. Il lui faudra atteindre un stade nouveau de maturité pour comprendre que la rose est un exemplaire singulier de l’espèce fleur et que cette espèce est une vaste collection d’objets répondant à des caractéristiques communes.

image 3Le mode de pensée qui lie intuitivement les mots à un ensemble commun reste la forme naturelle de pensée de l’adulte dans tous les domaines où il ne fait pas l’effort de se hisser à une pensée conceptuelle, c’est-à-dire à une pensée maîtrisée qui sait rendre compte que ce qui fait la nature commune et invariable des objets visés par le mot. Un adulte désigne ainsi souvent comme des « insectes » toute espèce de petits animaux portant des ailes ou une carapace ou bien faits de segments bien distincts quel que soit leur nombre. Il utilise le mot souvent sans être en mesure d’en donner une définition mais avec assez de sûreté pour être compris. Il ne se soucie pas de compter le nombre de pattes de ce qu’il désigne comme insecte et se refuse à assimiler les noms scientifiques des embranchements et sous-embranchements dont les insectes sont une partie. Il se contente d’associer le mot à un modèle qu’il généralise sans se donner de règle clairement pensée. Cet usage relâché du vocabulaire cesse d’être singulier lorsqu’il va jusqu’à l’emploi de pseudo mots tels que « truc » ou « machin » (que Claude Levi-Strauss a évoqués au sujet du mana polynésien).

Si l’on veut qualifier de « privé » l’usage des mots par l’enfant ou leur usage relâché par l’adulte, il faut donner un sens très large à ce mot puisqu’il recouvrira aussi bien le langage égocentrique de l’enfant que le langage de l’adulte dans tous les domaines où il ne fait pas l’effort d’aller jusqu’au concept. Cela nous donnera un usage assez imprécis mais pourtant clair du mot. Seulement, on voit qu’on peut aussi bien qualifier de « privé » des usages des mots à l’opposé de ceux-là. En effet, l’usage savant des mots (ou plutôt qui voudrait se présenter comme tel) peut aussi parfois être considéré comme privé. Ainsi, quand un philosophe comme Deleuze use de mots comme « nomades », « ritournelle », « corps sans organe », « plan d’immanence » et quantité d’autres expressions passablement obscures, il fait un usage des mots complètement anti académique et oblige quasiment son lecteur à tenter une retraduction du discours en langage commun, même si la complexité et le caractère allusif du propos vouent cette tentative à l’échec. Ainsi, dans l’anti-Œdipe, tout en se déclarant marxiste, Deleuze disqualifie le vocabulaire précis de Marx pour lui opposer un discours flamboyant dont il fait lui-même une critique surprenante. Il écrit « Le livre pompe les flux théoriques et pratiques du marxisme, les coupant ici et là, laissant tomber sans un mot des parties entières du dispositif marxiste ». Ce qui est clairement l’aveu d’un éclectisme qui renonce à rendre compte de ses choix et semble les vouer au caprice, à l’air du temps. Le même procédé est employé aussi avec le vocabulaire freudien de telle manière que le mélange des deux registres de vocabulaire permette des thèses à l’allure radicale comme : « La libido n’a besoin de nulle médiation ni sublimation, nulle opération psychique, nulle transformation, pour investir les forces productives et les rapports de production ».

Deleuze mélange ainsi des mots détournés de l’ensemble théorique où ils puisent leur sens et des mots pris dans un sens purement métaphorique ou même en référence à une image. Ainsi, le mot « ritournelle » est choisi en référence à l’oiseau ou à l’enfant qui chantent pour écarter une menace. Cette image est transposée dans le contexte d’un discours politico social où elle vise à donner corps et valeur nouvelle à l’idée de « territoire » mot lui-même puisé chez Foucault. Un autre procédé consiste à utiliser un mot, non pas dans son sens commun, mais en l’utilisant par différenciation avec d’autres mots. Le mot ne se définit alors que négativement. Le mot « schizo » chez Deleuze, par exemple, ne désigne pas un malade, ni même clairement un type d’individu, il ne se comprend que par écart avec d’autres mots. Ce qui donne : « Du schizo au révolutionnaire, il y a seulement toute la différence de celui qui fuit, et de celui qui sait faire fuir ce qu’il fuit [….] Le schizo n’est pas révolutionnaire, mais le processus schizophrénique (dont le schizo n’est que l’interruption ou la continuation dans le vide) est le potentiel de la révolution ». On se trouve ici face à un usage des mots qu’on pourrait qualifier de « thématique », qui en tout cas ne peut pas être considéré comme conceptuel. Cet usage inédit joue sur l’opposition au mot « révolutionnaire » et sur les thématiques de la fuite, ou sur celles inverses de l’interruption ou de la continuation. Le sens du mot se donne « en creux » et ne peut donc être compris que dans le contexte du discours qui l’utilise.

image 2Deleuze nous fournit ainsi l’exemple très travaillé et ambitieux d’un usage privé des mots. « Privé » signifie alors détourné de leur sens reconnu et voulant s’investir d’un sens nouveau dont le vocabulaire commun ne parvient pas à fournir une traduction claire. Il faut différencier ce type de discours de celui de la poésie. Celle-ci vise à « produire » un effet. Son usage des mots en renouvelle, en élargit ou en subvertit le sens. Il n’est « privé » que pour qui n’est pas sensible à ses effets, son ambition est d’être public.

Nous avons donc bien deux moments où l’on peut parler d’un usage « privé » des mots – celui de l’enfance et du mode de pensée encore proche du mode enfantin – et, à l’opposé, l’usage « « savant » ou du moins très travaillé du langage qui véhicule des idées que le langage commun échoue à rendre claires. Entre ces deux opposés, le langage est toujours public en ce sens qu’on peut en saisir la signification en s’aidant d’une référence commune comme un dictionnaire. Ce langage public est celui des discours qui visent à réussir la communication, à transmettre une information, une idée assez élaborée pour pouvoir s’exprimer en un discours intelligible. Un discours ne peut utiliser un langage privé que de façon périphérique, s’il veut être intelligible il doit être public dans son cœur, dans l’essentiel du propos et des mots qu’il utilise.

L’usage privé des mots dans le discours « savant » pose un problème qui peut intéresser le philosophe : il laisse supposer que la pensée excède ce que les mots permettent d’exprimer et que donc la relation de la pensée et du langage est complexe. Les mots donnent forme et réalité à la pensée mais peuvent aussi la mutiler ou échouer à l’exprimer. Ce problème des relations de la pensée et du langage est un des problèmes majeurs de la philosophie qui reste largement inexploré.

Les dévots de la philosophie critique

image 3

Lors d’une conférence donnée récemment à la Sorbonne, la philosophe Isabelle Garo caractérisait ainsi les thèmes communs à Deleuze et Foucault et plus généralement à la philosophie critique contemporaine :

–          Critique de l’humanisme et du sujet

–          Critique de la rationalité et critique de la représentation

–          Dénonciation de la dialectique et anti-hégélianisme virulent

–          Théorisation du désir et de la sexualité

–          Montée des thématiques autogestionnaires et critique de l’Etat

–          Redéfinitions des exploités en tant qu’exclus

–          Promotion d’une analyse moléculaire de la politique ou d’une micro-politique allant de pair avec une critique généralisée de l’engagement classique ainsi qu’avec une critique des organisations politiques et syndicales

–          Esthétisation et sophistication croissante du discours philosophique

La seule énumération de ces thèmes, débarrassée de tout commentaire, sonne comme une critique ou comme une accusation. A  l’inverse, la présentation de thèses Deleuziennes ou Foucaldiennes sous la forme de citations des « maîtres » ou de leurs inspirateurs, fonctionne comme autant d’actes de dévotion. C’est ce qui m’apparait chaque fois que je prends connaissance des dernières productions de la page Facebook « Actualités de Gilles Deleuze ». Je ne peux m’empêcher d’être agacé quand je vois le nombre de gens qui applaudissent à ce qui ne m’inspire bien souvent rien d’autre qu’un haussement d’épaule.

Ainsi, cette citation de Nietzsche : « Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour lui-même est un esclave, qu’il soit d’ailleurs ce qu’il veut: politique, marchand, fonctionnaire, érudit ». Cela peut bien être signé d’un des plus grands noms de la philosophie, qu’est-ce donc d’autre qu’une ânerie doublée d’une insulte ! Et pourtant, il se trouve plus d’une vingtaine de lecteurs pour l’accompagner d’un « j’aime ». Je doute pourtant qu’ils soient tous libres de leur temps comme l’était le rentier Nietzsche (retraité à trente-cinq ans).

Ainsi du même auteur, cette énormité : « La notion de « Dieu » a été inventée comme antithèse de la vie – en elle se résume, en  une unité épouvantable, tout ce qui est nuisible, vénéneux, calomniateur, toute haine de la vie. La notion d' »au delà », de « monde-vrai » n’a été inventé que pour déprécier le seul monde qu’il y ait – pour ne plus conserver à notre réalité terrestre aucun but, aucune raison, aucune tâche ! La notion d' »âme », d' »esprit » et, en fin de compte, même d' »âme immortelle », a été inventée pour mépriser le corps, pour le rendre malade – « sacré » – pour apporter à toutes les choses qui méritent le sérieux dans la vie – les questions d’alimentation, de logement, de régime intellectuel, les soins à donner aux malades, la propreté, le temps qu’il fait – la plus épouvantable insouciance! Au lieu de la santé, le « salut de l’âme » – je veux dire une folie circulaire qui va des convulsions de la pénitence à l’hystérie de la rédemption! La notion de « péché » a été inventée en même temps que l’instrument de torture qui la complète, la notion de « libre arbitre », pour brouiller les instincts, pour faire de la méfiance à l’égard des instincts une seconde nature ». Bigre ! Quelle affaire et quelle révélation ! Je ne vois pas comment on peut prendre au sérieux une conception aussi unilatérale et anhistorique du monothéisme ni comment, sur de pareilles bases, on pourrait expliquer l’apparition, le développement et l’institutionnalisation du christianisme et toutes ses variantes comme, pour ne prendre que deux exemples, l’éthique du protestantisme, telle que l’a vu Max Weber, ou le Jansénisme. On ne peut guère prendre une telle idée pour autre chose que la manifestation d’une humeur haineuse, bien loin d’un « gai savoir ».

 Je ne dirai rien des image 2citations de Deleuze qui sont toutes trop longues pour être reprises ici mais qui ont en commun leur obscurité et l’apparente incongruité de leur argumentation. Un échantillon suffit ; par exemple : « Il n’y a pas de premier terme qui soit répété ; et même notre amour d’enfant pour la mère répète d’autres amours d’adultes à l’égard d’autres femmes, un peu comme le héros de la Recherche rejoue avec sa mère la passion de Swann pour Odette ». Je suis peut-être borné mais je ne comprends pas comment on peut dire en quelque sens que ce soit (sinon comme procédé romanesque) que l’amour de l’enfant pour sa mère répète (se modèle sur ?) les amours adultes puisqu’il en précède de loin l’expérience. Je comprends encore moins le « un peu » qui ramène là-dedans l’inépuisable « recherche du temps perdu ». Pour tout avouer je ne comprends pas du tout en quoi cela rend intelligible l’idée de départ qui est que « la mort n’a rien à voir avec un modèle matériel ».

 Passons plutôt à la dernière livraison du site qui consiste en une citation de Foucault. Je lis : « Chaque société a son régime de vérité, sa politique générale de la vérité: c’est-à-dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les autres; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai ». On est face à un exemple de critique de la rationalité et de la représentation que signalait Isabelle Garo. Comme il n’est rien dit qui puisse situer le contexte, il reste que Foucault semble vouloir ignorer qu’il y a des vérités qui s’imposent malgré les sociétés et leur « régime de vérité » et qui même les forcent à modifier ce régime. Et puis Foucault ne se voit-il pas lui-même comme un porteur de vérité. Ce seul fait aurait dû le conduire à pondérer son affirmation et certainement à la dialectiser. « L’infâme dialectique » ne s’évacue pas si facilement. Reste qu’encore une fois une vingtaine de personnes applaudissent et que j’en suis surpris, moi qui n’ai vu là qu’une thèse excessive et insuffisamment nuancée. Décidément, je m’étonne que les adeptes de la philosophie critique aient aussi peu d’esprit critique et qu’ils puissent ainsi se comporter comme des dévots.