Universalisme, droit et morale

image 2L’idée de droits fondamentaux a surgi historiquement là où s’est imposée la forme bourgeoise de propriété : en Angleterre, en Amérique et puis en France. L’article précédent a soutenu que cela n’était pas accidentel mais résultait du fait que le droit est la forme obligée d’organisation de sociétés nombreuses et complexes reposant sur la propriété privée, qu’il est la forme moderne de stabilisation des institutions qui organisent les rapports sociaux et en contiennent les tensions. Il pourrait être objecté à cela que la preuve n’est pas complète. Cela justifie seulement l’importance prise par le droit mais n’explique pas la prétention à l’universalité des revendications de droit sous la forme des droits de l’homme puis du développement des droits fondamentaux. Pourquoi les aspirations populaires se réclament-elles de droits universels plutôt que de droits personnels, pourquoi des droits humains plutôt que des droits liés à une communauté, à la même communauté que les possédants : la même nationalité, la même race ou la même culture. Pourquoi introduire l’abstraction et l’universalisme dans une question de partage ?

Une première réponse a été apportée à cela. Les rapports sociaux ne font pas que scinder les sociétés en groupes antagoniques. Ils nourrissent les représentations de telle sorte que l’homme ne se pense qu’au prix d’un processus d’abstraction, c’est-à-dire en se projetant hors de soi pour se rattacher par la pensée à un groupe : son sexe, sa classe, sa race etc. puis à l’humanité toute entière. En ce sens les rapports sociaux sont la réalité de l’essence humaine, c’est-à-dire à la fois ce qui façonne l’humanité et l’engage dans un processus d’émancipation. Au niveau d’une génération, l’ensemble des rapports sociaux, dans lesquels vivent les hommes, façonne leur manière de vivre et leurs pensées. Chacun reçoit de son entourage les bases de ce qui structure son être : son nom, son rôle et son devenir dans la division des sexes, sa place dans la communauté, sa culture, son histoire, son langage (avec toutes les représentations qui sont sédimentées dans ce langage). Avant même d’être en mesure d’en prendre conscience, chacun est situé dans des rapports sociaux et imprégné par eux. Chaque homme, chaque femme est tout de suite pris dans la dualité de son être : à la fois individu singulier et être social, à la fois façonné par des relations sociales et introduit avec plus ou moins de bonheur dans des rapports sociaux, tout de suite confronté aux limites de son être.

L’idée marxiste que l’essence humaine dans sa réalité « est l’ensemble des rapports sociaux » est confirmée par la sociologie. De même qu’est confirmée l’idée que l’essence humaine n’est pas une chose donnée mais prise dans un processus de développement sans fin ou dont la fin ne peut être envisagée que comme un horizon de l’histoire. Pourtant les conséquences de cette conception de l’essence humaine ne sont généralement pas tirées. Elle signifie que l’humanité forme bien une unité mais que c’est une unité conflictuelle. Parce que leurs rapports sociaux forment un ensemble mais qu’ils sont par nature inégalitaires, les hommes se reconnaissent les uns les autres une commune humanité mais ils s’évaluent aussi les uns les autres, comparent leurs situations et entrent en conflit les uns avec les autres pour s’égaliser ou pour continuer à dominer. Pour stabiliser leur conflictualité interne, les sociétés codifient les statuts et les relations des groupes qui les composent d’abord par la religion, dont l’une des premières fonctions est de réguler les mœurs et de stabiliser chacun des rapports sociaux en légitimant les institutions et les dominations. Quand les sociétés s’étendent (comme la société romaine), qu’elles deviennent plus complexes et plus diverses, la religion ne suffit plus pour assurer la stabilité sociale. Les pratiques religieuses sont trop diverses, trop irrationnelles. Le droit doit prendre le relais. Les rapports juridiques sont liés à l’évolution de la société toute entière, comme le montre Marx : « Pour se rendre compte à quel point les rapports juridiques sont liés à l’évolution de ces forces objectives, résultant de la division du travail, il n’est que de voir le développement historique du pouvoir des tribunaux et la grande lamentation des féodaux sur l’évolution du droit. (Voir par exemple Monteil : o.c., XIV – Xveme siècle) »1 . La forme juridique des rapports sociaux est un produit évolué de la tension qui leur est inhérente, tension exacerbée par le développement des forces productives. Elle est liée à l’apparition d’un nouveau genre de faits humains : les faits économiques. Lesquels deviennent prépondérants dans la société capitaliste, comme l’a fait remarquer Lucien Goldmann, que je cite : « Par rapports aux autres faits sociaux, les faits économiques ont un statut particulier, car loin de prendre simplement place à côté des autres aspects de la vie sociale (religion, morale, politique, etc.), ils ont, dans la société capitaliste libérale, tendance à se rendre autonomes et à agir sur tous les autres secteurs de la société sans subir à leur tour une influence analogue »2 . Cette prépondérance des faits économiques porte à une puissance supérieure l’abstraction générée par les rapports sociaux. Cela se traduit par la pensée économique qui étudie un homo economicus abstrait, c’est-à-dire un homme qui n’agit que comme une monade autonome mue par l’égoïsme et l’intérêt. Cette conception de l’homme pollue et finalement dissout toutes les représentations ancestrales de l’humanité. Elle agit sur tous les autres domaines de la conscience : la morale, la religion, la vie intellectuelle. Elle alimente la prolifération juridique de telle sorte que l’individu ne sait plus se penser autrement que comme sujet de droit. Elle est à la base de ce qui a été appelé le « désenchantement du monde » c’est-à-dire d’une conception du monde détachée des puissances illusoires de la religion. Cependant, ce monde désenchanté, ce monde codifié par le droit, n’est pas exempt de valeurs. C’est au contraire un monde plein de valeurs mais de valeurs laïques qui sont incorporées au droit et exprimées par lui. Dans ce monde, l’universalisme s’exprime par le droit et donc naturellement sous la forme de droits fondamentaux proclamés et que les dominés voudraient faire entrer dans le droit positif. Car droit, morale et valeurs ne s’excluent pas. Ils sont au contraire profondément liés les uns aux autres.

image 3Droit et morale fusionnent. Ils supplantent la religion comme mode de légitimation des pouvoirs (et, partant, comme modalité de leur contestation). La légitimité de la domination politique fondée sur le droit se présente comme plus solide que celle fondée sur la religion. Selon Max Weber, elle repose sur deux fondements : la croyance en la légalité des structures institutionnelles (qui se justifie par la rationalité d’ensemble du système juridique) ; la croyance en la compétence des gouvernements (plus rationnelle que l’observance des traditions ou la soumission au charisme). Cependant cette rationalité purement instrumentale ne suffit pas. Pour être efficace, elle doit être, selon Habermas, une rationalité pratico-morale. Dans les débats juridiques s’entrecroisent toujours une argumentation morale et formelle. Droit et morale ne peuvent se séparer. Le droit moderne est toujours porteur de valeurs et, dans son principe même, dans sa rationalité, il contient toujours un noyau moral dans la mesure où il ne saurait être étranger à des principes moraux tels que ceux d’impartialité ou d’universalité. Il n’y a pas de jugement de droit où n’entrent pas une interprétation et une définition des valeurs qui devraient être celles de la société toute entière. Cela est soutenu par les philosophies les plus opposées comme celles de Nietzsche et celle d’Habermas. Mais alors que pour Nietzsche le droit trouve son origine dans la morale3, pour Habermas la morale est ce vers quoi le droit tend pour se l’assimiler. Pour Nietzsche droit et morale forment d’abord une unité qui se dissout , tandis que pour Habermas cette unité se réalise sous la forme d’une rationalisation du droit. La conception de Nietzsche promeut un libertarisme sans principes tandis que celle d’Habermas légitime et renforce l’idée de droits fondamentaux. C’est clairement cette dernière qui correspond le mieux au développement social et humain que l’on observe.

Si dans les sociétés modernes droit et morale apparaissent ou veulent se présenter comme relevant de deux sphères séparées, ils n’y parviennent que dans la mesure où le droit s’est assimilé le contenu de la morale et que celle-ci n’a plus de nécessité de s’appuyer sur une contrainte publique. La tâche de contrainte est assurée par le droit et ceci en exonère la morale qui peut ainsi être présentée comme une affaire de conscience. Mais en fait, il apparait que dans les sociétés de droit, la croyance en la légalité et l’acceptation de la loi s’appuient, plus encore que sur la contrainte, sur la foi en la rationalité du droit. Cette rationalité dépasse celle théorisée par Max Weber comme interne au droit. Elle n’est ni inhérente au droit, ni étrangère à la morale. Elle fait le lien de l’un à l’autre. Elle se fonde, selon Habermas, sur un contenu moral implicite au formalisme juridique, aux procédures juridiques et aux règles de l’argumentation juridique. Le droit moderne est stratifié en règles et en principes. Ces règles et ces principes se présentent à la fois comme conformes à la raison et à un juste équilibre entre les hommes, c’est-à-dire à une justice. Ce n’est que dans la mesure où ils le sont effectivement que peut se développer une foi en la légalité et une soumission sans contrainte aux prescriptions des lois. Sans entrer plus avant dans cette théorie morale du droit, nous constatons qu’elle confirme l’observation la plus banale qui veut qu’il n’y ait pas de droit qui n’affirme des valeurs et qui n’est par là une visée universaliste. Tout système de droit, qui se pense rationnel et moral, s’estime digne de pouvoir s’appliquer à l’humanité entière. Par conséquent dès qu’il y a droit, il y a en germe l’idée de droits humains (comme projection idéale du droit et comme fondement des principes). Un droit qui serait étranger à toute valeur, un droit nazi, serait irrecevable comme droit et ne remplirait pas sa fonction de stabilisation sociale. Il ne pourrait reposer que sur la contrainte ou la manipulation et non sur une acceptation raisonnée.

image 4Ainsi, à partir de l’apparition du capitalisme, sous l’impulsion du développement économique, le rapport entre représentation religieuse et juridique s’est inversé : c’est le droit qui stabilise les sociétés et exprime leurs valeurs. C’est par conséquent dans le langage du droit que les aspirations à un autre équilibre s’expriment. Les droits de l’homme et les droits fondamentaux sont l’expression la plus directe de ces aspirations. Ils ne sont pas inscrits dans une nature humaine immuable et originaire mais dans la situation humaine qui est d’entrer dans des rapports sociaux antagoniques. Ils sont universels dans la mesure où cette situation est effectivement universelle et constitutive de l’essence humaine (puisque les hommes entrent toujours dans des rapports sociaux en en subissent toujours la tension et aspirent toujours à s’en libérer, c’est-à-dire à s’émanciper). Mais le développement de ce processus culturel ne s’effectue pas sans incertitudes et sans contradictions car la situation humaine est elle-même contradictoire et incertaine ; elle est soumise aux aléas de l’histoire. Dans un premier temps, au cours de la période révolutionnaire de la classe bourgeoise, le droit s’impose comme lutte pour le droit naturel. Les aspirations humaines s’expriment sous la forme de la promulgation des droits de l’homme et du citoyen. Elles prennent la forme rationnelle de l’égalité formelle et de l’universalité, en rupture avec le droit diversifié et hétéroclite issu du moyen-âge qui s’appuyait sur les privilèges et le bon vouloir du monarque. Mais dans un second temps, c’est par le droit que se stabilise la domination de la bourgeoisie. Le Code Civil promulgué en 1804 donne une assise sûre à la propriété bourgeoise. Il règle le statut des personnes et fixe les règles de succession et les statuts matrimoniaux. Il organise et stabilise les institutions.

Ainsi, le domaine du droit s’étend et son contenu évolue. Il est le lieu d’affrontements politiques et idéologiques. Il porte les traces des aspirations de la bourgeoisie révolutionnaire et de ses efforts pour stabiliser son pouvoir et faire obstacle aux aspirations populaires. Le positivisme juridique s’oppose au jus naturalisme. Il affirme que le droit possède une rationalité propre et que seul le droit positif a une valeur juridique. Il rejette les normes supérieures au profit d’un rationalisme technicien. Les droits humains sont sacralisés, sanctuarisés pour être mieux limités. Au dédoublement du monde en un monde religieux et un monde profane, se substitue une projection des aspirations humaines sous la forme du citoyen qui réalise dans l’État, idéalement, ce qui demeure inachevé dans la société civile4 . Mais cela n’arrête pas le mouvement d’émancipation sociale. Ce mouvement se poursuit quand les droits de l’homme se complètent, s’enrichissent et passent de l’idéal à la pratique sous la forme des droits fondamentaux 5. Les droits fondamentaux sont le retour à la pratique des droits proclamés car ils expriment la volonté de modifier les rapports sociaux, de les voir progresser vers moins d’inégalité et moins de conflictualité. Ils expriment ce qui est en puissance dans la conflictualité sociale et donc dans les rapports sociaux comme tension traversant le corps social. La revendication de voir réalisés les droits fondamentaux est celle de réaliser l’essence humaine. L’essence humaine, qui a sa réalité dans la tension des rapports sociaux, tend vers la réalisation des droits fondamentaux car ils ont souche commune. De l’un à l’autre le chemin est direct. Si ce qui fait le lien de l’Humain à l’Humain, ce sont les rapports sociaux, alors la réalisation des droits fondamentaux est ce qui doit souder l’Humain à l’Humain ; elle est ce qui permettra la réalisation de l’essence humaine.

Le processus d’évolution des rapports sociaux dans les sociétés complexes est le processus de développement des droits fondamentaux revendiqués et le processus de maturation de l’essence humaine. C’est un processus historique, une trialectique de l’ensemble rapports sociaux/essence humaine/droits fondamentaux. La dimension historique de ce processus sera l’objet des prochains articles.

1 « L’idéologie allemande » – réédition 2012 – page 341
2 « Epistémologie et philosophie politique – pour une théorie de la liberté » : Lucien Goldmann – Denoël Gonthier 1978 – démocratie économique et création culturelle – page 218

3 Aurore – Livre 1er – 9 : Gallimard 1970

4 Voir les articles du 1er au 15 mars en commentaire de « la question juive » de Karl Marx
5 Voir l’article du 23 février : « des droits de l’homme aux droits fondamentaux, vers l’émancipation humaine »

Le système des inégalités

image 2Pour les lecteurs qui l’aurait perdu de vue, il faut rappeler que nos trois derniers articles forment un commentaire de la 6ème thèse sur Feuerbach. Ce commentaire n’est pas un pur exercice intellectuel. Il a pour but d’établir que les droits fondamentaux, dont la philosophie universitaire se plait à répéter la critique, ne sont pas une simple production idéologique. Ils sont inscrits dans l’essence humaine, c’est-à-dire qu’ils sont la forme par laquelle doit passer nécessairement et ne peut manquer de s’exprimer l’effort d’émancipation humaine. Par la lecture de « la question juive » de Karl Marx, objet des articles du 1er au 15 mars, nous avons écartés les obstacles au dégagement de cette question de l’essence humaine. Nous avons abouti à la définition proposée par la 6ème thèse sur Feuerbach qui dit « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé, dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». L’article du 18 mars a principalement commenté l’expression « essence humaine ». Celui du 21 mars analyse le concept de « rapports sociaux » comme producteurs de l’essence humaine et celui du 25 mars fait le lien entre conscience et rapports sociaux et explique comment les rapports sociaux produisent l’essence humaine. Il reste à comprendre pourquoi Marx a utilisé le mot « ensemble ». En quoi les rapports sociaux forment-ils un « ensemble » et quelle est l’importance de ce fait pour la compréhension de ce qui fait l’essence humaine ? C’est encore une fois la lecture de Danièle Kergoat qui va permettre de répondre à ces questions. Nous expliquerons quel type d’ensemble forment les rapports sociaux. Alors le lieu des tensions sociales sera à jour : l’ensemble que forment les rapports sociaux se manifeste comme « système des inégalités ». C’est parce que les rapports sociaux forment un ensemble que les tensions qui leur sont inhérentes se cumulent. Ces tensions se focalisent sur la question des inégalités et sur un point critique, la propriété. Cela sera expliqué par une lecture des travaux des sociologues : Alain Bihr et Roland Pfefferkorn.

Commençons par ce que nous apprend Danièle Kergoat : elle a travaillé d’abord en étudiant le rapport social de sexe, c’est-à-dire la question des tensions dues aux inégalités entre les sexes. Ses études apportent un élément essentiel à la compréhension des rapports sociaux et par là de l’essence humaine : l’idée de l’intrication des rapports sociaux. Danièle Kergoat remarque que les dernières décennies du 20ème siècle ont vu l’émergence d’un mouvement revendicatif féminin qui a posé la question de l’articulation des rapports sociaux de sexe et des rapports sociaux de classe. Par son refus de considérer la domination masculine comme un fait de nature ou comme un effet incident de la domination de classe, ce mouvement a ouvert la voie pour penser la pluralité des rapports de pouvoir et interroger les relations qu’ils entretiennent les uns aux autres. Danièle Kergoat soutient que les rapports sociaux qui produisent des groupes antagoniques ne doivent pas être hiérarchisés, qu’ils sont irréductibles les uns aux autres, qu’ils se coproduisent mutuellement et réciproquement. Le féminisme radical, dont Danièle Kergoat adopte en partie les thèses, conteste la primauté du conflit de classe comme conflit principal et se refuse à postuler une relation de subordination de la structure de la famille à celle du mode de production, qui pourrait conduire à faire dépendre l’évolution de l’une de celle de l’autre. Ce choix théorique lui a permis de développer les concepts de « co-extensivité » et « consubstantialité » des rapports sociaux. Ces deux concepts permettent de justifier l’importance du mot « ensemble » dans l’expression « ensemble des rapports sociaux » et de comprendre pourquoi Marx a fait cette précision.

image 3La « co-extensivité » c’est l’idée qu’on ne peut pas analyser les rapports sociaux de sexe de manière isolée ou séparée, mais qu’ils doivent être vus comme étroitement intriqués aux rapports de classes. Ces rapports sont toujours présents ensemble et structurent la totalité du champ social. Danièle Kergoat exprime cela de cette façon : « la co-extensivité […] renvoie au dynamisme des rapports sociaux puisque ce concept veut rendre compte du fait que les rapports sociaux se co-produisent mutuellement ».

Dire que les rapports sociaux sont co-extensifs c’est affirmer qu’ils s’interpénètrent et qu’ils se renforcent l’un l’autre sans que l’un l’emporte sur l’autre. Les groupes sociaux, tels que les classes, sont toujours des groupes sexués. L’unité de base d’une société, et des groupes sociaux qui la composent, ne peut pas être un individu asexué car le genre humain n’existe pas hors de sa double forme, masculine et féminine. Seule des communautés restreintes peuvent être unisexes, aucune classe ne l’est et aucun rapport social n’est externe au rapport social de sexe. Les façons de vivre, l’appartenance de classe et la vie des femmes ou des hommes, ne sont pas indépendantes l’une de l’autre mais sont prises dans le même mouvement. Toutes les relations qu’engage une personne sont liées. Certes, selon que l’on est dans le cadre d’une biographie ou dans celui de l’étude d’un groupe social, on pourra s’intéresser prioritairement à l’une ou à l’autre facette des personnalités mais toutes devront être mobilisées car une personnalité ne se scinde pas ; elle est toujours entière.

La « consubstantialité » complète cette idée. Danièle Kergoat l’a définie ainsi : « La consubstantialité, c’est l’entrecroisement dynamique complexe de l’ensemble des rapports sociaux, chacun imprimant sa marque sur les autres ; ils se modulent les uns les autres, se construisent de façon réciproque ». Il est affirmé par-là que les rapports sociaux interagissent l’un sur l’autre. L’identité de sexe, la position de classe, le lien à une nation, une culture, une race sont vécus ensemble et se colorent, s’influencent les uns les autres. L’entrée dans ces rapports sociaux se fait par une éducation au cours de laquelle toutes ces composantes de la personne sont structurées dans un même mouvement. Une personnalité adaptée intègre toutes ses composantes en un tout équilibré. L’éducation est réussie quand elle préserve une marge de liberté qui permet à la personne d’engager son émancipation.

Cela étant acquis, il faut en tirer toutes les conséquences. Il faut compléter et valider l’apport de Danièle Kerogat en faisant appel aux travaux d’autres sociologues qui nous disent également, mais à partir d’autres données, que les sociétés contemporaines sont segmentées, hiérarchisées et conflictuelles, que s’y opposent non pas des individus mais bien des groupements d’individus partageant une position commune (à la fois objective et subjective) dans la société. Les travaux de ces sociologues autorisent à dire que nos sociétés sont divisées en classes, qu’elles sont inégalitaires : que les rapports sociaux sont, par nature, inégalitaires. L’idée même de « rapports sociaux » telle que l’a définie Danièle Kergoat, comme tension traversant le corps social, implique celle de situation inégale car c’est généralement autour de la question des inégalités que se cristallisent les antagonismes sociaux et que se créent des tensions. Reste à tirer toutes les conséquences de ce fait.

image 1L’ensemble des rapports sociaux forme ce qu’on peut appeler le système des inégalités. Mais pour analyser ce système, il faut d’abord établir ce qu’on entend par inégalité sociale. Alain Bihr et Roland Pferfferkorn, dans « le système des inégalités », proposent la définition suivante : « Une inégalité sociale est le résultat d’une distribution inégale, au sens mathématique de l’expression, entre les membres d’une société, des ressources de cette dernière, distribution inégale due aux structures mêmes de cette société et faisant naître un sentiment légitime ou non, d’injustice au sein de ses membres » 1. Cette définition retient deux critères d’appréciation des inégalités de nature différente : les inégalités doivent être à la fois ressenties et mesurables. Elles sont à la fois de l’ordre de l’objectif et de l’ordre du subjectif.

Les inégalités sont avant tout un fait objectif. Elles ont toujours des dimensions multiples et qui se cumulent pour une partie du corps social sous la forme d’avantages et de privilèges et pour la partie antagonique sous la forme de handicaps et d’exclusion. Elles ont une forte tendance à renforcer la polarisation sociale entre richesse et pauvreté, précarité et sécurité, rôle actif ou passif dans les institutions politiques etc. Elles ont aussi une forte propension à se reproduire de génération en génération, ce qui en fait précisément un système. Le mot système est utilisé ici dans le sens que lui donne Edgar Morin : « un système est une unité complexe formée par l’organisation des interrelations entre une multiplicité d’éléments, qui lui confère à la fois des propriétés spécifiques (relativement à ceux de ses éléments composants), une certaine cohésion sinon cohérence et une capacité homéostatique, autrement dit la capacité de rétablir son ordre propre et donc de se maintenir en dépit des modifications internes ou externes qui peuvent se produire ». La propriété première d’un système, c’est de perdurer et de se renouveler parce que le système tient et fait vivre ensemble ses éléments.

Parce qu’elles forment un système, les différentes inégalités interagissent entre elles et se déterminent réciproquement. Elles sont mutuellement causes et effets les unes des autres. Cette interaction entre les inégalités, qui les exacerbe, est la conséquence de la co-extensivité et de la consubstantialité des rapports sociaux analysées par Danièle Kergoat, puisque les inégalités ne sont que la forme visible des rapports sociaux. Elles en reproduisent nécessairement la structure.

Les inégalités dans l’ordre de l’avoir se traduisent par des inégalités dans l’ordre du pouvoir. Elles ne se limitent quasiment jamais à l’accès aux ressources matérielles. L’inégalité de moyens s’accompagne toujours d’une inégalité d’accès aux réseaux de socialisation et aux formes de reconnaissance sociale. Elle est aggravée par une inégalité dans l’accès aux savoirs, à la culture et aux distinctions qui les consacrent (comme les diplômes et la maîtrise de certains codes sociaux).

Les études sociologiques démontrent que, parmi tous les facteurs d’inégalité, celui qui a le plus d’effet aggravant sur les autres facteurs d’inégalité est l’inégalité au sein des rapports de production. Il est immédiatement suivi par l’inégalité de revenu qui lui est lié. L’inégalité au sein des rapports de production se définit par l’opposition entre propriétaires et non propriétaires des moyens de production et celle entre fonctions de commandement ou d’encadrement et fonctions d’exécution. Ce facteur a un effet direct sur l’inégalité face à l’emploi, sur l’inégalité de revenu et de patrimoine, l’inégalité face à la consommation, à la santé, à l’institution scolaire, à l’accès à l’espace public. L’importance primordiale de ce facteur tend à confirmer le rôle déterminant des rapports de production sur les autres rapports sociaux et par conséquent à réfuter Danièle Kergoat quand elle nie cette primauté.

La notion de ressources sociales, telle qu’elle vient d’être décrite, se décline sous tous les aspects du champ social. Les ressources sociales sont aussi bien matérielles que symboliques. Leur distribution inégalitaire est ce qui apparaît d’abord, elle est l’effet le plus tangible des rapports sociaux qu’ils soient des rapports de production, des rapports sociaux de sexes ou de générations etc. Cet accès inégal aux ressources sociales, base de l’inégalité sociale, est un effet des structures constitutives de la société. Son origine, sa cause première, se trouve au fondement, dans ce qui est la racine de la structure sociale : dans le régime de propriété (et les formes de transmission du patrimoine qu’il permet). La division du travail, les relations de classes, d’ordres, de castes et de hiérarchie sont liés à ce régime de propriété. Ainsi, les inégalités sont produites par la société, par la forme des rapports sociaux spécifiques au mode de production qui la structure. Mais, attention, il faut préciser ici que ce n’est que dans la société bourgeoise, la société moderne, que la question de la propriété apparait dans toute son acuité. La propriété n’est pas un fait universel, elle est apparue au cours de l’histoire et s’est transformée. Elle n’est propriété bourgeoise que dans les sociétés modernes. C’est la raison pour laquelle cette question n’est posée que très récemment dans le développement historique. Tout cela a été analysé dans l’article du 12 mars « la question de la propriété » que le lecteur est invité à relire.

Le fait que la propriété peut revêtir des formes variées et plus ou moins directement perceptibles explique que la conscience des inégalités n’est pas la même selon les époques. Les inégalités sont ressenties sous la forme d’un sentiment d’injustice et sont d’autant mieux perçues que ce sentiment est intense, qu’il est une souffrance. Il n’y a pas d’exemple où des rapports sociaux fortement inégalitaires n’aient pas fait naître ce sentiment dans la partie dominée de la société, au moins sous la forme d’aspirations religieuses ou d’utopies. C’est ce sentiment qui est producteur d’idées nouvelles et d’évolution des mentalités qui vont vers une conscience plus large et une aspiration plus vive à l’émancipation. Il est la source des revendications fondées sur l’idée d’un droit naturel et qui est à l’origine de l’élaboration de l’idée de droits humains.

A l’inverse, les pensées dominantes, celles qui sont l’expression politique ou philosophique des classes dominantes, travaillent toujours à justifier les inégalités et à dénier ou à détourner le sentiment d’injustice. Là où les inégalités sont trop criantes pour être masquées, les classes dominantes diffusent un discours stigmatisant et culpabilisant. Elles peuvent aller jusqu’à désigner un groupe comme bouc émissaire. La pensée dominante a des formes particulièrement subtiles dans la période contemporaine ; En contrôlant le registre conceptuel dominant et en y imposant la notion confuse de « classe moyenne », elle essaie de maintenir autant qu’elle le peut un écart important entre la situation objective et son vécu. En vantant les vertus du « mérite », elle entretient une croyance exagérée en la possibilité de mobilité sociale ascendante.

image 4Le discours inégalitaire prend aussi des formes philosophiques. Selon Alain Bihr et Roland Pferfferkorn, ce discours est prépondérant dans la tradition philosophique de Platon à Hegel en passant par Aristote, les Pères de l’Eglise, Machiavel, Hobbes, Spinoza 2 ou Montesquieu. Pour la période contemporaine, la théorie de John Rawls est une forme nouvelle de justification des inégalités. Elle considère que « les inégalités économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et des fonctions ouvertes à tous » 3 . Ce qui n’est que la reprise du discours justificateur du libéralisme économique : de sa prétention à assurer « l’égalité des chances » et de sa prétention à démontrer que les plus pauvres bénéficient de l’enrichissement de quelques-uns par un effet de diffusion. Prétentions démenties par l’évidence de l’accroissement des inégalités et du paupérisme. Ce discours ne vaut d’ailleurs que dans le domaine des biens matériels 4. Dans ses formes plus populaires, le discours inégalitaire se dissimule sous l’aspect d’une « science économique » accompagnée d’un discours apologétique et souvent « droit-de-l’hommiste » qui s’abrite derrière la défense et la promotion de l’égalité formelle d’individus mus par l’égoïsme. Dans les pensées politiques d’extrême droite il prend la forme de la légitimation du culte de la hiérarchie et de l’autorité, liée à la crainte du déclassement.

Il reste juste à apporter encore une précision : Il y a des causes d’inégalité qui ne tiennent pas directement à la société comme celles qui résultent du climat, de la fertilité diverse des terres, de ce qui est lié à la géographie comme la localisation des richesses en matières premières ou comme la présence d’obstacles ou au contraire de facilités de circulation. Mais plus les sociétés sont organisées, plus elles sont hiérarchisées, plus les bases du système social (en particulier le système de la propriété) sont facteurs d’inégalités en amplifiant, ou parfois en inversant, ce qui vient de l’environnement. Les inégalités de talent que l’on constate entre les individus peuvent avoir un effet notable sur leur destin personnel (selon ce que peuvent permettre les rigidités, ou la flexibilité, sociales) mais elles sont le plus souvent elles-mêmes les conséquences des inégalités dans l’accès à l’éducation, à la santé, et donc, à la base, aux ressources sociales. Elles sont sans effets sur la forme des rapports sociaux qui s’imposent à tous et elles n’ont pas le pouvoir de les renverser. Le rapport social l’emporte toujours sur les opportunités offertes par le talent personnel. Un individu peut passer d’un groupe à l’autre : les groupes demeurent et leur conflictualité n’en est pas modifiée. Les droits acquis par un individu ne modifient pas les rapports de droit dans la société.

On retrouve toujours le cumul des inégalités au cœur des rapports sociaux intriqués et, à son fondement, se pose la question de la propriété ou de l’accès aux biens. Par là on rejoint à nouveau la question du droit qui ne peut manquer de se poser dans le conflit autour du partage des ressources et ses codifications légales. Cette question du droit se pose d’autant plus fortement que la propriété est débarrassée de ses masques religieux ou traditionnels. C’est pourquoi l’idée de droits fondamentaux a surgi historiquement là où s’est imposé la forme bourgeoise de la propriété, en Angleterre d’abord mais de façon encore confuse, ensuite dans les colonies anglaises d’Amérique car elles ont construit directement une société capitaliste, et enfin sous une forme parfaitement maitrisée en France lorsque la Révolution a consolidé la propriété bourgeoise. Alors s’est engagé une trialectique ! Par ce terme je désigne la logique propre au développement de la trinité essence humaine/rapports sociaux/droits fondamentaux dont les rapports sociaux sont le centre ; logique dans laquelle les droits fondamentaux trouvent leur genèse ontologique, c’est-à-dire leur fondement. Ce fondement, qui commence à se laisser voir, sera l’objet des prochains articles.

1 Le système des inégalités – Alain Bihr et Roland Pfefferkorn – Editions la découverte – 2008
Alain Bihr : professeur à l’université de Franche-Comté – sociologue
Roland Pfefferkorn : professeur de sociologie à l’université de Strasbourg

2 Spinoza est cité ici pour son affirmation d’une inégalité entre hommes et femmes : «Si les femmes étaient par nature les égales des hommes, si elles avaient au même degré la force d’âme et les qualités d’esprit (…), parmi tant de nations différentes, il ne pourrait pas ne pas s’en trouver où les deux sexes règnent également, et d’autres où les hommes seraient régis par les femmes (…). Mais cela ne s’est vu nulle part»

3Théorie de la justice – Editions du Seuil – 1987 –page 91

4 Alors que Rawls admet certaines mesures correctrices, Hayek les refuse car il considère que toute discrimination positive remet en cause l’égalité en droit et va à l’encontre du marché reconnu comme un promoteur de la chance pour tous. Il partage par ailleurs sa logique : « Nous devrions considérer comme l’ordre de société le plus désirable, celui que nous choisirions si nous savions que notre position initiale dans cette société dépendra du seul hasard ». Droits, législation et liberté 1976

Rapports sociaux et conscience

image 3Commençons par un rappel de l’article précédent : l’analyse que fait Marx de ce rapport si peu intuitif que recouvre la monnaie confirme pleinement la définition que donne Danièle Kergoat des rapports sociaux. Un rapport social est une tension, une contradiction qui scinde une société en groupes qui se constituent et s’opposent au sujet de leur place ou leurs intérêts réciproques (ce que Danièle Kergoat appelle un enjeu). Nous avons vu aussi précédemment que ce n’est que dans le cadre des rapports sociaux que l’homme s’humanise, qu’il accède à son être et s’engage dans le mouvement par lequel il travaille à son émancipation. C’est pourquoi il y a un sens à dire comme Marx que les rapports sociaux sont la réalité de l’essence humaine. Marx ajoute à cela un élément qui n’est pas présent chez Danièle Kergoat mais qui est fondamental et particulièrement précieux car il conduit à l’idée de norme sociale, morale et juridique : le rapport du vendeur à l’acheteur est un rapport juridique (que le droit soit codifié ou coutumier). Les institutions, le droit, sont toujours impliqués dans un rapport social. Un rapport social appelle une codification : des usages, des rituels, des institutions et un cadre normatif. Ce cadre normatif n’est pas le même au cours de l’histoire, il peut prendre dans une même société des formes diverses et complémentaires. Il est d’abord moral, religieux et coutumier, il évolue pour devenir juridique et s’accompagner de constructions idéologiques ou d’utopies qui à la fois expriment et contiennent les tensions. Ces inévitables tensions se cristallisent alors sur la question des normes et des institutions. Elles deviennent des revendications de droit. Le lien entre rapports sociaux, essence humaine et droits fondamentaux se met en place. Pour se réaliser et devenir effectif il doit passer par un développement historique, par l’action consciente d’hommes en lutte pour leur émancipation.

Quand elle est rapprochée de la thèse de Marx, la définition que donne Danièle Kergoat des rapports sociaux bouscule les représentations habituelles car elle introduit la conflictualité au sein de l’essence humaine. Elle aboutit à l’idée d’une humanité déchirée en son sein mais aussi à un individu incapable de réaliser sa pleine humanité. Cette définition semble aveugle aux relations d’association, de collaboration et de solidarité des hommes entre eux. Elle ne fait pourtant que retrouver l’idée de cassure et de conflictualité que nous avions repérée dans les thèses 4 et 6 de Marx sur Feuerbach. Elle suppose que l’homme se pense comme tel (comme être humain) en entrant en conflit avec son semblable à travers l’antagonisme de groupes sociaux, que c’est dans cette conflictualité que se construit sa conscience de soi, que cette conscience de soi devient riche d’un contenu social. Il faut, pour rendre cela plus intelligible, faire clairement la distinction entre relations sociales (entre individus) et rapports sociaux (entre groupes sociaux). Selon Danièle Kergoat : « Les relations sociales sont immanentes aux individus concrets entre lesquelles elles apparaissent. Les rapports sociaux sont, eux, abstraits et opposent des groupes sociaux autour d’un enjeu ». Les relations sociales sont donc des interactions de personne à personne où chaque homme ne se sent pas différent de son semblable et où les échanges mobilisent toujours la sensibilité et l’affectivité et non une conscience réflexive. Les rapports sociaux sont en revanche des rapports distants qui ne sont pas vécus dans l’immédiateté ; ce sont des liens institutionnalisés et idéologisés qui mettent en rapport des groupes qui se différencient par leur position dans le rapport et qui par ce rapport se pensent comme groupe spécifique. Cette appartenance s’affirme à travers des symboles, des initiations et de façon toujours plus abstraite.

Le qualificatif « abstrait », employé par Danièle Kergoat pour qualifier les rapports sociaux, pourrait prêter à confusion. Il ne s’agit pas de dire que les rapports sociaux ne sont pas une réalité mais de souligner qu’ils ne sont vécus par les individus qu’à partir des relations sociales dans lesquelles et au niveau desquelles la subjectivité individuelle est engagée (« au fil des rencontres ») ; niveau où empathie et solidarité sont possibles et trouvent à s’exprimer. La distinction entre relations sociales et rapports sociaux permet de comprendre qu’on accède aux rapports sociaux en faisant l’expérience des relations sociales. La relation intime de l’enfant à ses parents est le préalable qui lui permet d’accéder à des relations aux autres adultes puis au groupe social et à travers lui aux rapports sociaux. Ainsi, le psychologue Gérard Mendel (animateur du groupe Desgenettes) distingue les étapes de la socialisation : « la socialisation primaire est celle qui se fait précocement dans le cadre de la famille, la socialisation secondaire se fait à partir de 4-5 ans, en particulier à l’école ». L’enfant accède ensuite « à l’appropriation de ses actes » c’est-à-dire à une pleine conscience de soi et à la compréhension de la véritable nature de la société. Il entre alors dans des rapports sociaux et accède dans le même temps, dans son développement intellectuel, à la pensée abstraite.

L’individu aurait donc, selon la théorie de Danièle Kergoat, une conscience spontanément affective de ses relations sociales et ne percevrait les rapports entre groupes sociaux qu’au prix un processus d’abstraction (c’est-à-dire en se projetant hors de soi pour se rattacher par la pensée à un groupe : sa classe, son sexe, sa race etc. puis à l’humanité tout entière). Ce processus d’abstraction lui permettrait de se penser comme partie du genre humain. Distinguer analytiquement « relations sociales » et « rapports sociaux » permet de différencier un niveau impliquant les individus, où la solidarité, la collaboration et l’association l’emportent, d’un niveau où, entre les groupes, les relations conflictuelles l’emporteraient. C’est à ce second niveau que la conscience d’appartenance se forgerait. Mais dans le vécu relations sociales et rapports sociaux ne sont pourtant pas séparés. Ils influent l’un sur l’autre. Une tension sociale trop forte entre groupes peut briser des relations sociales jusque-là harmonieuses. A l’inverse, on voit souvent à l’occasion de grandes catastrophes, le rapport affectif propre aux relations sociales subvertir et apaiser momentanément la tension inhérente aux rapports sociaux.

Résumons tout cela : les hommes ne parviennent à l’idée de leur appartenance à un groupe humain et à l’humanité entière, c’est-à-dire à la conscience réflexive et abstraite de leur humanité, que par la médiation des rapports sociaux et par la conscience des tensions sociales qui leur sont inhérentes. Les interactions entre les individus ont de prime abord la forme de relations sociales plus ou moins sous tension avec le prochain, avec d’autres hommes ou femmes, et à travers eux avec d’autres groupes au statut social différent, ayant d’autres intérêts, d’autres idées, d’autres croyances. Ces interactions prennent alors la forme de rapports sociaux. Elles se présentent comme des relations réifiées, entre choses, comme dans l’échange marchand. Elles sont ainsi à la fois révélées et masquées et génèrent une prise de conscience d’abord confuse.

Ce n’est fondamentalement que par le biais des rapports sociaux et de leur abstraction que l’humanité parvient à la conscience d’elle-même comme genre humain et que les groupes sociaux se pensent comme distincts. Les rapports sociaux sont par conséquent le fondement de l’humain. Ce fait, que l’appartenance à un groupe et à l’humanité se construit par l’abstraction des rapports sociaux,  peut se confirmer par l’anthropologie, par l’histoire et par la théorie marxiste.

image 2Cela se vérifie d’abord a contrario par l’exemple des sociétés sans guerre. Ces sociétés ont été étudiées par l’anthropologue Raymond Kelly (1). Elles ont la particularité d’être non coercitives dans l’éducation des enfants, mais elles ne sont pas exemptes de violence interpersonnelle (elles peuvent avoir un taux d’homicides relativement élevé) : ce qui tend à démontrer que la guerre n’est pas l’aboutissement d’une accumulation de violences. La guerre est différente de la violence interpersonnelle en ce qu’elle est une violence collective dirigée par des groupes, non pas contre des personnes, mais contre d’autres groupes. Selon Raymond Kelly la vendetta est la forme originaire de la guerre car la vendetta considère qu’un groupe est collectivement coupable des méfaits imputés à l’un de ses membres.

Dans les sociétés sans guerre, ce n’est pas la violence qui est absente (la vengeance existe) mais ce qui manque c’est l’idée qu’un groupe peut, par abstraction, être considéré comme collectivement coupable. La particularité de ces sociétés (de chasseurs cueilleurs) est d’être « non segmentées » c’est-à-dire non divisées, les statuts sociaux n’y sont pas suffisamment distingués pour donner lieu à des dominations. Raymond Kelly précise que l’apparition de la guerre n’est pas directement corrélée à l’apparition de surplus sociaux mais que l’existence d’un surplus social favorise la segmentation des sociétés et l’apparition des tensions et des guerres. C’est avec l’apparition de surplus sociaux que la société peut se segmenter. Une caste sacerdotale ou guerrière peut se développer et vivre sans participer directement à la production. Cela est confirmé par la préhistorienne Marylène Patou-Mathis qui a démontré que la sédentarisation, consécutive à la découverte de l’agriculture, ne permet que tardivement l’apparition d’un surplus social (car elle est d’abord seulement plus favorable à l’essor démographique qui retarde l’apparition de surplus). Ce n’est qu’au moment où un surplus permanent est disponible que la possibilité de la guerre apparait. Les sociétés sont segmentées, les groupes humains se distinguent. C’est alors que la conscience d’appartenance permet d’identifier un autre groupe comme ennemi.

L’étude de Raymond Kelly montre aussi que la guerre n’est pas liée à une « nature humaine » spontanément violente (ce qui confirme la thèse de Charles Darwin). Ces sociétés sans guerre n’ont pas d’autre base que la cellule familiale et ses relations aux autres familles. Cette particularité est fondamentale : elle signifie que dans ces sociétés les rapports sociaux ne sont pas encore constitués, qu’ils restent embryonnaires. Ces sociétés nouent des relations aux autres groupes par des mariages mais ceux-ci ne sont pas pensés comme des transactions entre groupes et ne donnent pas lieu à des transferts de biens. Les groupes ainsi en contact se considèrent comme liés familialement et non socialement. Nous pouvons déduire de cela que ces groupes ne connaissent pas la guerre parce qu’ils ne se pensent pas comme groupes distincts et éventuellement antagoniques. Et ils ne se pensent pas ainsi parce qu’ils nouent des relations sociales et non des rapports sociaux. Ils ne se hissent pas à l’abstraction qui leur permettrait de se penser comme groupes socialement distincts. Ils ne connaissent que les relations sociales et non les rapports sociaux. Ce qui démontre bien que pour se penser comme groupe d’appartenance, il faut entrer dans des rapports sociaux par nature conflictuels et que c’est bien l’abstraction des rapports sociaux qui permet l’abstraction de la pensée du groupe comme tel et finalement de l’humanité comme genre. L’abstraction de l’idée d’humanité, sans laquelle on ne pourrait pas concevoir de droits humains, se forge dans l’abstraction des rapports sociaux. Ce sont donc bien les rapports sociaux qui font des hommes ce qu’ils sont.

Un autre exemple, ou une autre preuve par l’histoire, que les groupes sociaux se constituent pour leurs membres quand ils entrent dans un rapport social antagonique avec un autre groupe qu’ils identifient comme opposés à eux, est donné par l’historienne Florence Gauthier à propos des rapports sociaux de race. Dans  » L’aristocratie de l’épiderme  » Le combat de la Société des gens de couleur 1789 – 1791 », elle remonte au moment de « la naissance et la diffusion du préjugé de couleur » c’est-à-dire au moment où le racisme se diffuse dans la société et où chacun se pense comme appartenant à une race et attribue à chaque race des qualités distinctes, ceci sans expérience personnelle et souvent même contre son expérience personnelle (donc abstraitement).

image 4A la fin du 18ème siècle, le système esclavagiste s’est heurté à la raréfaction des captifs rapportés d’Afrique. Les nouveaux colons venus d’Europe ont alors eu recours à une main-d’œuvre non servile. Il a fallu codifier un statut intermédiaire entre l’esclavage et la pleine liberté. Ce statut d’infériorité a été celui des métis. La société s’est donc trouvée divisée selon la couleur de peau en trois groupes, celui des colons blancs étant le groupe dominant. Un clivage profond est apparu entre colons blancs et nobles et gens de couleur (c’est-à-dire métis) ; les premiers prétendant, lors de la Révolution, être seuls aptes à représenter les colonies et voulant exclure les métis (derrière ce différend c’est la question du partage de la terre qui était posé). Les nobles blancs différencient et hiérarchisent les races selon ce qu’ils présentent comme la pureté du sang. Ils font du préjugé de couleur une « constitution malheureuse peut-être mais nécessaire » et ils travaillent à sa diffusion dans la société toute entière. Leurs adversaires insistent quant à eux, par la bouche de leur représentant Julien Raymond, sur l’apparition récente de ce préjugé. Les deux groupes se sont affrontés au sein de l’Assemblée Constituante et, malgré le soutien des Montagnards, la citoyenneté ne fut reconnue qu’aux « gens de couleur nés de père et mère libres » ce qui à la fois confirmait le clivage introduit dans les représentations mais le rendait plus abstrait encore en y incluant la question de la filiation. C’est, selon Florence Gauthier, dans cette lutte et sur la base de ce clivage que s’est constitué et répandu le préjugé raciste, c’est-à-dire une forme de conscience de soi à la fois abstraite et aliénée. La race est devenue la base d’un clivage social, un facteur d’identification des groupes antagonistes et un élément de la conscience d’appartenance. C’est pourquoi d’ailleurs il est préférable de parler de rapport social « de racisation » plutôt que « de race » ; car le mot de « racisation » marque bien que le groupe de race s’est construit, non sur une base naturelle et une évidence immédiate, mais dans l’antagonisme du rapport social. La perception de la race et en particulier du métissage n’a plus été la même après que la société se fut divisée en trois groupes fondés sur des intérêts (un enjeu) distincts. Les consciences ont durablement changé.

Enfin, ce qui vérifie plus globalement que la conscience humaine se constitue dans les rapports sociaux, se trouve dans l’idée, que Marx développe, d’une dialectique des rapports sociaux où la conscience engage la sortie des rapports antagonistes ; cette sortie permettant l’émancipation de l’humanité toute entière. Il s’agit là chez Marx d’une théorie encore très générale, un moment messianique selon l’expression d’Etienne Balibar, où s’exprime l’idée que l’humanité se constitue elle-même dans la maitrise de ses rapports sociaux. Le constat est que les rapports sociaux sont d’abord des rapports subis et non pas voulus ; ils sont la trame de la société que chaque génération trouve en naissant : ils sont le cadre imposé et donné comme normal où l’humanité trouve ses limites et qui lui offre ses opportunités. L’émancipation humaine commence par la conscience que ces rapports ont, en réalité, été engendrés et produits par les générations humaines antérieures qui les ont également subis mais aussi fait évoluer. Par cette prise de conscience s’initie le mouvement historique que Marx appelle le communisme et qui doit abolir les anciens rapports pour « former humainement les circonstances » pour les générations futures et par là fonder l’unité de l’humanité.

image 1L’émancipation communiste est initiée dès lors que, dans la théorie et dans la pratique, les hommes prennent conscience d’eux-mêmes dans l’espace et dans le temps et cessent de considérer comme naturelles, et donc comme s’imposant à eux, des conditions qui, en réalité, ont été engendrées et produites par les générations humaines antérieures : elle commence lorsque le développement social amène les hommes à comprendre que les conditions sociales et historiques de leur existence ne leurs sont pas indépendantes et extérieures, qu’elles peuvent être maîtrisées socialement et collectivement, qu’elles peuvent être transformées pour créer des conditions plus humaines. C’est quand les hommes prennent conscience des rapports sociaux dans lesquels ils sont pris, et que ces rapports sociaux ne sont pas figés, qu’ils peuvent s’unir pour les maitriser collectivement et que donc collectivement ils agissent en hommes. Les rapports des hommes entre eux demeurent des rapports indirects et à distance, des rapports codifiés, puisqu’il n’est pas concevable qu’une société mette en relation l’ensemble de ses membres sans la médiation d’institutions et sans une forme de relation dépersonnalisée. Seulement ces rapports étant conscients devraient être maitrisés et débarrassés de leur conflictualité. Alors, si cette utopie était réalisée, l’humanité serait une réalité et non plus seulement une abstraction ou un idéal : une simple référence comme elle le restait au moment de la proclamation des droits de l’homme.

Marx théorise cette extériorité de l’être de l’homme sous la catégorie de « l’inorganique », il écrit : « pratiquement, les communistes traitent les conditions crées par la production et le commerce avant eux comme des facteurs inorganiques » . Le mot « inorganique » ou « non-organique » est ici utilisé pour désigner ce qui est le prolongement de l’organique, donc ce par quoi et dans quoi l’homme déploie son activité, ce qui la prolonge et en porte la marque. On trouve cette expression dans les manuscrits de 1844 quand Marx explique que « la nature, qui n’est pas elle-même le corps humain, est le corps non-organique de l’homme ». D’où il conclut que si l’homme prolonge les conditions de son existence au-delà de lui, loin de s’imposer à lui, elles lui sont dépendantes et il a donc la capacité de les maîtriser. Les conditions que chaque génération trouve en naissant ne sont ni le produit d’un plan élaboré par les générations antérieures ni le produit d’une fatalité inébranlable. Elles sont la résultante de l’activité complexe et conflictuelle d’hommes aux prises avec des conditions qu’ils ont eux-mêmes reçues et qui se sont imposées à eux. Elles sont indissociables d’un état historique du développement des forces productives.

Un lecteur attentif aura noté que les trois exemples, qui viennent d’être présentés, suivent le développement de la conscience. Celle-ci est d’abord vide et comme absente car les hommes ne connaissent pas de rapports sociaux et ne parviennent pas à l’abstraction. Leur mode de pensée est sans doute « la pensée comme vision » dont nous avons parlé dans l’article du 17 octobre 2013. Dans un second temps, quand se manifeste la tension des rapports sociaux, la conscience humaine se développe mais reste mutilée et aliénée. La pensée qui domine alors est une pensée classificatrice, essentialiste, une pensée métaphysique. La conscience humaine ne devient une conscience pleine et entière que dans un troisième temps, à venir : c’est le troisième exemple, lorsque l’humanité domine ses rapports sociaux et passe de la conflictualité à la collaboration. Ce moment n’est pas encore réalisé. Il est celui de l’émancipation humaine. Le mode de pensée qui conduit à cette réalisation est la pensée dialectique (voir l’article de 2013).

La conscience humaine n’est pas une donnée figée.  Elle émerge et elle évolue car les individus humains sont toujours déjà actifs : sans en avoir une claire conscience, ils sont toujours déjà engagés dans un procès de production, de reproduction et de transformation de leurs conditions d’existence et de maîtrise de leur être. Ils sont toujours déjà en train d’engendrer et de produire de nouveaux moyens pour maintenir, continuer et développer leur existence, pour la maitriser ; c’est ce qui les distingue des autres êtres naturels. C’est la base de leur prise de conscience de former une espèce qui dans son ensemble se sépare de l’animalité et s’élève au-dessus d’elle. Cette conscience n’est possible et ne peut toutefois advenir que par la médiation de la contrainte des rapports sociaux et dans l’effort pour les modifier. C’est la tension des rapports sociaux qui permet aux hommes d’accéder à la pleine conscience d’eux-mêmes comme distincts du reste du vivant.

(1) Raymond C. Kelly, « Warless Societies and the Origin of war », The university of Michigan Press, 2000.
Thèses sont confirmées par les travaux de la spécialiste de la préhistoire Marylène Patou-Mathis (Préhistoire de la violence et de la guerre –Odile Jacob) et par l’ouvrage de l’historien Jean-Paul Demoule (on a retrouvé l’histoire de France – chez Folio).

Rapports sociaux

image 3« L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux » : cette idée énoncée par Marx dans sa VIème thèse sur Feuerbach n’est pleinement intelligible que pour autant qu’on  puisse dire ce qu’on entend par « rapports sociaux » et quel « ensemble » forment les rapports sociaux. La meilleure définition d’un rapport social qu’une rapide recherche sur internet permet de trouver nous dit que « le concept de rapport social désigne un principe de division d’une formation sociale de dimension macro et de portée politique ». Elle est due au sociologue Alain Bihr. Son premier mérite est d’écarter la confusion fréquente entre rapport social et relation sociale. Le premier désigne les interactions entre des groupes, tandis que l’expression « relation sociale » s’applique aux liens interpersonnels, aux diverses relations dans lesquelles s’engagent les individus entre eux.

Disposer d’une bonne définition, écarter une confusion, ce n’est qu’un premier pas. Il faut aller plus loin. On ne peut pas dire qu’on a compris ce que contient le concept créé par Marx, si on n’a pas fait une analyse sérieuse de ce que contient la notion de rapports sociaux et si on ne va pas voir ce qu’il en est réellement des rapports sociaux dans nos sociétés. Or, on ne trouve pas ce concept explicitement développé chez Karl Marx. Ce qui est souligné seulement, c’est le caractère historique et la réalité institutionnalisée et réifiée des rapports sociaux. Ainsi on peut lire dans « l’Idéologie allemande » : « En un mot, la rente foncière, le profit, etc., modes d’existence réels de la propriété privée, sont des rapports sociaux correspondant à une phase de production déterminée et ils ne sont des rapports « individuels » que tant qu’ils ne sont pas devenus une entrave des forces productives existantes ». Cette rapide énumération de quelques unes des déclinaisons institutionnelles du rapport social fondamental qu’est la propriété privée contient quelques indications fondamentales. Elle fait un lien, qui devra être étudié en détail, entre institutions et rapports sociaux. Elle pose le problème de l’articulation entre les rapports sociaux et les relations sociales et semble considérer que le rapport social commence quand sont passées les limites des relations interpersonnelles ou lorsque ces relations ne suffisent plus au développement des forces productives. Cela peut se comprendre dans le déroulement de l’histoire : une domination sur la terre, d’abord fondée sur le seul rapport de force ou directement sur la violence, prend avec le temps des formes reconnues et sanctionnées dans les coutumes et les lois de telle sorte que les relations nouvelles s’organisent dans un cadre institutionnel. Il y a alors une inclusion des relations sociales dans les rapports sociaux. Les rapports individuels sont pris dans les rapports sociaux car elles ont évolué pour se cristalliser en rapports sociaux. Marx le dit expressément dans un autre passage de l’idéologie allemande : « Les rapports personnels évoluent de façon nécessaire et inévitable vers des rapports de classes et se cristallisent en rapports de classes[1]

Nous pouvons aller plus loin avec la sociologue Danièle Kergoat qui a le mérite de nous proposer une définition et une analyse des rapports sociaux largement acceptée par sa discipline. Dans « dynamique et consubstantialité des rapports sociaux» en 2009, elle écrit : « Un rapport social est une relation antagonique entre groupes sociaux, établie autour d’un enjeu. C’est un rapport de production matérielle et idéelle ». Le qualificatif « antagonique » apporte une indication particulièrement précieuse : celle de la conflictualité toujours inhérente aux rapports sociaux, qui les distingue plus encore des relations sociales. Un  rapport social est une différenciation, une contradiction, un antagonisme qui oppose des groupes sociaux qui se découvrent et se produisent par et dans cette conflictualité (qui donc ne lui préexistent pas en tant que tels). Il peut prendre la forme d’une domination, d’une oppression ou d’une exploitation. Il implique une inégalité de situation. Il faut bien noter et retenir un autre point fondamental. Les groupes sociaux n’entrent pas dans les rapports sociaux comme les individus peuvent nouer des relations et les rompre (faire connaissance ou se quitter). Les groupes sociaux n’existent, ne se sont constitués que dans et par les rapports sociaux.  L’expression « rapport de production matérielle et idéelle » ne doit pas donner lieu à confusion : Le premier objet de la production, d’une sorte de production continuée, c’est le groupe lui-même comme collectivité agissante (production matérielle) mais c’est aussi son idée (production idéelle) dans les représentations partagées par ceux qui y participent. Ce n’est qu’en un second temps que le rapport social peut être un rapport de production en ce que c’est sous sa forme que s’accomplit la production matérielle (de biens) et celle d’idées (de représentations) : par la division du travail.

image 1Les groupes sociaux (de sexe, de classe, de race etc.) se constituent dans la relation qui les opposent. Ce que Danièle Kergoat exprime ainsi : « Le rapport social peut être assimilé à une tension qui traverse la société ; cette tension se cristallise peu à peu en enjeux autour desquels, pour produire de la société, pour la reproduire ou pour inventer de nouvelles façons de penser et d’agir, les êtres humains sont en confrontation permanente. Ce sont ces enjeux qui sont constitutifs des groupes sociaux. Ces derniers ne sont pas donnés au départ, ils se créent autour de ces enjeux par la dynamique des groupes sociaux ».[2]

Il faut être plus clair encore et aller jusqu’au bout de l’idée : ce ne sont pas seulement les groupes sociaux qui sont produits dans la « tension qui traverse la société » mais l’humanité elle-même comme genre humain s’auto connaissant comme tel. Ce point est fondamental dans notre effort pour clarifier le concept « d’essence humaine » puisqu’il nous dit comment l’essence humaine est produite par le rapport social. Selon Danièle Kergoat, en effet, les êtres humains ne forment pour eux (dans leurs représentations) une espèce qu’en se différenciant en groupes sociaux antagonistes, c’est-à-dire au moment où ils se savent d’une ethnie, d’une classe, d’un sexe en lesquels l’humanité se différencie, c’est à dire quand leurs antagonismes leurs permettent d’accéder à l’abstraction. Car les êtres humains n’ont besoin de se comprendre et de se définir que lorsqu’ils n’ont plus l’expérience immédiate de leur communauté. Ils n’accèdent, par conséquent, à l’idée d’un « genre humain » qu’à travers la confrontation qui les oppose entre groupes sociaux, éventuellement en déniant la pleine humanité au groupe antagoniste. Ce processus est renforcé encore dans la société industrielle par l’extension au niveau mondial du commerce et des communications qui rapproche chaque homme de l’ensemble des hommes. Chaque homme se trouve relié à l’humanité tout entière. Les biens consommés peuvent avoir été produits aux antipodes et ceux produits localement peuvent être destinés à des marchés lointains, ils répondent aux goûts  comparables et aux besoins semblables d’hommes qui ne se rencontreront jamais.

Les hommes n’en ont pas pour autant une claire conscience de leur essence. Bien au contraire : la division du travail, la spécialisation dans l’accomplissement des tâches, l’accroissement des inégalités et le développement inégal, accentuent la distance à la totalité humaine et en brouille l’image. Avec la généralisation des échanges monétaires, la société tout entière parait devoir fonctionner selon une rationalité instrumentale où tout devrait être prévisible et calculable. Les rapports sociaux prennent la forme de relations entre des choses et se stabilisent dans et sous la forme d’institutions qui dominent les hommes et s’imposent à eux comme des puissances étrangères. L’homme parait enfermé et assujetti  dans un cadre qui le domine et le façonne mais qui est pourtant une création humaine : l’État étant l’institution qui forme la clé de voûte dans laquelle se stabilise et se pérennise le rapport social de classe. La famille étant celle par laquelle s’organise le rapport social entre les sexes et les générations. L’institution fait retour sur l’essence humaine pour en habiller le contenu. L’État fait de l’homme un citoyen et la famille lui alloue un statut (un état) civil par lequel il se connait tout autant qu’il se travestit. 

Dans ce cadre l’individu est comme Fabrice à Waterloo : il n’appréhende d’abord ses relations aux autres hommes que dans l’immédiateté : sous la forme illusoire de relations entre individus autonomes et rationnels motivés par la satisfaction égoïste de leurs besoins. Chacun pense être maitre du choix de son mode de vie, de ses façons d’être et du développement de sa culture. Mais il est limité par des rapports sociaux dont il ne peut pas sortir, en dehors desquels il n’est rien. Chacun se trouve en fait façonné par les rapports sociaux de son temps et de sa société si bien qu’on voit souvent de nos jours les mêmes personnes proclamer leur autonomie et dénoncer dans le même temps le façonnement social. Le sexe est déclaré une « construction » par celles et ceux qui ne voudraient pour rien au monde être autres qu’ils ne sont ! Chacun de ces hommes pris dans les contradictions des rapports sociaux de son temps, se comprend comme appartenant au genre humain mais à travers un processus d’abstraction redoublé : doublement masqué d’abord par le biais de son habillement institutionnel puis sous la forme d’une unité humaine idéalisée. C’est pourquoi l’essence humaine est une chose si problématique et si difficile à saisir et qu’elle se trouve recouverte de tant de travestissements, de réductions, d’illusions et d’idéologie. Mais nous reviendrons à la question de l’essence humaine quand nous aurons complétement éclairci le concept de rapport social.

Peut-être faut-il proposer un exemple pour rendre plus intelligible ce concept de rapport social qui apparait maintenant singulièrement complexe. Mettons-le à l’épreuve en le confrontant au moins intuitif des rapports sociaux : celui que représente la monnaie, car la monnaie est un rapport social. Cette formulation quelque peu énigmatique ne peut se comprendre que si on suit le raisonnement qui l’amène et la justifie.

Elle se trouve chez Marx au livre I chapitre II du Capital (« les échanges »). Mais commençons par le chapitre I pour suivre le raisonnement qui y mène. Dans ce chapitre I, Marx a défini la marchandise comme valeur d’usage et valeur d’échange. Mais l’échange des marchandises ne peut se faire que sur le marché car la valeur d’échange ne se réalise que sur le marché. Pour qu’il y ait marché, dit Marx,  les individus qui y amènent leurs marchandises « doivent se reconnaître réciproquement comme propriétaires privés »[3]. Dans cette seule remarque nous retrouvons tous les éléments par quoi Danièle Kergoat définit un rapport social.

1)      Il y a un enjeu et une tension. Deux volontés se confrontent et cherchent à tirer le meilleur avantage de l’échange. Autour de cet enjeu se constituent deux groupes sociaux : les vendeurs et les acheteurs. Dans cette situation s’invente, ou plutôt est en œuvre, une façon spécifique de penser. Les protagonistes se constituent en groupes antagonistes. Ils se voient et se pensent « comme propriétaires privés », comme acheteurs et comme vendeurs, c’est-à-dire selon des déterminations à la fois institutionnelles et abstraites.  

2)      Les groupes antagonistes « ne sont pas donnés au départ » puisqu’il faut le marché pour qu’ils puissent se reconnaître. Être propriétaire privé et reconnu comme tel n’est pas une donnée liée à la personne humaine en tant qu’être naturel (voir à ce sujet l’article : « la question de la propriété ») non plus qu’être acheteur ou vendeur. On remarquera pourtant que l’idéologie se plait à brouiller cela en s’efforçant de cliver et de figer chacun dans un rôle : consommateur, usager etc.

3)      Dans la transaction commerciale, l’acheteur et le vendeur sont indifférents à la personne de leur protagoniste. Les acheteurs viennent avec leur besoin que la marchandise comme valeur d’usage peut satisfaire, mais ils n’ont pas nécessité de connaître les besoins de l’autre. Chacun contracte « sans s’inquiéter si sa propre marchandise a pour le possesseur de l’autre une valeur utile ou non ». Dans ce sens, dit Marx : « l’échange est pour lui un acte social général » c’est-à-dire que c’est une forme interaction sociale codée, qui se déroule selon des normes que chacun a intégrées sans en avoir conscience.

 

Résumons donc : un rapport social n’est pas une relation sociale. Il est le lieu où l’homme se pense dans le cadre d’une abstraction comme élément d’un groupe social et où il agit dans le cadre d’institutions et selon des codes. (Ce qui ne signifie pas que les relations sociales n’incluent jamais aucun code : politesse, respect, pudeur etc.)

C’est à l’aboutissement de ce raisonnement, ici résumé, que Marx introduit la monnaie comme « équivalent général ». Il reconstruit succinctement le processus historique de son apparition. L’argent ou la monnaie dont la marchandise « équivalent général » est le signe, se forme dans les échanges. Elle est un produit des rapports marchands, produit issu d’un développement historique. L’argent se forme dans un processus de scission de ce qui deviendra l’équivalent général : par « le dédoublement de la marchandise en marchandise et en argent ». Ce qui amène Marx à cette conclusion : ce dédoublement est possible parce que « sous l’apparence d’un objet extérieur, la monnaie déguise en réalité un rapport social ».

La monnaie déguise un rapport social dans le sens où un rapport social n’apparaît jamais en lui-même. Il est toujours vécu dans le cadre d’abstractions. Ainsi tout ce que Danièle Kergoat avait mis sous son concept de « rapport social » se retrouve bien dans le cas de la monnaie.

image 2Nous pouvons récapituler, à partir de cet exemple, ce qui apparait de l’examen du concept de rapport social : un rapport social confronte des groupes sociaux mais toujours sous une forme institutionnalisée et souvent sous une forme réifiée. Un groupe social est un ensemble d’individus pensés sans distinction de personnes, ces personnes sont pensées seulement sous la qualité requise par le rapport visé, qualité complémentaire à celle du groupe protagoniste (producteurs et consommateurs, par exemple). Le rapport social ne se manifeste que sous et par la médiation d’une institution : la monnaie, le contrat de travail, la famille etc. Il s’accompagne toujours de normes qui peuvent être (et sont souvent à la fois) religieuses, morales, coutumières ou juridiques. Chaque rapport social ne dévoile toujours qu’un aspect, une facette, de l’essence humaine. Cela sera développé dans un prochain article.


[1] « L’idéologie allemande » réédition 2012

Marx précise aussi, ce qu’il entend par le mot social (en opposant rapport naturel et rapport social) : « social en ce sens que l’on entend par là l’action conjuguée de plusieurs individus, peu importe dans quelles conditions, de quelle façon et dans quel but ».

[2] Dans « penser la différence des sexes : rapports sociaux et division du travail entre les sexes»– 2005

[3] Le Capital Livre premier tome I – Karl Marx – éditions sociales volume 1 page 95

La 6ème thèse sur Feuerbach

image 2La question de l’essence humaine, c’est-à-dire de ce que réalise l’émancipation humaine, nous a amenés, à travers une lecture de « la question juive » de Karl Marx à la VIème thèse sur Feuerbach. Nous avons écarté les divisions qu’introduisent la religion, la propriété et la politique. Nous sommes arrivés à la question des rapports sociaux, qui divisent eux-aussi les hommes et que pourtant Marx n’invalide pas puisqu’il déclare qu’ils sont l’essence humaine dans sa réalité. Il écrit : « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». Que signifie cette expression ? Quelles sont ses implications ?

Il faut d’abord noter que cette thèse est affirmée contre celle de Feuerbach. Elle commence par une reprise de ce que critiquait la thèse 4 (« Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine ») et que cette thèse réfutait car il ne suffit pas de dénoncer l’illusion religieuse pour que ce qui l’a construite se dissipe par comme par enchantement et que l’homme révèle son être d’avant la religion. Un tel être n’existe pas. La religion est l’expression du renversement, de la cassure du monde humain c’est-à-dire de cette distance de soi à soi qui fracture l’unité du monde humain et le scinde d’une part en un monde terrestre, temporel ou mondain, et d’autre part en un monde religieux, extra mondain. Cette cassure Feuerbach la constate et la dénonce comme une mystification : Dieu est une création humaine, il n’est que l’hypostase de l’homme. Pour Marx cette cassure ne se résout pas dans le retour au monde humain, dans une unité retrouvée par la dissipation de l’aliénation religieuse ; elle s’y répète. Elle est celle de l’Etat et de la Société Civile, du travail dans sa forme aliénée et de toutes les formes d’aliénation y compris celle de l’essence humaine. Il ne suffit donc pas de rabattre le religieux sur le mondain, il faut poursuivre la cassure dans toutes ses formes et la résoudre concrètement dans le monde réel c’est-à-dire dans l’histoire. La cassure demeure quand, dans un monde laïc est résolue l’essence religieuse de l’homme.  Il y a toujours séparation et distance entre l’humain et l’humain. Cette distance est celle des rapports sociaux. L’essence humaine devient l’ensemble des rapports sociaux. Elle l’est « dans sa réalité » c’est-à-dire dans sa forme historique concrète. La réalité humaine pour Marx ce sont les hommes historiques concrets dans leur devenir. Il n’y a pas de réalité humaine immuable et hors l’histoire donc pas de « nature humaine ».

Marx parle d’essence humaine alors qu’on parle habituellement de « nature humaine ». Ce faisant, il reprend le vocabulaire de Feuerbach mais le fait jouer autrement. Pour Feuerbach le mot essence désigne ce qui est immuable et originaire, pour Marx au contraire, et pour une pensée dialectique en général, l’essence est ce qui se construit et se développe au cours du processus historique concret. Je renvoie à ce sujet le lecteur à mon article du 16 juin 2013 « Dialectique ».

Marx reproche à Feuerbach « de faire abstraction du cours de l’histoire et de faire de l’esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-même » (ce qui est la définition que Feuerbach aurait donné de l’essence). Feuerbach fige donc l’essence humaine. Il en fait  une chose étrangère au lien social. Il considère l’être humain « en tant qu’universalité interne, muette, liant de façon purement naturelle la multiplicité des individus ». Le mot naturel s’oppose ici à social. Feuerbach, en matérialiste, rabat l’essence humaine sur une base naturelle, il fait abstraction du lien social et  de la contradiction qui demeure dans le monde humain sous la forme des rapports sociaux qui lient les hommes en les opposant les uns aux autres.

Pour être clair, il faut bien distinguer essence humaine et nature humaine : On peut parler de nature humaine en deux sens différents. Pour le premier sens et le plus fréquent, on appelle « nature humaine » ce qu’on estime caractériser l’homme en général, en  tous temps et en tous lieux.  Mais on se dispute selon qu’on est pessimiste ou optimiste sur la bonté ou la vilenie humaine. Ce débat se tranche simplement. Proudhon, par exemple, était un pessimiste qui refusait d’envisager que la concurrence puisse être remplacée par une simple émulation car ce serait « une transformation de notre nature sans antécédents historiques ». Marx lui objectait que « l’histoire toute entière n’est qu’une transformation continue de la nature humaine[1] » et qu’on ne saurait enfermer l’homme dans l’image que le capitalisme en donne. La nature humaine prise dans ce premier sens est malléable. Elle n’est rien de défini, rien qui puisse être universellement reconnu. Son concept n’a pas de valeur explicative ou opératoire. Il permet la justification fataliste d’un état de fait. Le recours à l’évocation de cette « nature humaine » est le type même de l’argumentation paresseuse, de la fausse explication.

Dans un deuxième sens, on  désigne par «nature humaine » l’ensemble  des propriétés de l’homme considérées comme innées ou présociales, qu’elles soient biologiques ou spirituelles. Ces propriétés seraient de naissance pour l’individu mais aussi pour l’espèce. Or qu’a donc en propre l’homme quand il vient au monde sinon qu’il nait « psychiquement prématuré », sans compétence propre ? Le propre de l’homme à la naissance, c’est alors de n’avoir pas de qualité propre et donc aucune propriété qu’on puisse considérer comme innée ou présociale. Les biologistes inscrivent la chose sous la rubrique de la néoténie. L’exemple des enfants sauvages le confirme : ils ne manifestent aucune des compétences qui distinguent l’homme de l’animal (pas même la bipédie). La « nature humaine » c’est donc de n’avoir aucune propriété innée : c’est de n’avoir pas de « nature ».

L’idée de néoténie même si elle s’appuie sur des observations scientifiques, n’apporte rien à la compréhension de ce qu’est l’homme réel. Elle n’a sur ce plan aucune valeur explicative et n’est que la condition préalable à l’humanisation. Le nouveau-né humain vient au monde avec un gros cerveau dans lequel les connexions neuronales restent à faire et dont le vaste développement frontal le rend apte à l’apprentissage et en particulier à l’acquisition du langage. Mais malgré tous ces atouts aucun enfant ne peut se développer en dehors du monde humain. Hors de ce monde, il n’a rien à apprendre ni d’ailleurs les moyens d’apprendre, voire de survivre. La néoténie et la plasticité du cerveau sont sans effet si l’enfant ne se voit pas ouvrir dès sa naissance le champ d’apprentissage que sont les relations avec ses semblables. Ce n’est que par ces relations que l’enfant acquiert la capacité d’employer des signes et des savoirs, à entrer en rapport avec ses semblables, à respecter des usages et maitriser des techniques, à s’ouvrir à un imaginaire. Ce n’est donc pas la néoténie qui fait l’homme, ce sont les relations de l’humain à l’humain. On ne peut pas comprendre l’homme à partir des spécificités de son développement biologique et on ne peut en aucune façon s’appuyer sur ce qu’il est physiologiquement pour lui attribuer une nature.

Cette absence d’une nature humaine pose un problème car que signifie alors passer de l’homme « encore couronné de l’auréole théologique de l’abstraction » (qui est, selon Marx, l’homme tel qu’il est pensé par Feuerbach), à l’homme empirique ? Ce n’est pas revenir à ce que serait originairement l’homme, puisque l’homme n’est rien originairement. Ce n’est pas, non plus, résoudre l’idée abstraite de « l’homme » pour aller à l’individu singulier comme croit le faire Max Stirner dans « l’Unique et sa propriété ». Marx Stirner ne sort pas de l’abstraction, il la pousse à son comble. Il ne fait qu’aller d’une abstraction à de nouvelles sortes d’abstractions : « Moi », « l’enfant », « l’adolescent » et « l’homme ». Or, la multiplication des abstractions n’est pas la sortie de l’abstraction. Feuerbach passait de la conscience de soi hégélienne à l’homme sensible mais pris comme une nouvelle abstraction puisque pensé hors du lien social. Stirner ne va guère plus loin. La nature humaine qu’il dégage est encore une abstraction : celle de l’individualisme utilitariste bourgeois poussé à ses extrêmes limites.

Faudrait-il donc récuser l’idée d’une nature humaine et se refuser à l’invoquer, ne serait-ce qu’implicitement, en parlant de « l’homme » sans le situer historiquement et socialement[2]. Marx évite de se laisser entraîner sur cette pente. Il utilise le concept « d’essence humaine » plutôt que de parler de « nature humaine ». Ce faisant, il déclare revenir à la réalité humaine. Mais, il crée une autre difficulté, ou au moins n’échappe pas à une nouvelle difficulté qui ne peut s’éviter : c’est que pour aller aux « hommes historiques réels », il faut bien pouvoir dire ce qui est prédiqué dans cette célèbre expression : il faut bien pouvoir dire de quoi on parle quand on utilise le mot « homme » ! Comment pourrait-on clarifier ce qui fait « l’essence humaine » si on ne signifie plus rien par le mot « homme » ? Le risque de la déconstruction du concept « homme » n’est-il pas de déboucher sur la liquidation de l’idée d’homme et, de là nécessairement, à la négation de l’unité du genre humain comme le fait Nietzsche. La déconstruction Nietzschéenne aboutit à l’affirmation qu’il n’y pas de sujet théorique qui puisse être séparé de ses pulsions vitales, de sa volonté de puissance et des jugements de valeur qu’il exprime. Il n’y a que des « types » en lutte, des faibles et des forts, une masse populacière et des êtres d’exceptions et à l’horizon des surhommes. Alors aussi bien la morale que la connaissance ne peuvent être déclinée qu’au singulier. Morale et connaissance ne peuvent être justifiés que s’ils annoncent la venue de ce prétendu « surhomme ». La clé de voûte étant ôtée, c’est l’édifice entier qui s’écroule[3].  

image 1Marx était conscient de cette difficulté. D’où cette phrase par laquelle il essaie tout de même de clarifier l’emploi de l’expression « l’homme » : « L’homme, ce n’est pas une essence abstraite blottie quelque part hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’Etat, la société ». Lucien Sève[4] l’extrait de l’ « introduction à la contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel » pour dire qu’il la trouve tâtonnante. Cette phrase parle bien de « l’homme » et s’efforce de le définir. Elle veut éviter à la fois l’essentialisme métaphysique et la liquidation déconstructiviste. Elle est assez claire si l’on considère, d’après la lecture que nous avons faite de « la question juive » et des thèses sur Feuerbach, que la réalité humaine dans l’histoire est toujours celle d’une cassure  entre monde terrestre et monde religieux, entre Etat et société civile, entre l’homme et le citoyen, et qu’en conséquence, cette réalité humaine connaît autant d’autres modalités de cassure qu’il y a de formes de domination ; cassures qui demeurent car elles ne sont réductibles que par un processus historique concret d’émancipation. La réalité de l’homme est bien celle d’une unité brisée, mais il y a cassure (unité brisée) que parce qu’il y a unité. Si l’unité humaine peut être brisée, c’est qu’elle a une réalité. C’est clairement ce que Marx exprime en définissant l’homme par une suite de réalités hétérogènes (le monde, l’Etat, la société). L’idée se comprend alors et n’est tâtonnante que dans la mesure où elle n’exprime l’unité de l’homme qu’à travers le constat de son inaboutissement. Elle est le constat que cette unité se fait, mais se fait dans le cours d’un processus non achevé. La définition qui est donnée de l’homme implique alors cette chose très simple : que de l’Humain à l’Humain, il y a toujours une distance, des contradictions et des conflictualités à l’œuvre : c’est précisément cela qui est l’essence de l’homme, c’est-à-dire très simplement sa particularité. C’est pourquoi il parait préférable pour éviter toute ambiguïté d’utiliser l’expression « essence humaine » plutôt que celle de « nature humaine ». Ce qui distingue l’essence humaine d’une nature c’est de n’être pas innée, c’est en premier lieu d’être extérieure à l’individu humain, d’être dans le devenir, en ce sens qu’il n’y a pas d’humain sans médiation et conflictualité humaine et sans marche vers l’émancipation.

 Ainsi, quand Marx dit dans la 6ème thèse sur Feuerbach : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier», nous aurions tort de lui attribuer l’invention d’un concept original d’interindividualité humaine, qui serait une nouvelle sorte d’abstraction. Ce qui est visé n’est pas une catégorie ontologique nouvelle mais une situation dont les formes se déclinent concrètement dans l’histoire humaine, dans le devenir de l’humanité. Dire de l’essence humaine qu’elle n’est pas « inhérente à l’individu isolé », c’est dire que, du fait qu’elle lui est  extrinsèque, elle n’est ni figée ni séparée. Elle se manifeste comme l’œuvre commune des hommes dès lors qu’ils entrent dans des rapports sociaux et comme ce que chaque homme conquiert dans son développement individuel et qu’il reconnait comme sien, car l’individu la reçoit tout autant qu’il la conquiert. Il est individu singulier que pour autant qu’il a développé son être-là social, qu’il entre dans des relations sociales et des rapports sociaux omnilatéraux.  Son essence humaine est sous la dépendance de situations sociales qui s’imposent à lui – puisqu’il n’a choisi ni sa condition sociale, ni l’état de la société dans laquelle il vit, ni bien-sûr son sexe. Pourtant il n’est homme épanoui que dans la mesure où il se l’approprie, qu’il la fait sienne et entreprend de l’assumer et la développer. L’essence humaine n’est pas figée car l’individu entre au cours de sa vie dans des modes de relation qui évoluent et sur lesquels il peut agir, mais aussi et principalement parce, qu’au cours de l’histoire, les modes de relations entre les hommes se modifient. Elle n’est pas séparée car tout rapport inclut l’individu dans un tout organique et dans des procès comme ceux de la production. Enfin, elle n’est pas abstraite puisque ces rapports passent par des choses et des signes et impliquent le rapport fondamental à la nature. Les hommes ont entre eux des rapports de collaborations, d’échange, de production qui mobilisent toujours la nature dont ils sont une partie.

La question de l’abstraction de l’essence humaine est un des points sur lequel Marx marque sa différence avec Feuerbach puisqu’il le critique au motif que chez lui l’essence humaine est le résultat d’un double procès d’abstraction qui conduit, d’une part, à présupposer un individu isolé, et d’autre part, à ne  pas prendre l’histoire en considération. L’essence humaine n’étant pas une abstraction, il n’y a pas chez Marx d’existence séparée de l’essence (qui la précéderait). Dans le deuxièmement de la 6ème thèse, Marx exclut aussi la possibilité que l’essence humaine soit « une universalité interne, muette » inhérente à chaque individu pris séparément et abstraction faite des autres ; cela exclut la position « nominaliste » consistant à dire que seuls existent les individus et que l’essence humaine est dégagée d’eux par abstraction. On ne peut donc pas imaginer un « sujet » abstrait comme fondement des différences individuelles et des rapports inter individuels, un homme d’avant les rapports sociaux ou un homme rejeté des rapports sociaux et encore moins un homme « jeté dans le monde » comme une espèce de corps étranger.

Mais où est l’essence humaine si elle n’est ni au-delà des individus, ni en eux, si elle n’est ni une essence générale sous laquelle viennent se ranger les différences spécifiques et individuelles, ni une essence générale logée dans les individus, inhérente aux individus ? S’il ne faut penser ni l’essence humaine elle-même comme support substantiel des différences individuelles, ni les individus humains comme supports subjectifs de l’essence humaine, comment peut-on penser cette dernière ? La réponse de Marx est qu’il n’y a pas d’autre solution que de la penser de manière relationnelle. Il faut dire que l’essence humaine n’est nulle part ailleurs que dans les rapports des hommes entre eux, et que c’est là seulement qu’elle existe réellement et effectivement. Ce que les hommes sont essentiellement, ils le sont dans les rapports sociaux qu’ils entretiennent les uns avec les autres. L’individu humain n’est jamais tout fait ; Il est toujours déjà impliqué dans les rapports sociaux auxquels il participe. Il est constitué par les rapports sociaux auxquels il participe. Il n’est pas d’emblée titulaire de droits mais n’a de droits que dans ses rapports sociaux. Il ne parvient à se concevoir comme individu titulaire de droits que dans un environnement social déterminé c’est-à-dire nécessairement dans une phase historique déterminée. Ses droits, sa personne même ne sont pas une chose donnée de toute éternité mais quelque chose de construit et d’acquis historiquement. Cependant, affirmer ici cela n’est pas encore l’établir. Avant de l’établir il faut patiemment analyser la nature des rapports sociaux. Ce qui sera fait plus loin.

Levons d’abord une dernière difficulté : l’objectivité des rapports qui constituent l’essence humaine ne permet ni qu’on puisse considérer cette essence comme séparée de la réalité humaine ni, non plus, qu’il y ait toujours une pleine convenance de l’une à l’autre. Dans « l’idéologie allemande » Marx et Engels font  à Feuerbach le reproche de ramener l’essence d’un être à ses conditions d’existence c’est-à-dire à son mode de vie et sa forme d’activité. Marx écrit : « l’ « essence » du poisson pour reprendre une autre des propositions de Feuerbach, n’est autre chose que son « être », l’eau ; l’essence du poisson rivière est l’eau d’une rivière. Mais cette eau cesse d’être son « essence », elle devient un milieu d’existence qui ne lui convient plus, dès que cette rivière est soumise à l’industrie, dès qu’elle est polluée par des colorants et autres déchets, dès que des bateaux à vapeur la sillonnent [etc.] ».[5] Effectivement, il peut y avoir des circonstances inhumaines dans lesquelles les hommes se sentent privés de ce qui fait d’eux des êtres pleinement humains. Dans ces conditions les rapports sociaux ne sont plus constitutifs de l’être social des hommes mais détruisent leur capacité à être des individus pleinement développés. Dans la situation du déporté, par exemple, c’est la question de l’humanité dans l’homme qui est posé. Il faut la conjurer de paraître comme le fait Primo Levi, car il n’en reste rien : « Considérez si c’est une femme / Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux / Et jusqu’à la force de se souvenir, / Les yeux vides et le sein froid / comme une grenouille en hiver »[6].  On peut certes soutenir, comme le fait Robert Antelme que le bourreau est impuissant à anéantir l’humanité de sa victime comme il est impuissant à se dépouiller de sa propre humanité ; mais l’humanité de la victime ne peut plus alors être révélée qu’en négatif. Selon Robert Antelme « La pire victime ne peut faire autrement que de constater que, dans son pire exercice, la puissance du bourreau ne peut être que celle de l’homme : la puissance de meurtre. Il peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose »[7]. Quelque chose de l’humanité serait irréductible, mais comment appeler ce quelque chose « l’essence humaine » ?  C’est un reste d’humanité, mais ce n’est pas l’essence humaine.

image 3Ces subtilités n’effacent donc pas le sens premier de l’expression « essence humaine ». Il faut d’abord comprendre que ce qui est essentiel chez l’homme ce sont les rapports sociaux. Essentiel signifie ici constitutif, déterminant (dans le sens de ce qui fait que la chose est ce qu’elle est, de ce qui fait sa spécificité) ; ce qui est essentiel c’est en quelque sorte ce qui constitue le squelette d’un être, ce sans quoi il serait sans forme. Mais surtout « essence» désigne l’état atteint par la chose au cours de son développement où ce qui se découvre de la chose au cours de son développement, ce qui s’en révèle et la spécifie vraiment ; donc, s’agissant de l’homme, son essence est ce qui apparaît comme la réalité de son être au cours du processus d’émancipation humaine, ce qui constitue vraiment ce qu’il estime être une condition humaine. Car l’homme n’est pas seulement, comme le dit par exemple, Lucien Goldmann : « le sujet de la pensée et de la praxis » c’est-à-dire un être pensant et agissant, producteur de lui-même. Il est bien cela : sa pensée et son activité ont un sens, poursuivent une fin, qui est le développement des potentialités humaines, le plein développement de son être ; ceci non pas pour des raisons métaphysiques mais parce qu’il est toujours pris dans des rapports sociaux et donc dans des conflictualités et qu’il cherche toujours soit à s’en libérer pour être enfin ce qu’il estime devoir être, soit à asseoir sa domination (ce qui constitue une libération ratée).

Tout cela reste encore bien imprécis mais sera développé dans de prochains articles.


[1] Misère de la philosophie, Philosophie de la misère, 10/18  page 459

[2] Dans « L’idéologie allemande » (page 202) Marx répond à Max Stirner qui disait que le communisme voudrait donner à « l’homme » « autant qu’il a besoin » : « le « communisme » ne s’avise pas de vouloir donner quelque chose à « l’homme » car « le communisme » n’est aucunement d’avis que « l’homme » « ait besoin » de quoi que ce soit si ce n’est d’un bref éclaircissement critique ». Tous les mots mis entre guillemets étant ici ceux qui sont considérés comme frappés d’essentialisme.

[3] Voir à ce sujet mon article du 13 juin 2013 « Nietzsche et les droits de l’homme ».

[4] Lucien Sève : Penser avec Marx aujourd’hui Tome II : « l’homme » ? ; La Dispute Paris 2008 – page 55

[5] Idéologie allemande page 44

[6] Primo Levi, Si c’est un homme [1947]  – Paris Pocket 2003

[7] R. Antelme, l’espèce humaine. Page 230.

La question de la politique

image 2Il me semble utile, pour l’éventuel lecteur comme pour moi, de faire un point de la réflexion déroulée dans mes derniers articles : j’ai montré que les droits de l’homme se développent, qu’ils s’enrichissent et entrent dans le droit positif (un grand moment de leur extension étant la déclaration universelle de 1948). Pourtant, bien qu’ils progressent, ces droits sont combattus ou au moins critiqués, et quelques fois invalidés, par ceux-là même qui en bénéficient et souvent les instrumentalisent. Mais toutes ces critiques, toutes ces réticences, se heurtent à la condamnation unanime des violations les plus graves de la dignité humaine. Les auteurs des pires violations, eux-mêmes, n’osent pas affronter l’humanité de leurs victimes. Les droits de l’homme, ou plutôt les droits fondamentaux, ne sont donc pas seulement un fait irrécusable, leur valeur est là qui s’imposent à nous.

Ce constat paradoxal m’a amené à chercher comment pourraient être fondés à nouveau ces droits fondamentaux. Fonder signifie pour moi ceci : démontrer que la proclamation des droits de l’homme, et le développement des droits fondamentaux, ne sont pas un fait contingent de l’histoire, que les droits de l’homme ne sont pas le produit d’une initiative historique heureuse mais qu’ils sont une donnée nécessaire du développement humain, qu’ils répondent à une nécessité qui ne pouvait pas manquer de se concrétiser d’une façon ou d’une autre quand le stade de développement des sociétés les rendaient nécessaires, ceci pour la raison qu’ils sont inscrits dans l’essence même de l’homme, c’est-à-dire qu’ils sont relatifs à ce qui fait que l’homme est homme.

Pour mener cette opération de refondation, j’ai effectué un renversement qui a été l’objet de mon article du 26 février « droits de l’homme et spécificité humaine ». Ce renversement a consisté à passer de la question « qu’est-ce qui fait la valeur universelle des droits de l’homme ? » à celle-ci : « qu’est-ce qui, dans l’homme, a fait qu’il se donne ou se proclame des droits ?». Mes articles suivants ont  commencé l’exploration de cette question de « l’essence humaine ».

Je ne suis pas le premier à avoir effectué un tel renversement. Je ne l’ai pas inventé mais je l’ai trouvé dans l’article de Karl Marx de 1843 « la question juive ». Mes derniers articles se sont appuyés sur une lecture commentée de ce texte, lecture qui montre que Marx passe de la question juive à la question de l’émancipation humaine. Cette émancipation pose la question de l’État, la question de la religion, celle de propriété, toutes questions qui font obstacle à l’émancipation humaine et par conséquent au dévoilement de l’essence humaine. J’appelle essence humaine ce qui ferait la spécificité d’un homme complément émancipé, ce qui se découvre dans le développement des sociétés humaines et de l’homme lui-même.

Ce point étant fait, et le sens de mon travail étant bien fixé, je peux achever la lecture de « la question juive » et écarter un voile qui brouille l’essence humaine : la réduction de l’homme à son statut d’animal politique. Je reprends le cours de ma lecture en commençant par un rappel.

Lorsque, dans son opuscule, Marx émet ses critiques sur le caractère limité et politiquement connoté des Droits de l’homme, il ne les conteste pas  en eux-mêmes. Il ne dit nullement que les hommes ne doivent pas être libres et égaux ou qu’ils ne doivent pas être préservés de l’arbitraire. Il constate seulement l’inachèvement du développement historique et le fait que la proclamation des droits de l’homme est un moment d’un processus révolutionnaire où la classe bourgeoise s’émancipe. Ainsi, selon lui, si « aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse .. l’homme égoïste » c’est que «l’homme vrai et authentique » c’est-à-dire l’homme historiquement réalisé, c’est le bourgeois égoïste – ce par quoi il faut comprendre que l’homme en chair et en os, l’homme historiquement présent, ne réalise pas l’essence humaine. C’est un être inaccompli parce que limité par son statut social. Pour bien voir cela, il faut être clair ici sur le sens du qualificatif « égoïste ». Il ne s’agit pas d’un trait de caractère ou de personnalité propre à certaines personnes. Le bourgeois ne se définit pas ici, comme c’est souvent le cas dans la littérature, par un mode de vie ou un type de personnalité et moins encore par une façon de s’habiller ou de se comporter en société. L’égoïsme doit être compris ici comme le trait distinctif et limitatif d’une classe sociale, comme ce qui résulte de sa situation particulière dans les rapports sociaux de production.

Ce qui fait que les droits de l’homme sont incomplets, inaboutis et souvent considérés comme une fiction, ce n’est pas l’égoïsme personnel de leurs rédacteurs mais le fait que la société est divisée en classes dont les intérêts ne sont pas conciliables, qu’il y a des bourgeois égoïstes dans la mesure où une partie de la société est séparée de ses moyens de subsistance.  Le bourgeois est ici le membre d’une classe défini et limité par sa position sociale et non par sa personnalité, car la propriété privée divise la société concrètement en deux groupes dont les intérêts s’opposent et elle mutile aussi bien le possédant que celui qui est sans possession. Mais pourquoi avoir retenu ce qualificatif d’égoïste ?

L’adjectif « égoïste » vient de Feuerbach qui l’utilise pour caractériser le judaïsme. Au paragraphe 10 de la première partie de « l’essence du christianisme », Feuerbach écrit : « Le principe qui lui [au judaïsme] est fondamental n’est pas … tant celui de la subjectivité que celui de l’égoïsme (…) L’utilitarisme, l’utilité est le principe suprême du judaïsme (…) Au contraire [des grecs] les Israélites n’ouvraient à la nature que leurs sens gastriques …. Manger est l’acte le plus solennel ou même l’initiation à la religion juive… Leur principe, leur Dieu est le principe le plus pratique du monde – l’égoïsme, à savoir l’égoïsme sous la forme de la religion ». On voit clairement à la lecture de ce passage, où pointe le préjugé antisémite, que la pensée de Feuerbach reste une pensée essentialiste dans le sens où elle considère qu’une chose comme le judaïsme est partout et en tous temps la même. Feuerbach considère que le judaïsme est destiné à rester le même et qu’il correspond au poncif qu’il répète à son sujet : à savoir qu’il est la religion de l’égoïsme.  

Cet adjectif « égoïste » est repris par Bruno Bauer. De là il se retrouve chez Marx en écho au réquisitoire  de Bruno Bauer : « Vous êtes, vous autres juifs, des égoïstes », expression que Marx reprenait  et qu’il faisait suivre du  rappel agressif de l’inaccomplissement de l’essence humaine : « vous n’êtes pas des hommes, pas plus que ceux à qui vous faites appel ». Rappel qui ramène à la question de l’essence humaine en la posant dans le cadre du développement historique qui a vu le développement de la société bourgeoise

L’usage que fait Marx du même adjectif aurait pu laisser croire qu’il transpose sur le bourgeois le poncif appliqué par Feuerbach au juif et à sa religion si la façon dont il en introduit le thème n’en faisait un produit de l’histoire et une caractéristique de la position de classe de la bourgeoisie. Il faut le répéter contre les lectures malveillantes : l’égoïsme du bourgeois n’est pas un trait de sa personnalité mais la forme de son comportement social et politique induite par sa situation de propriétaire privé, c’est sa nature politique et la marque du caractère limité de cette nature.

image 1Cette mise au point étant faite et cet obstacle à la compréhension étant levé, il est possible de passer à la question de la politique telle que Marx l’analyse : comme lieu de la lutte des classes. Cela suppose d’aller au-delà des discours sur les droits de l’homme et la laïcité (ce qui n’est pas y renoncer), pour découvrir la réalité qu’ils masquent. C’est ce qu’avait fait Marx dans son texte de 1843 quand il a écrit que, dans la réalité, il n’y a « Personne d’autre que le membre de la société bourgeoise » et qu’il n’y a pas d’autres rapports que ceux propres à cette société réelle : des rapports de production et d’échange et des rapports de pouvoir dans lesquels les hommes sont englués et qui ne leur permettent de réaliser leur être. Le rapport de l’homme au citoyen est la représentation théorisée et idéalisée de ces rapports et de leurs limites. Il est la forme, dans la pensée, d’un rapport réel qui est un rapport de soumission de l’individu particulier à l’hégémonie du groupe dominant qui s’exerce par la contrainte étatique : deux siècles d’exercice du suffrage universel nous le démontrent. Mais il faut le lire dans le texte même de la Déclaration des droits de l’homme.

 L’article 29 de la déclaration de 1789 proclame : « chaque citoyen a un droit égal de concourir à la formation de la loi et à la nomination de ses mandataires ou de ses agents ». Pourtant l’exercice de ce droit ne fait que reproduire sur le plan politique les dominations qui s’exercent dans la société. Les citoyens ont un droit mais subissent une « gouvernance. J’ai développé cette idée dans mon article du 23 novembre 2013 « comprendre la mondialisation (4) ». J’y renvoie le lecteur. Il y verra que la démocratie, dans une société de classe, est par nature faussée et qu’elle ne vaut que pour autant qu’elle permet l’acceptation de la domination de classe. Les droits de l’homme contribuent à masquer cette réalité.

Aujourd’hui, comme au moment où Marx écrivait, le rapport de l’homme au citoyen est une projection sublimée des rapports réels. Par conséquent, comme l’écrivait Marx, il est de même nature que « le rapport de  l’État politique à la société bourgeoise » (laquelle, dans son rapport à l’État se pense et se désigne comme société civile). Il est l’inversion dans la pensée d’un rapport réel : celui de l’individu à la collectivité. L’individu singulier, qui n’existe que dans et par la collectivité, qui en est le produit, se pense comme l’unité de base de la société qu’il imagine produire en consentant à entrer en relation avec d’autres individus qui seraient comme lui autant de monades autonomes. Cette inversion est la base des idées de contrat social comme fondation originaire de la société. Elle révèle une contradiction que le développement historique ne peut pas encore résoudre au moment où les droits de l’homme sont proclamés et que, par conséquent, on ne peut pas, ou ne veut pas, voir. Cette contradiction se révèle et se dénonce dans le destin, au cours de la révolution, de quelques-uns des révolutionnaires qui ont participé activement à la proclamation des Droits de l’homme. Ainsi Barnave, qui fut en 1789, un promoteur de leur proclamation, voulut en limiter l’application quand les débats portèrent en 1791 sur les colonies. Il était bien conscient de la contradiction qui existait entre les principes de la déclaration, qu’à titre personnel il approuvait, et le système colonial esclavagiste, qu’en tant que représentant des colonies, il entendait voir perdurer. Il s’opposa ouvertement à leur application dans les colonies pour lesquelles il proposait une constitution spécifique. Pour lui, la révolution et la Déclaration des droits n’étaient et ne devaient être qu’un moment du réajustement du pouvoir politique pour le conformer aux formes de propriété bourgeoises. Ils n’étaient qu’un habillage idéologique et un moyen d’ouvrir la voie à la propriété capitaliste naissante.

La même Déclaration était pour le mouvement populaire la réalisation projetée de l’émancipation sociale. La Déclaration était donc le lieu d’une confrontation politique (parfois même d’un déchirement intime) et non une réalité simple et univoque, figée à jamais, comme le voudraient ceux qui la sacralisent mais souhaitent en limiter la portée. La révolution n’a d’ailleurs pas produit une déclaration des droits mais plusieurs versions successives d’un texte toujours en discussion.  Le rapport de force entre le mouvement populaire et les représentants de la bourgeoise ascendante dans cette discussion et au cours de la révolution, se lit d’ailleurs directement par la place donnée à la propriété dans l’énumération des droits dans les différentes rédactions de la déclaration.

image 3Parce qu’ils sont un moment dans une lutte de classes et un nœud autour duquel se déroule cette  lutte, les droits de l’homme ne peuvent pas, au moment de leur proclamation répondent à l’ambition qu’ils affichent. Ce que consacrent, dans les termes de leur proclamation de 1789, c’est l’émancipation de la bourgeoisie comme classe. Ce que la déclaration sanctifie, c’est à la fois l’émancipation politique de la bourgeoisie et l’inaboutissement de l’émancipation humaine ; ce qui est ratifié c’est le développement inachevé de l’émancipation humaine, c’est sa limitation à l’émancipation politique et, par-là, la réduction de l’homme à un animal politique.

Les droits de l’homme sont, comme il a déjà été dit, une étape du développement humain ou du découvrement de l’essence humaine. Ils sont la concrétisation d’un tournant dans un processus historique dont l’aboutissement ne peut être que la fin de la séparation de l’homme et de son être social. Ils sont  un tournant essentiel puisque c’est le moment où se noue l’idée d’essence humaine et celle de droits humains. Le lien de l’essence humaine aux droits humains demeure encore mystifié mais il s’amorce. L’aboutissement de la réalisation de l’essence humaine,  que Marx, dans le Manifeste du parti communiste, dit être celui où « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », sera celui de la réalisation pleine et entière des droits humains, c’est le moment de leur abolition dans leur réalisation. C’est le surmontement, non seulement de la division des sociétés en classes antagoniques, mais aussi de la dualité inhérente à toute existence humaine qui fait de tout homme à la fois, et souvent dans la discorde et la frustration, un individu singulier et un être social à qui sa position de classe et, par elle son être, est assigné par la société tout autant qu’il le conquiert dans et par elle. Car l’essence humaine ne se découvre et ne se réalise véritablement qu’à l’aboutissement du processus engagé dont la Révolution et la proclamation des droits, comme événements historiques, ne sont qu’un moment paroxystique. L’essence humaine ne se réalise que lorsque l’homme fait retour à lui-même au terme d’un développement historique. Marx dit cela de la façon suivante : « L’émancipation humaine n’est réalisée que lorsque l’homme a reconnu et organisé ses propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique ».

Cependant, l’expression « force sociale » reste obscure et imprécise. Marx peine à exprimer ce qui fait l’essence humaine. Il fait un pas de plus dans la lettre qu’il adresse à Feuerbach le 11 août 1844 quand il écrit : « L’unité de l’homme, fondée sur la différence réelle entre les hommes, le concept du genre humain ramené du ciel de l’abstraction sur la terre réelle, qu’est-il d’autre que le concept de la société ».

Ce qui était d’abord désigné comme « la force sociale » puis comme « la société », devient dans la VIème thèse sur Feuerbach « les rapports sociaux ». Cette thèse dit exactement : « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». L’analyse et la compréhension de cette célèbre thèse, analyse menée conformément au mode de pensée de Marx, devraient nous permettre de découvrir et de comprendre la nature des processus d’émancipation humaine et de réalisation des droits fondamentaux humains et par conséquent nous permettre d’aller vers la résolution du problème de leur fondation. Car il faut encore le rappeler : fonder les droits humains c’est  à la fois en comprendre leur genèse ontologique et comprendre les processus historiques concrets qui réalisent l’essence humaine, c’est comprendre la réalité humaine dans son développement en cours.

La question de la propriété

image 3J’ai lu récemment que les trois cents familles les plus riches du monde possédaient autant que les trois milliards d’humains les plus pauvres. Je ne saurais pas dire si l’information est exacte ni qui sont ces trois cents familles. Quoi qu’il en soit, jamais la dépossession n’a été aussi générale et pourtant beaucoup d’hommes font de la propriété une qualité inhérente à leur personne. Ils se pensent eux-mêmes dans les termes de la propriété et déclarent fièrement qu’ils gèrent leur « capital  santé » ou proclament comme une conquête « mon corps m’appartient ». Tout leur parait pouvoir être l’objet d’une appropriation comme s’il appartenait à l’essence de l’homme d’être propriétaire. Ils protestent avec raison contre toute tentative de s’approprier leur personne mais ils le font dans les termes de la propriété.  On peut leur concéder que de n’être pas la propriété d’autrui est une conquête mais faut-il pour cela que la propriété soit vue comme une qualité inhérente à la personne humaine ?

La propriété, dans sa forme moderne, est un produit de l’évolution des formes bourgeoises de société. Elle n’appartient nullement à l’essence de l’homme mais la brouille tout au contraire. Ses formes contemporaines sont si abstraites et médiatisées qu’on ne sait plus qui est propriétaire, sous quelles formes et quels pouvoirs en découlent. La propriété contemporaine est anonyme et se cache alors même que chacun la revendique. Mais d’où vient l’idée de propriété ? Comment est-elle parvenue à dominer les esprits au point de brouiller l’idée même de ce que l’homme pense être ? Pour répondre à cette question, il faut revenir à l’origine de l’idée moderne de propriété.

Marx situe le couronnement de la forme moderne de la propriété dans la déclaration des Droits de l’homme. Il a eu  raison de ne pas lire cette déclaration comme un texte sacré mais d’y voir l’expression idéalisée des rapports sociaux réels et d’y repérer la volonté de construire l’organisation politique de la société autour de la propriété privée bourgeoise, de sa promotion et de sa défense. Il écrit dans  « L’idéologie Allemande » (réédition 2012 page 201) : « Au début de la Révolution française, le libéralisme, c’est-à-dire les propriétaires privés libéraux, donnèrent une apparence libérale à la propriété privée en déclarant qu’elle constituait un droit de l’homme. [ …] de cette manière leur propre « combien », dont ils se préoccupaient avant tout, demeurait intact et se trouvait même garanti »

Oui, c’est bien de cela dont il s’agissait : ce qui s’émancipe avec la Déclaration des droits de l’homme ce n’est pas l’homme comme membre d’une collectivité unifiée et solidaire mais le bourgeois comme propriétaire privé et incarnation de l’individu « égoïste » soucieux de la préservation de ses biens. Le moment où les droits de l’homme sont proclamé est le moment de la révolution où la bourgeoisie devient la classe dominante et celui où on assiste à « la désagrégation de la vieille société ».

Dans la société féodale, il n’y avait pas, selon Marx, de séparation entre l’exercice du pouvoir politique et la mainmise sur la richesse produite. Cette société était directement politique, c’est-à-dire qu’elle ne nécessitait pas de système représentatif car « la propriété, ou la famille, ou le mode de travail, étaient, sous la forme de la seigneurie, de la caste et de la corporation, devenus des éléments de la vie de l’État ». Le suzerain possédait la terre, il avait pouvoir sur ceux qui y vivaient mais n’en disposait pas comme d’un bien qu’il aurait pu aliéner. Il n’en était pas propriétaire au sens moderne du terme. On ne parlait d’ailleurs pas de « la propriété » mais « des propriétés » qui se déclinaient en « propriété directe » ou seigneuriale et en « propriété utile » ou routière, lesquelles pouvaient se superposer sur un même sol. La « propriété allodiale » dite « libre » était une propriété saisonnière. Les produits de la terre faisaient également l’objet de droits partagés de même que les différents droits à taxation. Tous ces droits se superposaient avec des variations d’une province à l’autre. Ceci dura  en France jusqu’à la révolution mais a pu perdurer bien plus longtemps dans d’autres pays.  En effet, l’homme n’est pas naturellement propriétaire dans la forme que nous connaissons ; il ne l’est que dans la société bourgeoise. La propriété n’est pas un fait naturel. C’est précisément pourquoi elle a eu besoin d’être pensée comme un droit naturel avant d’être consacrée et proclamée comme un droit de l’homme.

Le paradoxe n’est qu’apparent : l’idéologie du droit naturel dont se réclament les droits de l’homme, l’idéologie dont ils disent sortir, fonde les droits nouveaux, liés à l’apparition de la société bourgeoise. Cette idéologie leur invente un fondement dans ce qui parait le plus originaire et immuable : la nature. Ce que les Droits de l’homme initient dans la société nouvelle en construction, ils affirment le trouver idéalement enraciné dans le passé de la nature. Les droits de l’homme attribuent aux droits proclamés une origine fictive qui dissimule leur origine réelle. Ainsi la propriété bourgeoise se développe à partir de la propriété féodale et en rupture avec elle. Elle en révèle la nature asociale, inaperçue dans le cadre de la société féodale.

La propriété n’a pas la même nature dans la société féodale et dans la société bourgeoise. La propriété féodale se pense comme un droit de domination et de possession dans le cadre de relations de vassalité et suzeraineté. Elle est consacrée par Dieu. Elle n’évolue vers propriété dans le sens moderne qu’au moment de la renaissance, après une lente maturation qui commence vers le XIIème siècle dans le cadre du vaste mouvement de révolte contre la domination féodale qui s’est poursuivi pendant plusieurs siècles dans toute l’Europe de l’ouest. Ce lent passage d’une forme de propriété à l’autre s’est fait dans les représentations dans le cadre d’un débat autour de l’idée nouvelle de droit naturel. Il faut donc faire un détour par l’origine de cette idée de droit naturel pour en suivre les contradictions et la maturation.

 Selon l’historien britannique Brian Tiernay l’expression de droit naturel n’existait pas avant le 12ème siècle[1]. (Il réfute, par conséquent, les courants d’interprétation qui ramènent la notion à l’antiquité et à Thomas d’Aquin). L’historienne Florence Gauthier a contribué à le faire connaître en France. Je vais résumer ce qu’elle dit de l’origine de la propriété moderne dans le droit naturel.  

image 2L’idée et l’expression d’un droit naturel sont nées dans le contexte des luttes populaires contre le servage et du grand mouvement de révolte auquel ces luttes ont donné lieu pour la possession de la terre et de ses produits. On rencontre pour la première fois la notion de droit naturel dans les textes des juristes  spécialistes du droit canon (les décrétistes). Le juriste Gratien est l’un de ses inventeurs. Il distingue trois niveaux de droit : le droit humain, le droit divin et le droit naturel dont il dit qu’il appartient à chaque être humain. Gratien redéfinit les rapports entre droit individuel, droit collectif, bien commun et propriété individuelle. Dans le Decretum, il écrit que  chacun a droit à sa part sur le bien commun, que personne n’a le droit d’en prendre plus qu’il en a besoin  et que celui qui a trop commet une violence envers les autres. Il expose cela en termes de droit et de devoir et non de charité (laissée à l’appréciation individuelle). Selon la droite raison, qui est le droit naturel, les nécessiteux doivent être aidés et la propriété individuelle ne peut pas être exclusive. C’est le droit à l’existence des autres qui lui impose sa limite.

Certains théoriciens du droit naturel ont considéré que la propriété n’est pas une conséquence du droit naturel, qu’elle n’est pas un droit naturel, mais qu’elle n’est qu’un droit humain  (une institution purement humaine) tout comme l’esclavage ou le servage et, pour soutenir cela, ils ont proposé une interprétation de l’Éden et de la Chute. Ainsi, Huguccio et Isidore de Séville disaient que le paradis était un état de nature où tout était commun, un état d’innocence qui avait précédé la Chute. Les franciscains se référaient à cette interprétation quand ils disaient que Jésus avait vécu dans cet état de nature et d’innocence. 

 A cela Jean 22 a opposé la « thèse adamique » qui s’énonce ainsi : Dieu a donné le monde en propriété à Adam avec le pouvoir royal de le gouverner et d’en faire hériter son fils. Cette thèse est particulièrement importante car elle reste, (évidemment exprimée en termes modernes),  pour l’essentiel, celle de l’Église puisque nous lisons dans le « Compendium de la doctrine sociale de l’Église »: « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité ». Les termes employés sont importants et doivent être lus avec attention. Les biens de la terre sont dits être « destinés » à l’usage de tous les hommes (et donc ils n’appartiennent pas également à tous les hommes); ils doivent « affluer » entre les mains de tous, et donc ne sont pas aux mains de tous mais de quelques-uns qui en sont propriétaires. En conséquence  tous les hommes n’ont pas sur eux les mêmes droits. Les biens ne sont pas communs mais leurs produits sont répartis selon la justice et la charité (c’est-à-dire selon des principes politiques et religieux). De cela on peut conclure sans surprise que l’Eglise n’est clairement pas communiste mais qu’en revanche, elle ne défend pas et ne justifie pas non plus la propriété privée pour elle-même. Elle ne la justifie que sous condition de partage équitable. On peut dire que l’Église n’est pas économiquement libérale mais plutôt Keynésienne. Mais revenons à notre débat théologique.

 Bien sûr cette thèse adamique fut combattue car elle conférait une origine divine à la propriété privée, à la souveraineté royale et à la  domination masculine. Bonagratia de Bergame et guillaume D’Occam la contestent et reprennent au XIIIème siècle la conception de l’Éden d’avant la Chute affirmant que Dieu a donné le dominium du monde en commun à Adam, à Eve et à leurs descendants car il n’y avait pas de propriété privée avant la Chute. Ils placent l’origine de la propriété privée après la Chute dans le monde humain. Il n’y a donc pas, selon eux, de dominium privé mais un dominium commun qui peut être partagé. Mais c’est évidemment le développement de l’économie et la transformation des rapports sociaux qui ont tranché finalement cette dispute dans le sens de la propriété bourgeoise, c’est-à-dire de la propriété pleine et entière comme droit d’usus, de fructus et abusus. L’idéologie n’a fait que préparer et habiller tout cela sous la forme de la rationalité. La bourgeoisie, comme classe montante, apporte une nouvelle idéologie fondée sur la rationalité.

Au moment où la bourgeoisie commence à se constituer en classe, elle élabore la notion de propriété privée dans son sens moderne à partir des débats autour du droit naturel, et particulièrement de la thèse adamique, mais en la transposant dans le registre du droit. Le philosophe anglais John Locke, au 17ème siècle, pour la première fois, fait de la propriété  un droit garant des libertés. L’homme, selon Locke, est l’unique propriétaire de sa personne et de son corps et c’est par le travail qu’on s’approprie les biens de la nature. Locke justifie ainsi la conquête de l’Amérique et la dépossession des indiens qui ne cultivaient pas leur terre. Le libéralisme moderne se réclame des idées de Locke en les poussant à l’extrême. C’est ainsi que Margaret Thatcher a pu affirmer que la société n’existe pas. Seul, selon elle, existe l’individu propriétaire et tout ce qui est accessible à l’homme est objet de propriété. L’excès même de cette « idéologie propriétaire » [2] en révèle l’absurdité. Elle croit parler de l’homme, elle ne fait que l’apologie du propriétaire privé.

L’évolution du statut juridique des propriétaires pendant les 17 et 18 ème siècles autorise l’affirmation du publiciste Joseph Comby : « la propriété est un mythe créé à la renaissance par l’invention « sur mesure » d’un droit romain [3]». C’est avec la Révolution puis avec le Code Civil, que ce statut est durablement scellé dans le droit positif. Les Droits de l’homme ne créent pas le droit de propriété, ils le consacrent et le mettent à l’abri de l’arbitraire de l’administration royale « achevant par là une évolution de plusieurs siècles » selon Joseph Comby.

 image 1Ainsi, les recherches historiques ont confirmé ce que l’opuscule de Marx « la question juive » affirmait dans un style qui devait encore beaucoup à Hegel : la propriété bourgeoise se développe sous la forme d’une négation et d’un dépassement de la propriété féodale. Marx pense ici sous le mode de sa dialectique matérialiste : il pense la propriété, comme toute chose, dans le processus de son développement. Ce développement n’est pas linéaire mais fait de négations, de ruptures et de passages à un niveau supérieur. A ce développement, qui est concrètement celui de l’emprise effective du « propriétaire » sur la terre et les hommes, correspond un développement dans les représentations : « leurs reflets dans notre cerveau, les concepts ».

Marx voit dans le passage de la propriété féodale à la propriété bourgeoise proprement dite un renversement dans les termes : dans la société féodale c’est la relation de suzeraineté qui était la base et le fondement de la possession de la terre, alors que dans la société bourgeoise, qui se met en place avec la révolution, c’est la propriété comme droit de posséder exclusivement une terre ou tout autre bien qui devient l’élément premier qui détermine la position et la fonction sociale du propriétaire. La domination n’a alors plus besoin de la caution divine et de la fiction du privilège de naissance pour se justifier. C’est, au contraire, la propriété qui justifie la domination mais elle n’est pas un droit réservé (un privilège) : tout homme peut être propriétaire. La société, qui était fermée, s’ouvre. Alors qu’est engagé un processus de prédation et de dépossession (que Marx, après Adam Smith, appellera « accumulation primitive »), les Droits de l’homme proclament que tous « naissent libres et égaux en droit » et sont donc tous potentiellement propriétaires.  C’est précisément parce que la propriété ne peut plus, sans dispute, être présentée comme un droit naturel et c’est encore parce que la bourgeoisie en prive les classes dominées, par un mouvement tel que celui des enclosures, qu’elle la proclame comme l’un des droits de l’homme. En désarmant les classes populaires par la suppression des corporations et par la loi Le Chapelier, elle  proclame comme un attribut universel de l’homme ce qu’elle se réserve pour elle seule. 

Dans « L’idéologie allemande » Marx poursuit cette dialectique de la propriété en montrant qu’elle aboutit à une privatisation de l’État : « C’est à cette propriété privée moderne que correspond l’État moderne, dont les propriétaires privés ont fait peu à peu acquisition par les impôts, qui est entièrement tombé entre leurs mains par le système de la dette publique et dont l’existence dépend exclusivement, par le jeu de la hausse et de la baisse des valeurs de l’État à la Bourse, du crédit commercial que lui accordent les propriétaires privés, les bourgeois ».  Remarque on ne peut plus actuelle !

Ainsi et pour résumer, l’idée de propriété a une histoire. Nous ne la percevons comme quelque chose allant de soi que dans la mesure où nous considérons la société dans laquelle nous vivons comme la seule possible ou au moins comme une société qui s’accorde à la nature humaine. Nous sommes ainsi embrouillés dans nos idées de « propriété » ou de « religion ». Nous sommes loin encore de savoir ce qu’est l’homme et ce que sera l’homme émancipé. Pour nous rapprocher de ce savoir, nous avons encore à poser la question de la personne humaine, de la politique et des rapports sociaux, ce qui sera l’objet d’un prochain article.


[1] Brian Tiernay : « the idea of natural righsts, studies on natural righst, natural law and church law ».          1997

[2] J’ai consacré une partie de mon article “comprendre la mondialisation (6)” à la question de l’idéologie propriétaire comme forme ultime de la propriété.

[3] Joseph Comby : « un droit inaliénable et sacré » ADEF 1990

Joseph Comby a une formation d’économiste et d’urbaniste. Il a fondé la revue « études foncières »

IDA

image 1Ce film « IDA », que j’ai vu hier, me permettra d’illustrer un peu quelques aspects de « la question de la religion » dont j’ai parlé dans mon dernier article.

Commençons par un rapide rappel : Ida est une jeune novice dans un couvent catholique quelque part au fin fond de la Pologne au début des années soixante. Elle doit prononcer ses vœux mais la mère supérieure lui demande de voir d’abord la seule survivante connue de sa famille, une tante dont elle ne sait rien. Ida apprend ainsi qu’elle a été recueillie, qu’elle est d’origine juive et que sa famille toute entière a disparu (à l’exception de cette tante). Nous pouvons découvrir par ses yeux l’état d’une Pologne fraichement socialiste : un socialisme importé par l’armée rouge comme la république le fut par les armées napoléoniennes. Cette Pologne est le pays d’une impossible épuration. La tante d’Ida a été procureur dans les années cinquante. Elle dit en « avoir envoyé plus d’un à la potence ». Un rapide flash-back suggère une affaire de platebande saccagée. Cette ridicule caricature affaiblit le film. On imagine «Wanda la rouge », comme est surnommée cette tante, fulminant après « ces vipères lubriques qui souillent de leur bave les fleurs les plus parfumées de notre jardin socialiste ! ».  Comme si il n’y avait pas assez à faire avec les génocidaires, les anciens gardiens de camp de concentration, les saboteurs et autres traitres dont pullulaient un pays viscéralement antisémite et qui avait connu des décennies de dictature fasciste ! Ici, je suis obligé de le dire, le film falsifie grossièrement l’histoire.

En à peine quelques jours, Ida est mise face à cette sombre réalité. Elle voit de ses yeux celui qui a massacré sa famille pour lui voler une misérable masure. Elle constate l’impuissance de sa tante, à présent déchue de ses pouvoirs et qui sombre dans l’alcoolisme. Cette tante avait un petit garçon qu’elle avait confié à sa sœur avant de rejoindre le maquis. Tout ce qu’elle retrouve en ces quelques jours d’enquête c’est son crâne que l’assassin déterre en échange de son impunité. Toutes deux vont ensevelir ce pauvre reste dans ce que la tante appelle le « caveau familial » mais qui n’est qu’un misérable carré dans un cimetière juif à l’abandon et qui aura bientôt totalement disparu.

image 2Ida rentre au couvent mais elle est tourmentée. Elle a aperçu une autre vie : un jeune saxophoniste, des gens qui s’amusent et qui dansent. Le beau saxophoniste lui a dit « tu n’as pas conscience de l’effet que du fais ». C’est vrai, Ida le sent bien, mais cela l’inquiète plus que de la flatter. Elle retarde encore ses vœux. Elle ne se sent pas prête. Elle ne sait plus si elle doit tenter de vivre ou s’ensevelir à jamais dans la quiétude de son couvent.

Mais voilà que « Wanda la rouge » s’est suicidée. Elle ne supportait plus son impuissance et sa vie qui allait à vau-l’eau. Ida doit repartir, quitter à nouveau son couvent. Elle tente de vivre, retrouve son beau saxophoniste, se donne à lui. Doit-elle le suivre, l’écouter ? Il lui dit « tu verras la mer », mais elle demande « et après », « nous nous marierons» elle demande encore : « et après », « nous aurons des enfants » mais, à nouveau, elle demande « et après ». Il n’a pas de réponse à une telle question. Il appartient à peine à cette société. Il le dit : il est à demi gitan. Quelle promesse aurait-il pu faire ?

Il aurait dû dire : tu auras à élever et à éduquer tes enfants, à mener une âpre lutte pour leur assurer un avenir plus juste et plus radieux. Mais il n’a rien à dire de tout cela : comment aurait-il pu fléchir cette attente que la religion a implantée dans le cœur juvénile d’Ida ? L’attente d’une  « vie éternelle » ! Ida retourne, cette fois sans regret, vers son couvent et sa promesse « de vie éternelle ». Elle va prononcer ses vœux.

image 3C’est ici, que je peux revenir à ce qu’est la religion. C’est la haine religieuse, attisée par les intérêts les plus vils, qui a été le ciment et le moteur des régimes fascistes de la Pologne d’avant-guerre. C’est pour leur religion que les parents d’Ida ont été tués. La religion est l’auxiliaire des pouvoirs les plus réactionnaires et les plus meurtriers. Elle divise les hommes. Mais c’est aussi un prêtre qui a recueilli Ida et l’a confiée au couvent le plus proche. C’est un prêtre qui la reçoit et l’héberge dans ce village hostile où ses parents ont péris. La religion est aussi le support et le véhicule d’une morale et d’une humanisation des rapports sociaux. Enfin, c’est la religion que choisit Ida comme un baume et un havre dans un monde violent. C’est aussi la religion qui répond à ses interrogations les plus profondes et les plus existentielles mais c’est aussi elle qui les a implantées dans son cœur. La religion se propose comme remède pour le mal qu’elle répand.

Le film montre ainsi les divers aspects du phénomène religieux. Ce qu’on peut lui reprocher c’est d’avoir caricaturé Wanda la rouge et de ne pas avoir donné suffisamment à voir ses propres raisons et ses propres espoirs. C’est le suicide de Wanda qui ramène Ida au couvent. Les Wanda, les vraies, ne doivent pas se suicider mais affronter l’âpreté d’un combat qui ne peut être que sans fin. Dans cette période que nous vivons, de basses eaux du mouvement social et progressiste, c’est le seul  message qui vaut : le combat continue !

La question de la religion

image 1La religion est un phénomène complexe dont on trouve des variantes diverses dans toutes les sociétés. Elle est inscrite dans l’organisation de la psyché humaine. Sa forme la plus ancienne, l’animisme, se manifeste de façon instinctive chez le petit enfant. L’enfant croit que tous les corps sont vivants, que le caillou a peur qu’on le jette dans l’eau. Il manifeste un souci moral dont nous avons vu dans un précédent article qu’il était un trait dont la sélection naturelle a doté l’humanité. L’enfant imagine ainsi spontanément une causalité morale (il pense que le soleil est gentil parce qu’il le réchauffe). Il est finaliste ; il considère que tout a une fonction : “la nuit, c’est pour dormir”. Le psychologue suisse Jean Piaget nous dit aussi que la représentation du monde de l’enfant entre trois et six ans est caractérisée par l’artificialisme. L’enfant pense que tout a été fabriqué, ce sont des gens (souvent les papas) qui ont construit les montagnes. Il croit en outre pouvoir changer le cours des choses par des pratiques magiques, par exemple réaliser un souhait en marchant sur des dalles sans toucher les interstices.

Il ne faut pas en conclure pour autant que la religion manifeste une immaturité de l’esprit humain. Elle est certes une généralisation infondée de « la position téléologique » qui est propre au travail, c’est-à-dire à l’exécution d’une tâche créatrice ou transformatrice qui a conçu en imagination son objet avant de l’exécuter pratiquement (J’ai développé cela dans mon article du 26 décembre 2013 auquel je renvoie le lecteur). Cette limite inhérente à sa logique n’en réduit pas l’inventivité ; elle la stimule plutôt : Dans ses formes adultes, la religion est toujours très sophistiquée car elle a une fonction sociale primordiale. Elle est la forme la plus ancienne de structuration des sociétés humaines et d’organisation du lien social. Elle stabilise les rapports sociaux sous la forme d’institutions et scande les grands moments de la vie et des cycles naturels par des rites qui leur donnent un sens. Elle règle en particulier la parenté c’est-à-dire les rapports entre les sexes et les générations. Elle est de ce fait un support de la moralité et de la cohésion des sociétés ; elle participe par-là au développement des civilisations. Enfin, la religion est un système d’explication générale de l’état de monde, de l’origine des choses et de leur destinée qui répond aux besoins de la psyché humaine de façon beaucoup plus accessible que la science.

La religion est toujours ambivalente. Elle participe au maintien des dominations mais elle est aussi un exutoire pour les souffrances endurées. Elle est même parfois le ferment des révoltes. C’est ce double aspect du fait religieux que Marx a particulièrement mis en évidence et dont il a bien compris les implications politiques. Il a souligné la plurivocité du phénomène religieux dans un texte célèbre : « La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C’est la réalisation fantastique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine n’a pas de réalité véritable. […] La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. »

 Si l’on considère, avec Marx, que la religion est l’expression de la souffrance humaine face à « un monde sans cœur », qu’elle est à la fois protestation et acceptation, on voit bien qu’elle ne peut être supprimée ni par une critique purement philosophique, ni par le simple développement de la science. Il ne peut pas y avoir sécularisation du monde tant que le monde n’est pas formé humainement. On comprend que, tant que l’essence humaine n’aura pas de réalité véritable (tant qu’elle reste à un moment premier de son développement), tant qu’il existera des hommes « accablés par le malheur », la religion est destinée à survivre et à persister et donc à jouer un rôle dans les relations entre les êtres humains. Tant que s’exerceront des dominations et des luttes contre ces dominations, nous pourrons constater un flux et un reflux du fait religieux, un mouvement de sécularisation et de désécularisation des sociétés, recouvrant un mouvement plus profond de « désenchantement du monde ».

La sécularisation des sociétés modernes est une réalité trop visible pour qu’il y ait lieu de s’arrêter à prouver sa réalité, mais c’est un processus complexe qui est l’objet d’un vaste malentendu. Elle est partie intégrante de la modernité mais on a eu tort d’en conclure que la religion est destinée à disparaitre.  Pour l’analyser ce point, je reprends presque mot pour mot les travaux du sociologue Manlio Graziano : la sécularisation n’est pas une conséquence mécanique et nécessaire de la modernité. Elle n’a jamais été un processus seulement spontané et autonome d’éloignement de la pratique religieuse au moment du passage de la société agricole à la société industrielle. Elle a été un outil politique de la bourgeoise émergente, de la bourgeoisie révolutionnaire, dans sa lutte contre l’ancien régime. L’égalité des droits proclamée par les « droits de l’homme » est un moment de ce combat, de passage à la laïcité, et un saut qualitatif dans le processus d’émancipation humaine. Mais, nous le savons bien aujourd’hui, ce qui s’est fait peut se défaire : quand la bourgeoisie cesse d’être une classe émergente et que, de révolutionnaire, elle devient conservatrice, voire réactionnaire, son attitude change. Cela avait été signalé brillamment et avec beaucoup d’humour par Engels dans la préface de l’édition anglaise de « socialisme utopique et socialisme scientifique » : face à la révolte ouvrière « Il ne restait qu’une ressource aux bourgeoisies française et allemande: laisser tomber discrètement leur libre pensée, ainsi que le jeune homme, à l’heure où il sent venir le mal de mer, jette à l’eau le cigare avec lequel il se pavanait en s’embarquant: l’un après l’autre, les esprits forts adoptèrent les dehors de la piété, parlèrent avec respect de l’Église, de ses dogmes et de ses rites et en observèrent eux-mêmes le minimum qu’il était impossible d’éviter. La bourgeoisie française fit maigre le vendredi et les bourgeois allemands écoutèrent religieusement à leurs bancs d’église le dimanche les interminables sermons protestants. »

On peut lire aussi dans « L’idéologie allemande » (réédition 2012 page 423) : « Lorsque l’évolution ultérieure eut amené la chute de la noblesse et fait entrer la bourgeoisie en conflit avec son antagoniste, le prolétariat, la noblesse tourna à la piété dévote et la bourgeoisie à la solennité moralisante,  elle manifesta beaucoup de rigueur dans ses théories, ou bien encore tomba dans l’hypocrisie évoquée plus haut ; en pratique toutefois, la noblesse ne renonça nullement aux plaisirs et ceux-ci prirent même, chez les bourgeois, une forme économique officielle – le luxe ». Il est remarquable que cela soit encore juste aujourd’hui. La vieille noblesse se maintient dans ses prétentions et ses traditions en restant rigidement attachée à un catholicisme traditionnel, tandis que les classes aisées d’origine bourgeoise (la bourgeoisie de province honnie par Chabrol) se signalent  par ses mœurs plus hypocrites que strictes. Les nouvelles classes montantes favorisées par le libéralisme, en particulier le milieu des nouveaux travailleurs intellectuels aisés, se manifestent et revendiquent une hégémonie culturelle par un esprit libertaire et la remise en cause tapageuse des normes sociales les plus anciennes (mariage pour tous, GPA, PMA etc.). Cette couche sociale se considère comme irréligieuse mais est particulièrement réceptive au tournant de la philosophie vers la question des modes de vie, du souci de soi, initié dans les années soixante-dix par des philosophes comme Michel Foucault, Roland Barthes, Gilles Deleuze ou Pierre Hadot. Elle adopte aussi parfois des formes personnelles de religion exotique.

Ainsi l’attitude face à la religion varie selon que les couches sociales s’affirment ou se trouvent menacées.  Face aux bouleversements de l’ordre social, la classe dominante revient à la religion, elle s’appuie sur l’ordre moral et les traditions là où ils paraissent les garants les plus sûrs de son hégémonie (comme aux États-Unis). Elle promeut la religion dans la mesure où celle-ci sert ses intérêts et elle cède à la petite bourgeoisie intellectuelle dans la mesure où elle a besoin de conserver son alliance et souvent aussi parce que les combats sociétaux font obstacle à la compréhension des contradictions sociales fondamentales. 

image 2Ainsi que je l’ai montré dans quelques articles précédent, l’idéologie favorisée par la classe dominante découvre, ou plutôt elle invente une nature religieuse de la déclaration des droits de l’homme et les présente comme une expression profane des idéaux qui seraient depuis son origine ceux de la religion. Mais elle les limite autant qu’elle peut à leur formulation primitive de 1789. Les articles que j’ai consacrés à ce sujet le démontrent amplement : l’idéologie dominante tente ainsi de limiter la portée à la fois politique et pratique des revendications de droit venues des classes populaires. Elle s’efforce de rejeter les aspirations populaires dans un au-delà où leur expression sera d’autant plus sacrée qu’elle sera destinée à rester inopérante. Elle sacralise les droits de l’homme et s’efforce de les recouvrir par le fait religieux ou de les noyer sous une sophistique de haute philosophie. Elle les promeut sous des formes dévoyées comme des égalités de façade dans des domaines sociétaux où ils perdent tout sens. Comme je l’ai déjà affirmé en commentant Marx (mon article du  3 février 2014), tels qu’ils sont traités par l’idéologie dominante,  les « droits de l’homme » fonctionnent comme un leurre. Marx avait raison d’en dénoncer les limites. Les droits de l’homme ne valent que dans leur développement, comme manifestation du mouvement émancipateur humain. Ils sont eux aussi ambivalents.

Je peux ajouter maintenant que la laïcité qu’ils ont promue a contribué à masquer un mouvement de reflux historique. Parce qu’ils rejettent illusoirement la religion hors du champ politique pour en faire une affaire privée, les droits de l’homme (et plus spécifiquement leur application sous la forme de la séparation de l’Église et de l’État) ont contribué à cacher la puissance politique des mouvements religieux dont nous voyons actuellement le retour (sous une forme, il est vrai, bien souvent renouvelée). La période de ce basculement peut être située dans les décennies soixante-dix et quatre-vingt. Pour le catholicisme on peut en situer l’émergence au moment de la rencontre et de l’alliance du Pape Jean-Paul II et de Ronald Reagan. En quelques années le régime Gomulka en Pologne a été renversé par un mouvement qui est passé de la revendication démocratique à l’agitation religieuse. Pour l’Islam, c’est la chute du nationalisme arabe après la défaite de 1973 dans la guerre du Kippour, et la révolution iranienne de 1979 qui ont provoqué le basculement et la montée en puissance des mouvements islamiques. Les mobilisations ont changé de registre –  la force de mobilisation du nationalisme politique ou du républicanisme a cédé devant la force de mobilisation de la religion.

La conviction positiviste que la religion était en train de disparaître n’a pas permis de prendre la mesure du regain religieux. Cet aveuglement a laissé le champ libre aux forces qui se sont servi et continuent de se servir des religions pour jouer un rôle politique ou social. Il leur a permis d’agir sans presque rencontrer d’obstacle. Pour preuve de cette myopie, on peut citer des progressistes qui sont tombés dans ce piège et ont mordu à l’hameçon positiviste : quand Régis Debray dit en 1981 que la religion « n’est plus l’opium du peuple mais la vitamine de faible », il est persuadé qu’il est en train de narguer Marx alors qu’il dit exactement la même chose, l’adaptant aux transformations en cours et en particulier à la révolution iranienne. La preuve la plus flagrante de l’aveuglement général, c’est que beaucoup de marxistes se sont indignés des propos de Régis Debray : il y a eu une incompréhension mutuelle, aggravée en France par le fait qu’il y a dans le système politique français une sorte de laïcisme obligatoire d’État, issu de la proclamation des droits de 1789, qui a transformé la séparation de la politique et de la religion en un véritable dogme. Ce particularisme a rendu  incompréhensible et absurde toute tentative de voir la religion comme un phénomène politique et plus encore anthropologique  et par conséquent d’en saisir les nouveaux enjeux.

L’effet de cet aveuglement face à l’importance du fait religieux est d’autant plus dommageable qu’il s’exerce alors que le monde extérieur est de plus en plus plein « de créatures accablées par le malheur » et que ce mouvement s’est accéléré au cours des dernières années : on a vu le retour en force des religions dans l’arène politique et on a assisté à un processus de désécularisation, de retour du fait religieux. Comme il a été dit, cette désécularisation du monde se manifeste depuis la fin des « trente glorieuses » et du mythe de l’amélioration progressive et incessante des conditions d’existence d’une génération à l’autre. L’industrialisation des pays en voie de développement, la financiarisation des économies, déracinent des millions de personnes qui passent brutalement d’un mode de vie et de traditions séculaires à des réalités le plus souvent incompréhensibles et hostiles. Le cycle mondial libre échangiste a provoqué un profond séisme géopolitique qui a fini par effacer les équilibres internationaux nés de la dernière guerre et toutes les superstructures idéologiques qui ont été brodées autour de ces équilibres internationaux. Depuis lors, progressivement dans les sociétés avancées, et brutalement dans les pays en voie de développement, les points de repères autour desquels se structurait la vie sociale des individus et des communautés, ont été affaiblis, transformés, voire détruits (parmi ces points de repère, on peut citer : l’État-nation, l’identité nationale, les idéologies politiques, la sécurité sociale, la solidarité, la famille, les traditions ancestrales, les habitudes liées à la vie agricole ou nomade). La rapidité des événements a amené les individus et les communautés à la recherche parfois désespérée, parfois effrénée de  nouvelles identités  ou de la réaffirmation des vieilles identités qui semblaient avoir été balayées par l’inhumanité de la société industrielle. Dans ce contexte, la religion peut servir tantôt d’opium, tantôt de vitamine, parfois des deux : elle redevient plus que jamais une force politique.  Il faut la traiter comme telle mais surtout il faut comprendre que les proclamations laïques, la répétition machinale du principe d’égalité, (de l’égalité de tous indépendamment de l’appartenance religieuse), sont sans effet sur ce phénomène, que les « Droits de l’homme » de ce point de vue sont formels c’est-à-dire sans effet sur la réalité humaine. L’actualité nous montre que les Droits de l’homme, réduits aux droits et aux libertés politiques les plus formels, sont brandis par les puissances qui portent les plus lourdes responsabilités dans l’état du monde et qui se servent ouvertement de la religion dont ils disent qu’elle est du domaine de la sphère privée. La nature imparfaite, incomplète et par-là possiblement mystifiante des principes énoncés en 1789 se révèle ainsi tous les jours.

Mais il ne faut pourtant pas confondre les mouvements de recul stratégique des classes dominantes sous la forme d’un retour dans l’espace public du fait religieux, ou la manifestation sous des formes de fondamentalisme religieux de la détresse sociale, avec le mouvement de fond que Marcel Gauchet, après Max Weber, a appelé « le désenchantement du monde », par lequel se manifeste la montée inéluctable de l’autonomie individuelle. Ce qu’analyse Marcel Gauchet parait plus fondamental que les phénomènes conjoncturels. Cela concerne le fait religieux  comme fait anthropologique et cela participe en profondeur au mouvement de dévoilement de l’essence humaine dont j’ai posé les bases dans mon précédent article.

image 3Selon Marcel Gauchet le monde de la religion est celui de l’hétéronomie. Dans la religion, les hommes sont soumis au sacré. Ils reportent hors d’eux, hors de la société, le lieu du fondement. La religion consiste dans « l’établissement d’un rapport de dépossession entre l’univers des vivants-visibles et son fondement ». Elle est, par essence, incompatible avec l’autonomie du sujet. Le développement de l’individualisme et du subjectivisme, propre au modernisme, efface la soumission au sacré. Il est une manifestation de l’émancipation du sujet moderne qui accède à une relation rationnelle au monde. Une religion s’adapte particulièrement à ce mouvement : c’est le christianisme. Il est la religion d’émancipation du sujet moderne car cette religion établit une forme rationnelle et confiante de la relation du sujet autonome à la divinité. Le christianisme est une religion d’adhésion et non de dépossession et, dans la perspective de Marcel Gauchet, une forme dégradée de la religion. Il est « la religion de la sortie de la religion ». Le monde désenchanté est celui où, par l’économie et par l’État, la société se produit elle-même, celui où la religion a perdu l’essentiel de sa fonction de structuration sociale ou plutôt où elle s’est adaptée et n’est plus qu’un support à la structuration de la société directement par le droit et l’économie. C’est le monde où les rapports sociaux sont directement perçus et où, par conséquent, va se poser le problème du lien entre l’essence humaine et les rapports sociaux.

Résumons, à ce stade, les thèses de Marcel Gauchet : Selon ses analyses, le christianisme met fin à la religion comme pouvoir et comme organisation du monde, mais cela ne signifie pas que les institutions religieuses  ont pour autant épuisé leur rôle politique et social. La religion devient au contraire l’expression privilégiée du conservatisme. (En France, on constate une forte corrélation entre la pratique religieuse et le vote à droite). La capacité de mobilisation de l’Église dépasse très largement celle des syndicats ou des partis de gauche comme l’ont montré ses actions pour l’école confessionnelle ou contre le mariage homosexuel. La religion a encore, et aura encore longtemps, un rôle à jouer dans les sociétés et dans l’économie de la psyché humaine mais un autre facteur se manifeste : les rapports sociaux. L’essence humaine se développe et se complexifie. Ceci sera l’objet de prochains articles.

La question de l’homme

image 2Quand on lit Marx, il faut se garder de tout essentialisme, de toute conception figée de l’essence, car pour lui le mot « essence » ne renvoie pas à une nature donnée mais à un processus de développement. Il y a un développement des choses qui les pousse vers la réalisation de leur « essence » que seule la pensée anticipatrice peut concevoir  (avec tous les risques d’illusion que cela comporte). Ainsi, en va-t-il de « l’essence de l’homme », de ce qui la destination fondamentale de l’homme.

Nous pouvons peut dire de l’homme qu’il ne sera pleinement homme qu’au terme d’un processus d’émancipation et que dans la mesure où il saura mener ce processus vers son terme.  L’émancipation de l’être humaine se fait dans l’histoire. Elle est le passage d’un homme qui se pense dans les termes de la religion à un homme qui conquiert la maîtrise de son être en surmontant les contradictions de la société humaine. Elle est une conquête de l’être humain qui poursuit le processus qui l’a fait sortir de l’animalité.

Pour bien situer cela, faisons un détour par la lecture du livre de Patrick Tort « l’effet Darwin »[1]. Ce livre résume et défend l’apport de Charles Darwin dans la compréhension de ce qu’est l’être humain. Il dénonce les interprétations abusives et même mensongères qu’en font les promoteurs du Darwinisme social. J’en résume aussi brièvement que possible le propos :

Les êtres vivants se développent dans le cadre d’une compétition biologique et d’un affrontement avec le milieu. Cette lutte pour l’existence permet une sélection naturelle de variations organiques et d’instincts. Les moins aptes sont éliminés  et les avantages biologiques sont sélectionnés. Dans cette lutte même pour l’existence, la sélection des instincts sociaux et de l’accroissement des capacités mentales devient un avantage décisif. C’est ainsi que, du fait même de la sélection naturelle, se trouvent sélectionnés une forme nouvelle de développement. Cette variation est caractérisée par le dépérissement des instincts individuels et par la sélection de leur opposé : la sympathie qui permet la protection des plus faibles. L’humanité est le groupe qui réussit le mieux cette variation. Elle développe le sens moral et la civilisation. Ces nouvelles dispositions du  groupe humain permettent l’augmentation cumulative de son efficacité. Ces dispositions sont l’avantage cognitif et rationnel joint aux sentiments affectifs et au renforcement de l’altruisme et de la solidarité. Il y a en conséquence pour le groupe humain un dépérissement de l’élimination des plus faibles, une élimination de la sélection éliminatoire et une maitrise des conduites guerrières à l’intérieur du groupe. Ce que Patrick Tort a appelé l’effet réversif de l’évolution.

image 1A ce point de l’exposé, je quitte la présentation de Patrick Tort et l’apport de Darwin, pour jeter les bases de ce qui me parait être la poursuite de ce processus. Je reprends ce que j’ai déjà dit dans mon article du 26 Février « Droits de l’homme et spécificité humaine ». Je le cite : « cet effet réversif de l’évolution, fondateur des bases de la civilisation, crée des sociétés complexes où apparaissent des inégalités et des tensions. C’est ce mouvement contradictoire qui fait apparaitre à la fois des privilèges et l’exigence morale de leur dépassement. Ainsi l’évolution humaine est marquée dans son origine même par la contradiction ». La moralité, sélectionnée comme un avantage naturel, poursuit son effet sur un autre plan. Dans sa lutte contre les dominations qu’elle subit, l’humanité s’engage dans un processus nouveau qui voit la poursuite de la réalisation de l’essence humaine. Ce processus est celui de l’émancipation humaine. Cette émancipation prend différentes formes et passe par un processus, encore à peine engagé, de sortie de la religion. Avec ce processus « la question de l’homme » prend son véritable sens.

Revenons à Marx  et à son texte « la question juive » pour en situer la problématique. Nous sommes bien avant la publication de l’œuvre anthropologique de Darwin que Marx n’a pas connue et qui est d’ailleurs encore très peu connue. Marx ne pose donc pas la question de l’origine du mouvement émancipateur humain. Il le prend tel qu’il se présente à son époque et dans les termes de la philosophie de Feuerbach qui l’influence alors encore. Il distingue l’émancipation politique et l’émancipation humaine.  L’émancipation est d’abord  politique et laïque avant de pouvoir être émancipation humaine, c’est-à-dire émancipation en voie de pleine réalisation. Ainsi, l’émancipation politique peut être vue comme un moment de l’émancipation humaine, comme une forme non développée de ce qui sera l’émancipation humaine quand son essence sera pleinement exposée.

Marx nous dit que l’émancipation politique sanctionne ou avalise la division de l’homme en membre de la société civile et en citoyen. Mais cet aval donné à l’imperfection, à l’inaccomplissement n’est pas un mensonge, c’est la marque d’un développement en cours, d’un processus inabouti. Il y a dans l’idée même d’émancipation politique une contradiction dans les termes. C’est l’homme qui s’émancipe : qu’on puisse qualifier son émancipation de « politique » signifie qu’elle est incomplète. L’émancipation réalisée se passe de qualificatif ou ne supporte que le qualificatif d’humaine. C’est ce que Marx dit expressément : « Si vous voulez être émancipés politiquement, l’imperfection et la contradiction ne sont pas uniquement en vous, mais encore dans l’essence et la catégorie de l’émancipation politique ». Il ne s’agit pas pour lui de dire que l’émancipation politique ne doit pas être voulue. La revendication des droits égaux est légitime et positive mais elle ne doit être comprise comme une étape, comme un degré vers l’émancipation humaine, vers la réalisation complète et effective de l’émancipation et non comme un point d’arrêt dans le développement.

Notons que Marx est parfaitement clair et qu’on l’interprète mal quand on oppose droits formels et droits réels. Il écrit : « l’émancipation politique constitue, assurément, un grand progrès. Elle n’est pas, il est vrai, la  forme de l’émancipation, mais elle est la dernière forme de l’émancipation humaine dans l’ordre du monde actuel ». Il dit donc clairement que le développement humain passe par des étapes qui sont celles de la société tout entière. On ne peut critiquer une forme non aboutie qu’au nom de la forme aboutie. On critique l’égalité des droits au nom de la parité et en vue d’une égalité comme fin de la domination que vise l’idée d’émancipation. La critique de l’incomplétude ne vaut que parce qu’elle met en lumière les contradictions qui sont celles d’un développement incomplet. Elle n’est légitime que relativement à la forme accomplie. Elle ne l’est pas si elle est la critique de la chose même.

Si nous lisons dans cette optique la phrase de Marx : « L’État politique parfait est, d’après son essence, la vie générique de l’homme par opposition à sa vie matérielle », nous voyons que l’État politique parfait n’est pas ici une construction intellectuelle a priori mais le terme (visé par la pensée) d’un développement historique concret. Pour le marxisme développé, il ne s’agira d’ailleurs que du terme d’un moment de l’histoire et non d’un terme absolu. Engels le dit expressément dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (Éditions sociales 1966 page 13) : « Pas plus que la connaissance, l’histoire ne peut trouver un achèvement définitif dans un état idéal parfait de l’humanité ; une société parfaite, un « État » parfait sont des choses qui ne peuvent exister que dans l’imagination ; tout au contraire, toutes les situations qui se sont succédé dans l’histoire ne sont que des étapes transitoires dans le développement sans fin de l’histoire humaine progressant de l’inférieur au supérieur ».

 image 3L’État politique se développe à la fois à partir de ce qui devient par lui la Société Civile, mais aussi en contradiction avec cette Société Civile. De même l’essence générique de l’homme n’est pas une invention de la philosophie qui créerait un concept sur la base de la seule réflexion. C’est un concept certes, mais par lequel est exprimée la reconnaissance progressive par les hommes concrets de leur commune humanité, à travers le dépassement de leurs divisions et même en contradiction avec ces divisions effectives. Il ne s’agit pas d’une essence générique de l’homme préalablement posée, déjà là, et donc à découvrir, dont les hommes réels seraient la réalisation plus ou moins imparfaite, car l’homme ne sait pas d’emblée ce qu’est l’Homme (ce qui fait l’essence humaine). Cette essence humaine n’existe pas par elle-même indépendamment des circonstances où elle se réalise et avant elles. Cette essence générique se construit et se développe à travers l’histoire. Elle est d’abord pensée et concrétisée imparfaitement, incomplètement.

Chez Marx donc des concepts comme « essence générique de l’homme » ou « État politique parfait » n’expriment pas ce que sont l’Homme ou l’État comme notions universelles que l’intelligence humaine mettrait au jour. Ils expriment ce qui est en œuvre dans l’histoire et ce qu’elle tend à réaliser à travers la construction de l’État. La thèse de Norbert Elias confirme admirablement ce que Marx ne fait qu’entrevoir et suggérer : nous connaissons un processus de civilisation (donc une humanisation de l’Homme), grâce aux États. Lorsque les États, dans leur forme moderne, se sont construits, ont émergé, au sortir du moyen-âge, la construction étatique a permis, a induit, une modification de l’économie psychique des individus. Les pulsions et les émotions violentes ont dû être refoulées, les hommes se sont rapprochés et se sont reconnus comme hommes ; ils ont renoncé à leur agressivité destructrice au profit de l’État détenteur du monopole de la violence. De facteur de division, la violence est devenue un facteur de cohésion et de rapprochement des groupes humains. Le processus engagé dès la sélection  naturelle se poursuit donc sous une forme renouvelée.

L’engagement des hommes dans l’État, le processus de développement de l’État est un moment de la réalisation de l’essence générique de l’homme. Pour Marx à ce moment, la réalisation complète de cette essence générique de l’homme serait la réalisation de l’État politique parfait (Il ne semble pas imaginer alors un dépassement ou un dépérissement de l’État). Le processus dont il s’agit ici n’est donc pas celui d’une projection à la manière de Feuerbach mais d’un développement. La projection est une dépossession alors que le développement est un processus d’enrichissement. Il est un processus concret et chaotique puisque que c’est dans sa réalité celui de la création de l’État et de la société policée. Chez Feuerbach « l’homme projette d’abord son essence hors de lui, avant de la retrouver en lui-même ; son propre être lui est d’abord donné comme objet sous l’aspect d’un autre être »[2]. Marx rompt avec cette conception.

Ainsi, selon Marx les hommes sont engagés dans un processus de développement à la fois des bases matérielles de leur vie et des institutions politiques et, au cours de ce processus, leur être générique se construit et leur essence humaine émerge, se développe et s’affine. S’ils l’anticipent par la pensée dans leurs idéaux (et primitivement dans les projections religieuses), ils la construisent concrètement dans leur effort d’émancipation, qui est inscrit dans leur être naturel. Chaque étape, chaque forme de l’essence humaine est un moment du développement humain et des sociétés humaines. La formation de la subjectivité est un moment de la construction de l’essence humaine. Nous reviendrons sur le caractère contradictoire de ce moment (à la fois dépossession et affranchissement) qui n’est exprimé en ce début du développement de la pensée de Marx que par la relation contradictoire des hommes à l’État (qui les protège de la violence par la contrainte).

On comprend, cependant, que tant que l’essence humaine n’aura pas de réalité véritable (qu’elle reste à un moment premier de son développement), tant qu’il existera, selon l’expression de Marx,  « des hommes accablés par le malheur », la religion est destinée à survivre et à persister et donc à jouer un rôle dans les relations entre les êtres humains. On voit aussi qu’un texte, comme la déclaration des Droits de l’homme, qui proclame des « droits égaux » « sans distinction, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion » etc. ne réalise cette égalité qu’idéalement. Il donne des armes à ceux qui s’opposent aux discriminations mais il laisse subsister tout ce qui fait l’objet de ces discriminations : et en particulier la religion comme expression des souffrances humaines, car il laisse subsister les souffrances humaines. Il nous faut donc revenir à la question de la religion pour la situer dans ce processus émancipateur. Ce sera l’objet d’un prochain article.


[1] Patrick Tort : l’effet Darwin – Sélection naturelle et naissance de la civilisation – Éditions Seuil Septembre 208

Patrick Tort : philosophe, historien et théoricien des sciences, professeur détaché au Muséum. Il est le fondateur de l’Institut Charles Darwin International.

[2] Feuerbach, Manifestes philosophiques, textes choisis et traduits par Althusser, Paris, PUF, 1960, p. 72