L’âme : stature, voix, vêtement (1)

image 1Chez Homère, l’homme grec au moment de la mort ne semble pas avoir souci de son âme mais de son corps. Alors qu’Achille commence à le dépouiller de ses armes, Hector, dont il a transpercé la gorge, le supplie : « par ton âme et tes genoux, par tes parents, ne laisse pas les chiens me dévorer près des vaisseaux achéens ! ». Ce qui l’angoisse c’est que sa dépouille mortelle sera au pouvoir de son meurtrier, qu’il ne recevra peut-être pas les hommages funèbres qui lui permettraient de trouver sa place dans l’Hadès. Il en appelle aux qualités d’Achille (son âme et ses genoux). L’âme ici c’est le souffle qui anime Achille, c’est sa vaillance, c’est l’énergie qui lui permet d’animer ses genoux et ses « pieds rapides ». Hector n’attend pas de pitié. Il espère en la générosité et la fierté d’Achille, en sa noblesse.

Au moment de la mort d’Hector « son âme, s’envolant de ses membres, [va] chez Hadès ». Elle est donc bien l’énergie qui animait « ses membres » et non un esprit qui se libère de la prison de chair pour accéder à une réalité supérieure. Elle est chassée du corps et va chez Hadès « déplorant son sort, laissant la virilité et la jeunesse ». Elle ne s’élève pas mais chute, elle ne s’ouvre pas à une réalité supérieure mais perd ses qualités et sa substance. La mort ne la rapproche pas du divin.

C’est pourtant à l’instant de sa mort qu’Hector a des pouvoirs de divination. Il prophétise et les derniers mots qu’il adresse à Achille lui annoncent sa mort : « les dieux […] Pâris et Phébus Apollon, tout noble que tu es, te perdront près de la porte Scée ». Hector en mourant participe au sacré mais seulement dans un ultime éclair après lequel ne vient qu’un spasme corporel. C’est comme s’il brûlait toute son énergie dans une fulgurance. Après il s’éteint. Pour chacun des héros à l’instant de la mort, Homère décrit le dernier spasme, le moment où le corps cesse d’être animé. S’il est debout les genoux du héros se désunissent, s’il est couché une ombre voile son regard, comme s’il était soudainement débranché. Son corps perd l’énergie qui l’animait. Il n’est plus qu’un corps mort.

Tout ce qui concerne la mort, à l’exception de l’ultime moment de conscience vivante, est affaire du corps. En conséquence, ce sont les égards accordés au corps qui décideront de la destinée dans l’au-delà. Il n’y a ni jugement, ni châtiment, seulement un destin dont les proches et la collectivité sont responsables. La cérémonie funèbre décide de ce qu’il adviendra du défunt. Dès lors, il nous faut, pour comprendre comment les grecs Homériques, concevaient l’âme, écouter comment Homère en parle et comprendre comment l’organisation des funérailles pouvait assurer sa destinée. L’apparition de l’âme de Patrocle et la visite d’Ulysse aux enfers nous diront ce qu’il en est de l’âme. Nous verrons ensuite ce qui dans les funérailles assure l’entrée dans l’Hadès. Nous suivrons donc les funérailles de Patrocle et d’Hector. Ce sont des funérailles exceptionnelles qui devraient révéler les valeurs qui soudent la collectivité.

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Ce qui est l’objet des funérailles, c’est le corps évidemment mais ce qu’il s’agit de préserver d’un destin funeste, c’est ce que nous appellerons l’âme tout en ayant conscience que ce mot est complètement investi pour nous de représentations chrétiennes. Il faut d’abord écarter ces représentations pour voir ce que c’est que l’âme pour un grec homérique.

Après la mort, l’âme n’est que le reflet du corps. Elle est comme un hologramme qui donne à voir le corps. Plus précisément encore l’âme est la conscience du mort en tant que celui-ci est « ombre » c’est-à-dire corps non substantialisé. Ainsi l’âme de Patrocle lui ressemble ; elle est « toute semblable à lui par la taille, les beaux yeux, la voix même ; pareils aussi étaient, sur son corps les vêtements ». Elle est comme une image effacée du corps mais elle n’est pas véritablement décrite, pas plus que ne l’était le corps vivant. Homère ne fait à aucun moment le portrait ses personnages. Il n’indique selon les situations que ce qui les met en valeur ; principalement : la taille, la voix, le vêtement. Il faut faire l’hypothèse que la mention des « beaux yeux » est inhabituelle et qu’elle signale la force du lien qui attachait Achille à Patrocle.

La taille est, en revanche, un attribut usuel de l’âme. Elle est, dans l’Iliade et l’Odyssée, un des éléments essentiels de la personnalité. Par conséquent, elle se retrouve naturellement comme la première caractéristique de l’âme. Une haute stature, des épaules larges sont la marque de la noblesse. Même quand les signes de l’opulence sont absents, elle est la preuve de la noblesse. Celle-ci ne consiste pas dans la richesse mais dans des qualités personnelles ; elle appartient à type d’hommes et se transmet par la naissance. Ainsi au chapitre XXIV de l’Odyssée, Ulysse dit à Laërte son père, duquel il ne s’est pas fait reconnaître : « rien en toi n’annonce un esclave, ni la stature ni l’aspect : tu aurais plutôt l’air d’un roi. » Ulysse lui-même, chaque fois qu’il se fait reconnaître, se trouve soudain plus grand et plus large d’épaules. Ce n’est pas le miracle d’un homme qui change d’aspect qui le fait reconnaître mais comment il est transformé, comment il est grand et fort. Au chant XVIII de l’Odyssée quand Ulysse se bat contre le mendiant Iros, Homère note : « Il troussa ses haillons sur sa virilité, montrant de belles grandes cuisses, et l’on vit ses larges épaules, sa poitrine, ses bras puissants ; car Athéna s’était approchée ». La puissance physique, la haute taille, la poitrine large, sont comme des grâces divines. Elles ne sont pas vues comme des avantages naturels fortuits et qui n’impliqueraient aucun mérite personnel. Elles appartiennent à l’âme autant qu’au corps. Le corps se modèle plutôt sur l’âme. Une âme vile donnera un corps sans qualités. Ainsi, Thersite au chant II de l’Iliade est un homme vil. Il n’est pas noble et cela se voit jusqu’à la caricature. Homère le présente ainsi : « il était le plus laid des hommes venus devant Ilion : louche, boiteux d’une jambe, la poitrine creuse entre des épaules voûtées ; là-dessus une tête pointue, où végétait un rare duvet ».

Il a aussi une voix aigüe et intervient dans l’assemblée en « criant très fort ». En effet, la voix aussi caractérise l’homme. Ménélas qui est puissant et Diomède qui est vaillant sont dits « bons pour le cri de guerre ». Dans sa traduction Philippe Jaccottet emploie le mot « vociférateur ». Cela indique encore plus clairement qu’ils ont une voix puissante, capable de s’imposer dans l’assemblée ou d’entraîner leurs guerriers au combat. Au chant XIX de l’Iliade Talthybios, l’officiant du sacrifice, est dit « semblable à un dieu pour la voix ». Les vieillards de Troie, qui avec Hélène, assistent au combat du haut des remparts, n’ont pas la voix forte mais ils l’ont mélodieuse : « L’âge les éloignait du combat, mais ils parlaient bien, semblables à des cigales qui, dans les bois, posées sur un arbre, font entendre une voix claire comme le lis ». Les hérauts qui haranguent eux-aussi un grand nombre d’hommes ont seulement la « voix claire ». Ils sont des gens estimables mais non nobles.

image 2Enfin, les vêtements aussi font l’homme et ils se retrouvent par conséquent dans l’âme. Ils sont la marque du statut social et ont souvent une valeur symbolique. Homère insiste sur leur splendeur. Ainsi au chant X, le vêtement d’Agamemnon est décrit en quelques vers : « il passa sur sa poitrine une tunique, sous ses pieds brillants attacha de belles sandales, autour de lui jeta la peau rouge d’un grand lion fauve, qui lui tombait jusqu’aux pieds ». Chaque détail dans cet accoutrement est symbolique ou signe manifeste de noblesse. Les pieds sont « brillants », les sandales « belles » et surtout cette peau de lion indique à la fois la majesté et la force. Ce lion est grand et puissant comme celui qui le porte, sa fourrure est rouge ce qui indique la violence. Il est fauve, c’est-à-dire indompté. Plus loin dans le texte, c’est Nestor qui s’habille. Il est puissant mais de rang inférieur à Agamemnon et ne porte donc pas de peau de lion : « Nestor couvrit sa poitrine d’une tunique, sous ses pieds brillants attacha de belles sandales, autour de lui agrafa un manteau pourpre, double, ample, dont la laine bourrue frisait ». Son manteau est pourpre, ce qui est le symbole du pouvoir (et le sera encore à Rome) ; il est luxueux, donc preuve d’un statut social supérieur, car il est « double » et « ample » mais il n’est que de laine.

image 3Au chant XXIII de l’Odyssée, la reconnaissance d’Ulysse passe par le vêtement. Alors qu’il a passé l’épreuve, (bandé son arc), et qu’il a massacré les prétendants, il ne peut pas encore être reconnu par Pénélope et l’accepte : « parce que je suis sale et couvert encore de haillons, elle ne peut me respecter ni croire que c’est moi ». Il lui faut de la splendeur pour se faire reconnaître ; il dit à Télémaque : « je vais te dire donc ce qui me paraît le meilleur. Tout d’abord, lavez-vous et revêtez vos capes ; dites aux femmes du palais de prendre de beaux vêtements ». Lui-même se fait apprêter par la nourrice Eurynomé. Elle « lavait le généreux Ulysse et l’oignait d’huile, le vêtait d’une belle robe et d’un manteau ». Ce n’est qu’un homme propre, parfumé et richement vêtu qui peut être reconnu comme noble. Le vêtement est donc bien un attribut essentiel de l’homme et, avec la haute stature et la forte voix, la marque du statut social. L’âme ne perd pas son statut social. Le noble est noble dans l’âme. L’image de l’âme résume ainsi ce qui est remarquable dans l’homme : les qualités pour lesquelles les siens, comme les étrangers le reconnaissent et le respectent et ces mêmes qualités pour lesquelles il voudrait que sa mémoire soit honorée. Portées par l’âme, ces qualités confirment ses exploits guerriers et sa mort héroïque. (Ce qui sera l’objet du prochain article)

Ce que je comprends du QE

image 1Un bon gestionnaire, comme un bon joueur d’échec, a toujours plusieurs coups d’avance. Mario Draghi est de ceux-là. C’est aussi un homme qui sait rendre service à ses amis dans la discrétion, sans le dire et sans en tirer avantage.

Ses amis banquiers se sont empiffrés de dettes souveraines, avec d’autant plus de gloutonnerie qu’elles avaient des taux d’intérêt élevés. Mais voilà le temps de l’indigestion. Certains en Grèce et ailleurs risquent de faire défaut et de léser gravement les amis de M. Draghi. Il vole à leur secours.

Son plan est simple (même si tout est fait pour qu’il paraisse trop compliqué pour être expliqué au contribuable). Il s’agit de faire racheter toutes ces créances douteuses pour 80% par les banques centrales des pays concernés et pour 20% par la BCE. Les pays concernés ne sont pas ici ceux qui sont accablés par les dettes mais ceux chez qui sont les banquiers qui les ont achetées. Aucun risque d’erreur à ce sujet puisque M. Draghi a prévu que les rachats seront faits au prorata de la part du capital de la BCE soit 26% pour l’Allemagne (pays de la Deutsche Bank) et 20% pour la France (pays de Société Générale et du Crédit Agricole). Ainsi, les amis de M. Draghi se voient débarrassés de risques excessifs. Ils n’en gardent que les bénéfices qu’ils ont engrangés toutes ces dernières années. C’est le contribuable de chacun des pays qui devra éponger l’ardoise quand la banque centrale de son pays sera en défaut de paiement.

Un nouveau sauvetage des banques aurait été difficile à faire accepter par les électeurs sans qu’ils n’exigent une contrepartie comme une nationalisation. Mais le problème ne se pose pas avec la banque centrale (la Banque de France pour la France) pour la simple raison qu’elle est déjà nationalisée. On ne peut pas non plus la supprimer puisque cela équivaudrait à supprimer la monnaie. Comme il a souvent été répété : il n’y a pas d’alternative.

TINA ! : Le contribuable paiera puisque ce sera lui l’heureux propriétaire de la dette publique. S’il dit qu’il ne veut pas payer, que cette dette n’est pas la sienne : pas de problème, il paiera la dette de la banque centrale puisque celle-là c’est la sienne.

Donc les banques vont se retrouver avec un nouveau pactole tout frais et la lancinante question : que faire avec tout ce fric ? Sachant qu’en 2007 l’économie réelle représentait environ 2% de l’économie globale et que l’économie financière faisait les 98%, que depuis ce temps le masse monétaire a doublé tandis que l’économie réelle stagnait, que les taux de rendement des investissements dans l’économie réelle sont faibles au regard de ceux qu’on peut tirer de spéculations audacieuses, il y a fort à parier que cette manne ira nourrir de nouvelles bulles qui menaceront à leur tour d’éclater.

Ainsi non seulement on sauve les banques mais on leur offre les moyens de repartir vers de nouvelles aventures. Elle n’est pas belle la vie ?

Une lettre de Hegel

image 1Le lundi 13 octobre 1806, le jour où Iéna fut occupé par les Français et où l’Empereur Napoléon entra dans ses murs, Hegel venait tout juste d’envoyer à l’impression le manuscrit de sa grande œuvre « la phénoménologie de l’Esprit ». Il écrit à son ami Niethammer.

« Quel souci j’ai dû avoir à propos des envois du manuscrit mercredi et vendredi derniers, c’est ce que vous voyez d’après la date. – Hier soir vers le coucher du soleil je vis les coups de feu tirés par les patrouilles françaises, venant à la fois de Gempenbachtal et de Winzerla ; les Prussiens furent chassés de cette dernière localité durant la nuit, la fusillade dura jusqu’après minuit, et aujourd’hui entre 8 et 9 heures pénétrèrent dans la ville les tirailleurs français – et une heure après les troupes régulières. Cette heure fut une heure d’angoisse, particulièrement du fait que les gens ignoraient le droit que chacun possède, d’après la volonté de l’Empereur lui-même, à l’égard de ces troupes légères à savoir, ne pas obtempérer à leurs réquisitions, mais leur donner en toute tranquillité ce qui leur est nécessaire. Beaucoup de gens se sont trouvés dans l’embarras par suite d’un comportement maladroit et par manque de prudence. Cependant madame votre belle-soeur, ainsi que la maison Döderlein, en a été quitte pour la peur et s’en est tirée sans dommage. Elle m’a prié – comme je lui parlais ce soir du départ de la poste – d’écrire à Mme Niethammer et à vous ; elle loge maintenant 12 officiers. J’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine. »

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Aveugle et visionnaire, voilà comment apparait Hegel dans ce courrier : aveugle à ce qu’il voit effectivement et visionnaire par la pensée – une pensée qui désenchante le monde pour magnifier l’histoire.

Il est sobre jusqu’à la sécheresse pour dire ce qu’il a vu de la prise de la ville et exalté pour exprimer sa vision de l’empereur passant sous ses fenêtres.

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C’est de son appartement que Hegel a assisté à la prise de la ville par les troupes françaises et au passage de Napoléon sous ses fenêtres. Il rapporte ce qu’il a vu des évènements qui ont précédés l’arrivée de l’empereur dans un style très sobre, avec les mots les plus simples. Il écrit « je vis » ce qui exprime une espèce de neutralité, une absence de tension qui contraste avec ce qu’on peut imaginer du drame. Il n’utilise que des adjectifs purement fonctionnels, sans tonalité particulière, seulement pour mieux situer les choses : « dernière localité » pour renvoyer au village de Winzela, dans les faubourgs de la ville ; « troupes régulières » et « troupes légères » pour mieux caractériser les différents corps d’armée qui sont entrés dans la ville. Enfin, il parle du « comportement maladroit » de ceux « qui se sont trouvés dans l’embarras ». Il n’utilise aucun adverbe.

Il raconte les premiers accrochages du dimanche 12 octobre entre troupes françaises et prussiennes en témoin passif, comme s’il s’agissait de choses lointaines et indifférentes. Il écrit « je vis les coups de feu » et parle de « fusillade » alors qu’une grande bataille s’annonçait qui pouvait bien se dérouler dans la ville. On dirait qu’il n’a rien entendu de ce qui devait pourtant être une canonnade nourrie plutôt qu’une « fusillade » et qui a duré toute la soirée. Il écrit « les Prussiens furent chassés… durant la nuit » pour rapporter le revers des troupes qui protégeaient la ville. Nous comprenons qu’après que la canonnade se soit tue, les combats se sont poursuivis jusqu’au petit matin. Mais Hegel semble n’éprouver aucune communauté d’intérêt avec ces malheureux soldats tombés dans la nuit. Pourtant, s’il n’est pas originaire de la ville, il y réside et y enseigne depuis cinq ans. Et, peut-être quelques-uns de ceux qui sont morts là et de ceux qui allaient mourir en plus grand nombre encore dans les jours proches avaient été de ses étudiants ou étaient passés par l’université où il enseignait.

image 3La journée du 13 octobre, au soir de laquelle Hegel rédige sa lettre, a été particulièrement dramatique puisque, après les combats de la nuit, la ville est laissée sans défense et les troupes napoléoniennes y pénètrent au début de la matinée ; « entre 8 et 9 heures » écrit Hegel. On imagine l’atmosphère pesante d’une ville ouverte, les familles dans l’angoisse du sort des leurs, la rudesse des soldats vainqueurs, harassés par une nuit de combat et dans l’attente de batailles plus violentes encore. On imagine le bruit lourd des canons tirés par les chevaux, le martèlement des troupes à pied, le cliquetis des armes et les fenêtres obstinément fermées, les portes closes. On imagine les odeurs fortes, les ordres criés et les sommations d’ouvrir les maisons à la troupe. De tout cela Hegel dit « Cette heure fut une heure d’angoisse ». Peut-être veut-il rassurer son correspondant car, à entendre cette expression, on pourrait penser qu’il n’y a eu aucun désordre et que, comme il l’écrit, seuls des maladroits « se sont trouvés dans l’embarras ». Ce dernier mot, si anodin, ne permet guère d’imaginer les choses. Selon Hegel, les troupes par ordre de l’empereur, n’avaient droit de réquisition que pour « ce qui leur [était] nécessaire ». Mais comment discuter avec une troupe de soldats en arme de qu’ils jugent leur être nécessaire. Comment les habitants d’une ville qui vient de tomber seraient-ils en position d’argumenter avec un occupant dont ils ne comprennent pas la langue ? Comment auraient-ils pu arguer de « la volonté de l’Empereur » pour s’opposer à la saisie de leurs biens ? Le genre « d’embarras » auquel on s’expose dans ces situations va habituellement bien au-delà de ce qui vous laisse « quitte pour la peur » selon l’expression de Hegel.

L’une des raisons pour lesquelles Hegel écrit, c’est qu’il est chargé de donner à Niethammer des nouvelles de sa belle-sœur. Il semble donc qu’il ait écrit le 13 octobre en fin d’après-midi et que sa lettre soit partie le soir. Il s’acquitte de ce service avec une froide sobriété en terminant par : « elle loge maintenant douze officiers ». On sait seulement qu’elle « en a été quitte pour la peur et s’en est tirée sans dommage ». Il ne semble donc pas que ce soit de bonne grâce qu’elle a ouvert sa maison. Tout cela laisse supposer des moments dramatiques plutôt qu’une discussion courtoise. Mais Hegel n’en dit pas plus et paraît juger les prétentions du vainqueur tout à fait légitimes. La suite de la lettre explique cette singulière façon de prendre les choses.

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En fait, toute cette relation des évènements est enchâssée dans ce qui semble avoir seulement préoccupé Hegel. Il commence par parler du « souci » qu’il a eu de son manuscrit pour finir par l’évocation enthousiaste de l’empereur qu’il a vu passer.

Le manuscrit, envoyé en deux parties le mercredi et le vendredi de la semaine qui a précédé l’arrivée des troupes françaises, devrait être celui de la phénoménologie de l’Esprit. On ne sait pas si Hegel avait coutume de garder des copies de son travail. Mais il semble bien avoir eu plus de souci du bon acheminement de son manuscrit que des évènements qui pouvaient le perturber. Il utilise un style exclamatif « quel souci » pour exprimer sa crainte de voir ses envois égarés et on comprend que ce souci ne l’a pas quitté pendant toute la semaine. En revanche, c’est par l’expression « heure d’angoisse » qu’il évoque les sentiments des habitants d’Iéna et seulement pour le moment de l’entrée des troupes françaises.

Surtout, à peine a-t-il lâché l’information « elle loge maintenant douze officiers » qu’il passe sans transition à : « j’ai vu l’empereur ». On sent bien que toute sa pensée est animée par la relation qu’il fait entre l’achèvement de la phénoménologie de l’Esprit et les évènements qui bouleversent l’Europe et qui font que l’Empereur passe sous ses fenêtres. C’est comme si quelque chose arrivait à cet instant à son climax, chose pour laquelle tout le reste n’était que préparation et arrière-plan. La phrase même exprime ce mouvement. Napoléon est tout de suite désigné par son titre « l’Empereur », aussitôt haussé à être « l’âme du monde » puis Hegel passe à lui-même pour exprimer la « sensation merveilleuse » d’avoir vu cela. Et c’est seulement pour dire son extase que Hegel revient à l’individu, à ce qu’il a effectivement vu mais qu’il n’exprime que sublimé par son enthousiasme.

image 2Le vocabulaire tranche clairement avec celui employé pour relater les faits dramatiques de la journée et la bataille de la nuit précédente. Hegel, qui n’avait fait que voir les choses, sans sentir ni entendre, sans s’émouvoir, éprouve « une sensation merveilleuse ». Il est bouleversé par cette vision qui perd dans sa pensée tout ce qu’elle pouvait avoir de concret, de trivial. L’empereur est « assis sur un cheval » mais Hegel l’a vu « concentré ici sur un point » comme si l’espace qu’il occupait n’était que celui de la manifestation d’une force universelle. Ce n’est pas un général entouré de ses officiers que Hegel a vu ; c’est « l’âme du monde ». Il n’a donc pas vu avec les mêmes yeux qui regardaient au loin les lueurs de la bataille, il a vu avec sa pensée. Il n’a pas vu un homme qui a besoin, pour savoir et pour agir, de recevoir les courriers de son armée et d’y répondre par la voix et par le prosaïque moyen de coursiers qui devront chevaucher malgré les dangers. Il a vu quelque chose qui « s’étend sur le monde et le domine ». Il a regardé effectivement un homme « assis sur un cheval » et qui doit « sortir de la ville pour aller en reconnaissance » comme l’aurait fait tout aussi bien Brunswick, comme il l’a fait peut-être quelques jours plus tôt en passant au même endroit. Mais alors qu’il est aveugle à l’horreur de la bataille, Hegel semble porter son regard au-delà de la simplicité des choses. Ce qu’il voit c’est sa pensée. Il voit l’universel concret dont il est le théoricien. Il est visionnaire : à cet instant l’esprit absolu et « l’âme du monde » incarnée par Napoléon ne font qu’un. La grande œuvre de Hegel et l’épopée napoléonienne se rejoignent : ils sont l’histoire et la philosophie qui s’achèvent. Ce qui était parti par le courrier du mercredi précédent revient et salue son auteur.

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Nietzsche range la pensée philosophique « parmi les activités instinctives » à l’arrière-plan desquelles « on trouve des évaluations, ou pour parler plus clairement des exigences physiologiques ». Peut-être faut-il conclure avec lui « que toute grande philosophie jusqu’à ce jour a été la confession de son auteur ». Ainsi la phénoménologie de l’Esprit serait le journal d’un visionnaire au regard distrait.

Un fin politique : Machiavel

image 3Pour faire la différence avec Platon (voir mon article du 4/12/14) et pour comprendre ce qu’est le sens politique, je vous invite à lire la lettre que Machiavel a adressée le 8 mars 1498 au secrétaire papal Ricciardo Bechi. Lettre qu’on peut trouver en pages 363 et suivantes de l’édition Folio classique de «Le prince et autres textes ».

Machiavel s’y fait le chroniqueur à la fois précis et vivant des mouvements de la politique suivie par le dominicain Savonarole et s’y révèle, bien que tout jeune, un remarquable analyste et un fin politique. Il parvient à rendre transparent l’enjeu politique des prêches enflammés du prédicateur en en gardant le ton et les équivoques. En politique habile, mais d’une grande profondeur de vue, il suggère, en conservant une prudente réserve, qu’on assiste en ce mois de mars à un basculement de la situation politique à Florence.

Il situe d’abord son propos, le développe puis le centre sur ce qui doit amener son correspondant à en tirer tous les enseignements.

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Machiavel rappelle d’abord qu’il fait suite aux différents courriers par lesquels il a déjà informé Ricciardo Bechi de la situation à Florence (ce qu’il appelle « les choses d’ici ») et qu’il répond ainsi à une demande. Il met en valeur la qualité des informations qu’il donne en précisant qu’il informe son correspondant « entièrement et dans tout le détail ». Mais surtout il fait un point clair et concis de la situation : l’opposition entre Savonarole et le Duc est inconciliable. Les excès de Savonarole sont tels que le conflit ne peut que se résoudre par la chute de son parti. Citons le : « Ce ne fut pas petite merveille que d’entendre avec quelle audace il a recommencé sa prédication, avec quelle audace il la poursuit ; en effet il n’est rien moins que rassuré sur le sort qui l’attend : il est convaincu que la nouvelle Seigneurie est butée à le perdre en dépit de toute considération ; il n’en est pas moins buté à entraîner dans sa perte bon nombre de concitoyens. Il commença donc par annoncer de grandes épouvantes, avec le genre de raisons qui portent si bien sur qui ne sait pas discuter ; « tous ces disciples étaient les plus parfaits des citoyens, tous ses adversaires étaient les plus parfaits des scélérats », bref, tous les moyens d’affaiblir le parti ennemi et de fortifier le sien ; tous propos que j’ai ouïs de mes oreilles, et dont je vais vous rapporter brièvement quelques-uns ».

En répétant, en martelant même, une expression très forte « la nouvelle Seigneurie est butée à le perdre » et « il n’en est pas moins buté à entrainer dans sa perte bon nombre de concitoyens », Machiavel, par la répétition du mot « buté », marque la violence du combat sans issue engagé par Savonarole et la détermination de la Seigneurie à en finir. A la détermination du Duc, Savonarole oppose une détermination plus grande encore car tout le risque est de son côté. Son obstination est extrême puisqu’il comprend le danger, « en dépit de toute considération » c’est-à-dire quelles que puissent en être les conséquences pour sa personne et son pouvoir. C’est la « perte » de Savonarole et donc clairement sa vie qui sont en jeu. La répétition du verbe « perdre » et du mot « perte » renforce celle du mot « buté » pour mettre en relief la force dramatique du conflit.

Machiavel laisse entendre que Savonarole est parfaitement conscient qu’il engage un combat désespéré. Savonarole sait qu’il met sa personne en péril mais il surmonte ses craintes légitimes. Machiavel écrit « il est rien moins que rassuré sur le sort qui l’attend ». C’est reconnaître son esprit de sacrifice, son héroïsme : c’est-à-dire que sa sainte colère force le respect. Machiavel l’appelle « le frère » ce qui est convenir qu’il n’est pas sorti de l’Église, qu’il agit en Chrétien et en homme d’Église même dans son excès. Savonarole n’est donc pas un esprit échauffé, un téméraire irréfléchi, alors même que l’expression « buté à entraîner dans sa perte » présente en effet « sa perte » comme déjà engagée. Seul le nombre de ceux qui l’accompagneront semble en jeu. La dimension religieuse du combat l’emporte sur ses aspects politiques. Savonarole dans sa fureur sacrificielle, en pleine conscience des dangers, engage sa vie. Ce que Machiavel met en relief très habilement par l’expression « Ce ne fut pas petite merveille que d’entendre avec quelle audace il a recommencé sa prédication ». Ce qui dit avec retenue que c’est un « grand » sujet d’étonnement, que cela a certainement créé un climat d’excitation extrême dans le peuple de Florence qui sûrement se presse en grand nombre pour écouter le prédicateur. Mais, le mot « merveille » ajoute à l’idée d’étonnement et va plus loin. Cela en fait un étonnement quasi-philosophique et place l’action de Savonarole au-delà du raisonnable, de l’humain. Cela en fait une ces transgressions inouïes qui font les martyrs et les saints ; qu’on ne peut se défendre d’admirer mais qui devraient aussi saisir d’effroi. L’expression « quelle audace » renforce cet effet et Machiavel la répète et l’accentue d’abord en écrivant « avec quelle audace il a recommencé » puis « avec quelle audace il la poursuit » avec l’effet de crescendo obtenu par le passage de « recommencer » à « poursuivre ».

Par la grande force de son style, Machiavel dit ainsi, en peu de mots, l’essentiel du drame fatal qui s’est noué : l’exaltation de Savonarole, la détermination de ses ennemis et l’excitation populaire. Il a su transmettre à son lecteur sa fascination et son effroi.

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image 1Machiavel peut ensuite, comme annoncé, donner « tout le détail » et rapporter aussi complètement que possible l’essentiel des longs prêches de Savonarole pour dire par quels moyens ils enflamment le cœur des petites gens mais sans gagner les autres. Ce qu’il fait avec une remarquable efficacité.

Il écrit : « il commença donc par annoncer de grandes épouvantes ». Ce qui indique la parole alarmante et prophétique du visionnaire et de l’inspiré, les effets de la voix qui s’enfle et qui siffle, qui gronde pour terrifier les incrédules et exalter les disciples. Mais dans la même phrase où il montre la puissance du verbe de Savonarole, Machiavel en souligne la faiblesse et poursuit par « avec le genre de raisons qui portent si bien sur qui ne sait pas discuter ». Ce qui est dit là d’emblée est fondamental et Ricciardo Bechi ne pouvait pas manquer d’en comprendre la portée : Savonarole fanatise des gens du peuple avec des « raisons », des arguments irrecevables pour les plus aisés et plus réfléchis. Savonarole veut « affaiblir le parti ennemi » et « fortifier le sien » en gagnant les indécis mais la violence de son verbe et ses sombres menaces peuvent aussi bien les éloigner de lui. Savonarole oppose violemment « ses disciples » et « ses adversaires » et impose qu’on soit complètement avec lui ou contre lui : on est parfait ou scélérat.

Machiavel voit bien la stratégie qui fonde ce discours politique. Il s’agit pour Savonarole d’user de « tous les moyens d’affaiblir le parti ennemi et de fortifier le sien ». Mais l’analyse va plus loin et montre que ce discours repose sur une véritable anthropologie. Savonarole commente un passage des Écritures, comme font tous les prêcheurs, mais il le fait sur la base d’une conception de l’homme que Machiavel fait clairement apparaitre.

Selon Savonarole « c’est par nature que chacun fuit le mal et volontiers qu’il fuit le bien ». Le cœur ou l’âme de l’homme aurait donc une aversion naturelle pour le mal mais ne serait pas naturellement acquis au bien. L’homme est facilement écarté du bien, par faiblesse, par indifférence. Sa volonté, qui est libre, serait bien souvent mal orientée car elle se met au service des désirs et des passions qui entraînent l’homme vers le mal. Dans l’âme humaine, c’est la fuite, donc l’aversion et la peur qui domineraient et il n’y aurait pas d’élan originel vers le bien mais bien plutôt une vulnérabilité, une faiblesse devant les séductions du mal. L’homme doit se défendre du mal et ne vas pas spontanément vers le bien. L’homme apparait ainsi comme un être déchiré entre bien et mal et chaque âme serait à gagner. On pourrait dire même qu’elle serait à affermir car l’homme « fuit » d’abord puisqu’il est gouverné par la peur plus que par un élan naturel. Pour réprimer la volonté perverse, il ne suffit pas d’en appeler au cœur, il faut redresser l’âme et la discipliner comme on discipline le soldat pour qu’il ne fuie pas devant le danger, pour lui donner la force d’affronter l’ennemi. Pour s’affermir, l’âme a besoin de Dieu comme le soldat n’est vaillant que sous un chef puissant. Le combat primordial qui se livre dans l’âme humaine est celui du bien et du mal, celui de Dieu et du diable.

Il se livre ainsi dans le cœur de l’homme le même combat entre le bien et le mal que celui qui se livre dans Florence entre les camps adverses. Et Machiavel retrouve cette idée dans le discours de Savonarole. Il écrit « il distribua les Florentins en deux camps : l’un combattait sous les ordres de Dieu : lui et ses partisans ; l’autre sous ceux du diable : ses adversaires».

image 2Ce combat est universel. Il est celui des hommes de tous les temps et de tous les lieux. Il est le sens même de l’existence humaine. Ce que Savonarole exprime, selon ce que rapporte Machiavel, en proclamant : « tous les hommes ont eu et ont une fin, mais… cette fin diffère : celle des chrétiens étant le Christ, celle des autres hommes, présents et passés, ayant été et étant une autre suivant les sectes».

Selon Savonarole, le combat du bien contre le mal est comme celui de l’eau et du feu. Au contact du feu, l’eau « devient brûlante ». De même, la dissension entre les bons et les mauvais devrait provoquer une ébullition capable d’entrainer les neutres. La juxtaposition des contraires en démontre l’antagonisme et permet de mieux les discerner. Ce qui est dit par le proverbe repris par Machiavel des discours de Savonarole : « les contraires étant mieux mis en lumière quand on les juxtapose ».

Machiavel fait ainsi comprendre à son correspondant que Savonarole fait de son combat une croisade, qu’il le conçoit comme la lutte de la chrétienté contre l’hérésie ou même l’idolâtrie. Savonarole est investi d’une mission : il est ce général qui doit discipliner l’armée des chrétiens et les ranger sous la bannière du Christ ; il est le bras de Dieu dans son combat contre le diable. Il ne faut pas attendre qu’il fléchisse, qu’il puisse s’apaiser et être sensible à une proposition de compromis. Le combat de Dieu ne peut connaître ni accalmie, ni conciliation, donc rien n’est à négocier. C’est un combat qui ne souffre aucune faiblesse dont la seul issue concevable est la victoire du bien ; celle de Dieu, et par conséquent celle de Savonarole. Le rapport que fait Machiavel du prêche de Savonarole confirme ainsi la présentation qu’il en avait faite en introduction dès les premières lignes de sa lettre.

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image 4Toutefois, Machiavel montre que ce discours intransigeant n’ignore pas la prudence tacticienne ; bien au contraire, il la justifie. « Il faut sauvegarder l’honneur [du Christ] avec la tactique la plus prudente». Une stratégie d’affrontement sans compromis exige une tactique louvoyante et autorise la dissimulation. Savonarole prend exemple du Christ et de saint Paul mais pour ajouter tout aussitôt que le temps est venu « d’exposer sa vie » et que « l’honneur de Dieu veut qu’on cède à la colère ». Les autodafés vont donc reprendre, les citoyens vont devoir choisir leur camp. Des « trois variétés humaines » dans lesquelles Savonarole distribue la population, les tièdes devront se déterminer. Il faudra être avec lui ou contre lui. Et c’est bien en imposant ce choix impossible à la population inquiète et lasse de Florence que Savonarole engage sa perte. Il prophétise sa propre fin et menace de l’arrivée d’un tyran. Il annonce le ravage du territoire. Comment peut-il être compris quand ces prédictions sont en contradictions avec les précédentes qui annonçaient la paix et la domination de Florence ? A qui s’en remettre devant une telle menace sinon à celui qui dispose de la force des armes plutôt qu’à celui qui n’a que le verbe et un verbe qui bégaie ? Machiavel insiste en reprenant tout le pittoresque des envolées de Savonarole. Il suggère l’effet désastreux de la fureur avec laquelle Savonarole critique les livres liturgiques et le clergé « de telle manière que les chiens n’auraient pas voulu en manger ». Savonarole avertit d’un tyran qu’il connait selon ce « Dieu lui avait dit » mais qu’il ne peut pourtant pas désigner. Il annonce « dans Florence un homme qui prétendrait s’en faire le tyran » à qui il va porter un coup « fort rude » mais qu’il ne peut pas nommer. Il livre la ville aux conjectures et aux rumeurs. Machiavel est assez habile et se sait suffisamment compris de son correspondant pour ne pas avoir à nommer ceux que la rumeur accuse. Par ce moyen, il rappelle leur connivence à cet éminent personnage.

Cette connivence lui autorise le ton de l’ironie qu’il prend alors pour rapporter le soudain revirement de Savonarole qu’il désigne maintenant comme « notre saint homme » et il dit : « le voilà qui change de manteau ». Il peut ainsi faire comprendre à son correspondant toute la fausseté de l’attitude brusquement conciliante de Savonarole qui soudainement « exhorte à l’union générale », qui ne dit plus rien de ses sombres prophéties pour diriger tous ses coups contre la papauté. Il n’a pas besoin de rappeler comment Savonarole s’est autorisé la ruse pour la sainteté de sa mission. Il peut donc conclure : « et c’est ainsi, à mon avis, qu’il va réglant sa marche sur celle des événements et va donnant couleur à ses menteries ».

Et c’est presque en flatteur que Machiavel peut inviter son correspondant à juger lui-même, le gratifiant d’une complète connaissance des gens de Florence et des intentions du pape. Tout est dit dans son rapport et les partisans de la papauté peuvent user de toutes les ressources de l’action politique et policière pour en finir avec Savonarole. Le moment est venu de détacher de lui les Florentins qu’il a lui-même inquiétés et désorientés et qui n’aspirent plus qu’à la tranquillité et au retour de la paix publique. La conciliation avec la Seigneurie n’est qu’une feinte pour se ménager du temps, diviser ses adversaires et tenter de retarder une « perte » annoncée. Savonarole est perdu et Machiavel est parvenu à le dire sans l’écrire. Il signe non « un trop lourd pensum », comme il l’écrit avec une feinte modestie mais un chef d’œuvre d’analyse politique.

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Voici, pour qui n’aurait pas accès au texte, un passage important : « J’abrège, la concision épistolaire ne permettant pas un long récit. Après avoir, selon sa coutume , touché aux sujets les plus variés, pour démolir le parti ennemi, il jeta un pont vers son prochain sermon en disant que nos discordes pourraient faire surgir un tyran qui abattrait nos demeures et ravagerait nos territoires ; que cette prédiction-là ne le mettait pas en contradiction avec les précédentes car Florence était bien destinée à la félicité, à la domination de l’Italie entière, ce tyran ne devant pas demeurer longtemps en place sans être chassé. C’est sur ces mots qu’il mit fin à son prêche.

Le lendemain matin, il poursuivit la paraphrase de l’Exode. Parvenu au passage relatant que Moïse tua un Egyptien, il dit que l’Égyptien, c’était tous les méchants, et Moïse le sermonnaire qui les exterminait en dénonçant leurs vices. Il ajouta : « O Egyptien, moi aussi je veux te porter un coup de couteau » ; et ce furent vos livres, ô prêtres, qu’il se mit alors à éplucher, page après page, pour vous abîmer d’une telle manière que les chiens n’auraient pas voulu en manger. Il ajouta enfin, et c’est là qu’il voulait en arriver, qu’il allait porter à L’Egyptien une autre estocade, et fort rude, à savoir que Dieu lui avait dit qu’il y avait dans Florence un homme qui prétendait s’en faire le tyran, et qui faisait toutes les intrigues et menées pour y réussir ; et que chasser le frère, excommunier le frère, persécuter le frère, ne visait à rien d’autre qu’à amener le tyran ; et qu’on veillât bien à sauvegarder la loi. Il en dit tant que le lendemain, tout le monde avançait publiquement le nom d’un citoyen qui est aussi près d’être tyran que vous d’être au ciel. Par la suite, comme la Seigneurie a écrit au pape pour défendre notre saint homme, le voilà qui change de manteau : au lieu de chercher comme avant l’union de ses partisans dans la haine du parti adversaire et dans l’effroi du tyran, voyant que ce n’est plus nécessaire, il les exhorte à l’union générale prêchée auparavant, et sans plus dire un mot ni de la tyrannie, ni de ses scélératesses, il cherche à les exciter tous contre le Souverain Pontife, et, se retournant contre lui et les siens pour ne plus mordre qu’eux seuls, se met à en dire tout ce qu’on peut dire du plus scélérat des hommes. Et c’est ainsi, à mon avis, qu’il va réglant sa marche sur celle des événements et va donnant couleur à ses menteries ».