Courrier à Étincelles

etincellesJ’avais adressé  un courrier à la revue du PRCF (la revue EtincelleS), en septembre dernier. Je viens tout juste de recevoir le numéro suivant qui  publie ma lettre dans sa rubrique de courrier des lecteurs et lui répond longuement   de façon très argumentée et détaillée. J’en suis très honoré. Je ne pense pas qu’il puisse y avoir un inconvénient à ce que je publie ici cette réponse. J’en profite pour inviter mes lecteurs à s’abonner à cette revue  (ce qui peut se faire à cette adresse : http://www.initiative-communiste.fr/abonnement-etincelle/).

On trouvera en gras le texte de ma lettre. La réponse suit. Elle reprend ce que le philosophe Georges Gastaud a développé longuement dans les quatre tomes de son traité « Lumière communes – traité de philosophie à la lumière du matérialisme dialectique ». J’invite mes lecteurs à faire l’effort de lire ce traité avec patience et attention comme je le fais moi-même. Je n’en suis qu’au tome 2 !

Les quelques remarques que j’ai ajoutées aux réponses de Georges Gastaud n’ont pas pour objet de les contester mais seulement d’éviter tout malentendu sur cet échange.  Elles seront en gris. Les articles du numéro de septembre de la revue (n°35) traitaient du matérialisme dialectique comme base de l’ontologie du marxisme. Ils étaient parfaitement clairs et convaincants sur la question centrale du matérialisme, la nécessité de le réaffirmer et de le réactualiser face à l’avancée des sciences (en particulier la physique). Mais je les ai trouvés beaucoup plus obscurs sur la question de la dialectique. La critique que je leur ai adressée dans mon courrier portaient non pas sur leur contenu mais sur l’ordre d’exposition des idées. j’ai d’abord situé la place de la dialectique dans le développement de la pensée humaine, comment elle a été exposée par la philosophie, comment elle est aujourd’hui comprise et diffusée, pour arriver à la question de  sa réactualisation. Les différentes parties de mon courrier ont été habilement découpées par la revue pour les rendre plus lisibles et faciliter la réponse. Je reprends tout cela ici tel qu’il se présente dans le numéro qui vient de paraître (n°36).

***

Courrier : C’est parce que le réel obéit à la règle du tiers exclu que la logique formelle est valable et efficace. De même ce n’est que dans la mesure où le réel est dialectique que la dialectique est un mode de pensée efficace. Mais, de même que le réel n’est pas seulement logique, il n’est sans doute pas seulement dialectique. Sa complexité outrepasse toujours nos capacités de pensée. La pensée humaine court toujours après la complexité du monde. C’est pourquoi plutôt que de retrouver dans les philosophies antiques des bribes de dialectique, il m’aurait paru efficace de commencer par examiner ce que c’est que penser. Car, comme l’enfant refait pour lui-même le chemin qui mène à la capacité à la pensée abstraite (voir Piaget), les modes de pensée ont évolué avec le temps. L’humanité est passée de la pensée comme vision qu’on voit à l’œuvre chez Homère à la dialectique telle que Marx et Engels l’ont mise en œuvre et par là-même inventée.

Réponse de G. Gastaud (GG) : Ontologiquement, le réel précède la pratique humaine et la pensée qui doivent sans cesse élargir leur formes et contenus pour connaître le monde et le transformer. Mais cela n’implique pas que « le réel n’est pas seulement logique ou dialectique », ce qui reviendrait à faire droit au mystère et à l’irrationnel, bref à fixer une limite a priori aux Lumières. Si la pensée scientifique doit sans cesse s’élargir pour embrasser le réel, c’est bien pour que le dépassement des formes supérieures d’intelligibilité ou de « dialecticité » propres à un moment donné de la connaissance permette d’accéder à des formes supérieures de rationalité. L’intérêt de la dialectique – qui, soit dit en passant, intègre le tiers exclu tout en le relativisant – c’est qu’elle comporte la capacité de se transformer, de refuser toute dogmatisation. Au passage, le thème de la « complexité » est équivoque. D’abord il peut arriver qu’un progrès cognitif soit une simplification, et non une complexification, voir qu’il soit les deux à la fois quand l’accès à des principes d’une plus grande généralité (par ex. dans le domaine du nombre, de l’espace physique, etc.) permet à la fois d’unifier un champ donné (maths, physique, biologie …) et d’envisager, voire de deviner une infinité de cas particuliers que le préjugé initial d’une fausse simplicité rendait tout bonnement invisibles. Le complexe lui-même doit s’appréhender dialectiquement, comme unité d’une diversité de l’unité ou diversification de l’unité, faute de quoi il devient vite un obstacle épistémologique… et pratique comme si le réel était toujours « trop complexe » pour permettre son appréhension théorico-pratique…. Résumons-nous : le caractère inépuisable du réel, voire sa complexité, ne doivent pas abonder le thème de l’irrationalité du monde matériel, un thème décourageant qui n’est que trop à la mode, y compris dans certaines revues scientifiques « grand public »….

Michel LEMOINE (ML) : Lorsque j’ai rédigé mon courrier j’avais en vue l’ordre d’exposition et non l’ordre ontologique. Je ne conteste nullement la primauté du réel sur la pensée. Il a de soi (au moins pour moi !) que pour penser il faut commencer par avoir un cerveau, un langage et tout ce que cela implique : nature, société, culture et leur lien propre (primauté de la nature sur la culture). Quand je dis que la complexité du réel outrepasse notre capacité actuelle de pensée, ce n’est nullement pour faire place à l’irrationnel (qui est le plus souvent obscur et non complexe). Je fais seulement le constat que la science a souvent été contrainte d’élaborer de nouveaux outils (en particulier mathématiques) pour ouvrir de nouveaux champs du savoir. Ces nouveaux outils ne sont pas tous dialectiques. En tout cas rien ne permet d’assurer qu’ils le seront toujours. On ne peut pas donner au mot dialectique un sens indéfiniment extensible.  

La particularité de la dialectique est qu’elle a d’abord était formalisée par Hegel avant d’être mise en œuvre par Marx  dans l’étude concrète de la réalité nouvelle qu’était le capital. Tandis que la logique formelle a été utilisée par le commun des hommes avant d’être une science dont les premiers éléments ont été exposés par Aristote. Parce qu’elle a été formalisée avant d’être mise en œuvre, la dialectique souffre depuis le 19ème siècle d’être réduite à un schéma qui pour le grand public se réduit à la suite thèse/antithèse/synthèse-dépassement et au célèbre passage de la quantité à la qualité. C’est ainsi qu’elle m’avait été présentée au lycée et quand elle est critiquée c’est toujours à cela qu’elle est réduite.

GG : Dès l’antiquité et sans doute dès l’ainsi dite « préhistoire », il y a eu une logique et une dialectique spontanées, toutes deux imposées par la réalité et par le besoin éprouvés par les hommes de se mesurer à elle, et l’une et l’autre n’ont été « formalisées » qu’après coup. Héraclite en Grèce et les antiques penseurs chinois du yin et du yang en témoignent, sans parler de Platon et de ses subtils dialogues Parménide et le Sophiste, tout entier centré sur la notion paradoxale de l’altérité comme négation.

Quant au marxisme, il ne s’est pas contenté d’appliquer la dialectique hégélienne au capital, il l’a travaillée dans le champ des sciences de la nature (Dialectique de la nature de Engels) et il a réélaboré largement son contenu (Engels, Lénine, voire Mao, Sève). Il n’est pas exact non plus que la dialectique ait été formalisée avant d’être utilisée : il suffit de penser au calcul infinitésimal de Leibniz, ou à l’Essai de Kant pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative pour voir que les hommes sont tombés sur des dialectiques concrètes en maths, en dynamique, voire en psychologie, bien avant d’être en état de « formaliser » la chose : seulement Kant voyait encore la dialectique, comme Aristote, une logique de l’apparence, alors que Hegel a eu l’audace de rapporter la dialectique à l’être, à l’essence et au concept. Comme l’a montré Sève, la Dialectique transcendantale de Kant voit dans l’étude des « antinomies de la raison pure » le résultat principal de deux mille ans de développement métaphysique, si bien que la dialectique est moins un déni de la logique traditionnelle qu’elle n’en constitue la réaffirmation et le dépassement dynamiques. Dans les articles d’EtincelleS, il est exact qu’on ne revient pas sur l’ensemble des définitions de base, mais d’une part ce n’est pas la première fois qu’EtincelleS développe ces questions (cf. entre autres le n° spécial de 2004 d’EtincelleS intitulé Sur la dialectique de la nature), mais des livres récemment édités par Delga et présentés par le récent numéro d’EtincelleS reviennent sur ces questions. S’il est nécessaire de repréciser les choses, disons après Lénine que « la dialectique est l’étude de la contradiction dans l’essence même des choses ».

ML : les antinomies de la raison pure de Kant me semblent l’illustration même de l’impuissance d’un mode de pensée à aborder certains problèmes. A partir de petits raisonnements Kant démontre ou plutôt croit démontrer qu’on ne peut pas trancher la question de l’infinité de l’univers. Il croit avoir   démontré de façon valide à la fois que l’univers est infini et qu’il est fini. Ce n’est pas de la dialectique, seulement de la confusion ! Il aurait dû remettre en cause sa méthode et non la raison. Il suffit de le comparer au poète  Edgar Alan Poe qui, simplement en observant l’obscurité du ciel nocturne, a levé l’aporie. Poe n’était pas plus intelligent que Kant, sa pensée fonctionnait de façon bien différente et bien mieux adaptée à ce problème spécifique. Kant était encore très proche de la scolastique, Poe en ignorait certainement tout.

Je suis très réticent face à cette tendance à trouver de la dialectique par bribes ici ou là comme on trouverait des « remarques intéressantes » dans la copie d’un élève. Je vais préciser cela plus loin au sujet des « modes de penser ». Qu’il me suffise de dire ici qu’on ne peut percevoir le mode de pensée d’un philosophe que si on se situe à bonne hauteur, que si on voit sa pensée dans son déploiement et son étendue.

GG : Concernant la philosophie et plus précisément la philo marxiste, que faisons-nous, M. Lemoine et moi-même qui lui répond en ce moment (GG), sinon les pratiquer de concert, ce qui reste la meilleure manière d’en réaffirmer l’existence… Comme toute pratique, la philosophie (marxiste ou non marxiste) existe avant de se définir et la première des choses, si l’on prétend les définir de manière autre que spéculative, est de ne pas nier l’existence de la philo marxiste comme l’ont fait trop d’auteurs enclins à réviser le marxisme sur ce plan. Parmi eux, L. Sève est, malgré cela, un philosophe marxiste de première importance…. Nous sommes « classiques » en matière de définition de la philosophie et nous nous référons par exemple à Engels, dans son Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, ou à Lénine et à son Matérialisme et empiriocriticisme. Tous deux renvoient la philosophie, pour faire vite, à l’étude de la « question fondamentale » posée par les rapports entre la pensée et la matière. Il s’agit bien d’un terrain spécifique, quoique d’une extrême généralité et dans notre livre paru chez Delga, Lumières communes, traité de philosophie à la lumière du matérialisme dialectique, nous pensons la philosophie – y compris ses contradictions propres et son lien d’essence avec le champ politico-idéologique, à partir de la spécificité de son objet, en quoi nous nous opposons à Althusser. En tout cas, contrairement à ce que semble dire notre lecteur, il n’y a rien de futile à défendre l’idée d’une philosophie marxiste alors que nombre de « grands noms » de la philosophie marxiste ont passé leur temps à en nier la réalité et la légitimité au cours des dernières décennies sans se rendre compte qu’ils tombaient eux-mêmes dans le paradoxe d’Aristote (s’il faut philosopher, il faut philosopher : s’il ne faut pas philosopher, il faut encore philosopher pour le démontrer).

ML : une partie de cette réponse concerne la critique de L. Sève dont j’ai parlé dans ce qui suit.

Je note que votre présentation de la philosophie est faite ici « pour faire vite ». Je ne peux que dire qu’elle me parait quelque peu réductrice. Elle réduit la philosophie à son objet. J’aurais pensé quant à moi que la philosophie n’a pas d’objet spécifique, qu’elle est plutôt une pensée réflexive, une forme particulière de rapport de la pensée au monde et à elle-même. J’ai développé cela dans un article à ce sujet. Sur le fond du débat : comme je ne sais pas où et en quels termes L. Sève a contesté qu’il puisse exister une philosophie marxiste, je ne sais trop quoi en  dire. Je ne peux pas penser qu’après avoir longuement écrit sur la « question fondamentale », il se serait avisé qu’elle n’avait pas de place chez Marx. Elle est d’ailleurs chez tous les vrais philosophes au moins en « filigrane ». Il doit s’agir d’autre chose.

images1C’est pourquoi  j’aurais trouvé judicieux qu’Etincelles commence par cette idée que les modes de pensée évoluent, que penser n’est pas une opération dont la forme serait immuable (ce que ne veut pas dire que les penseurs du passé étaient moins intelligents que les modernes – ils l’étaient différemment, c’est tout). Ensuite il aurait été utile de dire ce qu’est de façon très générale la dialectique. Car j’ai été gêné dans ma lecture par ces manques : à aucun moment, il n’est dit ce qu’est en définitive  la dialectique si bien que j’imagine qu’un lecteur qui ne l’aurait abordée qu’au lycée pourrait se dire qu’on complique bien une chose élémentaire et que tout cela n’est que phraséologie pompeuse pour quelque chose qu’il pense maîtriser sans peine. De même, mais c’est moins important, je crois que cette polémique avec Lucien Sève au sujet de la réalité d’une philosophie marxiste parait bien vaine dès lors qu’on ne dit pas ce qu’on entend par philosophie. J’imagine qu’un débat ferait apparaitre des idées différentes sur ce qu’est la philosophie.

GG : c’est une évidence que les modes de pensée évoluent et s’il faut le répéter, c’est à la condition d’ajouter…. dialectiquement que cette évolution ne se fait pas au petit bonheur, qu’elle possède un sens (mieux appréhender le réel en vue de sa transformation), qu’elle réaffirme un contenu de plus en plus général et épuré de ses formes parasitaires ou trop particulières (par exemple, Hegel ne rejette pas le principe de non-contradiction, il pose l’identité via la contradiction et la négation de la négation) ; sans cela, on tombe – en politique, dans l’opportunisme, comme ceux qui affirment que le prolétariat n’existe plus, que la dictature du prolétariat appartient au passé, etc. – et en philosophie dans le relativisme. Donc, en droit les « modes de penser » ne se contentent pas d’évoluer, ils progressent et ce progrès serait impensable si quelque chose ne résistait pas et ne se réaffirmait pas – sous des formes souvent très paradoxales – à des niveaux différents.

ML : que les modes de pensée progressent est évident seulement pour les gens qui sont assez familiers avec la philosophie et qui comprennent qu’il n’y a pas de sens à vouloir réfuter (ou adopter dogmatiquement) une philosophie du passé. Il faut seulement la comprendre et surtout comprendre comment elle s’est construite, comment pensait le philosophe qui l’a conçue. Une grande philosophie met en œuvre un nouveau mode de pensée mais elle ne le fait que rarement explicitement. Si bien que le débat entre philosophes porte sur la métaphysique et d’autres questions mais presque jamais sur le mode de pensée lui-même.  

Je voudrais ajouter par ailleurs, que selon moi, il faut user avec parcimonie du mot « dialectique ».  Il n’y a guère de sens  à qualifier de « dialectique » la moindre souplesse tactique ou dans la pensée, chaque balancement du pour et du contre, comme on le voit faire souvent pour se donner un air supérieur. (J’ai en tête par exemple à ce sujet un texte de Lacan où, dans la présentation du cas « Dora » par Freud, il voit des « retournements dialectiques » chaque fois que Freud dit noir quand Dora dit blanc !). Trop de dialectique vide le mot de tout sens repérable !

Par ailleurs, je ne comprends pas exactement ce que vous voulez dire quand vous affirmez que l’évolution des modes de pensée serait dialectique : elle me parait faite de ruptures (de progrès) dont la source est à trouver, non dans un automouvement, mais dans les nouveautés de l’époque (science, politique, découverte d’autres civilisations etc.) et ne se trouve  donc ni dans de mystérieux changements d’épistémè  ni dans des « dépassements » ou « sauts qualitatifs » auxquels l’adjectif « dialectiques » n’apporterait rien. En retour cette évolution des modes de pensée contribue à l’apparition de nouveautés dans tous les domaines. Ce mouvement réciproque et complémentaire est, en revanche, effectivement dialectique. Il contient ce qui fait le cœur de la dialectique telle que je la comprends : rapport, système et devenir.

 vasili-vasilevich-sokolov-storming-the-winter-palace-1962 Tout cela je ne peux pas l’expliquer dans le cadre d’une lettre (qui de toute façon est déjà trop longue pour être publiée). Je l’ai développé dans mon blog (lemoine001. Com sur wordpress) dans plusieurs articles. J’y explique dans un article du 30 septembre 2014 ce que j’entends par philosophie. Cet article est suivi d’une série d’articles portant principalement sur les philosophes antiques appelés sophistes et sur quelques auteurs modernes). Ces articles ont pour ambition de retracer la lente constitution de la pensée moderne et l’entreprise de brouillage dont elle est l’objet chez des penseurs modernes tels que Deleuze). La poursuite d’un tel travail à travers toute l’histoire de la philosophie (et principalement de la métaphysique) est bien au-delà de mes compétences.

GG : Votre lettre n’est pas trop longue, bien au contraire nous vous savons gré de votre concision et bien entendu, nous appelons nos lecteurs à consulter votre blogue comme ils pourront consulter prochainement un mode consacré au matérialisme dialectique qui publie l’ensemble du traité Lumières communes et qui republiera à l’occasion le numéro spécial d’EtincelleS intitulé Sur la dialectique. Bien entendu, les sophistes sont d’authentiques philosophes et leur rôle dans l’élaboration de la pensée dialectique, très en amont de Hegel, est majeur (ils ont poussé la logique spontanée dans ses retranchements et ouvert la voie à la résolution dialectique ou prédialectique de ses apories par Platon et Aristote, sans parler de Hegel).

ML : il ne me reste plus ici qu’à vous remercier pour l’attention que vous avez accordée à mon courrier.

Sur les sophistes : mes connaissances sont quasi nulles auprès des vôtres, cependant je vois, chez le peu que j’ai étudiés, plus de pensée mantique que de dialectique. Et chez Platon lui-même encore beaucoup d’archaïsmes et une démarche souvent laborieuse.

Un article du 16 juin 2013 s’était fixé la gageure de dire en une page ce qu’est la dialectique. Je suis  conscient de ses limites mais il me parait néanmoins indispensable pour dire que quoi l’on parle tout simplement. Un article du 18 mars 2014 sur la VIème thèse sur Feuerbach discute la distinction entre nature et culture. Voir aussi « la pensée comme vision » le 17 octobre 2013 et « qu’est-ce qui fait l’unité du genre humain » le 16 octobre 2015.

GG : Tout cela est très alléchant, nous invitons nos lecteurs à vous rendre visite et nous sommes honorés de compter notre correspondant parmi nos lecteurs sainement et constructivement exigeants.

Tout cela est à la disposition de la revue Etincelles qui peut en faire ce que bon lui semblera pour alimenter la discussion que son dernier numéro peut susciter et suscitera je l’espère.

GG : Notre revue ne demanderait pas mieux que de développer ce débat philosophique et sans doute y reviendra-t-elle, mais d’une part elle est généraliste et doit aussi s’occuper d’économie, d’histoire, etc., d’autre part, elle ne paraît, pour des raisons matérielles et financières – que trois fois par an… pour l’instant. Cela signifie que chaque lecteur peut nous aider fortement en faisant des abonnements autour de lui pour que nous puissions nous étoffer, élargir notre base matérielle et mieux répondre ainsi aux besoins de réflexion que nous suscitons sans toujours être en était de « suivre la demande ».

 

Marx et les droits de l’homme

image 1Il est nécessaire de mettre au clair la position de Marx au sujet des droits de l’homme, car cette position est souvent l’objet de contresens ou plutôt d’une lecture malveillante. La seule occurrence un peu développée de cette question dans l’œuvre de Marx se trouve dans son article « la question juive » publié en 1843. Marx n’était alors qu’un jeune docteur en philosophie de vingt-cinq ans, très influencé par la pensée de Feuerbach. Pourtant, on voit qu’il dépasse déjà son maître dans la mesure où il pense la question des droits de l’homme dans le cadre d’un processus contradictoire en cours de réalisation. Il pense dialectiquement. Ce n’est pas anticiper sa réflexion que de dire cela, c’est faire le constat d’une pensée qui analyse le mouvement historique en termes de processus, de système et de rapports contradictoires (ce qui est la base de la pensée dialectique)[i].  

La critique que fait Marx n’est pas la critique des droits de l’homme en tant que tels, pour les refuser, mais la critique de leurs contradictions, en ce que ces contradictions révèlent leur inaccomplissement. Dans le vocabulaire Feuerbachien qui est alors le sien, Marx dit que, comme l’Etat politique, les droits de l’homme sont une réalisation imparfaite ou mystifiée de l’essence humaine, c’est-à-dire qu’ils sont un moment de l’émancipation humaine (du progrès humain) mais un moment nécessairement imparfait, le développement humain étant par nature un processus infini ou du moins dont on ne peut pas anticiper véritablement la fin. La proclamation des droits de l’homme n’est qu’un moment du développement et de la réalisation dans l’histoire et dans l’espace (puisqu’ils n’ont de réalité d’abord que dans et pour les sociétés les plus développées) de ce que, à travers les luttes politiques et d’idées, les hommes s’efforcent d’être.

Les droits de l’homme sont imparfaits selon Marx et il le dit très explicitement : « Ces droits de l’homme sont, pour une partie, des droits politiques qui ne peuvent être exercés que si l’on est membre d’une communauté ». Il s’agit  de droits limités aux questions de citoyenneté et qui, de plus, n’assurent qu’une émancipation politique relative. L’émancipation politique qu’ils consacrent n’est elle-même qu’une forme imparfaite et inaccomplie de l’émancipation humaine. Cette émancipation politique sanctionne ou avalise la division de l’homme en membre de la société civile et en citoyen. Elle est, de fait, contradictoire. Marx considère l’expression même d’émancipation politique comme un oxymore (car l’émancipation, qui par nature est une libération accomplie, ne l’est pas dès lors qu’elle n’est que politique, qu’elle exclue tout ce qui n’est pas de l’ordre du politique – comme le social). Le sens de la thèse marxiste est donc clair : les Droits de l’homme, qui sont une partie, ou plutôt qui sont le cœur même de l’émancipation politique, restent une forme imparfaite et inaccomplie de ce que devraient être les droits exprimant l’émancipation humaine.

Cependant, Marx ne rejette nullement ces droits, il n’en conteste pas la nécessité mais l’insuffisance car ils « ne supposent nullement la suppression absolue et positive de la religion » qui divise les hommes. Cette mention, encore très Feuerbachienne à la religion, doit être expliquée : elle fait de l’aliénation religieuse le paradigme de toutes les aliénations.

image 2Comme la religion, les droits de l’homme laissent subsister dans les faits ce qu’ils ne dépassent que par la pensée. Si l’on considère, avec Marx, que la religion est l’expression de la souffrance humaine face à « un monde sans cœur », qu’elle est à la fois protestation et acceptation, on voit bien qu’elle ne peut pas être supprimée par une critique purement philosophique, pas plus que les inégalités et les misères sociales ne peuvent l’être par l’expression d’un droit. Il ne peut pas y avoir sécularisation du monde tant que le monde n’est pas formé humainement. Ainsi, la sécularisation des sociétés modernes est l’objet d’un vaste malentendu. Elle est partie intégrante de la modernité mais on a eu tort d’en conclure que la religion est destinée à disparaître. Marx l’avait compris quand il soulignait l’ambivalence du phénomène religieux. Lisons le : « La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C’est la réalisation fantastique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine n’a pas de réalité véritable. […] La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. »

            On comprend que, tant que l’essence humaine n’aura pas de réalité véritable (tant qu’elle reste à un moment premier de son développement), tant qu’il existera des hommes « accablés par le malheur », la religion est destinée à survivre et à persister et donc à jouer un rôle dans les relations entre les êtres humains. Comme la religion, un texte qui proclame des « droits égaux » « sans distinction, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion » etc. ne réalise l’égalité qu’idéalement. Il donne des armes à ceux qui s’opposent aux discriminations mais il laisse subsister ce qui est la source et le fondement de ces discriminations. Non seulement il n’entame pas les bases de l’inégalité véritable mais il en conforte la forme première : la propriété privée.

La proclamation des droits de l’homme accompagne le passage de la propriété féodale à la propriété bourgeoise. Elle est en ce sens révolutionnaire car  ce passage de la propriété féodale à la propriété bourgeoise proprement dite est bien un renversement. Dans la société féodale c’était la relation de suzeraineté qui était la base et le fondement de la possession de la terre, alors que dans la société bourgeoise, qui se met en place avec la révolution, c’est la propriété comme droit de posséder exclusivement une terre ou tout autre bien qui devient l’élément principal qui détermine la position et la fonction sociale du propriétaire. Dans le premier cas, le droit comme privilège assurait la possession, dans le second c’est la possession qui confère des droits (d’usus et d’abusus). La domination n’a alors plus besoin de la caution divine et de la fiction du privilège de naissance pour se justifier. C’est la propriété qui justifie la domination mais elle n’est pas un droit réservé (un privilège). Tout homme peut être propriétaire. La société, qui était fermée, s’ouvre – dans le même temps la classe bourgeoise se consolide et se ferme. Un double mouvement contradictoire est en cours, que les droits de l’homme consolident.

image 3Alors qu’est engagé un processus de prédation et de dépossession (que Marx après Adam Smith appellera « accumulation primitive »), les Droits de l’homme proclament que tous « naissent libres et égaux en droit » et sont donc tous potentiellement propriétaires.  C’est précisément parce qu’elle en prive les classes dominées par un mouvement tel que celui des enclosures, que la bourgeoisie proclame la propriété comme l’un des droits de l’homme. Tout en désarmant les classes populaires par la suppression des corporations et par la loi Le Chapelier, elle  proclame comme un attribut universel de l’homme ce qu’elle se réserve pour elle seule.

C’est aussi parce que la société qu’elle construit n’est plus directement politique que la bourgeoisie doit organiser la vie politique et édicter les principes de son fonctionnement qui sont l’égalité devant la loi, la liberté de conscience et le système représentatif. Elle proclame la « souveraineté populaire » mais dans le même mouvement elle supprime les assemblées primaires d’ancien régime dans lesquelles s’appliquait un suffrage universel par « feu » c’est-à-dire par foyer (les femmes chefs de foyer ayant le droit de vote qui n’était réservé ni aux seuls mâles ni aux plus riches). Enfin, c’est parce que la bourgeoisie plonge l’homme « dans les eaux froides du calcul égoïste » qu’elle érige l’humain en source des valeurs universelles. L’universel devient ainsi le masque du particulier. Ce que Marx dit expressément dans l’Idéologie allemande » : « Précisément parce que les individus ne cherchent que leur intérêt particulier, – qui ne coïncide pas pour eux avec l’intérêt collectif, l’universalité n’étant somme toute qu’une forme illusoire de la collectivité, – cet intérêt est présenté comme un intérêt qui leur est « étranger », qui est « indépendant » d’eux et qui est lui-même à son tour un intérêt « universel » spécial et particulier, ou bien ils doivent se mouvoir eux-mêmes dans cette dualité, comme c’est le cas dans la démocratie. »

Ainsi la critique Marxiste est plus subtile que sévère. Elle est faite du point de vue de l’avenir, du point de vue de ce qui reste à réaliser, comme le serait celle d’un chantier abandonné. Lorsque Marx écrit, les droits de l’homme ne sont plus qu’une référence lointaine. Ils ne figurent dans aucune constitution et il faudra attendre 1946 pour qu’ils soient à nouveau mentionnés comme une source du droit. Ils seront élargis par la déclaration universelle de 1948 mais celle-ci reste, elle aussi, à réaliser.


[i] Voir à ce sujet mon article du 16 juin 2013

Réponse à un philosophe démissionnaire

image 1Je voudrais ici répondre à un article lu sur un blog. Pour faciliter ma réponse je cite ce texte en son entier (car il est très court) : « Je suis hanté par l’essence. J’adore cette idée : la chose a beau ne pas exister, on ne se lasse pas de la réfuter ou de la définir par dérision.  On l’a toujours sous la langue. Les notions de la métaphysique sont à ranger parmi ces fantômes qu’on nomme si justement des revenants. Comme si, leur mort n’ayant pas réussi à les anéantir, ils revenaient sans but et donc sans fin.

Il n’y a pas de nature des choses. Le silence retombe enfin sur leur définition ; Elles ne cachent en aucun de leurs replis cette nécessité qui ferait d’elles ce qu’elles sont. Mais cette absence même veut un nom. Et pourquoi ne pas lui donner, comme mythe, comme illusion, comme vacance, le nom qu’elle s’est toujours donné ? Les choses ont pour essence leur absence d’essence. Leur évanescence.

Et ce perpétuel effacement de l’essence est pour nous comme une évasion, un évanouissement, comme une libération, un épanouissement. Car si nous avons une nature, c’est tout le reste qui nous est impossible. Et, à l’inverse, tout qui est possible, pour celui qui n’est rien.

Je peux toujours changer du tout au tout. Tous ces possibles sont ouverts par notre évanescence, et peu importe en ce sens qu’elle soit une absence de nature, ou son jeu perpétuel : dans tous les cas l’évanescence est une liberté de l’essence.

Dans cette définition par l’indéterminé, l’évanescence remporte une victoire ambigüe : l’essence n’existe pas, mais continue à nous définir. »

image 2Je ferais observer à l’auteur que lorsqu’il emploie des mots comme « indéterminé », « nécessité », « évanescence », « absence » ou « définition », (et cela vaudra pour tout autre mot), on présume qu’il est en mesure de rendre compte du sens de chacun de ces mots. Lorsqu’il emploie ces mots, il suppose lui aussi que son lecteur doit avoir à l’esprit la même notion que lui. Plus encore, il ne peut s’exprimer qu’en pensant que nous partageons non seulement une langue mais aussi un ensemble d’objets mentaux que nous avons appris à maitriser. Nous ne nous comprenons que dans la mesure où nous parvenons à partager un certain nombre de représentations mentales.  L’auteur me répondra que ce dont il s’agit ici se nomme un concept. L’essence est tout autre chose.

J’en conviens. Mais forge-t-on des concepts tout à fait arbitrairement ? N’y a-t-il pas des concepts plus pertinents que les autres ? N’y a-t-il pas une objectivité des choses qui ne leur permet pas de « changer du tout au tout » comme elle ne le permet pas à l’auteur quoi qu’il en dise (sa place dans les rapports sociaux lui est assignée et elle imprègne son être, sa pensée, ses goûts, cela jusque dans l’intimité).

Que se passe-t-il si nous répondons « non » à cela, si nous le refusons ? Alors, nous pourrions dire comme l’auteur : « il n’y a pas de nature des choses ». Je suis ce qu’il me plait d’être. Mais s’il n’y a pas de « nature des choses », alors il n’y a pas de philosophie possible, car qu’est-ce que la philosophie ?

La réponse nous ramène à cette constatation : il y a trois grandes questions, ou trois grands types de questionnement : Pourquoi ? Comment ? Qu’est-ce ? A la première question (pourquoi) c’est la religion ou le mythe qui tentent d’apporter une réponse. Pourquoi la tempête a-t-elle détruit les vaisseaux d’Ulysse : parce que le dieu de la mer est fâché contre lui. Pourquoi le dieu de la mer veut-il se venger d’Ulysse ? Parce qu’il a crevé l’œil du cyclope son fils…. Etc. Le mythe n’est qu’une suite de réponses à des « pourquoi ? ». Mais on peut demander aussi « comment la tempête ? ». La réponse ouvre le domaine de la science. Les vents sont sortis de leur caverne souterraine, ou l’anticyclone a cédé, une zone de basse pression s’étend sur la région …. Etc. La science ne cesse de parfaire ses réponses mais elle répond toujours à cette question : « comment ? ».

Il y a enfin la question : qu’est-ce que la tempête ? Plus généralement il y a une question qui est celle de la « nature des choses ». Ce domaine est celui de la philosophie. Car philosopher ce n’est pas seulement créer des concepts, c’est surtout travailler à parvenir à une compréhension juste de la nature des choses : de leur essence.  On dit que la philosophie commence par un étonnement. C’est vrai si cet étonnement commence par : que veut-on dire quand on parle de bien ou de mal, de beau, de vrai et ainsi de toute chose ?

L’auteur pourra me dire qu’il est bien d’accord là-dessus mais qu’il fait le constat qu’en plus de deux mille ans, la philosophie n’est parvenue à saisir l’essence d’aucune chose. Ou plutôt qu’il y a autant d’essences des choses qu’il y a de philosophies.

Prenons une question classique : « Qu’est-ce que l’homme ? ». La réponse peut aller du « bipède sans plumes » attribué à Platon, à « l’être pour la mort », « un animal politique »  selon Aristote ou celui dont « l’essence est l’ensemble des rapports sociaux » chez Marx. On pourrait multiplier encore les réponses.

Cette dispersion des réponses est effectivement un problème. Mais à cela il y a deux réponses.

image 3La première est le relativisme. Je l’ai critiqué dans un article du 12 juin : « Nietzsche et les droits de l’homme ». A ma grande surprise quelqu’un a dit qu’il aimait cet article. Cela a consisté à appuyer sur le bouton « like ». Mais cela n’était jamais arrivé. Et qui a aimé mon article ? Celui-là même qui soutient qu’il n’y a pas de « nature de choses », ce qui me semble être la base du relativisme ou qui en est plutôt une version radicale.

La deuxième réponse est la mienne. On la trouve dans l’article qui suit directement celui sur le relativisme. Cet article a pour titre « dialectique ». Il repose sur l’idée que la métaphysique, ou plus spécifiquement l’ontologie, est le reflet dans les doctrines philosophiques de l’évolution des modes de pensée. Il y a, certes, une multiplicité de théories philosophiques mais elles témoignent d’une évolution dans les modes de pensée. Les présocratiques développaient certains modes de pensée. J’ai ainsi commis un texte sur le mode de pensée qu’on peut déduire de ce qui nous reste d’Anaxagore. La dialectique platonicienne est aussi un mode de pensée qui passe par l’échange et le dialogue. La métaphysique d’Aristote constitue en ce domaine un énorme pas en avant. Sa logique a été enrichie et discutée des siècles durant. Le discours de la méthode de Descartes, qui rompt avec la scolastique issue d’Aristote, n’est concevable que sur la base de sa métaphysique. La dialectique et la pensée complexe sont des modes de pensée qui trouvent leur source dans le développement des sciences modernes. Plus particulièrement dans l’apparition des sciences humaines pour le cas de la dialectique marxiste.

Ainsi, la pensée humaine évolue, elle s’enrichit et atteint toujours plus la réalité des choses. Elle les voyait d’abord fixes et comme figées dans l’éternité. Elle a appris à les envisager dans leurs rapports réciproques et formant système. Elle les pense aujourd’hui dans l’extrême complexité de leur évolution, de leurs relations et dans la variété des ensembles qu’elles composent. L’ontologie a évolué et avec elle des notions comme celle d’essence. La critique des formes dépassées est sans doute utile mais elle l’est surtout si elle permet de renouveler la pensée et d’arriver à des modes plus riches, plus près du réel (ou si l’on veut de la nature des choses). Arrivé à ce point, je peux me simplifier la tâche et répéter ce que j’écrivais dans mon article « dialectique » : « Cette conception implique, en effet, que l’essence d’une chose n’est pas une abstraction par laquelle on dégagerait ce qui, dans la chose, la définit le mieux. Elle est encore moins une définition étendue. Dire ce qu’est une chose dans son essence, c’est exposer la logique des rapports fondamentaux qui la fondent. L’essence n’est pleinement développée (et exposée) que quand sont mis ainsi en lumière à la fois la genèse de la chose et son devenir. L’essence  est ce qu’est ou ce que sera la chose dans son plein accomplissement, au terme de son développement naturel si l’on parle d’un objet de la nature ou au terme de son développement historique si l’on parle d’une institution humaine ou de l’homme lui-même. L’essence est ce que la chose n’est d’abord qu’en germe mais qu’elle sera effectivement quand elle sera pleinement accomplie. »

Cette conception implique que « l’évanescence » apparente de la nature des choses n’est que le reflet de leur évolution dans une pensée inattentive à la logique des processus dans lesquels elles sont prises. Peut-être même que la renonciation à rechercher à accéder à l’essence des choses est la renonciation à la philosophie. Ce serait le choix de la démission.

Mes lectures de l’été (2)

image 1   1) Karl Marx – Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse » – La Dispute Editions sociales 2011

 2)  Enrique Dussel – La production théorique de Marx – un commentaire des Grundrisse – l’Harmattan 2009

Les Grundrisse de Marx sont souvent évoqués, souvent utilisés pour donner un peu de poids à une affirmation sans trop risquer d’être contredit. En fait ils n’avaient pas été édités en français depuis 1980. La nouvelle édition était donc très attendue. Elle n’est pourtant que  la reprise de la traduction de Gilbert Badia de 1980 présentée en un seul volume alors que l’édition originale était en deux volumes. Cela peut surprendre mais il n’y a  qu’une faible partie de l’œuvre de Marx qui a été publiée en français. Les éditions sont souvent anciennes et devenues introuvables. la GEME (Grande Edition Marx Engels) tarde à voir le jour. Que dire des marxistes du début du 20ème siècle, il faudra sans doute des décennies pour qu’ils soient « redécouverts ». Les travaux les plus innovants se font actuellement à l’étranger.

Ainsi, l’étude d’Enrique Dussel est traduite de l’espagnol. Enrique Dussel est argentin, il a fait une partie de ses études à Paris, à la Sorbonne où il a obtenu un doctorat. Je crois qu’il a fait un deuxième doctorat en Belgique. Il est donc francophone et a d’ailleurs donné une conférence au printemps dernier à la Sorbonne. C’est à cette occasion que j’ai entendu parler de lui. Il a dû s’exiler pendant la dictature militaire. C’est un grand connaisseur de la théologie de la libération et le concepteur d’une philosophie de la libération. C’est à l’université de Mexico qu’il a donné un séminaire qui s’est chargé d’étudier les Grundrisse en détail. Le livre qui est publié en français résulte des travaux de ce séminaire. Il n’existe rien d’équivalent venu d’une université française.

Ce qui frappe quand on lit les Grundrisse c’est que Marx y apparait non comme un militant soucieux de démontrer une thèse préconçue ou dogmatique mais comme un savant qui poursuit une étude aussi serrée et sérieuse qu’il est possible. La lecture de ses manuscrits en est d’ailleurs parfois un peu laborieuse car on le voit faire et refaire ses calculs, les reprendre avec d’autres données, en variant les cas et les hypothèses. On le voit aussi analyser chacun des concepts qu’il élabore avec minutie et presque avec un soin maniaque. Il multiplie aussi les lectures comme s’il ne s’autorisait à développer ses propres conceptions qu’après avoir soigneusement examinées celles des autres. Les manuscrits sont donc pour une grande part des notes de lectures d’économistes depuis longtemps tombés dans l’oubli. On y voit que ce qui ce qui se présente comme novateur a été parfois déjà soutenu il y a plus de cent cinquante ans. Marx démonte ainsi des propositions visant à créer une monnaie neutre basée sur la valeur travail ou à partager équitablement entre travail et capital les « fruits de la croissance » ; toutes idées qui reviennent régulièrement comme si elles venaient d’être inventées !

On est loin, avec les Grundrisse, des fulgurances du manifeste du parti communiste et on peut mesurer le travail qui a précédé l’exposé clair et ordonné du Capital. Je n’ai pas noté le nombre exact, mais il me semble qu’il doit y avoir au moins quatre plans du Capital envisagés tour à tour. Une des réflexions de Marx la plus intéressantes porte d’ailleurs sur « par où commencer ». On y voit que la dialectique n’a rien d’un procédé programmé mais que c’est un mode de réflexion exigeant et créatif, adapté à l’analyse d’une totalité faite de multiples déterminations. Marx dit que la réflexion « s’élève du simple au complexe » ce qui semble avoir la force de l’évidence. Mais comment trouver où sont les déterminations essentielles (le simple) pour, sur cette base, dégager les rapports mutuellement constitutifs de réalités comme la production  et la consommation, la distribution et l’échange? La méthode exige de suivre un cheminement de la pensée qui pose d’abord la question de l’abstraction des déterminations.image 2

La réflexion dialectique doit rechercher ce qui est à l’origine de l’ensemble qu’il s’agit d’analyser et qui se présente comme une totalité avec des codéterminations mutuelles. Enrique Dussel reprend cela point par point. Il fait la synthèse de la méthode pour dégager son originalité. Il écrit : « il s’agit, dès lors, pour viser l’essence d’un phénomène ou d’une apparence, d’abstraire leurs déterminations communes et de les articuler d’une manière construite. Sans perdre de vue que le niveau d’abstraction n’est pas le niveau historico-concret du réel ». Les enchainements pensés et les enchainements réels doivent être pensés ensemble mais non confondus. Il ne faut pas tomber dans l’illusion de Hegel qui a confondu l’enchainement réel et l’enchainement abstrait. Enrique Dussel écrit : « Marx était d’accord avec Proudhon (contre Hegel) pour ne pas confondre l’origine et la succession historique (l’ordre de la réalité), avec l’origine et le mouvement logique de la pensée (mouvement des catégories elles-mêmes). Mais là où Marx critique Proudhon, c’est lorsqu’il indique que l’ordre des catégories ne suit pas un pur ordre logique mais un ordre réel ; pas un ordre historico-génétique, mais l’ordre essentiel de la société moderne bourgeoise ». Il n’y a ni un seul ordre de réalité comme chez Hegel, ni un ordre double comme chez Proudhon, mais un ordre triple. Les déterminations sont abstraites dans les deux sens du mot : extraites du réels et reproduites dans la pensée. C’est la première étape.  Les deux étapes suivantes sont la montée dialectique  de l’abstrait au concret, la construction synthétique du tout concret, puis la production des catégories par lesquelles le tout concret se fera concret pensé. La construction des catégories explicatives permet le retour au réel c’est-à-dire à la totalité concrète historique.

Pourtant à l’issue de l’étude qu’il mène selon cette méthode, Marx butte encore sur une difficulté qui ne sera résolue que dans le Capital. Il ne parvient pas à rendre compte de la rupture historique qui a permis le passage du capital marchand au capital industriel. Il y a là un saut qualitatif qui ne sera compris que dans les pages du Capital consacrées à l’accumulation primitive. Car, il semble bien que pour Marx, contrairement à ce qu’on lui fait souvent dire, il n’y avait aucune nécessité historique à l’apparition du capitalisme, pas plus qu’il ne semble ni avoir de fatalité du passage au socialisme. Il y a fatalité de la crise, qui est déjà inscrite en puissance dans le cycle Argent – Marchandise – Argent, mais il n’y a pas fatalité de sa solution par le passage au communisme.

Dialectique

image 1La forme de pensée à l’œuvre chez Marx peut être qualifiée de dialectique. Il n’en a jamais exposé les principes, non pas faute de temps comme on le lit souvent, mais parce c’est une méthode ouverte, en création continue. Il est tout de même possible d’en présenter les bases en partant du plus simple : le monde est fait de multiples choses en relations dynamiques entre elles. La pensée s’efforce d’y découvrir un ordre.

Dans sa forme classique la pensée est métaphysique. Cela signifie qu’elle privilégie ce qui parait fixe sur ce qui est mouvant. Elle appelle «essence » ce qui demeure invariable dans les choses  et  « rapports » les relations des choses entre elles. Elle considère que l’essence est première, qu’elle est ce par quoi la chose est la mieux définie abstraitement, tandis que le rapport est second. Elle pense sous la catégorie abstraite de « rapports » les différents modes de relation des choses entre elles.

La pensée dialectique  rompt avec cette illusion d’une fixité et d’une autonomie des choses et considère que penser une chose hors de ses relations, c’est la réduire à une abstraction et s’empêcher de la comprendre complètement. En conséquence, elle renverse l’ordre de la pensée et considère que ce qu’est véritablement une chose ne se révèle que par ses rapports aux autres choses et dans les processus auxquels elle participe : penser une chose hors des processus auxquels elle participe, c’est manquer sa véritable essence.image 2

Ce qui fait la difficulté de la pensée dialectique, c’est que pour comprendre l’essence d’une chose, elle doit connaître les rapports dans lesquels cette chose est prise et la logique des processus dans lesquels elle se réalise. Or, les rapports dans lesquels la chose est prise ne sont pas fixes, ils évoluent dans le cadre des processus dans lesquels elle est engagée. Ils sont eux-mêmes en relation les uns avec les autres pour former des structures éventuellement travaillées par des contradictions (des tensions). Ces structures forment des systèmes animés d’une logique propre. En conséquence, une chose est toujours saisie dans un moment de son développement et du développement de la structure dans laquelle elle est prise et elle ne se comprend réellement que dans son devenir et dans le devenir de cette structure. La pensée dialectique saisit donc les choses dans leur environnement global et dans leur évolution. Elle cherche à dégager la loi de leur changement,de leur développement, c’est-à-dire la loi de leur passage d’une forme à une autre. Elle met en œuvre « La grande idée fondamentale selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses, en apparence stables, – tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les concepts, se développent et meurent en passant par un changement ininterrompu au cours duquel, finalement, malgré tous les hasards apparents et tous les retours en arrière momentanés, un développement progressif finit par se faire jour » [Engels].

Ainsi, pour la dialectique, les choses sont prises dans une totalité mais cette totalité n’est pas simple, son développement n’est pas linéaire. Un tout dialectique est ensemble instable, en équilibre dynamique parce qu’animé de processus contradictoires. Comprendre dialectiquement c’est donc comprendre comment agit la contradiction, comment elle est facteur de mouvement et de mutation, comment elle fait émerger des réalités nouvelles et comment elle se résout dans une nouvelle unité. Un tout dialectique n’est pas un chaos anarchique. Il se développe selon des lois que la dialectique comme méthode doit dégager et connaitre pour les retrouver dans le tout étudié (1).

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Cette conception implique que l’essence d’une chose n’est pas une abstraction par laquelle on dégagerait ce qui, dans la chose, la définit le mieux. Elle est encore moins une définition étendue. Dire ce qu’est une chose dans son essence, c’est exposer la logique des rapports fondamentaux qui la fondent. L’essence n’est pleinement développée (et exposée) que quand sont mis ainsi en lumière à la fois la genèse de la chose et son devenir. L’essence  est ce qu’est ou ce que sera la chose dans son plein accomplissement, au terme de son développement naturel si l’on parle d’un objet de la nature ou au terme de son développement historique si l’on parle d’une institution humaine ou de l’homme lui-même. L’essence est ce que la chose n’est d’abord qu’en germe mais qu’elle sera effectivement quand elle sera pleinement accomplie.

La dialectique matérialiste de Marx s’appuie sur un monisme (2) : Marx considère que matière et esprit forment une seule réalité à laquelle l’homme accède, non par l’intuition sensible (d’un sujet passif et anhistorique)  mais par l’activité perceptive et cognitive et toujours dans le cadre d’une praxis, c’est-à-dire toujours dans le cadre d’une activité d’appropriation ou de transformation (trans-individuelle) dans laquelle il est lui-même engagé (et dont le niveau d’organisation de complexité dépend du niveau de développement de l’activité perceptive et cognitive humaine). Ainsi, les hommes ne sont pas seulement « des produits des circonstances et de l’éducation », leur activité transforme « les circonstances » — lesquelles les font évoluer dans la mesure où elles évoluent : les hommes sont producteurs d’eux-mêmes mais selon une logique circulaire. L’essence humaine n’est pas donnée et invariante : elle est le produit d’un développement (de processus historiques concrets).

Alors que la pensée métaphysique est adaptée à une science comme la botanique lorsqu’elle inventorie, qu’elle classe et qu’elle hiérarchise le vivant, elle ne permet pas d’en penser la logique. Pour comprendre cette logique, l’écologie et la biologie doivent mobiliser d’autres méthodes. Comme la sociologie et l’histoire, ces sciences pensent en termes de devenir, de rapports et de système, c’est-à-dire selon la méthode dialectique. Cependant, quel que soit le mode de pensée qu’on déploie, le principe de non contradiction, tel que l’a formulé Aristote, reste valable. Il est la base de toute pensée cohérente.

 La dialectique n’invalide pas la pensée métaphysique. Celle-ci lui cède le pas dans les sciences modernes mais reste valable dans ses domaines d’application. Certaines sciences vont même au-delà de la dialectique telle qu’elle est mise en œuvre chez Marx : elles sont le domaine de la pensée complexe décrite par Edgard Morin. Chaque science découvre et met au point ses propres modes de pensée. Ni la dialectique, ni la pensée complexe n’achèvent l’histoire des formes de la pensée.

1- La capacité des raisonnements hypothético-déductifs des mathématiques à anticiper ce que l’observation empirique finira par confirmer prouvent que le réel n’est pas chaotique mais qu’il obéit à des lois. Ce sont ces lois, dans leur forme très générale, que dégage la dialectique et qu’elle met en œuvre.

 1- un monisme ontologique doublé d’un dualisme gnoséologique