Laudato si’ (2)

image 1Nous avons vu dans l’article précédent que le cadre métaphysique décrit dans l’introduction de l’encyclique papale comportait trois niveaux : ceux du divin et du mondain (ou en termes Hégéliens de l’infini et du fini) et celui qui participait des deux sans les concilier : le niveau de l’humain. Une difficulté irrésolue faisait apparaitre l’humain tantôt comme possesseur et gardien de la terre (reçue par don), et tantôt comme nourri par cette terre et comme son fils ou même une partie d’elle. De même Dieu se manifestait tout à la fois dans la splendeur de la « création » et se tenait hors de cette même création réduite à sa choséité.

Le premier chapitre s’articule également en trois niveaux. D’abord celui de l’air ou des cieux avec la question de la pollution et du changement climatique. A l’opposé celui du terrestre sous la forme du vivant avec la question de la perte de la biodiversité. Au milieu, comme il se doit, celui qui dans toutes les cosmogonies forme l’entre-deux : celui de l’eau avec la question de l’inégale distribution de cette ressource.

L’analyse reprend les constats les plus connus sur la crise climatique liée à la pollution et au développement d’industries polluantes aussi bien au niveau des sources d’énergie que des méthodes de production. De même les conséquences de l’inégale distribution de l’eau et de sa dégradation sont analysées avec justesse en reprenant les constatations acceptées par quasi-totalité des scientifiques. La crise du vivant est également décrite avec justesse. Mais toute la question est dans l’articulation de ces niveaux et dans l’exposition des mécanismes de la crise qui les affecte.

L’analyse papale se fait selon deux entrées entre lesquelles la liaison n’apparait pas : culture et puissances matérielles et économiques.

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La question de la pollution est abordée sous l’angle de la culture. Ceci est annoncé en exergue de cette façon : « Pollution, ordure et culture du déchet ». Le constat est synthétisé par cette phrase : « Ces problèmes sont intimement liés à la culture du déchet, qui affecte aussi bien les personnes exclues que les choses, vite transformées en ordures ». Même s’il n’est dit expressément rien de tel, c’est bien les comportements qui sont visés. C’est le consommateur qui gâche, c’est lui qui jette sans l’avoir consommée un tiers de la nourriture produite. C’est lui qui renouvelle sans cesse les objets dont il s’entoure sans se soucier de les voir recyclés. C’est lui aussi qui accumule inutilement et se perd dans un consumérisme effréné. La dégradation du climat apparait comme une conséquence de ce consumérisme plus particulièrement en matière d’énergie. Ceci jusqu’à mettre l’humanité toute entière en péril.

Le rôle joué par les forces économiques n’est pris en compte qu’après, qu’en complément de l’analyse et sous cette forme : « le système industriel n’a pas développé, en fin de cycle de production et de consommation, la capacité d’absorber et de réutiliser déchets et ordures ». Les raisons du comportement inadéquat du « système industriel » restent dans le vague. On peut penser que ne sont financées que les activités susceptibles de générer des profits mais on peut aussi bien considérer qu’une pesanteur culturelle est à l’œuvre. L’exemple de l’obsolescence programmée, qui est évoquée sans être exactement nommée, aurait permis de montrer que la culture de la consommation est peut-être induite plus qu’elle ne joue un rôle moteur dans cette question des déchets. Une culture ne se développe pas indépendamment et moins encore contre la base matérielle sur laquelle elle s’épanouit. On peut et on doit bien-sûr en appeler à la responsabilité de chacun. Certaines conduites ne peuvent pas être excusée sous le prétexte qu’elles sont favorisées par une pollution complémentaire de cette qui affecte l’environnement : celle des esprits par la publicité et tout ce qui l’accompagne.

La question du climat est abordée selon les mêmes schémas. L’importance de la question est soulignée et le danger encouru est clairement décrit : « Le changement climatique est un problème global aux graves répercussions environnementales, sociales, économiques, distributives ainsi que politiques, et constitue l’un des principaux défis actuels pour l’humanité ».

image 2Le constat scientifique est particulièrement précis et détaillé mais il est précédé et comme mis dans un écrin moral et dramatisé par cette proclamation : « Le climat est un bien commun, de tous et pour tous ». Il est bien vrai que tous les humains sont concernés par cette question et que personne ne peut se croire exempt des conséquences d’un danger qui met en péril l’humanité dans sa survie. Cela n’est pas discutable mais il me semble qu’il aurait pu être dit que certains sont dans l’immédiat bénéficiaires de cette situation tandis que d’autres en sont les victimes désignées. Il me semble que le Pape voit bien les victimes mais se garde de braquer les projecteurs sur les coupables.

Il est vrai que : «L’humanité est appelée à prendre conscience de la nécessité de réaliser des changements de style de vie, de production et de consommation, pour combattre ce réchauffement ou, tout au moins, les causes humaines qui le provoquent ou l’accentuent ». Seulement les hommes n’ont pas également la maitrise de la production et de la consommation. Il y a bien des causes humaines à l’œuvre mais dire cela sans désigner ces causes humaines, c’est laisser chacun avec sa conscience et surtout avec l’inconscience ou plutôt la méconnaissance des forces à l’œuvre. Il y a ceux qui ont intérêt à exploiter les gaz de schistes et ceux qui s’y opposent en vain, puis il y a tous ceux qui sont contraints par des aménagements territoriaux et une urbanisation qu’ils n’ont pas choisie à utiliser l’automobile là où leurs parents pouvaient s’en passer. Ceux-là n’ont bien souvent pas les moyens de passer à la voiture électrique et quelque fois même ne peuvent pas faire l’acquisition d’un véhicule moins polluant.

Pourtant, le Pape en appelle d’abord à la responsabilité individuelle. Il écrit : « Le manque de réactions face à ces drames de nos frères et sœurs est un signe de la perte de ce sens de responsabilité à l’égard de nos semblables, sur lequel se fonde toute société civile ». Cette responsabilité existe évidemment et il est vrai qu’on devrait comprendre qu’une société enfermée dans ses murs, à l’image de ces ilots surprotégés qui se développent partout, n’est pas viable.

Le Pape fait le lien entre la question du climat et celle des migrations. Il écrit : « L’augmentation du nombre de migrants fuyant la misère, accrue par la dégradation environnementale, est tragique ; ces migrants ne sont pas reconnus comme réfugiés par les conventions internationales et ils portent le poids de leurs vies à la dérive, sans aucune protection légale ». Ceci est très juste et est un exemple indiscutable du fait que nos sociétés ne peuvent pas s’imaginer que le dérèglement climatique ne pourra pas les affecter. Il les affecte déjà !

De même ce constat est sans appel et on ne peut que se réjouir de voir une institution aussi influente que l’Église catholique s’en faire le porte-voix : « Nous sommes bien conscients de l’impossibilité de maintenir le niveau actuel de consommation des pays les plus développés et des secteurs les plus riches des sociétés, où l’habitude de dépenser et de jeter atteint des niveaux inédits. Déjà les limites maximales d’exploitation de la planète ont été dépassées, sans que nous ayons résolu le problème de la pauvreté ».

Ces fortes paroles ne viennent pas en conclusion de l’analyse de la question climatique mais commencent l’examen de la question de l’eau. L’analyse va droit à l’essentiel. Elle présente l’accès à l’eau comme un droit fondamental et fustige les compagnies qui en font une marchandise : « Tandis que la qualité de l’eau disponible se détériore constamment, il y a une tendance croissante, à certains endroits, à privatiser cette ressource limitée, transformée en marchandise sujette aux lois du marché. En réalité, l’accès à l’eau potable et sûre est un droit humain primordial, fondamental et universel, parce qu’il détermine la survie des personnes, et par conséquent il est une condition pour l’exercice des autres droits humains». Mais une fois cette position affirmée, le texte s’efforce de garder la balance égale entre responsabilité des compagnies et responsabilité des consommateurs. Il passe de : « le problème de l’eau est en partie une question éducative et culturelle » à : « il est prévisible que le contrôle de l’eau par de grandes entreprises mondiales deviendra l’une des principales sources de conflits de ce siècle ».

Le même souci de dénoncer à la fois les conduites individuelles et les responsabilités des puissances économiques apparait dans le traitement de la question de la biodiversité. Ce souci d’équilibre se justifie finalement par cette forte affirmation : « aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres ». Ce lien fait entre crise écologique et crise sociale est ce qui fait toute la force et l’intérêt du message papal. Même si ce lien n’est pas fait réellement dans l’exposition du problème mais est seulement illustré par la balance toujours maintenue entre responsabilité collective et individuelle, il devrait conduire l’Église comme institution à s’investir plus dans les image 3questions sociales et avec une combativité nouvelle. C’est du moins ce qu’on peut espérer et que semblent redouter les secteurs du catholicisme les plus à droite (comme aux USA). On se prend à espérer quand on lit cela : « Pourquoi veut-on préserver aujourd’hui un pouvoir qui laissera dans l’histoire le souvenir de son incapacité à intervenir quand il était urgent et nécessaire de le faire ? ».

C’est maintenant à ceux qui travaillent à un changement social à prendre l’Église au mot. Il est temps de se souvenir de ces vers d’Aragon «Quand les blés sont sous la grêle/Fou qui fait le délicat/Fou qui songe à ses querelles/Au cœur du commun combat».

Laudato si’ (1)

image 1Les philosophes ont un grand tort. Ils font grand cas de textes d’abord difficile qui ne sont guère connus en dehors de leur cercle, et dont aucune institution, aucune force organisée n’assure la diffusion. Mais ils ignorent superbement les idées largement diffusées par des institutions puissantes. Ils ne s’y confrontent pas. Certains même ne savent y opposer que le sarcasme et la caricature. Sous le prétentieux mot d’athéologie, par exemple, ils font passer des productions médiocres. D’autres, qui se présentent comme des matérialistes marxisants, vont chercher de quoi nourrir leur réflexion dans les écrits mystiques de Pascal alors qu’ils considèrent tout écrit actuel de la même veine comme dénué de tout intérêt. Cette attitude les condamne à l’impuissance et les exclut des débats d’idées en cours.

Ainsi, je n’ai pas connaissance qu’un seul de nos philosophes se soit donné la peine de discuter la dernière encyclique papale. Pourtant voilà un texte qui sera diffusé dans un délai très bref sur la quasi-totalité de la planète. Son contenu sera relayé par de multiples canaux. Alors qu’on voit que dès qu’elle se mobilise l’Église catholique met en mouvement des foules bien plus nombreuses que toutes organisations politiques et syndicales réunies, alors qu’on ne peut que constater (comme l’a fait dernièrement Emmanuel Todd) que son influence dans la société française est considérable, nos intellectuels la traite en quantité négligeable. Ils ne voient pas que bien souvent ils sont eux-mêmes imprégnés par ces idées dont ils pensent être éloignés et dont ils se désintéressent dès qu’elles leurs sont proposées en clair.

Ce tort, je voudrais le réparer au très modeste niveau de ce blog et j’ai donc entrepris la lecture de l’encyclique papale « laudato si’ » et je veux la traiter comme un texte à valeur philosophique, c’est-à-dire comme elle le mérite. Je ne peux pas dire dans l’immédiat combien de temps et d’articles je vais consacrer à cela car j’ai choisi la méthode facile, mais à mon avis efficace, de la lecture commentée. Le texte étant fait de paragraphes numérotés, je vais m’arrêter dans ce premier temps à l’analyse de l’introduction, c’est-à-dire aux paragraphes de 1 à 16.

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Les premiers mots du texte reprennent son titre. Ils le complètent et le traduisent : « Laudato si’, mi’ Signore », – « Loué sois-tu, mon Seigneur ». Cette référence au « Seigneur » est traditionnelle. Mais il faut relever qu’elle affirme une option ontologique qui oppose un monde fini (le monde terrestre et humain) à un monde infini et divin. Hegel faisait de cette opposition de la finitude et de l’infini, le moment premier de la religion et la marque spécifique, selon lui, des religions juives et mahométanes. Moment dont la religion chrétienne, comme religion de l’incarnation, aurait entrepris le dépassement. Ainsi, on peut lire sous sa plume : « Or, la crainte du Seigneur est bien le commencement, mais seulement le commencement de la sagesse. C’est d’abord la religion juive, puis la religion mahométane qui conçoivent Dieu comme le Seigneur. Leur défaut consiste à ne pas faire droit au Fini, à le fixer pour soi…. En appelant Dieu le Très-Haut, on conserve le monde devant soi comme quelque chose de ferme, de positif – et on oublie que l’Essence est justement la suppression de tout immédiat ».

L’expression « Le Seigneur » est présentée ainsi comme la marque d’une séparation ontologique, une séparation radicale, du monde (de notre monde réduit à sa choséité) et du monde du divin qui seul est sacré et seul importe. Par-là, selon Hegel, la nature est déchue et à la fois confirmée dans sa positivité. Sur le plan métaphysique, elle n’est que « création », rejetée hors de soi par la divinité, et n’est qu’apparence et contingence. A elle, s’oppose Dieu comme « l’être nécessaire ».

On peut ainsi voir l’usage du qualificatif « Seigneur » comme un reste ou le reliquat d’une conception mythiquement dépassée par le christianisme dans le sens où par l’incarnation de Dieu en son fils aurait été rendues sa dignité et sa valeur à la finitude. Il y a par conséquent ici une ambiguïté, une difficulté non résolue dans la valeur accordée, dans la place donnée, à la nature laquelle sera l’objet même de l’encyclique.

Cette difficulté se retrouve dans le sous-titre : « sur la sauvegarde de la maison commune ». En effet, une maison est un lieu où l’on séjourne, un lieu qu’on habite, dont on est l’occupant. Il y a entre la maison en ses occupants la distance qu’il y a entre un bien et ses usagers. Se répète ainsi métaphoriquement la réduction du monde à sa choséité. Ce que le texte s’efforce de corriger immédiatement en disant : « notre maison commune est aussi comme une sœur, avec laquelle nous partageons l’existence, et comme une mère, belle, qui nous accueille à bras ouverts ». Mais, là encore, il demeure une tension. L’image de la mère qui accueille corrige la choséité du monde mais maintient un écart, une différence, entre l’enfant et celle qui prend soin de lui. La distance est prise avec la conception cartésienne qui nous voit «comme maitres et possesseurs de la nature ». Elle est même renversée dans la mesure où la mère a autorité sur l’enfant, qu’elle le gouverne autant qu’elle le protège. Cela est exprimé ainsi : « Nous avons grandi en pensant que nous étions ses propriétaires et ses dominateurs, autorisés à l’exploiter ». Autrement dit, nous avons complétement inversé la relation originelle : notre développement industriel s’est nourri, a été rendu possible, par cette prétention à mettre la nature à notre service, par ce droit que ce serait donné l’humanité, par la voix de Descartes, d’user et d’abuser des biens offerts par la nature. Cette critique, dont on voit ici l’origine, est à la base du dernier livre de Dany-Robert Dufour (le délire occidental), lequel auteur serait sans doute surpris qu’on puisse le classer parmi les « catholiques zombies » dont Emmanuel Todd voit pulluler l’espèce, mais qui ne pourra nier que cette valeur inspiratrice et d’impulsion donnée à une idée est fondamentalement idéaliste.

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image 2Comment le Pape et avec lui la religion catholique comprennent-ils la relation de l’homme à la nature ?

Faisons d’abord un rappel de la conception exprimée par Marx en 1844 : selon Marx l’homme ne sort pas de la nature. Le rapport de l’homme à la nature est en même temps un rapport de la nature à elle-même. Ce qu’il exprime ainsi : « Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée à elle-même, car l’homme est une partie de la nature ». Voilà qui est clair (et d’ailleurs qui dément les critiques mal informées ou malveillantes) (1).

Le Pape tient un tout autre discours. Il écrit : «L’homme ne se crée pas lui-même ». Il est à l’antipode de la conception marxiste pour qui chaque génération trouve en naissant les conditions léguées par les générations précédentes et les transforme par son travail de manière à modifier à la fois la nature dont l’humanité est une partie et l’homme lui-même. Il y a ainsi sinon création de l’homme par lui-même du moins transformation de l’homme et de la réalité humaine dans l’histoire et par l’activité humaine.

Selon le Pape, la relation de l’homme à la nature est tout autre qu’une relation d’appartenance et d’évolution dialectiquement coordonnée : pour lui « Dieu a confié le monde à l’être humain » ce qui fait de l’homme un être séparé de la nature et instaure la relation de domination dénoncée dans le même discours. Mais le Pape écrit aussi : « Nous oublions que nous-mêmes, nous sommes poussière (cf. Gn 2, 7). Notre propre corps est constitué d’éléments de la planète, son air nous donne le souffle et son eau nous vivifie comme elle nous restaure ». Il y aurait là une contradiction si ce double discours n’était pas rendu possible par l’idée, ici implicite mais fondamentale dans la religion chrétienne, d’une dualité humaine : à la fois âme et corps. C’est cette scission qui permet de dire à la fois que l’homme est partie de la nature dans la mesure où son corps est constitué d’éléments matériels et qu’il est au-dessus de la nature qui lui a été donnée dans la mesure où son âme est éternelle et échappe à la finitude mondaine.

Le statut de l’âme, s’il fait de l’homme un être ontologiquement supérieur à la nature, n’en fait pas pour autant un être supérieur absolument car cette âme, ou la vie qu’elle représente, sont eux-mêmes un don (don d’ailleurs gâché par le péché). Cela est dit ainsi : «la vie de celui-ci est un don qui doit être protégé de diverses formes de dégradation ». Toute l’ambiguïté et la difficulté de la position papale se concentre autour de cette idée de « don ». Elles font à la fois de la vie une valeur absolue mais dans le même temps lui attribuent un statut ontologique second. La vie est « un don » divin donc à la fois d’une valeur immense du point de vue de celui qui reçoit, de l’homme, et un objet second du point de vue divin (qui peut la reprendre comme il l’a donné). Il y a ici non pas une dialectique comme chez Marx mais la conciliation d’une contradiction par un partage des plans ou des points de vue.

Toute la question va donc être de voir comment la question écologique peut être traitée dans un tel cadre de pensée. Une limite est affirmée : « la capacité propre à l’être humain de transformer la réalité doit se développer sur la base du don des choses fait par Dieu à l’origine ». Mais ce n’est à ce niveau qu’une limite de principe, une limite fondée seulement métaphysiquement. Cette limite est la même que celle que le christianisme voit en toutes choses. Elle s’étend à tout ce qui relève de la « vie » comme valeur. Ainsi on lit : « le livre de la nature est unique et indivisible et inclut, entre autres, l’environnement, la vie, la sexualité, la famille et les relations sociales. Par conséquent, la dégradation de l’environnement est étroitement liée à la culture qui façonne la communauté humaine. Mais toutes, au fond, sont dues au même mal, c’est-à-dire à l’idée qu’il n’existe pas de vérités indiscutables qui guident nos vies, et donc que la liberté humaine n’a pas de limites ». C’est donc un interdit de même nature qui doit protéger, selon le Pape, la famille et les relations sociales, la sexualité et l’environnement. Comment comprendre cela alors que nous savons que les relations sociales évoluent (et fort heureusement sinon nous en serions encore à l’esclavage), que la famille n’est pas non plus une institution immuable dans sa forme ?

Tout cela est obscur mais place nettement la question de l’environnement dans la cadre d’une vision conservatrice et en opposition à toute forme de relativisme culturel et plus encore moral. Encore ne faut-il pas aller trop vite dans ce sens puisque ce qui est expressément condamné est moins le changement que la précipitation dans le changement. Ce qui est dit ainsi : « Bien que le changement fasse partie de la dynamique des systèmes complexes, la rapidité que les actions humaines lui imposent aujourd’hui contraste avec la lenteur naturelle de l’évolution biologique. À cela, s’ajoute le fait que les objectifs de ce changement rapide et constant ne sont pas nécessairement orientés vers le bien commun, ni vers le développement humain, durable et intégral ».

Qui ne peut souscrire à cela ? Je me garderais donc bien de porter un jugement définitif sur ce texte complexe et chargé d’une métaphysique qui l’entrave. Il faut poursuivre la lecture pour voir comment la pensée papale peut se sortir de cette complexité héritée de tout le poids des doctrines chrétiennes pour arriver à traiter solidement la question écologique.

image 3Or, après un passage visant l’oecuménie avec le Patriarche orthodoxe Bartholomée, la lecture dévie vers l’évocation de Saint François d’Assise et son image canonique comme celui qui prêchait aux oiseaux et appelait « frère » toutes les créatures vivantes. Le Pape se place sous son auspice et se réclame de lui comme le fait tout son pontificat. J’observe que dans cette présentation apologétique est passé sous silence tout l’aspect social de l’action des franciscains et leur idée que les biens de la nature sont communs à tous les hommes, que celui qui prend plus que sa part en prive les autres – idée qui pourtant dans le cadre d’une discussion sur l’écologie aurait eu toute sa place. La lecture devra voir comment est traitée cette question et si cette première éludation du social sera maintenue.

1 – sur le rapport de l’homme à la nature chez Marx voir : a https://lemoine001.com/2014/04/28/nature-et-histoire/

« Suis-je ce que mon passé a fait de moi ? »

image 1Tout d’abord je dirais que ce que nous vivons, nous le vivons au présent. Un souvenir se vit au présent, il ramène à la conscience un moment reconstruit d’un passé. Plutôt que de dire que nous sommes le produit de notre passé, il faudrait dire que nous sommes ce que nos présents successifs ont fait et font de nous.

Or, de quoi est fait le présent ?

A cela je peux répondre que l’expérience humaine se structure selon deux grands rapports. Le rapport de l’homme à la nature et les rapports qu’entretiennent les hommes entre eux. Dans le premier rapport nous voyons que le rapport de l’homme à la nature est toujours un rapport social et historique. La nature qui nous entoure elle-même est façonnée par le travail des hommes. C’est une nature humanisée que nous abordons avec les outils et les connaissances qui nous ont été transmis. Seulement, cette nature garde un primat. Elle sanctionne toute tentative de dépassement des possibles. Il ne nous est pas possible de sortir de cette nature ni possible d’ignorer que nous en sommes une partie.

Les rapports des hommes entre eux prennent deux formes. D’abord il s’agit de la relation directe des hommes à leurs semblables dont la forme première est celle de l’enfant à ses parents. Cette relation engage les liens d’affection et de désir. Cette relation s’élargit et se diversifie dans le cours de la vie. Elle est en particulier le rapport aux personnes de l’autre sexe avec les difficultés qu’il présente et les possibilités d’accomplissement qu’il recèle.

La seconde forme est le rapport social par lequel la société se structure en groupes sociaux antagoniques. Ceci en premier lieu dans le cadre de la production et de la reproduction. Dans le cadre donc du rapport social de production et dans celui du rapport social de sexe. Ces différents rapports interagissent l’un sur l’autre et sont eux-mêmes façonnés par l’organisation globale de la société et son mode de production qui varie avec le niveau des forces productives.

Contrairement à ce qu’une vision superficielle pourrait laisser croire, le rapport social n’est pas la résultante de la somme des relations sociales mais c’est plutôt lui qui dicte la forme des relations sociales – ceci en particulier par le biais des institutions qui stabilisent les rapports sociaux telles que la famille. C’est dans et par la famille que chacun se voit assigné son identité sociale (nom et prénoms) ainsi que sa place dans la succession des générations (ascendants et collatéraux), ceci principalement selon son sexe.

Chaque homme, selon la place qu’il occupe dans la société n’a accès qu’à une partie des richesses aussi bien matérielles qu’intellectuelles accumulées par la société. Son présent est donc à la fois façonné et limité par cette place qui lui échoit. C’est dans ce cadre et ces limites que ses propres dispositions naturelles s’affirment et sont bridées ou épanouies. Il est le produit plus ou moins harmonieux de ses rapports sociaux et de ses relations sociales des plus intimes au plus superficielles. Il construit la base de sa personnalité dans le cadre des relations internes à la famille. C’est par elle qu’il apprend à se socialiser et peut accéder aux rapports sociaux et y trouver sa place. Chacun est aussi façonné comme sa société par la nature qui l’entoure (ville ou campagne – désert ou région tempérée etc.), ses goûts, ses dispositions, sa culture lui sont transmis, se construisent et évoluent dans ce cadre.

Dire qu’un homme est le produit de son passé est  une façon idéologiquement biaisée de dire, ou plutôt de ne pas dire, qu’il est façonné et limité par la place qu’il occupe dans la société et que celle-ci lui offrira des possibilités elles-mêmes résultantes de son niveau de développement et sa forme d’organisation sociale (son mode de production – ses institutions) et du cadre naturel où elle se situe. Cette société connait une évolution constante que l’homme subit mais à laquelle il participe également en poursuivant ses buts propres. C’est toujours dans un monde en évolution qu’il inscrit sa propre biographie et où il recherche et trouve parfois un espace de liberté.

Le sujet proposé au bac est ainsi construit d’une façon qui invite à manquer l’essentiel. Il l’est par la référence au passé et par la personnalisation (la référence au moi). Il invite à se perdre dans le bourbier d’une discussion indécidable entre déterminisme et liberté ou entre nature et culture.  J’ai en retour moi-même une question à ceux qui conçoivent les sujets posés au bac : pourquoi posez-vous si souvent des questions dans des formes si idéologiquement biaisées ?

A l’adresse des candidats inquiets, je dirais : ceci n’est pas un corrigé mais une réaction immédiate et polémique. Pas de panique !!

Fresques murales à Trier (Trêves)

Je n’ai rien contre les graffeurs quand leurs œuvres ont une véritable valeur esthétique. Seulement, ils sont le plus souvent l’image même des transgresseurs naïfs. Ils violent la loi, mais pour quoi faire ?

Le plus souvent c’est pour reproduire servilement les mêmes dessins dépourvus de sens, les mêmes formes brisées qu’on trouve dans toutes les villes du monde. Ils signent leurs productions de noms à consonance anglo-saxonne, plus anonymes que l’anonymat même. Je l’ai dit à propos de ce que j’avais vu à Redon : cette abolition de tout sens, le goût pour la violence et le morbide qui l’accompagne, me semblent la marque d’esprits résignés au déclin et à la soumission. Mais cette soumission n’est pas assumée. Elle est si profonde qu’elle n’est même plus consciente, qu’elle se prend même pour de la révolte et un refus confus du « système » ! Le premier symptôme de cette soumission est une incapacité à concevoir l’avenir autrement qu’en y projetant ses cauchemars. Le second symptôme c’est l’incapacité à se donner une identité et la fermeture aux autres qui l’accompagne. L’exemple de cela parait dans le thème du borgne et la problématique du métissage tel qu’on pouvait le comprendre des dernières productions vues à Redon.

Cependant, ce que j’ai vu à Trier tranche avec cela. Les graffeurs de Trier sont des artistes, non seulement par la grande qualité esthétique de leur travail, mais surtout en ce qu’ils ont compris qu’une œuvre  d’art ne peut jamais être une pure et simple reproduction, qu’elle doit laisser de côté ce qui serait extérieur ou indifférent à l’expression du contenu, qu’elle doit plutôt composer l’œuvre en y faisant se rejoindre des réalités diverses concourant à un même sens. Tout cela sans tomber dans l’excès inverse et n’être plus que simple représentation allégorique ou à visée didactique ou propagandiste. Il doit toujours y avoir dans une œuvre d’art tout à la fois une incomplétude et un excès de sens du message. Il doit être laissé à l’interprétation une part d’obscurité ou d’énigme. 

Les œuvres présentées à Trier réussissent très imparfaitement cette difficile conciliation. Certaines sont à la limite du didactique. En particulier celle-ci :

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     Il s’agit de dénoncer les « idéologies » comme porteuses de mort. Un squelette personnifiant la mort tend un biscuit à la façon des « petits Lu » sur lequel est écrit « idéology ». Des bombes tombent sur une terre dévastée. Elles sont marquées de sigles comme une croix chrétienne, le symbole du dollar et celui de l’euro. En bas, sont des pierres tombales. Sur l’une figure un livre symbolisant la culture. Une autre est décorée de la balance représentant la justice et sur une troisième est gravé un cœur qui représente l’amour ou la fraternité. Les autres portent des noms qu’on suppose être ceux des auteurs de l’œuvre (qui pour une fois ne seraient pas anonymes).

Le message est lourdement asséné donc et il n’en est que plus contestable. D’abord le dollar et l’euro ne sont pas seulement des complexes d’idées mais sont des puissances bien réelles. Quant au christianisme il ne peut se réduire non plus à une idéologie. Il est très divers et surtout, si l’on pense aux Églises catholique et orthodoxe, il faut rappeler que ce sont les institutions les plus anciennes au monde. Elles ont survécu à la fin de l’empire romain et la chute de Constantinople. Ce sont des forces bien réelles. L’Église catholique en particulier est représentée dans quasiment toutes les institutions internationales. Elle n’a pas de divisions selon une boutade célèbre attribuée à Staline mais elle n’en est pas moins une force considérable.

Bref, cette dénonciation des « idéologies » est un peu courte. Elle ignore que toute forme de société, toute organisation institutionnelle, s’accompagne de production d’idées et de représentations. Surtout, elle ne voit pas, (et c’est un grand tort !), que l’idéologie la plus naïve est celle qui s’ignore : c’est celle même des auteurs !

Le refus des idéologies verse en général dans l’idéologie individualiste dans sa forme la plus navrante. C’est la très actuelle tendance au « cocooning » et son cortège de sentimentalisme béat.

Deux œuvres illustrent parfaitement cette tendance. Elles nous présentent les rêves roses et bleus et deux jeunes femmes. Voici la première :

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On voit donc une jeune femme rêveuse. Elle porte sur l’épaule la chouette, l’oiseau devin qui voit l’avenir. Cet avenir n’a pas encore de forme mais il a la couleur du bleu et de l’espoir, la couleur des rêves sentimentaux (ces rêves sont bien sentimentaux, comme le confirme une discrète mention écrite : mantra love). Seulement, le doute plane sur cet avenir. C’est ce que dit une seconde œuvre que voici :

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 Les rêves ne sont plus bleus cette fois mais roses ou rouges. La jeune femme n’est plus rêveuse mais semble alarmée. Elle a un geste de défense.  L’avenir est plus incertain. Il est menacé. Cela parait dans quelques détails.

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L’aigle, l’oiseau de proie vole vers les oiseaux de paradis. Il a remplacé le hiboux, l’oiseau devin.

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Les tatouages sur le bras de la jeune femme montrent un monde disparu : des squelettes de dinosaures. Le monde est menacé et l’avenir sombre. C’est le thème du déclin qui revient après la condamnation des « idéologies » et la prise de conscience de l’inanité du rêve sentimental qui devait les remplacer.

La dernière œuvre est alors la plus lucide. Sa signature le dit : elle est signée « les caliméros ».

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Il n’aurait guère été possible d’en dire grand chose sans cette signature. Elle représente, on suppose, un œil qui perce derrière l’habituel graphisme dépourvu de sens ou au sens aboli. C’est l’idéologie pessimiste et soumise qui revient en force après l’échec du rêve sentimental. C’est toujours la même vision sombre et incapable de projets (à cette différence près que les auteurs sont conscients de leur nihilisme. Ils le revendiquent comme une marque de lucidité). Hélas !! Hélas !!