La fausse tolérance

image 1Dans un article déjà ancien, j’ai écrit de la liberté qu’elle était « Pour l’individu humain, …. ce pouvoir et cette maîtrise exercée sur le cours de son destin dans le cadre de ce que lui permettent les relations sociales ». C’est très bien dit et je m’en félicite ! Mais cela ne va pas encore au fond des choses. J’ai ajouté que cette liberté doit se faire sociopolitique et se traduire en droits politiques et civiques. Il ne suffit pas que les moyens de s’éduquer soient là, ni même que soit affirmé un droit à l’éducation. Il faut encore que ce droit fondamental soit mis en œuvre par le droit positif. Avoir des droits est un élément essentiel de la liberté.

Mais encore faut-il en faire usage et les accorder effectivement à tous de telle façon qu’ils en fassent effectivement usage : Or, un autre degré de la liberté est souvent inaperçu. C’est celui qu’ouvre ou le plus souvent que ferme l’idéologie, celui qu’on atteint quand on surmonte les pièges tendus par les idéologies diffusées par les pouvoirs (autrefois par les religions) : celui où l’on exerce ses droits et travaille à son émancipation. C’est le plus difficile, car un ennemi insidieux est là qui se dresse contre le droit, qui incite à y renoncer : c’est une force séductrice qui détourne ses victimes de l’exercice de leurs prérogatives, qui les pousse à adopter les comportements qu’on leur donne en exemple et les idées qu’on leur distille. Où est cet ennemi ? Mais! Il est là devant vous vêtu de tolérance, d’humanisme et bons sentiments. C’est une idéologie qui s’avance masquée : la fausse tolérance.

Des millions de gens ont vu le film « intouchables ». Ils ont ri car ils ont bon cœur : quoi de plus émouvant que cette amitié qui lie deux exclus ? Ils ont ri alors qu’ils auraient dû hurler. Ils se sont laissé prendre au piège de la fausse tolérance, et tout y passe :

La première cible de la moquerie est celui qui travaille pour gagner sa vie. Celui qui a appris un métier et l’exerce avec compétence et dévouement mais aussi en faisant valoir ses droits. Sous la satire, c’est l’insulte qui pointe : les auxiliaires de vie professionnels sont des besogneux, méprisables et stupides. Y a-t-il dans le film un seul travailleur qui soit présenté comme un personnage positif ? Y a-t-il un seul travailleur qui ait des droits et les exerce ? Non, le jardinier et la cuisinière du riche paraplégique sont des nigauds. Ils sont disponibles jour et nuit ; s’ils se permettent une sortie un dimanche, ce n’est pas parce que c’est leur jour de congé mais parce que le jeune » black », héros du film et modèle proposé, a fait ce qu’il fallait pour les déniaiser un peu.

La seconde cible, c’est l’éducation. A quoi bon apprendre un métier, la débrouille suffit. A quoi bon se cultiver : la culture de la rue vaut bien celle des salons… Notre sympathique jeune black est un danseur hors pair (forcément). Sa musique est bien meilleure que celle des rabats joie qui vont se montrer à l’opéra ou qui, en parfaits faux-culs, écoutent sagement un orchestre de chambre, assis sur leur petite chaise. Un air de zouk vaut toute la musique de chambre (dont le film nous fait un inventaire aussi rapide que caricatural : les quatre saisons, les valses de Vienne etc.)… La peinture moderne n’est que supercherie. Il n’y a rien à y comprendre et à y connaître : en trois coups de pinceaux, le jeune black produit une œuvre qui se vend sans difficulté. L’art, ça se vend ou ça n’existe pas.

A quoi bon la culture donc. D’ailleurs, en matière de psychologie, la méthode » banlieue » est la meilleure. La fille du riche paraplégique est malheureuse et pense au suicide : une bonne claque et ça repart. Les psy et autres docteurs peuvent fermer leur cabinet. Je sais bien que j’exagère quand je parle de claque : il ne s’agit que d’une brusquerie. Une vraie claque aurait cassé l’ambiance. Le scénariste est bien trop habile pour faire une pareille erreur, il reste dans le symbolique et la juste mesure. Son héros ne se montre violent que là où le blâme ne risque pas de l’atteindre. Ainsi dans les relations avec les voisins indélicats. Là, les relations sociales n’exigent aucun savoir-faire, ni courtoisie ni connaissance du droit : un gêneur se gare mal et dérange : le « black » vous règle ça à sa manière en un rien de temps, sans hypocrisies et sans discussions inutiles. Pas la peine non plus de s’encombrer de compassion et de solidarité : le jeune black traite son patron sans ménagement. Il rit de toutes ses dents comme le bonhomme Banania devant ce corps de pantin à qui il faut mettre des bas de contention. Le patron apprécie ces rapports francs et sans tralala.

Le parapente est un sport de riche. Le jeune black ne veut pas le pratiquer. Il n’a peur de rien sauf de se risquer dans les airs. Il n’a pas passé le permis de conduire et conduit mieux que tout le monde. Il fait du 180 en plein Paris : être un chauffard, c’est cool et c’est un sport à risque à la portée de tous. La question du cannabis aussi est évoquée. Les deux « exclus » fument quelques joints. On sait qu’il est de bon ton d’être très libéral en cette matière dans les milieux « jeunes et branchés ». L’ivrognerie est vulgaire, c’est un vice populaire tandis que le joint vous met du côté des artistes et des minorités.

La morale est claire : soyez contents d’être à votre place. Soyez contents de ce que vous êtes. Complaisez-vous dans votre médiocrité : nous sommes tolérants et nous l’appellerons votre culture. Nous gardons notre musique, nos arts, nos manières. Gardez les vôtres. N’essayez pas de vous élever, de vous cultiver. Pour mieux vous maintenir dans votre condition, nous étalons notre tolérance.

image 2Plus tolérant que les auteurs de ce film, tu meurs. En matière de sexe, ils sont tolérants, forcément. La gouvernante est gouine. Le film nous le fait savoir car il est important qu’on sache qu’il n’a pas de problème avec « ça ». (Il faudrait faire le décompte du nombre de films où un personnage homosexuel est là seulement pour faire passer ce message). Les homosexuels sont une « minorité » et on soutient toutes les minorités qu’elles soient GTBL ou autre. Peu importe la somme de misère psychologique que cela recouvre parfois. La « visibilité » est censée y remédier (n’y croit que celui qui veut y croire). Et puis, si on y réfléchit, une gouvernante homosexuelle est parfaire : c’est pour cela qu’elle est une bonne gouvernante : qui voudrait d’une gouvernante mariée et mère de famille ? Le jeune black est un queutard obsédé par les femmes blanches, forcément. Il ne parvient pas à ses fins (il y a une limite qu’il ne faudrait pas franchir)… Le luxe, une immense et veille fortune font d’un paraplégique un homme séduisant : qui pourrait bien avoir un problème avec ça ? L’argent est bien là où il est. Il n’y a rien à discuter là-dedans. D’ailleurs ce qui lie le riche paraplégique à sa jeune et belle conquête, c’est leur amour commun pour la poésie. Le reste n’est que mauvaises pensées.

On pourrait, en effet, m’objecter que toutes ces critiques viennent d’un esprit mesquin qui ne voit que le mal. L’histoire, reprise du réel, est celle d’une rencontre aussi brutale qu’improbable entre deux condamnés a priori à s’emmurer dans leurs ghettos sociaux respectifs d’une part et la victimisation d’autre part. Un coup de foudre transforme leurs impasses réciproques en dignité. Deux braves franchissent le gué en osant l’amitié. Ils créent un cadre nouveau. Il faut être un médiocre pour cracher là-dessus. Mais je ne crache pas là-dessus. Qui ne voit que cette « rencontre » risque de nous faire oublier les nécessaires solidarités qui doivent unir non des personnes mais doivent traverser le corps social. La prise en charge des exclus ne doit pas être affaire de bons sentiments mais de solidarité organisée, de prise en charge sociale. La vraie dignité n’est pas dans la charité, fut-elle réciproque, mais dans la solidarité qui, elle, est toujours réciproque.

On peut m’objecter aussi qu’il est faux de dire que le film ne présente aucune image positive de travailleur. On voit bien que la mère du jeune Driss trime pour gagner sa vie et n’est nullement caricaturée. Elle élève dignement cinq enfants. Seulement, elle représente ici, encore une fois, les « minorités ». Le rejet des travailleurs, et plus particulièrement de la classe ouvrière jugée réactionnaire et bornée se corrige par une mise en valeur de la personne de l’immigré et surtout du « sans papiers ». C’est tout le ressort des propositions du cercle de réflexion social-démocrate Terra Nova dans un rapport resté célèbre.

Le film « intouchable » est un hymne à la tolérance; mais quelle tolérance ? Sa tolérance, on l’a compris, nous dit : chacun dans son monde, laissez-nous notre luxe, notre culture, notre fortune, complaisez-vous dans la culture de la rue. Elle est faite pour vous. Elle est le rempart qui nous préserve. Ne demandez pas plus. Vous êtes libres mais : votre liberté, renoncez y volontairement.

image 3Un autre film illustre bien cette fausse tolérance dans les rapports sociaux. Je pense au film britannique du réalisateur Mike Leigh « another year ». C’est une comédie dramatique, amère, démoralisante, aux personnages peu sympathiques : un couple heureux autour duquel gravitent des « amis » esseulés et égoïstes en mal d’affection et de reconnaissance.

Cependant, son bonheur, ce couple âgé, le doit d’abord à sa position sociale ; Tom et Gerry semblent n’en avoir absolument pas conscience. Ils appartiennent à cette couche sociale salariée intégrée à la bourgeoisie. Elle est psychologue, il est géologue. Ils ont de bons revenus et vivent dans une banlieue cossue près de Londres. Dans l’Angleterre libérale, fortement inégalitaire, les jardins ouvriers sont devenus le luxe et le supplément d’âme des mieux lotis, de ceux qui sont à la fois à l’aise financièrement et éduqués. Tom et Gerry ont donc un petit jardin qu’ils entretiennent paisiblement. Ils ne voient pas qu’ils sont des privilégiés. Leur bonheur, pensent-ils, ils le doivent à leur sagesse. Cette sagesse n’est qu’un égoïsme aveugle.

Une collègue de Gerry, secrétaire dans le centre médical où elle travaille, se veut son amie. Cette pauvre Mary accumule les déboires sentimentaux et noie son désespoir dans l’alcool. Elle est mal logée, mal informée ; elle imagine que l’achat d’une petite voiture rouge va changer sa vie. Kent, un vieil ami de Tom, craint plus encore la solitude de la retraite que l’humiliation au travail. Il noie ses frustrations dans l’alcool.

Tous les éclopés qui cherchent un peu de réconfort chez Tom et Gerry se réfugient dans l’alcool. Le couple ouvre pour eux de bonnes bouteilles avec une libéralité condescendante et les écoute sans véritablement les aider. Il est tolérant, admirablement tolérant !

Je ne vais pas tout raconter. Il faut laisser le spectateur découvrir le film et se forger sa propre compréhension. Mais tout cela est clair pour qui sait voir. On y apprend que ce qu’on devrait savoir déjà : dans un monde où l’égoïsme aveugle domine, les difficultés personnelles ne sont comprises que comme des troubles psychologiques et ne trouvent pas d’issue. On est d’autant plus tolérant avec elles, qu’on ne veut pas voir les problèmes sociaux. Un esprit large cache un esprit étroit : large quand il renvoie chacun à ses difficultés avec sa bénédiction, mais fermé à l’idée qu’il faudrait changer la société pour changer la vie des plus démunis, (car cela risquerait de réduire ses privilèges).

Cinquante nuances de Grey

image 1Faisons d’abord un petit détour par l’économie : selon certaines estimations, l’industrie pornographique représenterait aujourd’hui dans le monde un chiffre d’affaires supérieur à 100 milliards de dollars, comparable à celui de l’industrie de l’armement. C’est une industrie en croissance exponentielle grâce au développement d’internet. On peut lire qu’elle ne représentait en 2006 que 57 milliards de dollars (dont 20% était généré aux USA). Elle aurait quasiment doublé en moins d’une dizaine d’années. Chaque seconde, il serait dépensé 3075 dollars en produits ou services pornographiques. A cela s’ajoute tous les produits d’appel gratuits dont l’objet est de provoquer l’addiction, de préférence dès le plus jeune âge.

Cette industrie exploite une main-d’œuvre essentiellement féminine. Il est inutile que je précise la forme et les modalités de cette exploitation. L’identification des bénéficiaires est plus difficile. Je présume (mais sans la moindre preuve) que la parité est y inversée : les bénéficiaires seraient plutôt de sexe masculin. Pour être plus informé il faudrait se rendre au salon professionnel qui se tient tous les ans au parc des expositions de Villepinte. Je reconnais que je ne l’ai pas fait ; cela pourra m’être reproché.

Cette industrie se nourrit du conformisme pseudo-libertaire ambiant. Elle le cultive en diffusant très largement des produits « softs » ou en envahissant la publicité qui lui permet de viser des publics de plus en plus jeunes. Elle est mise en valeur aussi par quelques « artistes contemporains » dont elle fait le renom et dont elle se sert pour s’immiscer dans les têtes les plus réfractaires. Les parisiens ici penseront tout de suite à l’inénarrable Mac Carthy ou à ce hâbleur de Jeff Koons. Il y en a une quantité d’autres que les connaisseurs pourront citer. Nous avons eu aussi, il faut le rappeler, une exposition Sade (lequel est un classique, depuis sa résurrection voilà plus de cent ans).

Seulement, l’industrie pornographique rencontre le même problème que l’industrie du tabac il y a de cela un siècle : sa clientèle est essentiellement masculine. Il y aurait tout de même 28% de femmes qui seraient des consommatrices régulières de produits pornographiques. Mais un bon industriel voit d’abord la « marge de progression ». Comment gagner cette clientèle ?

Le coup de génie de l’industrie du tabac est dans toutes les mémoires. Et il intéresse à double titre l’industrie pornographique car elle y a été mêlée alors même qu’elle était encore en nourrice. Cela a consisté à organiser une parade dans les rues de New-York le 31 mars 1929. Le public vit ainsi une cohorte de jeunes mannequins allumant des  » torches of freedom  » c’est-à-dire fumant de longues cigarettes avec les attitudes clairement fellatoires. La cigarette est devenue ainsi pour les femmes l’emblème de leur libération. Le cinéma n’a eu qu’à prendre le relais et les ventes de tabac ont explosé et ont contribué à vaincre la crise.

C’est ici que j’en viens au film « cinquante nuances de Grey ». Je l’avoue tout de suite : je n’ai pas vu ce film. Si je me permets néanmoins d’en faire la critique, c’est que dans ma grande naïveté quand j’ai vu l’affiche, j’ai pensé à quelque film ambitieux où l’image aurait joué sur toutes les variations du gris tandis que le scénario aurait brodé sur une histoire où la balance des sentiments aurait été travaillée avec subtilité et beaucoup de délicatesse.

Eh bien, il ne s’agit de rien de tout cela. L’article de Télérama le dit dès son chapeau : c’est un film « adapté du fameux roman sodo-maso de E.L. James » (un inconnu pour moi) mais il est « loin d’être aussi provocateur qu’on l’aurait espéré ». Renseignement pris : le roman a fait fureur auprès du public féminin. Car (enfin !!) c’est un roman pornographique adapté à ce public (c’est ce que suggère l’idée qu’il n’est pas aussi provocateur, non qu’on l’aurait espéré, mais que le sont les films visant un public masculin). L’industrie se devait de le porter au cinéma car s’il existe une littérature pornographique, c’est surtout l’image qui est le véhicule de cette industrie et sa source de profit. Le public visé est celui des femmes sous la forme dans le film d’une jeune étudiante nommée Anastasia. Elle est initiée au plaisir sado masochiste, fonds de commerce de l’industrie, avec force « jouets » qui sont eux-aussi des produits dont elle fait commerce.

La jeune Anastasia est invitée à « lâcher prise » (L’affiche d’ailleurs reprend ce slogan). Avec elle, c’est toutes les femmes qui y sont invitées car ce lâcher prise devrait pour l’industrie être aussi celui de l’ouverture des portes monnaies féminins. L’invitation est pressante et appuyée. Cela ne fait que commencer.

Je crains que dans peu de temps une femme qui n’aurait pas « lâché prise » en s’adonnant à quelque plaisir sado maso sera vue comme une qui se permettrait aujourd’hui de ne pas « être Charlie »

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IDA

image 1Ce film « IDA », que j’ai vu hier, me permettra d’illustrer un peu quelques aspects de « la question de la religion » dont j’ai parlé dans mon dernier article.

Commençons par un rapide rappel : Ida est une jeune novice dans un couvent catholique quelque part au fin fond de la Pologne au début des années soixante. Elle doit prononcer ses vœux mais la mère supérieure lui demande de voir d’abord la seule survivante connue de sa famille, une tante dont elle ne sait rien. Ida apprend ainsi qu’elle a été recueillie, qu’elle est d’origine juive et que sa famille toute entière a disparu (à l’exception de cette tante). Nous pouvons découvrir par ses yeux l’état d’une Pologne fraichement socialiste : un socialisme importé par l’armée rouge comme la république le fut par les armées napoléoniennes. Cette Pologne est le pays d’une impossible épuration. La tante d’Ida a été procureur dans les années cinquante. Elle dit en « avoir envoyé plus d’un à la potence ». Un rapide flash-back suggère une affaire de platebande saccagée. Cette ridicule caricature affaiblit le film. On imagine «Wanda la rouge », comme est surnommée cette tante, fulminant après « ces vipères lubriques qui souillent de leur bave les fleurs les plus parfumées de notre jardin socialiste ! ».  Comme si il n’y avait pas assez à faire avec les génocidaires, les anciens gardiens de camp de concentration, les saboteurs et autres traitres dont pullulaient un pays viscéralement antisémite et qui avait connu des décennies de dictature fasciste ! Ici, je suis obligé de le dire, le film falsifie grossièrement l’histoire.

En à peine quelques jours, Ida est mise face à cette sombre réalité. Elle voit de ses yeux celui qui a massacré sa famille pour lui voler une misérable masure. Elle constate l’impuissance de sa tante, à présent déchue de ses pouvoirs et qui sombre dans l’alcoolisme. Cette tante avait un petit garçon qu’elle avait confié à sa sœur avant de rejoindre le maquis. Tout ce qu’elle retrouve en ces quelques jours d’enquête c’est son crâne que l’assassin déterre en échange de son impunité. Toutes deux vont ensevelir ce pauvre reste dans ce que la tante appelle le « caveau familial » mais qui n’est qu’un misérable carré dans un cimetière juif à l’abandon et qui aura bientôt totalement disparu.

image 2Ida rentre au couvent mais elle est tourmentée. Elle a aperçu une autre vie : un jeune saxophoniste, des gens qui s’amusent et qui dansent. Le beau saxophoniste lui a dit « tu n’as pas conscience de l’effet que du fais ». C’est vrai, Ida le sent bien, mais cela l’inquiète plus que de la flatter. Elle retarde encore ses vœux. Elle ne se sent pas prête. Elle ne sait plus si elle doit tenter de vivre ou s’ensevelir à jamais dans la quiétude de son couvent.

Mais voilà que « Wanda la rouge » s’est suicidée. Elle ne supportait plus son impuissance et sa vie qui allait à vau-l’eau. Ida doit repartir, quitter à nouveau son couvent. Elle tente de vivre, retrouve son beau saxophoniste, se donne à lui. Doit-elle le suivre, l’écouter ? Il lui dit « tu verras la mer », mais elle demande « et après », « nous nous marierons» elle demande encore : « et après », « nous aurons des enfants » mais, à nouveau, elle demande « et après ». Il n’a pas de réponse à une telle question. Il appartient à peine à cette société. Il le dit : il est à demi gitan. Quelle promesse aurait-il pu faire ?

Il aurait dû dire : tu auras à élever et à éduquer tes enfants, à mener une âpre lutte pour leur assurer un avenir plus juste et plus radieux. Mais il n’a rien à dire de tout cela : comment aurait-il pu fléchir cette attente que la religion a implantée dans le cœur juvénile d’Ida ? L’attente d’une  « vie éternelle » ! Ida retourne, cette fois sans regret, vers son couvent et sa promesse « de vie éternelle ». Elle va prononcer ses vœux.

image 3C’est ici, que je peux revenir à ce qu’est la religion. C’est la haine religieuse, attisée par les intérêts les plus vils, qui a été le ciment et le moteur des régimes fascistes de la Pologne d’avant-guerre. C’est pour leur religion que les parents d’Ida ont été tués. La religion est l’auxiliaire des pouvoirs les plus réactionnaires et les plus meurtriers. Elle divise les hommes. Mais c’est aussi un prêtre qui a recueilli Ida et l’a confiée au couvent le plus proche. C’est un prêtre qui la reçoit et l’héberge dans ce village hostile où ses parents ont péris. La religion est aussi le support et le véhicule d’une morale et d’une humanisation des rapports sociaux. Enfin, c’est la religion que choisit Ida comme un baume et un havre dans un monde violent. C’est aussi la religion qui répond à ses interrogations les plus profondes et les plus existentielles mais c’est aussi elle qui les a implantées dans son cœur. La religion se propose comme remède pour le mal qu’elle répand.

Le film montre ainsi les divers aspects du phénomène religieux. Ce qu’on peut lui reprocher c’est d’avoir caricaturé Wanda la rouge et de ne pas avoir donné suffisamment à voir ses propres raisons et ses propres espoirs. C’est le suicide de Wanda qui ramène Ida au couvent. Les Wanda, les vraies, ne doivent pas se suicider mais affronter l’âpreté d’un combat qui ne peut être que sans fin. Dans cette période que nous vivons, de basses eaux du mouvement social et progressiste, c’est le seul  message qui vaut : le combat continue !

The lunchbox

image 2Un film intelligent, ça peut exister ! Le film « The lunchbox » en est la preuve. Pourquoi est-ce que je dis qu’il est intelligent alors que j’aurais pu dire « sensible » ou « romantique » ou « doux amer » ? C’est ce que je vais tenter d’expliquer (en supposant que le lecteur a vu le film ou en connait le synopsis).

On sait que la cuisine asiatique marie savamment le fade et l’épicé, le doux et l’amer, le tendre et le croquant. C’est ce que fait ce film à sa manière. C’est une comédie : la comédie du malentendu mais aussi celle de l’entente et de la rencontre. C’est la comédie de la rencontre d’une jeune épouse, belle et prévenante, mais délaissée par un mari trop occupé, et d’un vieil homme, veuf, bougon et solitaire.  Rencontre qui ne se fait jamais, que l’homme a la délicatesse d’éluder mais qui est d’autant plus intime qu’elle n’est qu’épistolaire. Ce qui ne peut se dire que les yeux dans les yeux n’est pas écrit et ce qui s’écrit est ce que chacun n’aurait pas osé dire.

C’est une rencontre des âmes mais qui se fait par le corps. Non pas le corps désirable mais celui qui goûte et donne à goûter. La jeune épouse cuisine de bons plats dans lesquels elle fait passer toute sa tendresse ; celui qui les reçoit n’est pas celui à qui ils sont destinés. Et pourtant c’est lui qui les accueille et les savoure comme ils méritent de l’être. Le mari, qui partage la table de son épouse pour le repas du soir, les consomme sans rien goûter de leur parfum et sans que l’amour qui s’y exprime ne lui parvienne.

La jeune épouse reste au foyer mais c’est elle qui est ouverte aux autres. Elle ne cesse d’appeler sa voisine (Auntie) ; elles échangent conseils, soutien, recettes et ingrédients. Mais « auntie » reste invisible, on entend sa voix, les paniers tirés par une ficelle montent et descendent. Le vieil homme affronte chaque jour la cohue de la ville, il travaille tout le jour au milieu d’autres comptables. Mais il ne voit ni n’échange avec personne. Ce n’est que dégrossi par les bons plats qu’il peut entendre et communiquer avec son jeune collègue. Cette rencontre cette fois encore est opérée par le partage des plats préparés avec amour pour un autre qu’eux. C’est celle qui n’est pas là qui les réunit.  

image 1La ville de Bombay est toute entière lancée vers l’avenir. C’est une ville en effervescence, à l’économie émergente, une ville fiévreuse et dure. Le mari indifférent est pris tout entier dans ce mouvement. Son souci est de trouver sa place dans une course à l’argent. Il trouve à peine le temps d’assister à la crémation du père de son épouse dont le décès le laisse insensible.  L’épouse, le vieil homme, la voisine auntie, ont tous déjà perdu cette course, ils n’y sont même jamais entrés. C’est eux pourtant qui vivent la vraie vie, c’est eux qui font face à la maladie, à la souffrance et la mort. La vraie vie, celle qui reste encore sensible, ils la retrouvent dans les séries télé d’autrefois, dans les chansons sentimentales qui les accompagnaient, dans ce qui pourrait paraitre le plus superficiel, le plus futile et dépassé. Ce sont donc les préoccupations les plus actuelles qui sont les plus vides, et celles qui pourraient sembler les insignifiantes qui sont les plus riches.

image 3L’intelligence du film est dans tous ces mariages réussis mais aussi dans le rythme maîtrisé du scénario. Il prouve qu’on peut maintenir un suspense sans multiplier les scènes chocs, les personnages hors du commun. La mort et la souffrance sont là, très présents, mais à peine montrés (tout juste un drap blanc que l’on replie sur un corps). L’intelligence est évidente dans la construction des personnages, dans leur épaisseur existentielle. Nous sommes dans la comédie, le divertissement, et pourtant les personnages sont ceux de l’étude sociale. Ils ont un passé, une profondeur sociologique et de caractère, une richesse dans les relations qui les ont fondés, une diversité qui appartiennent plus aux grandes fresques historiques et sociales qu’à la comédie légère. Le film a enfin l’intelligence de ne rien conclure, de ne rien imposer. Il laisse l’avenir de ses personnages ouvert comme il laisse le soin au spectateur de juger des oppressions sociales qui pèsent sur eux.

Le loup de Wall-Street

image 1J’ai vu le film hier et une nouvelle fois je me suis demandé pourquoi j’allais encore au cinéma. Ce n’est pas que le film soit mauvais mais j’en ai plus qu’assez de ces spectacles du dessous de la ceinture, du narcissisme du sujet moderne et de l’étalage complaisant des tares de l’époque.

La trame du film se voudrait l’histoire véridique d’un certain Jordan Belfort, un de ces escrocs qui ont fait fortune au moment où les bulles diverses maintenaient le système financier en alerte.  Mais on voit tout de suite  qu’il s’agit plutôt de l’histoire de ses fantasmes que de la vérité sur ses activités. Ses mémoires sont l’œuvre d’un triste sire qui s’imagine qu’il suffit de mélanger sexe et fric pour se faire encore de l’argent. Je crains hélas qu’il n’ait pas tout à fait tort puisqu’elles ont fait l’objet d’un film avant même d’être éditées et cela par un cinéaste de renom (Martin Scorsese) dont les fantasmes doivent sans doute être de la même eau.

Donc, le personnage principal (je ne peux pas dire le héros) est un jeune con de trader qui n’imagine pas d’autre but à sa vie que d’amasser de l’argent. Il fait ses classes dans un cabinet qui fait faillite au moment de la crise. Il a appris qu’un bon tradeur n’a aucun scrupule, qu’il vole sans vergogne et que pour être plus performant il se doit de se droguer et de s’adonner au sexe. Il s’agit d’abord du sexe du pauvre aussi jouissif qu’un verre d’eau tiède puisque la règle est de se masturber au moins deux fois par jour ! Mais Jordan est doué, il ne reste pas au chômage, il rebondit et se fait un nom dans le milieu des rapaces de seconde zone. Commence une ascension faite d’arnaques et de partouzes de plus en plus débridées.

J’avoue que j’ai décroché rapidement et que j’ai commencé à évaluer le dérangement que je causerais si je devais sortir de la salle. Faute de mieux je suis resté pour voir les faces blafardes des spectateurs qui contemplaient avachis dans leur fauteuil cette suite ininterrompue de baise sans joie, d’alcool, de prises de cocaïne, le tout agrémenté de dialogues qu’on peut résumer à la répétition du mot « fuck » sous toutes ses déclinaisons. Le fantasme suprême de l’auteur semble être de « niquer » (c’est le seul mot qui convienne) sur un lit couvert de liasses de billets, ceci dans un état second et sans autre perspective que de recommencer dès que la coke aura fait son effet de stimulation !

image 3La deuxième partie du film est plus supportable. Jordan Belfort commence sa chute et on l’attend avec impatience. Il s’assure tout de même le meilleur rôle au cours d’une scène où, suivant les conseils de son avocat il s’apprête à abandonner ses activités, mais y renonce après avoir rappelé à une collaboratrice qu’il l’a sortie du trottoir pour en faire une tradeuse avide et sans pitié. Il le fait avec panache en clamant un « j’ai cru en toi » !

Car il ne faut pas s’y tromper : ce film véhicule une idéologie. Celle dont un Tapie ou un Ségala sont les représentants en France. Celle qui mesure la valeur d’un individu à sa capacité à aller chercher le fric « avec les dents » ; celle qui méprise ceux qui travaillent et vivent honnêtement. Il va même plus loin puisqu’il présente la drogue comme un stimulant efficace et pourrait laisser croire aux naïfs que la cocaïne pourrait les rendre plus performants, qu’elle est l’ingrédient indispensable de la réussite. Pour cela seul, il devrait d’ailleurs être interdit car il est au moins aussi grave d’inviter à se droguer que de porter atteinte à la dignité d’autrui en faisant des plaisanteries de très mauvais goût !

Le contenu idéologique du film ne s’arrête pas là. Il se présente, ou on voudrait le présenter, comme une critique de la finance libéralisée et même du « système ». Seulement, si c’était cela la finance il suffirait d’une opération de police bien menée pour la mettre hors d’état de nuire et pour que tout rentre dans l’ordre.

La finance de Jordan Belfort se réduit aux gesticulations d’une bande de requins dans une sorte de centre d’appel. On est loin des salles de marchés et surtout des fonds d’investissement. Les victimes de cette finance sont eux-mêmes des rapaces de la finance. Tout le monde devrait savoir que le système financier est tout autre chose. Il est le symptôme d’une incapacité des capitaux à s’investir productivement tant ils sont concentrés et accaparés par une minorité qui prive le grand nombre des fruits de son travail. Elle est l’affaire de banques et de grandes fortunes qui multiplient les capitaux fictifs car il leur faut, par les mécanismes d’effets de levier, manipuler 1000 pour valoriser 100. Cette finance-là n’a pas dit son dernier mot : elle est parvenue depuis la crise de 2008 à doubler la masse monétaire et à refiler toutes ses dettes aux États. Rien à voir avoir les combines et les débauches d’un Jordan ! Il ne s’agit plus d’escroquerie mais de la ruine d’économies et de peuples entiers.

image 2Pour résumer, je dirais qu’il ne me parait pas utile d’encourager l’industrie du cinéma dans cette voie en allant voir ce film. Il serait bon de lui faire savoir que nous en avons assez de ses spectacles, que nous voudrions voir des œuvres qui stimulent l’imagination, la créativité et qui aident à vivre : des œuvres tournées vers l’avenir et une renaissance de la civilisation.

Les garçons et Guillaume, à table !

image 3J’ai vu le film cet après-midi. Ce que j’avais pu en percevoir par la bande annonce et ce que je pouvais en connaitre après la lecture de quelques critiques ne m’engageait guère à m’y intéresser. Qu’attendre d’un spectacle sur un thème dans l’air du temps ?  — La répétition des clichés bien-pensants qu’on nous sert partout, —  un numéro de donneur de leçon comme il s’en manifeste tant actuellement ? Ne sommes-nous pas dans un pays dont le gouvernement par une circulaire du 31 octobre 2012 a enjoint aux administrations de promouvoir les idées nouvelles d’identité de genre et d’orientation sexuelle ? Toute occasion est bonne : pour faire la publicité du Thalys, il a ainsi paru utile de présenter le lien entre Paris et Düsseldorf sous la forme d’un couple homosexuel. Il n’est pas une agence de publicité qui ne se sente obligée d’apporter sa pierre à ce martelage. Alors un film de plus pour quoi faire ?

image 1Et bien ce qui m’a plu dans ce film, c’est qu’il a eu l’habileté de prendre tout cela à contrepied. Guillaume a tout de l’homosexuel efféminé, et il semble d’abord qu’on est invité à trouver cela charmant, touchant, sympathique. On s’en réjouirait presque puisqu’il est dit que nous sommes entre gens de bonne compagnie, entre gens bien-pensants et que nous trouvons tous cela très bien. Nous n’avons que mépris pour des spectacles vulgaires comme « la cage aux folles », d’ailleurs nous ne l’avons pas vu (ou nous ne nous en souvenons plus) !Nous passons ainsi toute la première partie du film qui est une comédie gentille où sont vilipendés tour à tour la mère possessive, les machos de collège, les sportifs aux gros biscoteaux, les psys un peu fêlés, l’épreuve de la sélection pour le service militaire etc. Tout cela donne lieu à des séquences parfois hilarantes, d’autres fois émouvantes, certaines d’un humour caustique, toutes parfaitement réussies. Guillaume rencontre aussi des camarades bienveillants, il est accepté avec sa « différence » comme on dit aujourd’hui. On se réjouit donc tout en craignant un peu de vite s’ennuyer si cela doit durer encore longtemps. La relation de Guillaume avec sa mère est particulièrement bien réussie, peut-être parce qu’elle est ce qui est le plus autobiographique dans l’œuvre du vrai Guillaume.

Mais Guillaume vit dans le milieu de la grande bourgeoisie parisienne. Ce n’est que tardivement qu’il est confronté à la réalité de l’homosexualité. Et la bien-pensance en prend un sacré coup. Car oui les homosexuels sont comme tout le monde mais non pas comme le veut la vision de boy-scouts qu’on a pris l’habitude de nous servir ces temps-ci. Ceux que Guillaume rencontre sont du type de ceux que j’ai pu observer quand je travaillais sur les aéroports (milieu où ils sont nombreux) : des gens au comportement compulsif ou même prédateur. Pas du tout des sentimentaux qui rêveraient de fonder une famille « normale ». Dans le cinéma actuel, c’est presque un renversement ! Qu’on se rassure : on est encore loin d’un film comme « la chasse » que je me souviens d’avoir vu dans les années 80 et dont on ressortait secoué. Non tout se passe bien finalement et Guillaume sort intact de ses mésaventures.

image 2Le renversement  final est ce qu’il y a de plus réjouissant. Le spectateur attendait avec bienveillance de manifester sa largeur de pensée en donnant sa bénédiction aux débuts de la vie sentimentale de Guillaume aux bras d’un amant digne de lui. Mais voilà que tout est à nouveau renversé : c’est le regard d’autrui qui fait l’homosexuel. Ce regard est d’abord ici celui de la famille, de la mère, du père et des frères mais c’est aussi celui du spectateur. On nous rappelle, et c’est bien utile ces temps-ci car c’est presque oublié, que l’homosexualité n’est pas un état mais un comportement. Ce qui signifie qu’il résulte parfois d’un choix, parfois d’une éducation, le plus souvent des accidents de la vie et de quelques rencontres. Voilà donc que Guillaume fait son « coming out » comme on dit aujourd’hui. Il fait son coming out hétérosexuel ! Guillaume se marie avec une femme charmante qu’il a rencontré et qu’il a séduite.

Inside Llewyn Davis

image 1Passons vite sur ce que raconte ce film pour ceux qui ne l’aurait pas vu. L’histoire se situe au début des années soixante à New-York et plus exactement dans un endroit qu’on nous invite à considérer comme « mythique » : the village. Là un jeune barbu tente de vivre de la musique. Sa spécialité c’est le folk et son univers : une boite où on lui permet, comme à d’autres de se produire gratuitement. Il a pour agent un vieux bonhomme qui occupe une arrière-boutique où s’entassent tous les invendus de ses poulains.

Le film vient à peine de commencer, qu’on se demande ce qu’on fait là. Pourquoi va-t-on au cinéma ? Certainement pas pour ressortir cafardeux ou même carrément de méchante humeur comme quand on a vu « Inside Llewyn Davis ». Certaines critiques ajoutent « le looser magnifique » mais qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de magnifique dans les glandouillages d’un type qui se fait insulter partout où il passe et qui insulte là où on le tolère ! Rien de magnifique, juste du minable et une heure trente de ce régime, c’est un peu pesant.

Je sais bien qu’on peut apprécier un film pour la qualité de sa narration. Seulement le procédé utilisé par les frères Coen est tout de même un peu usé. Deleuze aurait évoqué « une nouvelle forme de réalité, supposée dispersive, elliptique, errante ou ballante, opérant par blocs, avec des liaisons délibérément faibles et des événements flottants ». L’expression la plus juste, s’agissant de Llewyn Davis, est ici « errante ou ballante ». Le film est fait d’une suite de séquences séparées de temps vides. On comprend que ces séquences évoquent les vicissitudes, les aléas, qui font aller notre chanteur de New-York à Chicago puis de Chicago à New-York à la recherche d’un contrat qu’il n’a aucune chance de décrocher. La vraie vie de Llewyn est dans les temps vides, c’est alors qu’il colle le mieux à ce qu’il est : un pauvre diable qui s’imagine qu’avec un peu de voix et en rechantant quelques chansons depuis longtemps passées de mode, dont il ne connait parfois d’ailleurs pas l’auteur, il va pouvoir vivre et faire une carrière ! S’il regardait ceux qui pataugent dans la même mouise que lui, il verrait bien que c’est impossible.

image 2La narration des frères Coen reprend la ficelle du genre : la scène d’ouverture et la scène de clôture reviennent au moment où Llewyn se fait rosser. Le temps se referme ainsi pour mieux souligner le vide de l’errance du héros. Peut-être faut-il voir là un clin d’œil à la « narration temporelle et falsifiante » à la Deleuze : celle où le précédent et le suivant se confondent, où la cause et l’effet s’annulent. Mais c’est peut-être prêter beaucoup à un procédé aujourd’hui assez commun.  Sans doute s’agit-il plutôt et plus simplement d’établir une distance entre les narrateurs et leur personnage, une distance qui se voudrait sans doute ironique. Mais s’il s’agit d’ironie, alors c’est une ironie triste, une ironie chargée d’amertume. Le risque d’une telle distance, c’est qu’elle invite le spectateur à zapper. Il ne le peut pas car il est dans une salle de cinéma et qu’il est impoli de sortir pendant un film en dérangeant tout le monde. Il reste donc et son impatience s’accroit à chaque nouvelle séquence.

image 3Il y a tout de même quelque chose qui a retenu mon attention. Il faut être juste et le dire. C’est le destin du chat que Llewyn a, par mégarde, laissé échapper du domicile de ceux qui lui permettaient de dormir pour quelques nuits sur leur canapé. Le chat parvient finalement à retrouver son foyer et on en est content ! Lui au moins n’est pas un gland. Il a su se donner un but et l’atteindre. Bravo le chat donc !

Une dernière réflexion pour en finir avec cette triste affaire de chanteur en déroute et surtout une demande pressante : quand reverrons-nous des films qui nous stimulent, nous demandent de nous bouger pour faire avancer le monde dans le bon sens ? Il n’y en a qu’un seul actuellement sur les écrans et c’est « les jours heureux ». Si vous voulez aller au cinéma : allez donc voir « les jours heureux » !

Gravity

image 1Le mythe dit la vérité ; non pas la vérité d’un fait qui se serait passé dans une époque lointaine, comme il pourrait d’abord le laisser croire, mais la vérité cachée du monde présent. Ainsi Star wars, que l’on évoque volontiers pour le comparer à Gravity, révèle la face cachée de l’Amérique de Nixon et Reagan. C’est l’Amérique qui veut ramener le Vietnam à l’âge de pierre. Elle est ultra libérale, au service des puissants et dure pour les pauvres, agressive à l’extérieur. Avec Star wars, les représentants de la civilisation la plus avancée sont des princes et des princesses, des chevaliers à la manière médiévale. Leur noblesse est héréditaire et fondée sur leur supériorité raciale, sur ce pouvoir qu’ils ont, qui fait des autres (qui sont hommes singes ou robots) leurs serviteurs naturels. Ils luttent contre l’empire du mal. S’ils sont rebelles ou résistants c’est en référence à la rébellion sudiste. Leur monde est en guerre. C’est l’Amérique du « consensus de Washington », agressive économiquement et militairement et qui veut vaincre l’empire adverse en le réduisant par la force.

Mais l’ennemi d’hier s’est converti au libéralisme et sur bien des points l’élève dépasse le maître. Et voilà l’Amérique d’Obama en panne de mythe. C’est ce que nous dit Gravity. Quand le film commence, on découvre les deux protagonistes, Matt et Ryan, flottant dans le vide. Ils sont occupés à une tâche nécessaire mais sans gloire : détecter la panne qui rend aveugle le satellite Hubble. Rien d’exaltant là-dedans. D’ailleurs ils n’ont rien de héros. Matt drague gentiment sa collègue, juste pour la soutenir puisque c’est sur elle que repose toute la mission et qu’elle peine à résoudre le problème. Il l’interroge sur sa vie sentimentale mais la sienne ne semble guère plus brillante. Nous apprenons que Ryan est seule. Elle a eu une petite fille mais qui est morte à l’âge de quatre ans en faisant une chute dans la cour de récréation. Nous avons donc là deux personnages que le scénario va ramener à ce qui apparemment fait selon lui l’essence humaine : des homo-economicus. L’un satisfait, l’autre tourmenté.

Voilà, en effet, que la crise survient où plutôt que les russes ont détruit un de leur satellite dont les débris ont provoqué une réaction en chaîne. Il faut se mettre à l’abri. Un petit problème technique retarde Ryan, elle est emportée dans l’espace, où qu’elle se tourne elle ne voit qu’une immensité vide et glacée. Son collègue la soutient, la calme et entreprend de la ramener au vaisseau. Elle y parvient, s’y accroche mais à ce moment, il est lui-même emporté loin dans le vide. Il va l’entrainer dans la mort. Malgré ses protestations, il fait un choix héroïque : il se détache et s’enfonce dans la nuit glacée. Mais sur quoi se fonde son héroïsme ? Il le dit clairement : sur un calcul utilitaire, celui du moindre mal. Il vaut mieux qu’un seul meure plutôt que les deux, voilà tout ! On peut voir là l’expression d’une espèce d’éthique de l’économie : les premières scènes montraient Matt dilapidant inutilement le gaz de propulsion de son scaphandre pour distraire sa collègue. Celle-ci au contraire a su se maîtriser et ménager sa réserve d’oxygène. Pour survivre en temps de crise, il faut savoir rester rationnel dans ses choix ! Matt a enseigné les bons préceptes mais il ne les a pas appliqués !

image 3Matt meurt, Ryan va survivre mais pour cela, elle doit suivre les recommandations de son collègue. Je ne raconterai pas plus le film, ça ne se fait pas, mais il faut juste savoir que Ryan va se trouver à nouveau face à un choix comme les aime l’utilitarisme. Si elle utilise le module où elle se trouve pour retourner sur terre, elle risque fort d’échouer et de trouver la mort dans les flammes. Si elle reste, elle mourra doucement d’inanition faute d’oxygène. Elle renonce car entre dans son calcul l’idée qu’elle va retrouver sa petite fille au paradis. Elle ferme l’alimentation du vaisseau et attend la mort. Quelque chose que je ne dirai pas, (ceux qui ont vu le film savent de quoi il s’agit), quelque chose donc ou plutôt quelqu’un la détourne de ce choix. Elle va tenter de rejoindre  la station spatiale chinoise. Elle y parvient et peut envisager de se risquer à rejoindre la terre.

La croyance religieuse entre dans son calcul. Mais ce n’est pas une croyance exaltée à la façon de Pascal. Son calcul ne comprend pas de grandeur infinie comme le pari Pascalien. Sa croyance a plutôt l’allure d’un placement sans  risque. Comme tout bon épargnant diversifie son portefeuille et garde en réserve  des valeurs qui ne rapportent rien mais peuvent sauver la mise en cas d’effondrement, son dieu n’est d’aucune utilité immédiate. Elle ne le prie pas car elle sait très bien qu’il ne peut rien pour elle. Il n’est au fond que le très libéral gardien du paradis. Sur ces bases, le calcul est simple et pratique. Ryan postule que Matt est en chemin pour le paradis mais il est encore suffisamment près pour qu’il l’entende. Elle le charge d’aller voir sa petite fille et lui dire combien elle l’aime. La balance penche ainsi de nouveau du côté de la survie puisque le plus fort argument qui pesait pour la mort vient de tomber. Ryan sera sauvée.  Il n’y a rien de grand dans ses raisons de vivre. C’est juste le plaisir immédiat de sentir un sol sous ses pieds, un ciel bleu au-dessus de soi, d’avoir un corps qui pèse mais qui est vivant.

image 2Voilà donc un film pour les temps difficiles. Comme nous sommes loin de l’optimisme de Star Trek par exemple. Star Trek dépeignait un futur optimiste, utopique, dans lequel l’humanité avait éradiqué la maladie, le racisme, la pauvreté, l’intolérance et la guerre sur Terre. C’était une humanité unie à d’autres espèces intelligentes de la galaxie dans une sorte d’ONU. Les personnages exploraient l’espace, à la recherche de nouveaux mondes et de nouvelles civilisations et s’aventuraient « là où aucun homme, là où personne, n’est jamais allé ». Le problème de Gravity, c’est seulement de rentrer à la maison et c’est un problème dans la mesure où on ne sait pas pourquoi rentrer à la maison, il n’y a pour cela aucun mythe mobilisateur, aucun avenir radieux, pas de lendemains qui chantent. C’est jusque mieux que le vide intersidéral où il fait noir dans quelque direction qu’on se tourne : pas plus d’avenir que de présent, rien qu’un froid de 125 degrés en dessous de zéro.

Il n’y a guère de chance de voir les enfants jouer à Gravity dans les cours de récréation, comme ils ont pu jouer à la guerre des étoiles. Les héros mobilisateurs, même inspirés par le néo libéralisme, ont des attributs : l’épée laser, un costume noir ou blanc avec une cape. Tandis que l’héroïne de Gravity n’a que des problèmes qu’elle tente de résoudre par le calcul du moindre mal. Elle va de refuge en refuge comme l’américain pris dans la crise, qui n’ayant pu sauver sa maison, tente d’en trouver une autre moins couteuse. Rien d’exaltant pour la jeunesse donc !

Mais vous pouvez tout de même aller voir Gravity pour le spectacle. Pour le contenu préférez-lui « les jours heureux » !

Les jours heureux

image 1Les jours heureux : il s’agit du titre d’un film documentaire de Gilles Perret sorti sur les écrans mercredi dernier, mais il s’agit aussi et surtout du titre donné au programme du CNR, c’est-à-dire au programme de la résistance française unifiée.

Le film retrace l’histoire de ce programme. Son scénario décrit une courbe qui monte d’abord et retombe. Il invite le spectateur à refermer cette courbe pour reprendre le mouvement ascensionnel et l’accomplir.

Premier mouvement : Jean Moulin ancien préfet déchu par Vichy a entrepris de faire l’inventaire des groupes de résistance en zone sud. Ce travail effectué il a rejoint le général de Gaulle à Londres. Jusqu’à  ce moment de la guerre, de Gaulle, qui avait lancé un appel à le rejoindre, n’avait pas conscience de l’ampleur des mouvements de résistance qui s’étaient organisés. Il a tout de suite compris qu’il devait les unifier et qu’il était le seul à avoir une visibilité internationale. Sa position le lui permettait et son premier atout était qu’il était en mesure de fournir armes et financements. Jean Moulin retourne en France, cette fois pour faire l’inventaire des mouvements en zone nord et pour convaincre l’ensemble des mouvements d’accepter l’autorité du général de Gaulle. Cela ne s’est pas fait sans difficulté.

Le deuxième mouvement c’est la négociation du programme du CNR. Les mouvements de résistance ne pouvaient accepter la direction du général de Gaulle que si ses objectifs étaient clairs. Sur quel programme allait se faire l’unification ? Voilà toute la question. L’ensemble des mouvements de résistance se classaient à gauche et même, selon les critères actuels, à la gauche de la gauche. Il y avait bien dans les rangs des résistants quelques individualités issues de la droite et même de l’extrême droite d’avant-guerre (des maurassiens en particulier) mais ils étaient très minoritaires et avaient beaucoup évolué sous l’influence de leurs camarades résistants.  La grande masse des résistants était issue des rangs de la classe ouvrière. Le parti communiste était la force la plus nombreuse et la plus active. Il était représenté sur le plan militaire par les FTP et sur le plan politique par le Front National. Le parti communiste n’a accepté de se rallier à de Gaulle que sur la base d’un programme qu’il a âprement discuté.

La première partie du film retrace toute cette histoire de façon vivante par la voix d’anciens résistants comme Léon Landini des FTP MOI et Raymond Aubrac pour Libération Sud. C’est une histoire de souffrance, de violence et de courage. Une histoire d’hommes et de femmes sans visage (sinon pour certains quelques vieilles photos). Il ne reste rien des cinquante-deux camarades de Léon Landini, tous morts sous la torture et dont aucun n’a parlé.

image 2Discuter d’un programme dans ces conditions aurait pu paraître superflu. C’était en fait essentiel. Tous les résistants étaient d’accord là-dessus. Ils ne se battaient par pour eux-mêmes, ils n’acceptaient de mourir que conduits par la certitude que leur victoire permettrait l’avènement d’un monde pacifié et enfin libre. Ils étaient utopistes, mais peut-on mourir pour autre chose qu’un projet qui nous dépasse.

La deuxième partie du film partie retrace les discussions qui ont abouti à la signature du programme du CNR. La première et la seule réunion plénière s’est tenue en novembre 1943 au prix de risques insensés. Les discussions se sont ensuite déroulées par l’intermédiaire de cinq délégués. Certains groupes s’opposaient à ce que les partis politiques soient représentés mais c’était compromettre la validité de l’accord final. L’accord s’est fait sous l’égide du général de Gaulle pour inclure les partis politiques non compromis dans la collaboration et les organisations syndicales CGT et CFTC. Le premier projet d’accord était d’orientation socialiste. Le Parti Communiste s’y est fortement opposé. Il voulait un accord qui rompe nettement avec les politiques d’avant-guerre même s’il ne constituait pas une rupture avec le capitalisme. Après d’âpres négociations, l’accord s’est fait le 15 mars 1944 sur un programme dont tout un chacun peut facilement trouver le texte complet sur internet.

Il comportait les points suivants : « le retour à la Nations des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques », « le droit au travail et le droit au repos », « un plan complet de sécurité sociale », « la sécurité de l’emploi », la « retraite » pour tous, et une instruction égalitaire « afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises » « la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances de l’argent et des influences étrangères ».

image 3Ce programme n’est pas resté lettre morte puisqu’il a permis les mesures suivantes : La réforme de la fonction publique et la création de l’Ecole nationale d’administration (1945), la nationalisation des usines Renault et de 4 grandes banques (1945), la loi de nationalisation du gaz et de l’électricité (1946), la nationalisation des combustibles minéraux (1946), la nationalisation des Charbonnages de France (1946), la création des comités d’entreprises (1945), la création de la sécurité sociale (1945), la création du SMIG (1950), la nationalisation de 34 compagnies d’assurances (1946), la création de l’assurance-chômage (1958), la création du minimum vieillesse (1959), la nationalisation des 9 plus grands groupes industriels et de 36 banques (1982).

Mais il suffit d’énumérer toutes ces mesures pour se rendre compte que tout ce que ce programme a permis est aujourd’hui défait et que ce qui en reste est attaqué. Le patronat n’a pas attendu les déclarations de son représentant Denis Kessler pour en vouloir la destruction. Toute la fin du film alerte sur ce démontage. Les séquences finales sont des interviews des principaux leaders politiques actuels. Elle met en évidence toute leur ignorance, leur mauvaise foi, leurs intentions réactionnaires. C’est en creux un véritable appel à se réveiller, à rappeler qu’il n’est pas acceptable que ce qui était possible dans la France des années quarante, dans une France dévastée et ruinée, ne soit plus possible dans la France du vingt et unième siècle qui est un  pays prospère dont les travailleurs sont parmi les plus productifs au monde.

Car ce film, qu’il faut absolument aller voir, n’est pas un film d’histoire. Il lance une campagne qui doit se développer dans les prochains mois pour revenir au programme du CNR dans son esprit et dans l’essentiel de sa lettre.

Les critiques discutent sur la qualité cinématographique de l’œuvre. Quelle pauvreté d’esprit. Le film est bon d’ailleurs quoiqu’en disent certains mais ce n’est vraiment pas le problème. La question c’est : allons trahir les aspirations de ceux qui se sont sacrifiés pour la patrie et pour le progrès social ou allons-nous, dans des conditions bien moins difficiles, reprendre le flambeau et exiger la réactualisation du programme du CNR et son application ?

Blue Jasmine

image 2Le problème avec Woody Allen, c’est qu’il a bien trop de métier. Il connait à fond toutes les recettes pour faire un bon film ou du moins un film agréable. Ses dernières œuvres les avaient utilisées avec trop de facilité : aventures amoureuses de jeunes et belles américaines, richissime artiste, impétueuse et talentueuse épouse.  Un père milliardaire et poète, des soirées inoubliables et des séjours de rêve dans «  Vicky Christina Barcelona ». Un Paris de carte postale dans  « Minuit à Paris », le défilé de toutes des références culturelles les plus consensuelles. Là aussi talent et fortune, beauté et intelligence, bien au-dessus de la lourdeur universitaire.

Woody Allen sait mieux que personne comment construire un scénario qui ne peut que fonctionner. La première règle est d’avoir une thématique et d’en exploiter toutes les dimensions. Ainsi « Whatever Works » explore toutes les formes du couple et de la sexualité mais avec la désinvolture et la liberté que permet l’exploration du petit monde branché New-Yorkais qu’il excelle à peindre : différence d’âge, polyandrie, homosexualité, le tout sur fond de décomposition du couple « bourgeois ». Tout cela pour aboutir au plus convenu : rien ne vaut un couple de jeunes gens, beaux, intelligents et riches !  Dans « vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu » c’est le jeu de dupe des couples qui se font et se défont : comédie ironique qui permet de jouer sur les temps, les milieux, les destins, de mêler tragédie et comédie sur fond d’intrigue à suspense.image 3

Blue Jasmine reprend tout cela autour d’un thème qui permet lui aussi d’osciller de la comédie à la tragédie en gardant toute la distance que permet l’ironie : la confrontation de deux milieux – riche et pauvre – avec un renversement de valeur qui ne peut que combler d’aise le spectateur : Ginger et Jasmine ont été élevées ensemble, elles ont été adoptées. Jasmine est toute en apparence : assurance de celle qui a réussi, vernis de culture de celle qui a voyagé et a pu chiner et collectionner autant qu’elle a voulu. Elle a épousé Hal un homme d’affaire dont la réussite n’a été que course à l’abîme. Ginger n’a rien connu de tout cela. Elle vit à San-Francisco dans un quartier populaire. Elle est caissière dans un magasin de quartier, elle a pour fiancé Chili, un prolo avec des goûts, une allure et un cœur de prolo.

Donc le mari de Jasmine est un Madoff qui l’entraine dans sa chute. Il se suicide, elle est ruinée, sans domicile, sans métier, sans aucun talent. Le film commence quand la voilà qui débarque avec ses bagages Vuiton chez sœur. Et c’est là qu’est toute la force du scénario : Jasmine n’est qu’imposture, sa vie, sa réussite, son assurance n’ont été qu’imposture. Derrière Jasmine, il y a Jeannette, un être fragile, désemparé, incapable de sortir de ses mensonges et de s’assumer. Ginger apparait alors, non comme une fille simple mais comme celle à qui la vie et ses difficultés ont appris. Tout le jeu du scénario va tourner autour de cette opposition qui ne cessera de se creuser et de s’approfondir. Jasmine ne pourra pas s’en sortir. Elle est déjà SDF : elle radote, elle ment et se ment à elle-même. Ginger, sans doute, trouvera sinon le bonheur, au moins l’équilibre. Elle est sincère et généreuse. Comment ne pas applaudir.

image 1Woody Allen a l’habileté d’éviter toute critique sociale sérieuse. Ce n’est pas le monde de la finance qui est accusé, c’est seulement « l’inauthenticité ». Au fond les vrais riches, les vrais hommes d’affaires sont tout autant victimes des escroqueries d’Hal que l’ancien mari de Ginger. Ils le sont même plus s’il s’agit des montants en cause. Et puis cet argent perdu par le mari de Ginger n’était qu’un petit pactole gagné à la loterie. Chili, son nouvel amour, aime la bière et le football, il s’habille mal, il parle mal et peut être brusque, mais c’est un brave type dont la tendresse est sincère. L’ironie de Woody Allen nous invite à nous reconnaitre ni dans l’un ni dans l’autre. Nous, spectateurs, ne sommes-nous pas au-dessus de ce petit monde. Ne sommes-nous pas du côté de l’authenticité mais aussi du côté du véritable bon goût et de la culture. Comment ne pas nous sentir flattés et ne pas accepter l’invitation.

Le scénario permet aussi les allers retours dans le temps. Jasmine parle toute seule et c’est le signal du basculement dans son passé ou dans ce qu’elle en fantasme. Mais rapidement ce procédé n’est plus nécessaire. On voit tout de suite à dans quelle époque on se situe. Le rythme du film est ainsi très alerte et évite toute longueur et tout didactisme. Il évite aussi ce qui ce qui a été reproché aux précédents films de Woody Allen : les images trop belles, ces panoramiques sur des demeures luxueuses, sur des paysages enchanteurs. Il semble que Woody Allen ait cherché et trouvé la bonne dose. Saura-t-il la garder avec son prochain film « Magic Moonligth » dont on sait seulement qu’il se passera dans le sud de la France à la Belle Epoque. Attention danger : trop de facilités peut-être.