La liberté humaine

image 2Les articles précédents, consacrés à la question de l’histoire, ont montré que l’humanité connait une évolution qui échappe aux volontés individuelles. Cette évolution (appelée histoire) est un fait anthropologique fondamental, constitutif de l’essence générique de l’homme. Elle a pour fondement le travail comme relation spécifique de l’homme à la nature et processus social cumulatif dans lequel les hommes sont pris, qui les transforment et modifient leurs relations entre eux. Les sociétés humaines se modifient ; elles passent d’un mode de production à l’autre. A chaque mode de production correspondent des types humains spécifiques et des modes de pensée, des formes de représentation différents. Nous avions effectivement vu précédemment que les sociétés étaient d’abord organisées par la religion puis de plus en plus consciemment par le droit et que l’aspiration humaine à l’émancipation s’exprimait alors sous la forme de la proclamation de droits humains. Cela faisait des droits humains un fait anthropologique fondamental et une spécificité humaine exprimant l’essence humaine. Mais tout ce développement, cette réalisation de l’essence humaine n’est-elle qu’un processus nécessaire, le déroulement d’un processus d’autant plus nécessaire qu’il est tout autant naturel qu’historique (puisque, selon l’expression de Marx, « l’histoire est la véritable histoire naturelle de l’homme ») ? Où est la liberté humaine dans ce processus ? Y a-t-il une liberté humaine ? Quelle est sa place ? Comment s’exprime-t-elle ?

Au niveau de la personne humaine, ce qui apparaît d’abord, c’est que les hommes sont pris dans des contraintes qui pèsent sur leur vie mais que face à ces contraintes, les individus adoptent des attitudes diverses. Les uns se résignent, les autres résistent. Cette observation banale est à la base de ce qui oppose en philosophie les conceptions de la liberté que Marx résume ainsi dans un passage biffé de L’idéologie allemande : « Jusqu’ici la liberté a été définie par les philosophes sous un double aspect : d’un côté par tous les matérialistes, comme puissance, comme maitrise des situations et des circonstances de la vie d’un individu, – d’autre part, par tous les idéalistes, les Allemands en particulier, comme autodétermination, détachement du monde réel, comme liberté purement imaginaire de l’esprit. »

Il ne suffit d’avoir constaté que la diversité des attitudes est la marque d’une liberté humaine. Il faut comprendre en quoi consiste cette liberté et pour cela il faut revenir à ce qu’est l’homme : à l’essence humaine. Alors, il apparait que la liberté n’est pas celle d’un homme générique et abstrait doté d’une liberté métaphysique mais celle d’hommes vivants et agissants dans une société dont ils sont d’abord les produits avant que de pouvoir en être les agents. Ces hommes-là doivent composer avec trois puissances (dont aucune n’annule l’autre : biologie, histoire, société) qui influent sur ce qu’ils font et ce qu’ils pensent.

Biologie : car l’homme est d’abord un produit de l’évolution naturelle. Comme être naturel, Il est soumis aux lois de la biologie pour subsister et reproduire sa vie. Il pense car la pensée est une faculté acquise par l’organisation infiniment complexe de son cerveau. L’évolution naturelle l’a doté de la faculté de transformer la nature et de produire ses moyens d’existence (avec le cerveau, la main, la station debout). Elle a ainsi rendu possible une histoire humaine dont le relais ouvre à la fois le champ d’une liberté humaine et de nouvelles déterminations.

Histoire : comme il a été dit, l’histoire bouleverse la donne du déterminisme naturel par son effet cumulatif. Elle libère l’homme de la dépendance animale au milieu. L’homme ne fait pas que rencontrer ses moyens d’existence, il les produit. En transformant la nature par le travail il se transforme lui-même. Il ne produit pas seulement ce qu’il consomme, il fabrique et perfectionne ses outils : il accumule des techniques, des savoirs qui lui donnent une maîtrise toujours plus grande sur la nature et sur lui-même (mais toujours contrainte par ses bases biologiques et physiques).

Société : comme produit de l’histoire, l’homme est un être relationnel pris dans des rapports sociaux de production dont il ne peut pas se dégager. Il s’y fonde (se réalise) à la fois comme être social et comme être singulier. Il ne peut s’affirmer comme individu singulier que dans la mesure où il est un être social. Comme être social, l’homme produit ses besoins, ses rapports sociaux, ses institutions et ses formes d’individualité. (L’individu réalise une forme historique d’individualité )(1). Il développe et enrichit le contenu de sa conscience. C’est comme être social qu’il a des pensées abstraites, des croyances, des connaissances et des valeurs. Comme être social, il est le producteur de sa propre liberté. Il se donne et se proclame des droits.

image 1L’individu humain a ainsi un espace de liberté dans le cadre d’une triple contrainte. Cet espace est permis par la complexité même de l’expression de ces contraintes. Il s’ouvre là où s’exerce la tension inhérente aux rapports sociaux. En effet, selon Marx le processus d’émancipation humaine qui forme la trame de l’histoire n’est pas la simple actualisation d’une nature humaine dont chaque individu serait le porteur, il est la résultante des rapports sociaux historiques où l’essence humaine définit et redéfinit sans cesse son contenu. L’élargissement des rapports sociaux va de pair avec un rapport enrichi au monde. Il libère les capacités individuelles et les possibilités de réalisation de soi. Comme l’écrit Marx : « la véritable richesse intellectuelle de l’individu dépend entièrement de la richesse de ses rapports réels » (2) . C’est le développement historique lui-même qui tend à former des individus aspirant à un monde véritablement humain. Cette formation s’esquisse et se fait au sein des rapports sociaux du fait du haut degré de tension qui leur est inhérent (3) . Mais l’aspiration à la réalisation de soi se heurte à la conscience du caractère inégalitaire des rapports sociaux. L’individu prend conscience à la fois de sa liberté et des limites de sa liberté. Il développe une conscience critique qui est la condition première de sa liberté véritable.

image 3Cette liberté dépend du potentiel offert par l’état de la société et de ce qui en est disponible pour chacun. En effet, chaque homme, pris comme individu, ne jouit que d’une part des richesses matérielles et spirituelles qui s’accumulent hors de lui dans le monde social. Chaque homme ne réalise qu’une part des potentialités humaines. Ce qu’il est donné à chacun de réaliser est la mesure de sa liberté. La liberté est donc ce qu’offrent les contraintes naturelles, historiques et sociales par l’accumulation dans le monde humain des moyens de l’émancipation de l’individu humain. Elle est aussi ce qui est limité pour chaque homme par la place qu’il occupe dans une structure sociale donnée : ses possibilités d’agir et de s’éduquer. Elle n’est pas une « indépendance rêvée » à l’égard des lois de la nature ou des contraintes historiques et sociales. Elle est un pouvoir ou une puissance exercée sur le réel. Mais ce pouvoir n’est jamais entier. Il est plus ou moins large selon la position occupée dans les rapports sociaux et il connaît des limites propres à chaque société. Chaque société n’offre qu’un potentiel limité de liberté. Ce potentiel est objectif et lié au mode de production, à ce qui est accumulé comme richesses matérielles et spirituelles, mais il dépend aussi du degré de conscience ou de compréhension que la société a d’elle-même. Le pouvoir que constitue la liberté, réside, pour une société prise comme ensemble, dans sa connaissance et sa maîtrise des contraintes naturelles et sociales. Il dépend donc de sa connaissance du « déterminisme », dans sa capacité à le gérer donc à s’autogérer. Pour l’individu humain, la liberté est ce même pouvoir et cette maîtrise exercée sur le cours de son destin mais modulée par la position qu’il occupe dans les rapports sociaux. La liberté de l’individu se mesure dans le cadre de ce que lui permettent les relations sociales (par l’éducation, l’accès à la culture et aux biens matériels correspondants à ses besoins). Pour être effective, cette liberté doit se faire sociopolitique et se traduire en droits politiques et civiques. Même éduqué, on n’est pas libre sous une dictature. Mais il ne suffit pas encore que les moyens de s’éduquer et de s’informer soient là, ni même que soit affirmé un droit à l’éducation ou à l’information. Il faut encore que ce droit fondamental (ce droit proclamé) soit mis en œuvre par le droit positif (dans les lois et règlements) et dans les faits (la possibilité d’avoir un système éducatif et d’information indépendant des puissances sociales dominantes). Avoir des droits est une composante de la liberté. Leur réalisation la rend effective. Car le droit présente une double face : il n’est pas seulement une limitation mise à la liberté des individus ; il est aussi un instrument de la liberté. Il ne protège pas seulement les privilèges ; il est aussi une limitation des pouvoirs et un rempart contre l’arbitraire. Son contenu reflète l’état des rapports sociaux et leur histoire (4) . Il est le produit des luttes sociales et politiques mais aussi des luttes idéologiques autour de ses fondements et donc autour de la question des droits humains. De ce point de vue la liberté de chaque homme se mesure à la reconnaissance des droits humains par la société où il vit et par sa capacité à les faire respecter. La liberté est inséparable de la conscience sociale (qui sera l’objet de notre prochain article).

1 Le concept de forme historique d’individualité a été proposé par Lucien Sève : l’homme ? La Dispute 2008 – page 111
2 « L’idéologie allemande » réédition 2012 – page 36
3 Voir à ce sujet notre article du 21 mars : « rapports sociaux »

4 « La part du droit dans la réalité et dans l’action » – Monique et Roland Weyl – Éditions sociales 1968

Nature et histoire

image 3Dans « l’idéologie allemande », Marx écrit : « Nous ne connaissons qu’une seule science, celle de l’histoire. L’histoire peut être examinée sous deux aspects. On peut la scinder en histoire de la nature et histoire des hommes. Les deux aspects cependant ne sont pas séparables ; aussi longtemps qu’existent des hommes, leur histoire et celle de la nature se conditionnent réciproquement (1)» .

Que faut-il comprendre quand on lit dans les Manuscrits de 1844 : « l’histoire est la véritable histoire naturelle de l’homme (2)» ? Marx maintient-il la séparation idéaliste de la nature et de l’histoire ou critique-t-il cette séparation typique de l’idéalisme philosophique? Veut-il dire que le monde de l’homme est celui qu’il produit par son travail et non celui qu’il trouve comme donné naturel ?

Que Marx fasse la critique d’une séparation idéaliste de la nature et de l’histoire n’est pas simple à comprendre tant nous sommes habitués à cette séparation, tant elle nous semble aller de soi. Nous pensons faire un grand pas dans la clarification de nos concepts quand nous opposons nature et culture. Nous entendons par nature le milieu dans lequel nous vivons et nous lui attribuons un caractère immuable qu’il faudrait respecter. Nous désignons aussi par le mot de nature les caractères permanents qui seraient constitutifs de l’homme et seraient indépendants de ses modes d’existence historiques : ce que nous appelons nature humaine.

Nous pensons avoir fait un grand pas quand nous avons fait la critique de l’idée d’une nature humaine en la limitant aux caractères innés transmis par l’hérédité biologique. Nous utilisons alors le mot nature en opposition à celui de « culture ». La culture est alors l’ensemble des caractères acquis transmis par la tradition. Pourtant à peine avons-nous posé cette distinction que nous devons admettre que ce qui en l’homme est naturel et ce qui est culturel n’est pas directement observable et que notre distinction est plus instrumentale que réelle. C’est ce à quoi arrive Claude Levi-Strauss quand il écrit : « Mais surtout, on commence à comprendre que la distinction entre état de nature et état de société, à défaut d’une signification historique acceptable, présente une valeur logique qui justifie pleinement son utilisation, par la sociologie moderne, comme un instrument de méthode »(3).

Cette utilisation de la distinction de nature et de culture « comme un instrument de méthode » était déjà celle de Rousseau quand il voulait distinguer « ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme » et que, constatant que cela ne pouvait pas se faire empiriquement, il maintenait qu’il est « pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent » (4) . Cette « notion juste » Claude Lévi-Strauss pense la tenir quand il écrit : « Partout où la règle se manifeste, nous savons avec certitude être à l’étage de la culture, Symétriquement, il est aisé de reconnaître dans l’universel le critère de la nature ». Seulement la recherche du moment où commence la règle échoue. Et c’est toujours le critère de la nature qui manque. On l’a cherché chez les enfants sauvages mais ils paraissent avoir été plutôt des enfants autistes abandonnés. Leur étude prouve seulement qu’il n’y a pas de langage naturel humain. Chez l’homme le langage est symbolique ce qu’il n’est jamais chez l’animal. L’unique règle que C. Lévi-Strauss retient comme universelle est la prohibition de l’inceste. La distinction entre nature et culture reste donc une distinction idéelle et donc une reconduite de l’opposition idéaliste critiquée par Marx entre histoire et nature. Pour mieux comprendre cela, il faut suivre la critique marxiste. Pour faire ce travail, nous nous appuierons sur la lecture des Manuscrits de 1844 telle que l’a faite Franck Fischbach.

La première thèse posée par Marx est celle du « primat de la nature extérieure » mais cette nature n’en est pas moins humanisée. Marx soutient que ce que les philosophes appellent « nature » est depuis longtemps le produit de l’industrie humaine mais il ajoute que « bien entendu, le primat de la nature extérieure n’en subsiste pas moins » (5) . Il se refuse explicitement à considérer « l’homme comme différent de la nature » mais il ajoute que si l’homme est engendré au sein de la nature qui lui préexiste, il inaugure cependant avec elle un rapport spécifique. Ce double mouvement abolit l’alternative entre nature et histoire en maintenant les deux termes. Le distinguo entre nature et histoire n’est donc pas séparation. L’histoire des hommes vient s’inscrire au sein de l’histoire de la nature : il n’y a pas de fait historique qui ne soit pas un fait naturel et réciproquement tout fait naturel est un fait historique. Ce n’est pas à l’heure des défis écologiques qu’on pourra dire le contraire.

image 1En quoi l’activité naturelle qu’est le travail est-elle historique ? L’article précédent a largement répondu à cette question : l’homme a une histoire parce qu’il travaille c’est-à-dire qu’il transforme la nature selon ses besoins et a initié ainsi un processus d’accumulation dans lequel il est lui-même engagé. Marx a compris cela dès 1844. Il le répète dans Le Capital : le travail est bien une activité naturelle : « Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès par lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action ; il se présente face à la nature comme une puissance naturelle lui-même » (6). Mais le comportement actif et productif de l’homme se distingue de celui de l’animal en ce qu’il n’est pas orienté exclusivement vers la satisfaction directe des besoins. C’est une activité consciente d’elle-même et cumulative. L’homme est capable de se projeter au-delà du besoin immédiat afin d’engendrer des moyens nouveaux qui satisferont davantage de besoins et des besoins en accroissement.

Ce qui distingue l’homme de l’animal et en fait un être historique, c’est la conscience qu’il a de lui-même comme être générique (conscience dont notre article du 25 mars « rapports sociaux et conscience » a montré qu’elle était un produit de la conflictualité inhérente aux rapports sociaux). La conscience de l’homme dans le travail n’est pas la conscience de soi du sujet singulier imaginé par la philosophie. Ce n’est pas un trait spécifique qui l’affranchirait de l’ordre de la nature car les hommes ne sont pas d’abord des êtres conscients d’eux-mêmes, des sujets auxquels la dimension naturelle et objective de l’existence serait ensuite ajoutée de l’extérieur : au contraire la conscience est pour l’homme le savoir qu’il prend du caractère objectif et naturel de son être et du caractère humain de ses productions (des objets naturels qu’il a transformés). L’homme ne peut se poser comme abstraction (comme Soi ou comme Sujet) que parce qu’il s’est posé originairement non comme une exception dans la nature mais comme « partie de la nature », comme « être de la nature ». Par cette affirmation, Marx prend le contrepied de la thèse idéaliste selon laquelle toute conscience d’objet suppose la conscience de soi. Il affirme au contraire que toute conscience est d’abord conscience d’objet et qu’elle ne devient conscience de soi que de manière seconde et dérivée.

Ce qui distingue aussi l’activité de l’homme de celle de l’animal et lui donne son caractère historique, c’est qu’elle s’adresse au tout de la nature. Elle n’est pas assignée à une seule forme de production utilisant toujours les mêmes matériaux et engendrant toujours les mêmes produits. Elle se porte à l’échelle de la nature entière. Mais l’homme ne sort pas pour autant de la nature. Le rapport de l’homme à la nature est en même temps le rapport de la nature à elle-même. Ce que Marx exprime ainsi : « Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée à elle-même, car l’homme est une partie de la nature » (7).

Il y a donc entre l’homme et la nature, unité de nature. Et de là, il y a unité de la nature et de l’histoire et cette unité est sociale. La société est elle-même l’unité de la nature et de l’histoire.

L’homme n’a pas un rapport individuel à la nature : tout rapport humain à la nature est un rapport social. L’individu humain est toujours un individu socialisé qui n’existe qu’en relation aux autres hommes dans leur activité de transformation productive de la nature. Son existence humaine est une existence sociale. Cela implique que l’homme est toujours un être générique (qui se rapporte à l’ensemble des hommes comme distincts des autres espèces naturelles ) (8) ; il n’a conscience de lui-même qu’en tant qu’être social et qu’en se rapportant à l’humanité comme espèce (par la médiation et l’abstraction des rapports sociaux). Il y a chez lui équivalence entre conscience individuelle, conscience comme être social et conscience universelle. Aussi Marx peut-il écrire : « ma conscience universelle n’est que la forme théorique de ce dont la communauté réelle, l’organisation sociale est la forme vivante » (9) ou encore « en tant que conscience générique, l’homme affirme sa vie sociale réelle et ne fait que répéter dans la pensée son existence réelle ». Le primat individualiste de la conscience de soi comme être singulier propre à l’homme moderne ne fait pas exception à cela. Il est la forme négative et inversée d’une vie sociale réduite aux rapports de concurrence engendrés par la propriété privée dans une société qui isole et sépare au lieu d’unir et de lier.

Il n’y a de rapport humain à la nature que social et historique (« la société est l’achèvement de l’unité essentielle de l’homme avec la nature »). Ce rapport de l’homme à la nature, est le rapport de la société humaine à la nature. La nature n’a de réalité pour les hommes que sociale, elle n’a d’existence pour eux qu’historique. Il n’y a de nature que toujours déjà humanisée, c’est-à-dire collectivement et socialement appropriée et transformée. Marx ne reconnait comme pertinente ni l’idée d’un monde naturel existant en soi indépendamment de tout rapport aux hommes et à la société humaine, ni celle d’un monde proprement humain, social et historique, coupé de toute relation à la nature.

Il appelle « industrie » le rapport de la société humaine à la nature par où elle extériorise et objective naturellement les forces humaines tandis que par là même la nature est intériorisée, subjectivée, humanisée. L’industrie, en ce sens, n’est rien d’autre que l’activité naturelle essentielle des hommes : « l’industrie est (….) le livre ouvert des forces humaines essentielles, la psychologie de l’homme concrètement présente » (10). Alors l’unité de la nature et de l’histoire, dont la seule forme réelle ne peut être que l’histoire de l’industrie, n’est effectivement que sociale.

image 4Mais dans cette unité de la nature et de l’histoire, un terme ou l’autre peut paraitre dominant selon les époques et les modes de production c’est en ce sens qu’il y a, selon Franck Fischbach, équivalence de la nature et de l’histoire malgré le primat de la nature : il y a équivalence parce qu’il y a interchangeabilité des termes au cours du développement (11) . Dans les formes antérieures à la société moderne, c’est l’élément naturel qui l’emporte. Les hommes sont encore redevables du produit de leur travail davantage à la nature elle-même qu’à leur propre « industrie ». Leur vie dépend de la fécondité de la terre. Lorsque, dans la société moderne, le travail de la terre devient « travail agricole », que la propriété de la terre devient investissement financier et son produit rendement de l’investissement, alors la terre et la nature deviennent un moment subordonné de l’industrie et du travail. La source de richesse est désormais le travail. L’histoire, sous la forme de l’économie, parait l’emporter sur la nature et il peut se former une conscience radicalement historique du monde.

L’historicisme, dans le sens de l’affirmation d’un primat de l’histoire sur la nature, n’apparaît que dans les sociétés développées. Alors l’homme s’imagine tout puissant et capable d’une domination complète de la nature dont il connaît les lois. Il croit pouvoir en sortir par une maitrise technique complète (qui englobe son propre être). Cette illusion idéologique est là encore l’effet des formes sociales de sa relation à la nature dans la société industrielle. Marx en explique donc la genèse (on ne peut par conséquent pas lui attribuer) et y oppose que « la connaissance et la domination de la nature sont conditionnés socialement » mais que « l’existence absolue de la nature n’est conditionnée par rien, par personne».

image 2Au terme de ce parcours, nous constatons que l’histoire, telle que la pense Marx, constitue un domaine doté d’une logique propre. L’ensemble des concepts qui constituent le matérialisme historique ne fait pourtant pas de l’histoire un domaine autonome. L’histoire de l’homme et l’histoire de la nature forment une unité. Il n’y a ni sortie de l’homme de la nature ni soumission de l’homme à la nature. La conscience humaine est, elle-même, historique et se développe et se complexifie avec le développement historique. Cependant, y a-t-il soumission de l’homme à l’histoire et donc un déterminisme de l’histoire analogue à celui de la nature ou prolongeant celui de la nature ? Un tel déterminisme n’annulerait sans doute pas l’idée que les droits fondamentaux sont l’essence humaine se réalisant dans l’histoire (ou plutôt dans le processus sans fin de l’histoire) mais elle retirerait à cette idée son contenu mobilisateur. Elle ferait de l’homme œuvrant à la réalisation des droits fondamentaux humains, non l’agent conscient de l’histoire, mais son produit. Pour que l’idée de droits fondamentaux ait une valeur réelle il faut, en conséquence, que non seulement l’individu humain dispose d’un espace de liberté mais que cet espace de liberté trouve un débouché au niveau de l’histoire. Il faut donc voir quelle est la mesure de la liberté individuelle et quelle est sa traduction collective et dans l’histoire. Ce qui sera l’objet des prochains articles.

1 « L’idéologie allemande » réédition 2012 – page 14 (note biffée)
2 Manuscrits de 1844 – GF Flammarion 1996 – page 172
3 C. Lévi-Strauss, les structures élémentaires de la parenté, p. 3, Mouton 1971
4 J.J. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes.

5 « L’idéologie allemande » réédition de 2012 pages 25 et 26
6 Le Capital Livre I 3ème section. Cette traduction est celle de Jean-Pierre Lefebvre dans PUF Quatrige. Elle est plus riche que celle de la traduction de Joseph Roy (Editions Sociales 1971) qui a pourtant le mérite d’avoir été révisée par Marx lui-même.
7 Manuscrits de 1844 – GF Flammarion – 1996 – page 114
8 Selon George Labica, Marx récuse l’idée de « genre » = genre humain comme réunion de toutes les particularités communes à tous les hommes : « La répudiation du « genre » (Gattung ; ailleurs Gattunsleben – vie générique -, ou Gattunscharacker – caractère générique), qualifié, ici, dans la Th. 6 « d’universalité interne, muette, liant les nombreux individus de façon naturelle », vient au premier plan…. »
Les thèses sur Feuerbach – Karl Marx par George Labica PUF 1987
9 Manuscrits de 1844 – GF Flammarion Paris 1996 – page 147
10 Manuscrits de 1844 – page 152
11 Dans : « la production des hommes – Marx avec Spinoza » PUF collection Actuel Marx 2005

Les hommes et l’histoire

image 2L’article précédent a présenté les principaux concepts de la théorie de l’histoire développée par Karl Marx. Il s’est efforcé de faire apparaitre leur articulation. La théorie marxiste, qu’on appelle le matérialisme historique, est dialectique : l’idée de rapport y est centrale et se décline en une suite cohérente d’acceptions (rapports de production, rapports sociaux, rapports de classes). Ces rapports forment des systèmes (mode d’appropriation, mode de production, infrastructure/superstructure). Ni les rapports ni les systèmes ne sont figés. Ils évoluent, se transforment et ont une histoire. Nous avons noté, en présentant la dialectique, dans notre article du 16 juin 2013, que penser dialectiquement, c’est penser en termes de rapports, de système et de devenir et que : « les rapports dans lesquels une chose est prise ne sont pas fixes, ils évoluent dans le cadre des processus dans lesquels elle est engagée ». Il en va ainsi dans le cadre de l’histoire telle que la théorise le matérialisme historique. Il résulte de cela que les rapports entre les structures d’une société évoluent et qu’ils se complexifient au cours du développement historique. Dans toute société, des niveaux de développement différents coexistent. Il reste des traces d’un mode de production dépassé tandis qu’apparaissent déjà les premiers éléments d’un mode de production en gestation. Le mode de production dominant poursuit sa logique de développement. Les consciences sont tantôt en retard, tantôt en avance, sur le développement des rapports sociaux. L’ensemble de ces évolutions (complexes, contradictoires, confuses) modifie les rapports sociaux et par conséquent les hommes eux-mêmes. Il s’agit ici de l’évolution de l’être humain comme être social ; son évolution naturelle et son unité d’espèce sur le plan physiologique sont par ailleurs démontrés par la science mais à une toute autre échelle de temps.

C’est l’évolution de l’être social de l’homme qui explique pourquoi il est si difficile aux historiens de comprendre les façons d’être socialement, d’agir et de penser des hommes dans des époques anciennes vivant sous des modes de production différents. Les hommes ne sont tout simplement pas socialement les mêmes d’une période de l’histoire à l’autre et dans une société développée ou dans une société primitive ; leur univers mental n’est pas le même, leur vision du monde et d’eux-mêmes n’est pas la même. Les modes de pensée de ces hommes ne sont pas les mêmes ainsi que l’ont montré notre article du 17 octobre 2013 (la pensée comme vision) et les suivants. Les types humains sont très divers dans des sociétés elles-mêmes diverses et qui, autrefois, communiquaient peu entre elles jusqu’à pouvoir s’ignorer. Chaque homme est lui-même unique par sa biographie, ses expériences et ses dispositions particulières. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas, chez les individus au-delà d’une base somatique commune, certains éléments constants, communs à toutes les époques et à toutes les sociétés. Il faut bien que l’unité de l’humanité ait un fondement par-delà sa diversité des types humains et en dépit de la variété infinie des individus pour que les hommes puissent communiquer entre eux, se reconnaitre une commune humanité et évoluer en convergence. Le simple fait que les hommes sont des êtres en évolution est déjà un premier élément de l’unité l’humanité. Les hommes ont en commun d’avoir une histoire, ce qui signifie qu’ils évoluent selon des modalités qui échappent à l’évolution naturelle et peuvent même dans une certaine mesure la contrarier. Mais, pour avoir une histoire, il faut que les hommes partagent quelque chose fondamental qui les fait sortir de l’animalité. Quelle est donc cette source originaire de l’unité humaine ?

Ce qui fait évoluer l’humanité, c’est son rapport spécifique à la nature qui prend la forme du travail. Marx l’affirme et s’appuie pour le soutenir sur l’idée qu’il y a des caractères communs à toute production humaine qui en fait un travail. Il pose cela comme un principe plutôt que comme quelque chose qui pourrait se vérifier. Il écrit : «… toutes époques de la production ont certains caractères communs. La production en général est une abstraction, mais une abstraction rationnelle, pour autant qu’elle met réellement en relief les caractères communs, les fixe, et nous épargne ainsi la répétition. Cependant ces caractères généraux, dégagés par comparaison, sont eux-mêmes organisés de manière complexe et divergent en déterminations diverses. Certains de ces caractères appartiennent à toutes les époques, d’autres ne sont communs qu’à quelques-unes ».

image 3Pour Marx l’unité de l’humanité se trouve dans la manière humaine de produire et par là de produire son propre être. Le premier caractère que Marx reconnaît comme commun à toute production humaine est d’être sociale : « Toute production est appropriation de la nature par l’individu dans le cadre et par l’intermédiaire d’une forme de société déterminée ». Pour Lukacs, les caractères communs à l’humanité sont liés à la forme spécifique du travail chez l’homme. Ils se ramènent à la « position téléologique » propre au travail humain. Le questionnement de Lukacs porte sur les points suivants : Comment expliquer l’hominisation de l’homme ? Comment des dispositions anatomiques et comportementales ont-elles permis le passage du singe à l’homme ? Comment passe-t-on des fonctions biologiquement fixées propres à l’animal à l’adaptation transmissible et évolutive propre à l’homme ? Comment expliquer l’apparition de la vie sociale et du langage ? Sa réponse se résume ainsi : ce passage fut sans doute extrêmement lent. Il n’en a pas moins le caractère d’une rupture et d’un saut qualitatif. Il parait avoir son origine, son point de départ, dans une activité en germe chez l’animal mais qui acquiert chez l’homme une forme qui lui appartient exclusivement. Cette activité est le travail. Il définit le travail et le caractérise en reprenant ce que Marx avait écrit dans Le capital : « Notre point de départ, c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habilité de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travailleur aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté ». Par le travail une position téléologique, un projet humain, se réalise matériellement. Cette réalisation s’accomplit au travers de médiations qui peuvent être très ramifiées et complexes. Cette forme propre au travail, d’être la réalisation d’une position téléologique, est la caractéristique commune à toutes les activités véritablement humaines. La généralisation de ce fait élémentaire est constitutive de l’expérience ou de l’activité de tout être humain. Elle est commune à toutes les modalités de ses expériences ou activités, des plus rudimentaires jusqu’aux plus complexes. Elle caractérise l’homme comme être sorti de l’animalité.

L’homme a besoin que tout ce qui arrive ait un sens. Dans la détresse et le désarroi, il voudrait connaitre le pourquoi des choses. Ce besoin, si persistant dans la vie quotidienne, pénètre tous les domaines de la vie personnelle immédiate. Il est la source de la morale (de l’affirmation de valeurs) et une condition nécessaire à l’expression des instincts sociaux. Le ramener à sa source originelle, à la logique du travail, exige un grand effort de lucidité. Il est peut-être encore plus difficile de comprendre que dans les pratiques magiques, dans la prière et l’imploration, la conscience est contaminée par la position téléologique qui a son origine dans le travail, que cette position est le fondement de la religiosité et de toutes les activités qu’elle inspire. La position téléologique est commune à l’ensemble de l’humanité et la source de l’aspiration humaine à l’émancipation. C’est en se projetant hors des nécessités immédiates, et en se donnant des buts toujours plus lointains, que les hommes peuvent se donner des valeurs, qu’ils entreprennent de maitriser le développement des sociétés.

Nous avions noté que Charles Darwin avait démontré que la sélection des instincts sociaux avait permis à l’humanité de sortir de l’animalité. Cela n’est pas contradictoire avec ce qui vient d’être dit mais le complète et donne un contenu concret à ce qui chez Darwin restait une idée très générale. L’effet réversif de l’évolution à l’origine de la sortie de l’humanité de l’animalité, a rendu possible la capacité humaine à travailler, c’est-à-dire à transformer la nature pour répondre à ses besoins. (Voir l’article du 4 mars 2014 « la question de l’homme » et celui 26 février « droits de l’homme et spécificité humaine »). Le point de divergence entre Darwin et Marx porte sur l’idée de saut qualitatif qui est étrangère à la théorie de Darwin et essentielle à celle de Marx. Le saut qualitatif est le moment où une autre logique, un autre système s’impose. Il se rapproche de ce que la science appelle une transition de phase.

image 1Aucune des théories de l’humanisation, développées par Darwin, par Marx et par Lukacs, ne contredit l’autre. Elles se complètent et s’articulent ensemble. Retenons que, parce qu’il implique une position téléologique et met en œuvre les instincts sociaux, le travail enclenche le processus de l’humanisation. Les autres caractéristiques de l’humain, comme le langage, présentent déjà un caractère social. Leurs particularités, leurs modes d’action ne se déploient que dans un être social déjà constitué. Elles présupposent que le saut vers l’humain ait déjà eu lieu. Seul le travail comme interaction de l’homme avec la nature, devenant consciente, engage un processus cumulatif, évolutif et transmissible qui est la condition première de l’histoire. La position téléologique imprègne toute la vie humaine. Par elle avoir une histoire est un élément de l’essence générique de l’homme. Travail, position téléologique et instincts sociaux font de l’homme un être dont l’évolution prend la forme de l’histoire. Mais l’histoire est-elle la sortie de la nature ?

Le travail, les instincts sociaux, la position téléologique sont la base de la constitution de l’humanité comme genre humain (distinct de l’animalité). Cela ne parait pas pouvoir être contesté mais cela ne signifie pas que ces caractères sont les seules spécificités de l’humanité. Rien n’autorise réellement à limiter les fondements de l’unité et de la spécificité humaine à une forme commune de production, on peut sans doute étendre cette unité à une forme commune de rapport entre les sexes et peut-être à bien d’autres activités nécessaires à la vie. Ce qui est certain c’est que nous ressentons, par de-là les continents, que nous appartenons à une humanité commune. Nous le ressentons parce que nous avons une histoire, que notre être n’est pas fixé. Nous voyons les autres hommes comme engagés dans un processus de développement historique où les uns nous paraissent en arrière par rapport à notre propre développement et d’autres en avance ou engagés dans une nouveauté qui nous est encore étrangère. Il y a bien évidemment des groupes humains dont le mode de vie semble figé à un stade primitif. Mais outre qu’une meilleure connaissance des groupes primitifs révèle une richesse culturelle qui n’apparaissait pas d’abord, il faut noter que ces groupes sont toujours restreints et isolés dans un environnement qui ne leur permet pas d’engager un véritable processus d’accumulation matérielle et culturelle. Ces groupes génèrent de très faibles surplus sociaux. Aucun groupe n’est véritablement hors l’histoire car cela signifierait qu’il serait définitivement hors de l’unité humaine.

L’humanité comme genre humain ne peut pas être pensée sans histoire. Le fait d’avoir une histoire est une spécificité humaine qui doit toujours être prise en compte. Penser l’homme hors de l’histoire, c’est forger une abstraction. Cette question de la prise en compte de l’histoire est l’objet de la rupture de Marx avec Feuerbach. Elle est ce qui a engagé le développement du marxisme comme philosophie nouvelle et originale. Si nous revenons aux premiers écrits de Marx, nous voyons qu’il faisait à Feuerbach le reproche de faire abstraction de l’histoire, de l’oublier, et de supposer un individu isolé donc étranger à la nature et à l’histoire. Or, nous venons de voir toute l’importance qu’a chez Marx le concept d’histoire. C’est l’histoire qui est le fondement, l’élément déterminant, de l’essence générique de l’homme. L’essence humaine n’est pas figée, elle est en développement, elle est prise dans l’histoire (collective et aussi individuelle).

Précisons un peu notre vocabulaire : nous parlons d’essence générique de l’homme quand l’homme est pensé dans son rapport à la nature et nous parlons d’essence humaine quand l’homme est pensé dans son rapport aux autres hommes. Mais ces deux rapports (le rapport à la nature et le rapport des hommes aux autres hommes) sont toujours présents dans toutes les sociétés. La conception marxiste de l’histoire non seulement ne fait abstraction ni de la collectivité humaine (des rapports des hommes entre eux), ni de la nature (des rapports des hommes à la nature) mais les lie en une unité : celle de l’histoire. Marx fait du rapport à la nature et du rapport aux hommes un seul rapport. Il affirme que « l’histoire est la véritable histoire naturelle de l’homme ». Cette idée sera développée dans un prochain article.

La question de l’histoire

image 1Ce blog ayant été interrompu pour une période de vacances, il n’est pas peut-être pas inutile de faire le point de la recherche entreprise par les précédents articles. L’objet ultime de cette recherche est de d’établir, sur les bases d’une philosophie matérialiste, le fondement des droits fondamentaux et par conséquent de ne pas abandonner cette question à l’idéalisme philosophique et à sa critique plus ou moins vénéneuse. Dans ce contexte fonder signifie «démontrer que la proclamation des droits de l’homme, et le développement des droits fondamentaux, ne sont pas un fait contingent de l’histoire, que les droits de l’homme ne sont pas le produit d’une initiative historique heureuse mais qu’ils sont une donnée nécessaire du développement humain, qu’ils répondent à une nécessité qui ne pouvait pas manquer de se concrétiser d’une façon ou d’une autre quand le stade de développement des sociétés les rendaient nécessaires, ceci pour la raison qu’ils sont inscrits dans l’essence même de l’homme, c’est-à-dire qu’ils sont relatifs à ce qui fait que l’homme est homme ». Le premier acquis de la recherche a permis de mettre en évidence l’inscription des droits fondamentaux dans l’essence humaine sous la forme du lien ontologique, de la « trialectique », entre rapports sociaux sociaux/essence humaine/et droits fondamentaux. Nous avons observé, en parallèle, le passage de sociétés organisées par la religion à des sociétés régies par le droit. Cette évolution générale n’est nullement contingente puisqu’elle est commune à toutes les sociétés. Nous avons pu établir qu’elle est liée à l’apparition des formes bourgeoises de propriété et qu’elle prend la forme d’une convergence entre droit et morale.

Il nous reste à établir que l’histoire a une rationalité propre qui ne se réduit pas aux volontés d’individualités exceptionnelles. Elle serait plutôt la résultante imprévue de volontés concurrentes. Dans ce cadre, les droits fondamentaux, comme produits de l’histoire, pourront être considérés comme transcendants aux individus qui s’en réclament. L’humanité a nécessairement une histoire qui dépasse l’individu du fait que les individus sont eux-mêmes des produits de l’histoire et qu’ils sont nécessairement engagés dans un processus d’émancipation car, selon ce qui a été dit : « ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est que l’homme, par le travail, accumule ses productions matérielles et intellectuelles hors de lui, dans le monde social, et de façon potentiellement illimitée. L’homme crée hors de lui les bases concrètes à partir desquelles se forment les individus. Chaque homme ne peut s’assimiler qu’une part limitée des produits du développement humain, il ne s’assimile toujours qu’une partie des moyens de son émancipation. Son émancipation est donc toujours inachevée. Il est toujours arrêté dans son développement. La société lui en offre à la fois les moyens et lui en dicte les limites. L’individu et la société sont le produit l’un de l’autre et se développent l’un par l’autre, mais sont aussi limités l’un par l’autre. C’est ici, dans ce fait premier, que se lient l’essence humaine et l’idée d’émancipation».

Tout cela peut se résumer par cette formule : les droits fondamentaux, c’est l’essence humaine se réalisant dans l’histoire (c’est-à-dire sur la longue durée) car le chemin qui va de l’essence humaine aux droits fondamentaux est celui de l’histoire. L’histoire est la dimension fondamentale du développement humain. On reste philosophiquement idéaliste et on ne comprend pas l’essence humaine et son lien aux droits fondamentaux si on n’y introduit pas la dimension de l’histoire, si on ne la voit pas comme prise dans un processus historique et comme partie d’un processus historique. Il n’y a pas d’hommes sans histoire. Mais comment penser l’histoire ? Encore une fois c’est Marx qui va nous permettre de répondre à cette question.

Parce qu’elle met l’histoire au premier rang des sciences humaines, la conception développée par Marx est à la fois plus large et plus dynamique que celle de la sociologie. Elle unifie les sciences humaines en un système cohérent qui repose sur une philosophie alliant le matérialisme et la dialectique mais qui y ajoute la dimension de l’histoire. L’essence humaine et ses liens avec les droits fondamentaux ne peuvent être véritablement compris que dans ce cadre : que si on y intègre la dimension de l’histoire.

Marx pense l’histoire comme un ensemble de processus, il la comprend dans un cadre conceptuel complexe qu’on peut considérer comme l’illustration concrète de la dialectique qu’il s’est refusé à développer pour elle-même mais dont nous avons essayé de résumer les grandes lignes dans notre article du 16 juin 2013. Le cadre conceptuel de la théorie marxiste de l’histoire est un système de catégories essentiellement économiques dans la mesure où Marx n’a pas eu le temps de produire une critique des doctrines politiques (aussi peut-être parce que son expérience concrète de la politique est restée très épisodique). Son système de catégories doit être considéré comme inachevé même s’il forme un ensemble cohérent : il demanderait à être mis en relation avec un système de catégories élaborées dans le cadre d’une critique du politique qui aurait été équivalente à sa critique de l’économie et l’aurait redoublée sur un autre plan. On peut estimer qu’on trouve une ébauche de cette critique du politique et de cette production catégorielle chez un auteur comme Gramsci mais aussi chez le philosophe argentin Enrique Dussel (dont l’œuvre est très peu éditée en Français). Cependant, même incomplète la conception marxiste de l’histoire, parce qu’elle est centrée sur l’idée de rapports sociaux, peut nous aider à comprendre comment évoluent les rapports sociaux, comment ils modèlent les consciences et comment leur évolution a fait émerger l’idée de droits humains mais comment aussi elle l’occulte. Si nous nous limitons aux concepts élaborés par Marx pour penser l’histoire, c’est qu’ils suffisent à notre propos. Les critiques qui sont adressées à ce système conceptuel ignorent le plus souvent son caractère inachevé. Elles ne voient pas qu’elles critiquent l’apport d’un jeune homme (puisque Marx avait moins de trente ans quand il en a conçu l’essentiel) et surtout qu’elles critiquent l’apport d’une pensée qui vient avant le développement réel de l’histoire comme science. Les apports des écoles historiques modernes, comme ceux de Fernand Braudel, de Jacques Le Goff ou de Georges Duby, complexifient cette conception de l’histoire mais n’en renversent pas les fondements. L’essentiel reste non seulement valable mais est confirmé par la pratique de l’histoire scientifique. Exposons donc cet essentiel et ses concepts les plus généraux (qui seront en gras dans le texte):

Marx pense les rapports sociaux comme produits ou façonnés dans le cadre de « modes de production » fondés sur la domination d’une classe sur une autre ou sur les autres et il les décline en plusieurs concepts associés. Il appelle « rapports sociaux de production » l’ensemble des liens de dépendance réciproques qui s’établissent entre les hommes à l’occasion de la production de la vie matérielle, par l’intermédiaire des objets matériels qui servent à la satisfaction des besoins sociaux (moyens de production et biens de consommation). Il articule les concepts de « rapports sociaux de production » et de « forces productives ». La logique de cette articulation est la suivante : un « mode de production » est un ensemble dynamique constitué par les forces productives et les rapports sociaux de production correspondants. Dans ce qui forme ainsi l’ossature du système économique qui conditionne l’ensemble de la société, les « forces productives » constituent le facteur de développement le plus actif. Elles consistent en l’ensemble des moyens, des puissances aussi bien matérielles qu’intellectuelles, dont dispose la société pour produire.

image 2Son mode de production et la forme de domination politique qui lui correspond sont ce qui caractérise le mieux une société, ce qui conditionne son niveau de développement. Ils sont le cadre de ses rapports sociaux et le déterminant principal de leur forme et de leur niveau humain. C’est au final, dans une société et à un moment de son histoire, ce qui fait que les hommes y sont tels qu’ils sont. Dans le cadre des modes de production fondés sur la domination d’une classe sur une autre, les liens noués à l’occasion de la production et de la reproduction sociale prennent la forme de relations de domination et de subordination. Ils sont antagonistes et produisent une conflictualité entre classes, sexes, races ou ethnies. Ils prennent donc la forme de « rapports sociaux » dont l’ensemble se différencie en rapports de classe, de sexe, de racisation, imbriqués et réagissant l’un sur l’autre.

Ainsi, les rapports sociaux de production sont, pour Marx et le marxisme, le cadre dans lequel les rapports sociaux dans leur ensemble sont produits et s’articulent en formant un ensemble complexe. Ils ont aussi la base du développement historique. Toutefois, selon Marx, s’ils sont un cadre dans lequel s’articulent les autres rapports sociaux et s’ils sont la base (le premier moteur) du développement historique, ce n’est que dans le mode de production capitaliste que les rapports sociaux de production deviennent prédominants dans la conscience qu’ont les hommes de leur histoire (dans le sens où ils modèlent les consciences, où ils sont la base de la rationalité de l’histoire et de la séparation du producteur des produits de son travail et à partir de là, de sa constitution comme sujet). Dans les sociétés les plus anciennes et les plus archaïques, le rapport des hommes à la nature est premier dans les consciences. Les rapports sociaux ne sont vécus qu’au travers de la religion sous une forme aliénée et fantasmatique, la conscience individuelle n’est pas encore développée. L’homme ne se sépare pas de la nature. Tout cela a été développé dans l’article du 25 mars « rapports sociaux et conscience ».

Si les rapports sociaux de production sont constitutifs des rapports sociaux dans leur ensemble, on peut en induire que le « mode d’appropriation » est un élément déterminant de la forme des rapports sociaux et donc des formes d’existence et d’être des hommes qui les vivent. Dans les sociétés les plus développées, qui génèrent un important surplus social, la forme de la propriété des moyens de production est fondamentale : c’est elle qui détermine le plus directement la forme des rapports sociaux de production. Elle est en conséquence ce qui façonne les rapports sociaux qui en sont l’expression. Ces rapports ne seront pas les mêmes selon que la classe dominée est formée d’esclaves ou de serfs attachés au sol qu’ils cultivent. Ils sont bouleversés quand le travailleur doit vendre sa force de travail et dépend du travail domestique pour l’entretenir et selon que la force physique ou le savoir sont l’élément prioritairement mobilisés dans le travail. Ceci vaut à la fois pour les rapports de classe et pour les rapports de sexe. L’un et l’autre se coproduisent et interagissent l’un sur l’autre mais dans le cadre d’un mode de production qui les bornent et les façonnent l’un et l’autre.

Parce qu’elle se fonde sur l’idée de rapports sociaux, la conception marxiste de l’histoire est matérialiste. Le matérialisme ne consiste pas seulement à dire que la matière serait première et l’esprit second (ce qui maintient la division idéaliste) mais à soutenir et démontrer que les chaines causales remontent toujours à une base matérielle, au réel sous sa forme et sa persistance matérielle. Ainsi, Marx considère que l’histoire est autre chose qu’une suite fortuite ou arbitraire d’événements politiques, de guerres, de conflits religieux ou d’idées ou de choix politiques ; elle n’est ni une succession insensée de hasards ni l’œuvre de personnages désincarnés. Quand on remonte la chaine des causes qui partent des événements, l’histoire apparait comme le produit collectif de l’activité d’hommes et de femmes qui ont d’abord à se nourrir, à se vêtir, à se loger et à reproduire leur vie, qui s’efforcent de satisfaire leurs besoins dans les conditions qui leurs sont données et en collaboration (et aussi en lutte) avec ceux et celles avec qui ils font société.

L’histoire a une base matérielle qui la base matérielle de la vie humaine elle-même, laquelle se fait et se maintient par le travail. Car l’humanité satisfait ses besoins vitaux dans l’échange avec la nature par le travail. Sans travail il n’y aurait ni hommes ni histoire. L’essence générique de l’humanité se trouve dans le travail, c’est le travail qui est fondement ultime de l’essence générique de l’homme, c’est dans le travail qu’il a la genèse ontologique de son être. Pour Marx en conséquence, le rapport primordial que les hommes nouent entre eux est celui qui les réunit, et tout à la fois les sépare, dans le travail : c’est la division du travail.

La division du travail est un des concepts centraux à partir duquel les autres s’articulent pour former l’ensemble théorique qu’on appelle le matérialisme historique. Il faut en décrire rapidement les principes théoriques pour comprendre l’importance anthropologique de l’histoire telle qu’elle a été mise en lumière par Marx.

image 3La division du travail dépend du secteur de production (industrie, agriculture, commerce) et du niveau de développement des forces productives. Au final, sa forme est déterminée par le mode de production et en particulier par le développement des forces productives (source d’énergie utilisée, mécanisation, informatisation etc.) et de leur évolution dans le temps : la façon dont les hommes sont organisés pour produire (leurs rapports de production) et les moyens dont ils disposent et qu’ils ont appris à mettre en œuvre (les forces productives) évoluent avec le temps et sont conditionnés l’un par l’autre. Rappelons qu’ils forment ensemble un mode de production dont la forme caractérise un type de société. Les forces productives se développent en modifiant les rapports de production en les faisant passer d’une forme à une autre plus adaptée. Ainsi se succèdent les modes d’appropriation et de distribution (communautaire, familiale, individuelle) et les modes de production (esclavagisme, féodalisme, capitalisme) ainsi que les types humains qui y prospèrent. Ce schéma théorique forme la base de la compréhension des formations économiques et sociales déterminées. Aucune société ne le réalise parfaitement car toute société conserve des éléments du mode de production dépassé ou intègre ceux du mode de production en gestation. De plus, aucune société ne se réduit à son ossature productive. Toute société est, selon l’expression de Georges Lukacs, un « complexe de complexes ». Elle est donc prise dans un ensemble de processus d’évolution dont l’évolution du mode de production n’est que la première. Pour comprendre une société et son évolution historique, il faut donc analyser les « complexes » qui la forment. Et en premier lieu, puisque c’est ce qui est au plus près des rapports sociaux, sa structure de classe.

En effet, les relations économiques caractérisant un mode de production ne s’établissent pas entre individus mais entre classes sociales. Elles se redoublent donc nécessairement en relations politiques à travers des institutions dont la première est l’État. Les classes sociales sont des groupes d’hommes qui se distinguent par la place qu’ils occupent dans un mode de production. Dans tout mode de production fondé sur une division en classes sociales, on peut distinguer deux classes fondamentales : la classe dominante, la classe dominée. C’est la position qu’un homme occupe dans la division du travail en vigueur dans un mode de production qui définit son appartenance de classe. La conscience qu’il a de cette position détermine le niveau de sa conscience sociale. Si le niveau de conscience des individus est intimement lié à leur position de classe, il n’en émane pas spontanément. Il dépend de multiples facteurs dont le premier est le degré d’organisation autonome de leur classe sociale.

La classe dominante dans un mode de production est celle qui s’assure la maîtrise des moyens de production et qui dispose des produits du travail au détriment de la classe dominée. La lutte des classes qui en résulte est le « moteur de l’histoire » c’est-à-dire ce qui fournit l’explication des événements les plus décisifs et permet de comprendre la dynamique des processus en cours. Cette lutte, tantôt ouverte, tantôt masquée ou indirecte, est fondamentalement inconciliable. Elle suscite de continuelles transformations dans tout l’édifice social dans les domaines économiques, juridiques, politiques et culturels. Chacune de ces transformations a ses racines dans la base économique de la formation sociale concernée (dans l’état de ses rapports de production et de ses forces productives).

L’évolution des rapports juridiques et politiques dans une société dépend en dernier ressort de celle de sa base économique et sociale. Cette évolution s’accompagne de celle des idéologies et des expressions artistiques et culturelles. Ces rapports et ces expressions font partie de la superstructure de toute société. Ils n’ont pas d’autonomie propre bien que chacun soit animé par ailleurs d’une logique et d’une cohérence intrinsèque. La superstructure d’une société est faite de deux ensembles fortement liés : un ensemble de concepts et d’idées sociales (politiques, philosophiques, juridiques, artistiques, religieuses etc.) et un ensemble d’institutions politiques, juridiques et administratives qui y correspond.

Toujours selon la théorie développée par Marx, la base économique et sociale (infrastructure) d’une société a une relation complexe avec ses superstructures institutionnelles et idéelles. Marx n’a jamais vraiment approfondi cette question mais on peut déduire de ses opuscules sur l’actualité politique de son temps que sa théorie n’a rien à voir avec la conception mécaniste que lui attribuent faussement ses détracteurs. Mon article du 24 janvier « conflit de valeurs » propose une piste de recherche originale à ce sujet en faisant l’hypothèse d’une médiation par le « code culturel » (concept emprunté à Michel Clouscard). L’essentiel à retenir est que le rapport de l’infrastructure à la superstructure est réciproque mais, dans ce rapport, la base économique est l’élément dominant en dernière instance. Cela signifie qu’à l’échelle de l’histoire, l’évolution des forces productives et des rapports de production l’emporte sur les représentations qui la freinent : des conceptions sociales ou politiques inadéquates ne peuvent pas s’imposer durablement à une base économique et sociale inadaptée. De la même façon des idées correspondant au développement atteint par un mode de production et à un état des tensions sociales qui lui sont inhérentes ne peuvent finalement que finir par s’imposer. Il en va ainsi de l’idée de droits fondamentaux et de la revendication du respect de ces droits dont nous entendons chaque jour actuellement la clameur dans le cadre du capitalisme à la fois triomphant et en crise. C’est ce que les prochains articles vont développer.

Sur le résultat des élections

image 1Je ne vais pas faire une analyse du résultat des dernières élections municipales. Je n’en ai ni les moyens ni l’envie. Mon but est seulement d’interroger la grille d’analyse qui est utilisée par les médias. J’entends et je lis que la gauche a perdu et c’est clairement vrai si on compte les mairies conquises ou perdues par les uns et les autres. Mais que signifie être de gauche aujourd’hui ? Que veut-on dire quand on se déclare de gauche ? Quelle est la gauche qui a perdu ? Quelle est celle qui a résisté ? Rien n’est moins clair.

On a assisté au cours des dernières décennies à un glissement du sens du mot « gauche ». En fait, à l’intérieur de ce qui est vu comme de gauche, deux tendances se distinguent et divergent de plus en plus. Nous avons une gauche sociale qui défend des valeurs d’égalité et de solidarité ancrées dans l’économie. C’est la gauche traditionnelle. Elle est pour l’égalité entre hommes et femmes dans le travail, les revenus et la représentation politique et sociale. Cette gauche veut contrôler l’économie, combattre les puissances d’argent. Elle s’attaque au capital comme système économique. A cette gauche sociale a toujours été associée une gauche culturelle. Cette gauche culturelle veut l’égalité des chances, elle défend la culture et l’éducation populaire. Cette seconde gauche s’est peu à peu détaché de la gauche sociale. On aurait pu dire qu’elle a gagné les esprits au-delà de la gauche sociale si dans le même temps elle ne s’était pas transformée. La nouvelle gauche culturelle est plus individualiste, tournée vers les questions de mœurs, les libertés formelles. Elle ignore la culture populaire quand elle ne la méprise pas. Elle est tournée vers l’étranger, principalement vers le monde anglo-saxon dont elle adopte toutes les nouveautés. Son féminisme a abandonné de fait les questions d’égalité sociale pour les problèmes de libération sexuelle. Il se fond de plus en plus dans la mouvance LGBT.

La divergence de la nouvelle gauche culturelle avec la gauche sociale est devenue une scission. Dans sa forme extrême, la nouvelle gauche culturelle peut rejoindre la droite la plus décomplexée. Elle flirte en matière de mœurs et d’individualisme libertaire avec la mouvance libertarienne qui ne connait que l’individu égoïste et profiteur.

L’élévation du niveau de diplôme des français et le renouvellement des générations font qu’il y a une évolution à long terme en faveur des demandes de la nouvelle gauche culturelle tandis que les valeurs de la gauche sociale oscillent. La sociologie électorale nous apprend qu’elles sont passées par un minimum au début des années 80 (à contrecourant des résultats électoraux) et, depuis le milieu des années 80, elles remontent progressivement. Nous sommes revenus au niveau de 1981 mais l’expression politique de cette gauche sociale s’est brouillée. C’est ce que montre le résultat des élections municipales.

A Paris, le PS a résisté. Il l’a emporté. Mais ce ne sont pas les thèmes de la gauche sociale qui ont convaincu les électeurs mais ceux de la nouvelle gauche culturelle. La population parisienne est fortement diplômée, relativement jeune et souvent célibataire ou en couple sans enfant. Elle correspond à la base sociale proposée au PS par le think-tank Terra nova : les plus diplômés, les jeunes, les femmes, les minorités (s’entendant par-là, non pas les immigrés, mais principalement les homosexuels et tous ceux qui ont un mode de vie un peu en marge tout en restant à l’aise économiquement). Le PS a échoué à Marseille parce que c’est une ville beaucoup plus populaire et que la demande s’adressait à la gauche sociale. Les électeurs, avec raison, n’ont pas perçu dans le PS un parti tourné vers leurs attentes. Ils ont préféré massivement l’abstention. Le même phénomène s’est répété partout où l’attente portait sur une politique de gauche sociale.
Mais pourquoi cette demande de l’électorat ne s’est-elle pas tournée vers l’extrême gauche dont le programme est celui de la gauche sociale? Comment est-il possible que le FN, un parti d’extrême droite, ait pu conquérir des villes à population ouvrière ?

image 2Cela tient, il me semble, à deux choses. D’abord l’extrême gauche a brouillé elle-même son image en se portant en pointe dans la promotion des thèmes de la nouvelle gauche sociale. On a trop vu Marie-George Buffet se mettre en avant au sujet du mariage homosexuel. Que n’a-t-elle saisi le moment pour rappeler qu’un mariage sur deux se termine par un divorce, cela à cause des conditions sociales que subissent les familles ! C’est un problème autrement important : celui de l’inégalité face à l’insécurité sociale et à la capacité à maintenir une famille unie. Dans cette affaire, l’extrême gauche n’a pas été fidèle au lien entre la gauche sociale et la gauche culturelle qui lui correspond. Elle s’est complétement rendue sans combat à la nouvelle gauche culturelle et elle répète cette erreur chaque fois que le piège lui est tendu.

La seconde chose qui explique le succès du FN est la confusion entretenue par son langage. Il y a dans le mot « système » le même double sens que dans le mot gauche. Le système peut se comprendre comme le système capitaliste. Les proclamations des leaders frontistes entretiennent le flou. Elles dénoncent vertement la finance, demandent la sortie de l’Euro et de l’UE. Elles jouent sur la demande sociale et sont discrètes sur les questions sociétales. Mais toutes ces proclamations ne sont que paroles verbales (comme on dit) : jamais ne FN n’a soutenu les travailleurs en lutte. Il n’a pas défendu les retraites. Jamais on ne l’a vu auprès des travailleurs menacés de perdre leur emploi. Le FN n’est pas un parti ouvrier. Il s’adresse aux milieux populaires mais son encadrement est fait de petits patrons, professions libérales, fonctionnaires de police etc. Ces couches sociales sont les plus dures avec les travailleurs, les plus ennemis de toute protection sociale, de la justice fiscale, des droits des salariés et des libertés. Le second sens du mot « système » tel que l’utilise le FN désigne la réunion dans une même politique antisociale du PS et de l’UMP, qui est la garante du maintien de la domination capitaliste. Cela est synthétisé très efficacement dans l’expression UMPS. Là encore le FN tente de jouer sur l’attente d’un changement social et politique. Le mélange des deux sens, savamment entretenu, est d’une redoutable efficacité. Chacun choisi le « système » qu’il voudrait voir combattre et ne comprend que ce qu’il veut comprendre. Cette confusion a été utile au moment du référendum contre le TCE, mais elle a toujours été redoutable dans toutes les autres circonstances. Elle amène les aspirations populaires dans une impasse.

L’ambiguïté entretenue autour du mot « système » explique pourquoi c’est le FN qui a bénéficié de la sensibilité des électeurs aux thèmes de la gauche sociale. Une déclaration d’un candidat dans le sud-est permet de comprendre cela. Il vantait la culture de sa région pour dire quelque chose comme cela : « Nous avons toujours eu une culture tournée vers la fête et les réjouissances populaires. « Ils » disent qu’ils veulent s’intégrer, mais jamais ils ne viennent à nos fêtes. Nous pourrions nous entendre s’ils venaient faire la fête avec nous. Mais ils ne veulent pas. Ils restent entre eux ». Le « ils » en question, non désigné, visait les magrébins. Ce qui était exprimé-là n’était pas seulement une sottise xénophobe mais une déploration très claire. Aussi bien dans les bassins miniers du nord que du sud-est, les communautés ont connu autrefois une période de vie sociale intense. Elle est certainement très mythifiée mais elle est vue comme l’époque de communautés unies et solidaires avec une vie vraie sociale et de fortes solidarités : des organisations syndicales puissantes, une vie politique et culturelle importante. La débâcle économique a détruit tout cela. La demande est de revenir à cette époque : de rétablir la communauté mythique.

Un autre indice de cette demande sociale dévoyée se trouve dans la personnalité de certains candidats. Le FN a présenté un très récent délégué CGT. Un autre serait le fils ou le neveu de l’ancien maire communiste de la ville. Quand ce type de candidat attaque le « système », il fait fonctionner à plein la confusion entre attaque contre la domination capitaliste, attaque contre le bipartisme et véritable politique sociale. Il joue sur une demande sociale désespérée et devenue hargneuse. Mais, comment revenir à une communauté mythique unie quand tout le tissu associatif est défait et que les communautés se replient sur elles-mêmes ? Le FN ne répond évidemment pas à cela mais il attise les frustrations. Il agit comme un médecin qui proposerait la jeunesse comme remède à un malade grabataire et mourant. La jeunesse en question, c’est celle du France forte et unie dominant un empire colonial.

Comment lutter contre cela ? Pour ce qui concerne le PS, il me semble que c’est relativement facile. Il faut refuser de se laisser entrainer sur les thèmes de la nouvelle gauche culturelle. Par exemple : quand le PS propose de permettre l’adoption aux couples de même sexe : ne pas applaudir. Ramener toujours la question sur le terrain de la gauche sociale. Refuser l’expérimentation sur quelques enfants mais rappeler que des milliers, des millions d’enfants vivent dans des foyers brisés par la crise, le chômage, la misère. C’est à ce problème qu’il faut s’attaquer plutôt que d’innover et de créer de nouveaux problèmes. Chaque fois qu’un thème de la nouvelle gauche culturelle est agité, il faut ramener le débat sur la question sociale, s’y tenir obstinément et ne pas craindre les indignations faciles et hypocrites. Il apparaitra rapidement de quel côté se trouve la duplicité et la facilité.

image 3Pour le FN, c’est en fait plus difficile. On peut dire qu’il propose la jeunesse à un mourant mais cela ne suffit pas. Il faut proposer quelque chose d’autre. Or, rien ne permet de revenir en arrière. Jamais on ne pourra restaurer une France forte, unie et complètement indépendante, qui n’a d’ailleurs jamais existé. L’erreur à ne pas commettre serait d’opposer des politiciens professionnels, venus de la capitale, aux candidats frontistes. On voit que ceux du FN qui ont échoué sont les leaders. Ce sont des nouveaux venus du terroir qui ont réussi car la demande c’est de restaurer le tissu social local qui est vu comme le garant d’une véritable justice sociale. La confiance en « la politique » est rompue. Il faut donc opposer le même type de candidat : jeune, de milieu populaire, bien implanté dans le tissu associatif. Pour refaire le tissu social, il faut commencer par tenter de faire revivre toutes ces associations culturelles et festives qui sont regrettées. Le FN n’est pas prêt de s’engager dans une véritable politique sociale et associative locale. Mais il faudrait éviter cette faute qui est de favoriser les fausses formes de culture populaire. Un candidat FN disait qu’il ne voulait pas promouvoir l’apprentissage du Hip Hop dans sa commune. Je ne sais pas si c’était réfléchi, mais c’était bien vu. Le Hip Hop est le type même de la fausse culture individualiste et dépourvue de tout sens et de tout contenu. C’est une culture mondialisée, uniformisée, une culture discount. Il oppose des individus dans des gesticulations sans signification tout comme le fait la concurrence capitaliste généralisée. Il faut au contraire promouvoir une culture classique ou issue des traditions locales s’appuyant sur des clubs, des associations ouvertes en priorité aux plus modestes. Les membres des clubs et des associations culturelles viennent trop exclusivement de la population à revenus supérieurs et la plus cultivée. Il faut travailler à y faire revenir les plus modestes, quitte à paraitre ringard dans l’offre. S’il fallait vraiment choisir, il faut préférer un club de boules à un quatuor à cordes. Ne promouvoir le quatuor que dans la mesure où il réserve une bonne partie de ses concerts au public populaire. Il faut rétablir les solidarités sociales, mener des luttes locales pour de petites choses mais qui réunissent un quartier ou un village. Je ne vois hélas pas d’autre chemin qu’un long travail de reconquête de ce type.