Sur le résultat des élections

image 1Je ne vais pas faire une analyse du résultat des dernières élections municipales. Je n’en ai ni les moyens ni l’envie. Mon but est seulement d’interroger la grille d’analyse qui est utilisée par les médias. J’entends et je lis que la gauche a perdu et c’est clairement vrai si on compte les mairies conquises ou perdues par les uns et les autres. Mais que signifie être de gauche aujourd’hui ? Que veut-on dire quand on se déclare de gauche ? Quelle est la gauche qui a perdu ? Quelle est celle qui a résisté ? Rien n’est moins clair.

On a assisté au cours des dernières décennies à un glissement du sens du mot « gauche ». En fait, à l’intérieur de ce qui est vu comme de gauche, deux tendances se distinguent et divergent de plus en plus. Nous avons une gauche sociale qui défend des valeurs d’égalité et de solidarité ancrées dans l’économie. C’est la gauche traditionnelle. Elle est pour l’égalité entre hommes et femmes dans le travail, les revenus et la représentation politique et sociale. Cette gauche veut contrôler l’économie, combattre les puissances d’argent. Elle s’attaque au capital comme système économique. A cette gauche sociale a toujours été associée une gauche culturelle. Cette gauche culturelle veut l’égalité des chances, elle défend la culture et l’éducation populaire. Cette seconde gauche s’est peu à peu détaché de la gauche sociale. On aurait pu dire qu’elle a gagné les esprits au-delà de la gauche sociale si dans le même temps elle ne s’était pas transformée. La nouvelle gauche culturelle est plus individualiste, tournée vers les questions de mœurs, les libertés formelles. Elle ignore la culture populaire quand elle ne la méprise pas. Elle est tournée vers l’étranger, principalement vers le monde anglo-saxon dont elle adopte toutes les nouveautés. Son féminisme a abandonné de fait les questions d’égalité sociale pour les problèmes de libération sexuelle. Il se fond de plus en plus dans la mouvance LGBT.

La divergence de la nouvelle gauche culturelle avec la gauche sociale est devenue une scission. Dans sa forme extrême, la nouvelle gauche culturelle peut rejoindre la droite la plus décomplexée. Elle flirte en matière de mœurs et d’individualisme libertaire avec la mouvance libertarienne qui ne connait que l’individu égoïste et profiteur.

L’élévation du niveau de diplôme des français et le renouvellement des générations font qu’il y a une évolution à long terme en faveur des demandes de la nouvelle gauche culturelle tandis que les valeurs de la gauche sociale oscillent. La sociologie électorale nous apprend qu’elles sont passées par un minimum au début des années 80 (à contrecourant des résultats électoraux) et, depuis le milieu des années 80, elles remontent progressivement. Nous sommes revenus au niveau de 1981 mais l’expression politique de cette gauche sociale s’est brouillée. C’est ce que montre le résultat des élections municipales.

A Paris, le PS a résisté. Il l’a emporté. Mais ce ne sont pas les thèmes de la gauche sociale qui ont convaincu les électeurs mais ceux de la nouvelle gauche culturelle. La population parisienne est fortement diplômée, relativement jeune et souvent célibataire ou en couple sans enfant. Elle correspond à la base sociale proposée au PS par le think-tank Terra nova : les plus diplômés, les jeunes, les femmes, les minorités (s’entendant par-là, non pas les immigrés, mais principalement les homosexuels et tous ceux qui ont un mode de vie un peu en marge tout en restant à l’aise économiquement). Le PS a échoué à Marseille parce que c’est une ville beaucoup plus populaire et que la demande s’adressait à la gauche sociale. Les électeurs, avec raison, n’ont pas perçu dans le PS un parti tourné vers leurs attentes. Ils ont préféré massivement l’abstention. Le même phénomène s’est répété partout où l’attente portait sur une politique de gauche sociale.
Mais pourquoi cette demande de l’électorat ne s’est-elle pas tournée vers l’extrême gauche dont le programme est celui de la gauche sociale? Comment est-il possible que le FN, un parti d’extrême droite, ait pu conquérir des villes à population ouvrière ?

image 2Cela tient, il me semble, à deux choses. D’abord l’extrême gauche a brouillé elle-même son image en se portant en pointe dans la promotion des thèmes de la nouvelle gauche sociale. On a trop vu Marie-George Buffet se mettre en avant au sujet du mariage homosexuel. Que n’a-t-elle saisi le moment pour rappeler qu’un mariage sur deux se termine par un divorce, cela à cause des conditions sociales que subissent les familles ! C’est un problème autrement important : celui de l’inégalité face à l’insécurité sociale et à la capacité à maintenir une famille unie. Dans cette affaire, l’extrême gauche n’a pas été fidèle au lien entre la gauche sociale et la gauche culturelle qui lui correspond. Elle s’est complétement rendue sans combat à la nouvelle gauche culturelle et elle répète cette erreur chaque fois que le piège lui est tendu.

La seconde chose qui explique le succès du FN est la confusion entretenue par son langage. Il y a dans le mot « système » le même double sens que dans le mot gauche. Le système peut se comprendre comme le système capitaliste. Les proclamations des leaders frontistes entretiennent le flou. Elles dénoncent vertement la finance, demandent la sortie de l’Euro et de l’UE. Elles jouent sur la demande sociale et sont discrètes sur les questions sociétales. Mais toutes ces proclamations ne sont que paroles verbales (comme on dit) : jamais ne FN n’a soutenu les travailleurs en lutte. Il n’a pas défendu les retraites. Jamais on ne l’a vu auprès des travailleurs menacés de perdre leur emploi. Le FN n’est pas un parti ouvrier. Il s’adresse aux milieux populaires mais son encadrement est fait de petits patrons, professions libérales, fonctionnaires de police etc. Ces couches sociales sont les plus dures avec les travailleurs, les plus ennemis de toute protection sociale, de la justice fiscale, des droits des salariés et des libertés. Le second sens du mot « système » tel que l’utilise le FN désigne la réunion dans une même politique antisociale du PS et de l’UMP, qui est la garante du maintien de la domination capitaliste. Cela est synthétisé très efficacement dans l’expression UMPS. Là encore le FN tente de jouer sur l’attente d’un changement social et politique. Le mélange des deux sens, savamment entretenu, est d’une redoutable efficacité. Chacun choisi le « système » qu’il voudrait voir combattre et ne comprend que ce qu’il veut comprendre. Cette confusion a été utile au moment du référendum contre le TCE, mais elle a toujours été redoutable dans toutes les autres circonstances. Elle amène les aspirations populaires dans une impasse.

L’ambiguïté entretenue autour du mot « système » explique pourquoi c’est le FN qui a bénéficié de la sensibilité des électeurs aux thèmes de la gauche sociale. Une déclaration d’un candidat dans le sud-est permet de comprendre cela. Il vantait la culture de sa région pour dire quelque chose comme cela : « Nous avons toujours eu une culture tournée vers la fête et les réjouissances populaires. « Ils » disent qu’ils veulent s’intégrer, mais jamais ils ne viennent à nos fêtes. Nous pourrions nous entendre s’ils venaient faire la fête avec nous. Mais ils ne veulent pas. Ils restent entre eux ». Le « ils » en question, non désigné, visait les magrébins. Ce qui était exprimé-là n’était pas seulement une sottise xénophobe mais une déploration très claire. Aussi bien dans les bassins miniers du nord que du sud-est, les communautés ont connu autrefois une période de vie sociale intense. Elle est certainement très mythifiée mais elle est vue comme l’époque de communautés unies et solidaires avec une vie vraie sociale et de fortes solidarités : des organisations syndicales puissantes, une vie politique et culturelle importante. La débâcle économique a détruit tout cela. La demande est de revenir à cette époque : de rétablir la communauté mythique.

Un autre indice de cette demande sociale dévoyée se trouve dans la personnalité de certains candidats. Le FN a présenté un très récent délégué CGT. Un autre serait le fils ou le neveu de l’ancien maire communiste de la ville. Quand ce type de candidat attaque le « système », il fait fonctionner à plein la confusion entre attaque contre la domination capitaliste, attaque contre le bipartisme et véritable politique sociale. Il joue sur une demande sociale désespérée et devenue hargneuse. Mais, comment revenir à une communauté mythique unie quand tout le tissu associatif est défait et que les communautés se replient sur elles-mêmes ? Le FN ne répond évidemment pas à cela mais il attise les frustrations. Il agit comme un médecin qui proposerait la jeunesse comme remède à un malade grabataire et mourant. La jeunesse en question, c’est celle du France forte et unie dominant un empire colonial.

Comment lutter contre cela ? Pour ce qui concerne le PS, il me semble que c’est relativement facile. Il faut refuser de se laisser entrainer sur les thèmes de la nouvelle gauche culturelle. Par exemple : quand le PS propose de permettre l’adoption aux couples de même sexe : ne pas applaudir. Ramener toujours la question sur le terrain de la gauche sociale. Refuser l’expérimentation sur quelques enfants mais rappeler que des milliers, des millions d’enfants vivent dans des foyers brisés par la crise, le chômage, la misère. C’est à ce problème qu’il faut s’attaquer plutôt que d’innover et de créer de nouveaux problèmes. Chaque fois qu’un thème de la nouvelle gauche culturelle est agité, il faut ramener le débat sur la question sociale, s’y tenir obstinément et ne pas craindre les indignations faciles et hypocrites. Il apparaitra rapidement de quel côté se trouve la duplicité et la facilité.

image 3Pour le FN, c’est en fait plus difficile. On peut dire qu’il propose la jeunesse à un mourant mais cela ne suffit pas. Il faut proposer quelque chose d’autre. Or, rien ne permet de revenir en arrière. Jamais on ne pourra restaurer une France forte, unie et complètement indépendante, qui n’a d’ailleurs jamais existé. L’erreur à ne pas commettre serait d’opposer des politiciens professionnels, venus de la capitale, aux candidats frontistes. On voit que ceux du FN qui ont échoué sont les leaders. Ce sont des nouveaux venus du terroir qui ont réussi car la demande c’est de restaurer le tissu social local qui est vu comme le garant d’une véritable justice sociale. La confiance en « la politique » est rompue. Il faut donc opposer le même type de candidat : jeune, de milieu populaire, bien implanté dans le tissu associatif. Pour refaire le tissu social, il faut commencer par tenter de faire revivre toutes ces associations culturelles et festives qui sont regrettées. Le FN n’est pas prêt de s’engager dans une véritable politique sociale et associative locale. Mais il faudrait éviter cette faute qui est de favoriser les fausses formes de culture populaire. Un candidat FN disait qu’il ne voulait pas promouvoir l’apprentissage du Hip Hop dans sa commune. Je ne sais pas si c’était réfléchi, mais c’était bien vu. Le Hip Hop est le type même de la fausse culture individualiste et dépourvue de tout sens et de tout contenu. C’est une culture mondialisée, uniformisée, une culture discount. Il oppose des individus dans des gesticulations sans signification tout comme le fait la concurrence capitaliste généralisée. Il faut au contraire promouvoir une culture classique ou issue des traditions locales s’appuyant sur des clubs, des associations ouvertes en priorité aux plus modestes. Les membres des clubs et des associations culturelles viennent trop exclusivement de la population à revenus supérieurs et la plus cultivée. Il faut travailler à y faire revenir les plus modestes, quitte à paraitre ringard dans l’offre. S’il fallait vraiment choisir, il faut préférer un club de boules à un quatuor à cordes. Ne promouvoir le quatuor que dans la mesure où il réserve une bonne partie de ses concerts au public populaire. Il faut rétablir les solidarités sociales, mener des luttes locales pour de petites choses mais qui réunissent un quartier ou un village. Je ne vois hélas pas d’autre chemin qu’un long travail de reconquête de ce type.

De quoi l’avenir sera-t-il fait ? (3)

image 3Résumons ce qu’ont dit les articles précédents : avec le grand marché transatlantique s’achèvera l’application intégrale, complète, des accords de l’OMC dans le domaine de l’accès aux marchés, dans le domaine des services et dans le domaine des droits de propriété intellectuelle. La définition de la norme sera transférée au secteur privé ou plutôt même sera définitivement acté le fait que la définition de la norme a été déléguée au secteur privé.

Cette dérive va avoir des conséquences énormes. La définition de la norme appartenait depuis 1789 à des institutions issues du processus démocratique et en premier lieu à la représentation nationale. Encore aujourd’hui, même dans une démocratie mutilée comme celle de la Vème république, c’est à l’Assemblée nationale que la loi est votée, c’est dans les cours et tribunaux qu’elle est interprétée ; ce n’est pas dans des enceintes qui échappent au contrôle public ; ce n’est pas dans des structures d’arbitrage privées que l’on décide de la manière d’appliquer une règle. Nous avons déjà à cela une exception très connue avec l’affaire Tapie. Mais à trois reprises dans le projet de négociation du grand marché et dans le mandat (dans ce que les gouvernements demandent à la Commission de négocier), il est dit qu’en cas de conflit entre une firme privée et les pouvoir publics (Etat, région, département, commune) sur une norme, sur un règlement ou sur une loi, on aura recours à « un mécanisme de règlement des différends » c’est-à-dire à une structure d’arbitrage privée. Le mécanisme de règlement des différends sera ainsi l’instrument par lequel la définition de la norme sera transférée, sera déléguée, au secteur privé. Au lieu d’avoir recours à nos institutions, à nos juridictions, on créera au cas par cas un groupe d’arbitrage privé qui pourra délibérer dans le secret et dont les décisions seront sans appel. Des normes sociales comme la durée légale du temps de travail, la représentation des salariés dans des instances, pourront être remises en question par un investisseur qui voudrait exercer un recours auprès d’un mécanisme de règlement des différends. Le projet prévoit même un article qui ouvre ce recours « pour tout sujet ». Cela n’est nullement une utopie : c’est quelque chose qui existe déjà dans certains pays.

image 1Très récemment un avocat d’une firme pétrolière a introduit en France une QPC (question prioritaire de constitutionalité) pour demander si la loi qui interdit la prospection de gaz de schiste était conforme à la Constitution. Le Conseil constitutionnel a répondu que la loi était bien conforme. Mais si le partenariat transatlantique est adopté dans les termes qui s’annoncent, dans les termes du mandat donné par les gouvernements, alors le Conseil constitutionnel ne sera plus l’instance consultée. On comprend mieux, dans ce contexte, ce que vise le projet d’Europe des régions et pourquoi il est déjà prévu la création de régions transnationales. Il s’agit d’affaiblir autant que possible l’instance nationale, de la rendre inopérante, purement formelle. On voit encore une fois que tout ce qui est fait par petites touches, sous divers prétextes (comme la fameuse réduction du « mille feuilles administratif ») converge dans un but non exprimé mais clairement pensé. Chaque mesure prépare ou accompagne ce que le grand marché voudrait réaliser : une société où c’est le privé qui dit et qui fait la norme (ce qui équivaut à une société sans normes).  

Il existe déjà une instance d’arbitrage au sein de l’OMC : c’est l’ORD (organe de règlement des différends). Cet organisme a rejeté la demande de la France contre l’importation de viande de bœuf élevé aux hormones. Il l’a fait au motif que les questions de santé publique n’entrent pas en ligne de compte dans l’organisation de la concurrence et il a condamné la France à dédommager les États-Unis ! Toutefois,  l’ORD a encore une instance d’appel où siègent des magistrats, cette affaire est donc encore en cours. Le projet de traité transatlantique ne veut aucun recours. Son modèle est encore ailleurs : dans le pire !

Le mandat de négociation pour le grand marché transatlantique voit très loin. Il prend pour modèle le mécanisme de règlement des différends en vigueur depuis vingt ans dans le cadre de l’accord de libre-échange de l’Amérique du Nord (l’ALENA). Ce mécanisme ne prévoit pas d’instance d’appel ; les groupes d’arbitrage sont constitués de personnes privées qui délibèrent à huis-clos, sans débat contradictoire. Aussi, dans les trente affaires où une firme privée américaine a attaqué le Canada, le Canada a perdu. Par contre dans la quinzaine de cas où des firmes privées canadiennes et mexicaines ont attaqué les États-Unis, ces firmes ont perdu. En clair personne n’a jamais gagné contre une firme américaine ! Voilà le type de règlement des différends qu’on voudrait mettre en place pour l’Europe !

Dans le cas de l’ALENA, on constate que les États-Unis ne sont pas un partenaire fiable. Ils ont continué à protéger leurs firmes industrielles et leurs géants agricoles en dépit des accords. Cela a eu des conséquences terribles pour le Mexique : d’importateur net de céréales, il y a vingt ans, le Mexique est aujourd’hui importateur. Il a perdu des centaines de milliers d’emplois dans l’agriculture.

Aux États-Unis, le principe de précaution n’existe pas. Tout est acceptable tant qu’un danger n’est pas scientifiquement démontré : on considère qu’il n’y a pas de risque tant que la menace n’est pas avérée. La perception du risque (et pas seulement en matière de santé) n’est pas la même. Le danger est donc très grand de voir contesté, par des firmes privées, les normes que nous avons élaborées péniblement en dépit de la résistance des lobbies, de les voir balayées comme par un tsunami. Encore une fois, ce sont nos valeurs qui sont en cause. C’est une société sans normes qui se profile (d’où l’intérêt de diffuser ces idéologies qui contestent toute espèce de normes, même les plus anciennes, mêmes celles qui semblent relever de la nature).   

image 2Où en sommes-nous ? — Il n’existe déjà plus de droits de douane entre l’Europe et les États-Unis. Ceci, à l’exception du domaine agricole où l’Europe se protège. Un abaissement des droits de douane dans ce secteur serait pour l’Europe une catastrophe. Si la compétition devient totale dans ce domaine, l’Europe subira une arrivée massive de blé et de soja américains génétiquement modifiés. Elle ne pourra garder sa compétitivité qu’en intensifiant le caractère industriel de son agriculture ; elle devra renoncer définitivement à une agriculture reposant sur des circuits courts. Elle devra avoir recours encore davantage à des produits chimiques et renoncer à toutes normes sanitaires ou environnementales. Tout cela aboutira à une perte énorme d’emplois dans le secteur agricole.  Ce seront nos paysages et nos modes de vie qui seront bouleversés.  

L’objectif des négociateurs du grand marché est d’aboutir en 2015. C’est le dernier moment où les gouvernements pourront faire valoir un désaccord, celui où se décidera notre avenir. Nous savons maintenant de quoi il risque d’être fait. Il nous reste à dire de quoi nous voulons qu’il soit fait.

De quoi l’avenir sera-t-il fait ? (2)

image 1Des choses très inquiétantes se profilent à l’horizon. Déjà des menaces se sont réalisées. Les accords de l’OMC, adoptés en 1994 à Marrakech, ont été signés par la Communauté Européenne. Ils ont été ratifiés par les États membres et sont entrés en vigueur le 1er janvier 1995. Mais, puisque c’est elle qui les a signés, c’est la Commission européenne qui est gardienne de ces accords. Nous subissons depuis lors, dans ce domaine comme dans les autres,  les initiatives de la Commission puisqu’elle est seule, en vertu des accords européens, à avoir un pouvoir d’initiative. La Commission propose, le conseil des ministres adopte, puis la Commission met en œuvre.  Or cette Commission européenne milite pour l’idéologie néolibérale à la base des accords de l’OMC. Elle nous ramène au laisser faire, laisser passer du 19ème siècle. Elle s’empresse de le mettre en œuvre par ses propositions de directives et ses propositions de règlement.

Une des dernières recommandations de la Commission au gouvernement français est d’accélérer la libéralisation du transport ferroviaire de passagers en vue de réduire son budget. Cette mise en concurrence des transports est un élément de l’AGCS. Elle met au service du privé le réseau ferré créé avec l’argent des contribuables. Il en était déjà ainsi pour le fret,  demain, puisque la Commission européenne presse le gouvernement français d’aller plus loin, ce sera également des wagons de voyageurs qui emprunteront le réseau public. Or, dans l’AGCS, il y a une disposition qui s’appelle le « principe du traitement national ». Cette disposition a pour conséquence que l’on passe nécessairement de la libéralisation à la privatisation puisqu’elle dit que les pouvoirs publics doivent accorder au secteur privé ce qu’ils accordent à leurs propres activités de service. Ils n’ont évidemment pas les moyens de le faire : ils n’ont donc d’autre choix que de céder le secteur public au privé : les idées deviennent des obligations. Les conséquences peuvent être dramatiques. Songeons  à ce qui risque d’arriver au secteur de l’éducation s’il est pris dans la tourmente: dès l’instant où l’on décide que l’AGCS s’applique à l’enseignement universitaire (par exemple), ce que la France consacre à ses universités pour le salaires des enseignants, la construction et l’entretien des bâtiments, elle devra l’accorder également à une section en France d’une université étrangère. Une université qui viendrait s’installer à Paris serait en droit, en vertu du principe du traitement national, de demander au gouvernement français exactement le même niveau d’intervention que celui qui est accordé à la Sorbonne. Si on généralise le principe, on voit bien qu’il n’est pas tenable : le pays receveur serait en situation d’avoir à privatiser ses propres institutions sous peine d’être traduit devant le tribunal de l’OMC et d’être condamné à payer d’énormes compensations.

image 2L’OMC a une nomenclature qui distingue douze secteurs de services : les services financiers, l’éducation, les transports, la santé etc. Le douzième secteur permet de rien oublier puisqu’il s’appelle « divers ». Derrière les douze secteurs, il y a cent-soixante sous-secteurs. Ainsi toutes les activités de service sont couvertes. La définition des services de l’AGCS est «tous les services de tous les secteurs » c’est donc bien tout ce qui fait la vie des citoyens qui est en cause. Toutes les activités humaines sont impactées mais le relais de la Commission européenne fait qu’on ne parle plus de l’OMC ; l’exécution de ses doctrines prend l’apparence d’idées européennes. La libéralisation est mise en œuvre alors que l’origine de la politique qui la fonde est occultée. C’est l’application d’une idéologie qui vise à transformer nos sociétés de telle sorte que le souverain maitre soit le secteur privé. La domination des monopoles, dont je disais dans ma série d’articles « comprendre la mondialisation » qu’elle était la mondialisation véritable, se met en place.

Avec le grand marché transatlantique, une énorme étape s’apprête à être franchie.  Le démantèlement du cadre de nos vies, que nous voyons s’imposer depuis des années, est acté. Il devient l’obligation de demain ; il est inscrit dans un agenda, dans des décisions sur lesquelles nous n’avons pas été consultés. Nous ne serons pas consultés même si en France l’article 53 de la Constitution exige que la ratification des traités revienne au Parlement car il est prévu faire ratifier ce grand marché par le seul parlement européen pour l’ensemble de la communauté.

image 3Le mécanisme de l’AGCS veut qu’il y ait une démarche d’engagement des États. Mais avec le grand marché transatlantique, le mandat contient des articles qui prévoient qu’on aille vers une application complète. Ces articles se donnent « le haut niveau d’ambition d’aller au-delà des accords de l’OMC ». Ils considèrent qu’on n’est pas allé encore assez loin et assez complètement dans l’application des accords de l’OMC et qu’il faut accélérer leur mise en œuvre pour qu’elle soit totale. Nous allons voir se multiplier les tentatives de marchandiser l’eau, l’énergie, les ressources naturelles et les activités de services. Elles sont en cours, elles sont bien avancées, même si on peut  encore espérer revenir en arrière particulièrement dans les domaines où des droits fondamentaux sont en cause. Attention, la porte se referme : avec le grand marché transatlantique, le verrouillage menace. Alors serait réalisée l’espérance formulée par David Rockefeller en 1999 : « transférer le gouvernement des peuples au secteur privé ».

Nous continuerons à explorer ce futur cauchemardesque dans un prochain article. Pour le moment, réfléchissons à ce que nous savons déjà et discutons-en.  

De quoi l’avenir sera-t-il fait ? (1)

image 3L’avenir est toujours entouré d’un voile qui nous empêche de deviner ce qui se profile à l’horizon, mais parfois aussi cela nous est volontairement caché. Si nous ne faisons rien pour anticiper, pour connaitre le futur et le changer, nous ne ferons que le subir. Encore faudrait-il que nous parvenions vraiment à comprendre le présent. Forts d’une telle connaissance, nous ne pourrions sans doute pas dire ce que sera le futur mais au moins ce qu’il risque d’être si nous ne faisons rien. Ainsi la prochaine étape de la mondialisation plus que tout est soustraite à notre connaissance. Nous pouvons pourtant la deviner.

Nous avons l’OMC et, plus encore depuis le début des années 2000, l’AGCS (l’accord général sur le commerce des services). Dans le prolongement de ces accords, en gestation, nous avons le traité de partenariat sur le commerce et l’industrie qui est négocié en ce moment entre l’Union Européenne et les États-Unis, ceci dans le silence des médias et le quasi secret. Le 14 juin 2013, le Conseil des Ministres européens a donné mandat à la Commission Européenne pour négocier avec les USA ce qui a été appelé un « partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement ». Ce projet est présenté comme une mise à jour, une amplification, des accords de l’OMC. Les quarante-six articles du mandat accordé à la Commission lui confient les questions de l’accès aux marchés, l’accord général sur le commerce des services, les droits de propriété intellectuelle et ce qui est appelé « les accords annexes » c’est-à-dire tous les accords suscités par l’OMC et l’AGCS. A cela s’ajoute le retour de l’AMI (l’accord multilatéral sur l’investissement) qui fut négocié dans le plus grand secret par le gouvernement Jospin avant que la pression populaire, en 1998, oblige la France  à se retirer de la négociation.

Les accords en discussion portent sur le « commerce » mais, derrière ce mot, c’est de choix de société qu’il s’agit. La question est celle des valeurs qui touchent tous les aspects de la vie. Il ne s’agit pas seulement de mettre en concurrence les activités de service, (auxquelles nous faisons appel à chaque instant tout de même). Il s’agit de lever toute entrave à leur soumission à la loi du profit, de faire en sorte que les questions de qualité de vie, d’environnement, de santé, de norme sociales ne viennent pas y faire obstacle. Ce qui est en cause, c’est tout ce qui, dans une société organisée, constitue le bien commun. Car, il faut encore revenir là-dessus, une société organisée n’est pas la juxtaposition d’individus mus par leurs pulsions. Sans normes, sans une forme de vie commune c’est-à-dire sans bien commun, il n’y a pas de société. Je renvoie là-dessus à la lecture de « la cité perverse » de Dany Robert-Dufour.

Le grand marché transatlantique que l’on veut construire s’inscrit dans cette philosophie néolibérale qui nie la société, qui nie que la société soit légitime quand elle adopte et qu’elle protège des normes. Il faut ici avoir en mémoire et bien à l’esprit le ressort caché de l’urgence à remettre en question une institution millénaire comme la famille dont nous avons été les témoins il y a maintenant près d’un an. Question qui n’est pas près de se clore, d’autant qu’elle est relancée par les menaces nouvelles qui pèsent sur les prestations familiales depuis le « pacte de responsabilité ». Cette tentative de déstructuration sociale converge dans ses visées avec la déstructuration des régions portée par le projet d’Europe des régions. Il s’agit de briser l’égalité républicaine des territoires (communauté de langue et de législation), de créer des pôles et des périphéries, de mettre les métropoles en concurrence. (voir à ce sujet mon récent article : manœuvres factieuses). Ainsi tout converge : dans les négociations transatlantiques, c’est de normes encore, ou plutôt de remise en question de normes, dont il s’agit, bien plus que de commerce ou d’investissement. Nous sommes, à nouveau, en face d’un énorme conflit de valeurs.

Le préambule du projet de traité dit qu’il met en œuvre des valeurs communes aux États-Unis et à l’Europe et il est vrai que les États-Unis et l’Europe partagent la référence aux libertés fondamentales promulguées à la même époque des deux côtés de l’atlantique. Mais ce qui est en question, c’est la manière de les mettre en œuvre, et c’est surtout la question de leur prolongement sous la forme des droits fondamentaux : la question des droits promulgués par la déclaration des droits de 1948 et des autres droits encore en discussion (ou plutôt objets de lutte) comme le droit au logement.

image 1L’Europe et les États-Unis ont-ils vraiment des valeurs communes ? — La conception de l’État n’est pas du tout la même des deux côtés de l’Atlantique. Aux États-Unis, l’État n’est pas pensé comme le gardien du bien commun, de l’intérêt général. La protection de l’intérêt général est laissée à l’initiative des citoyens, c’est une affaire d’associations, de lobbies et de cabinets d’avocats qui portent les réclamations devant la justice. En Europe, la conception de l’État est celle issue des philosophes des Lumières et de la Révolution française. Elle s’est traduite par le développement de services publics. L’Europe considère que l’accès de tous aux soins en matière de santé, que l’accès à l’éducation, sont des droits fondamentaux. Il revient aux services publics de les mettre en œuvre. Il en va ainsi de la Sécurité Sociale. La différence, dans ce domaine, est claire : aux États-Unis, le président Obama a dû faire un cadeau de trente milliards de dollars aux assurances privées pour, en final, ne même pas parvenir à mettre en œuvre une assurance qui concernera la totalité des citoyens. La différence se situe également dans le rapport à la religion (qui est omniprésente aux USA). L’Europe et surtout la France sont encore laïques.

Les traités ratifiés ou non sont révélateurs, que nous apprennent-ils ? — L’OIT (l’organisation internationale du travail) existe depuis la fin de la première guerre mondiale. En son sein patrons, syndicats et États ont négociés des conventions. Les pays européens les ont toutes ratifiées, les États-Unis n’en ont ratifiée aucune ! Dans le domaine de l’environnement, la convention de Kyoto, celle de Rio sur la biodiversité, n’ont pas été ratifiées par les USA ! Quelques soient les crimes qu’il ait pu commettre, un citoyen américain ne peut être jugé que par des tribunaux américains. Du coup les USA n’ont pas ratifié la convention internationale sur les droits de l’enfant parce qu’un pédophile américain ne pourrait être jugé à l’étranger. Il en va de même avec le traité de Rome créant la cour pénale internationale. Un génocidaire américain ne peut pas y être jugé. La France a ratifié la convention de l’UNESCO sur la protection de la diversité culturelle, les États-Unis ne l’ont pas fait.

image 2Où sont donc ces valeurs communes, alors ? Si nous allons vers des valeurs communes, quelles seront ces valeurs ? Quelles valeurs veut-on nous imposer ? Quel avenir veut-on construire ? Ce qui se laisse deviner des dernières négociations n’est guère rassurant. Mais il faut aller plus loin, non dans la contemplation d’une boule de cristal mais dans l’analyse. C’est un travail qui sera poursuivi dans un prochain article. Deviner l’avenir n’est pas affaire d’intuition, c’est un travail.

Au MEDEF

image 1— Trente milliards ! Messieurs, débouchons une bouteille de champagne et votons nous quelques bonus pour fêter ça.

Sophieee ! N’oubliez pas d’envoyer une boîte de chocolats à Monsieur Hollande …. Et joignez-y ma carte ! Ah ! Ah ! Ah !

Vous rendez-vous compte, Messieurs, que nous allons pouvoir en finir avec ces allocations familiales. Nous leur avions déjà dit que la famille, ce n’est plus fait pour élever ses enfants, c’est juste pour la galipette, par devant, par derrière, comme on veut. Mais assez de moutards !

Ah ! Ils veulent tout pour leurs moutards ! Des crèches, des écoles, des universités et même du travail ! Il leur faut des vacances à la mer, du temps libre et aussi des écrans plats ! Et puis quoi encore ??

— Charles-Henri, les écrans plats, c’est moi qui les vends !

— Fais les fabriquer par les Chinois et vends les aux  américains.

— Je le fais déjà. Mais tu as raison pour les vacances. Ils envahissent les côtes. Ils ont même voulu un passage entre ma villa du Cap d’Antibes et la mer. Ils passent toute la journée, ils lorgnent la piscine et la piste d’hélicoptère. Je suis sûr qu’il y en a qui pissent sur mon mur !

— Tu en as parlé à Manuel !

— Il va s’en occuper. Il m’a assuré qu’il va faire un exemple. Il est doué ce petit. Faudra penser à lui pour les calmer …. Mais qu’est-ce qu’on entend ?

— Sophieeee ! Allez voir ce qui se passe !

— Monsieur, il y a des gens plein la rue et qui crient ! Ils ont des banderoles et des drapeaux.

— Des banderoles et des drapeaux ! C’est la coupe du monde de football ?

— Non Monsieur : je m’excuse de le dire Monsieur, mais mais ….

— Mais quoi ??

— C’est des drapeaux rouges, Monsieur, et ils crient qu’ils veulent leurs droits !

—-   Ils sont devenus fous ? Quels droits ? Messieurs, quelqu’un pourrait-il m’expliquer.

— Charles-Henri ! Ne vous en faites pas, on va les faire voter. Ils aiment voter. Tout est déjà prévu.

— En attendant, envoyez-leur la police, qu’ils dégagent et que nous puissions travailler en paix.

Sophieee ! Appelez Monsieur Valls !

— Monsieur, je m’excuse, mais… mais …

— Mais quoi ???

— J’ai déjà eu Monsieur Valls. Il dit que la police est avec eux. Elle veut des effectifs et des moyens, elle veut s’occuper de ceux qui pillent les caisses de l’Etat !

— Messieurs, quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe !

Sophieee, c’est quoi tout ça ???

— Monsieur, Charles-Henri, je m’excuse mais… mais …… Je crois bien que c’est une révolution.

Anselm Jappe : critique de la valeur

image 1J’ai entendu aujourd’hui même Anselm Jappe sur France culture. J’avoue que j’ai été surpris par ce monsieur qui semble tout juste avoir réinventé la roue. J’ai fait une recherche sur internet et je suis arrivé à une vidéo à l’adresse : http://paresia.wordpress.com/2012/05/13/anselm-jappe. Mon impression est la même.

Le voilà qui nous dit que le capitalisme ne se résume pas à la propriété privée des moyens de production et à l’exploitation du travail d’autrui. Toutes les sociétés ont plus ou moins connu une appropriation privée des moyens de production et une forme d’exploitation (excepté les différentes formes de communisme primitif). Mais qui dit le contraire ? Ce qui caractérise le capitalisme c’est un mode d’appropriation lié à un mode de production. Dans ce terme il faut considérer les deux faces : la classe sociale qui possède les moyens de production et l’autre qui en est dépossédée. Il faut ensuite considérer leur rapport différent des formes précédentes. Ce rapport est le salariat. Entre capitalistes mais aussi entre travailleurs le rapport est basé sur la concurrence.  Il faut aussi considérer que la production ne vise que médiatement la satisfaction des besoins. Tout cela est lié à un développement des forces productives et aux rapports de production induits.  L’entreprise capitaliste produit pour un marché et son produit prend la forme d’une marchandise. Et c’est parce qu’il y a salariat et donc qu’il y a vente de la force de travail, c’est aussi parce qu’il y a production de marchandises mises en concurrence sur un marché que la valeur de ces marchandises est mesurée  par la quantité de travail qu’elles représentent. On ne peut pas, par conséquent, séparer la question de la valeur de celle de la forme d’appropriation. On ne peut donc pas, comme le fait Anselm Jappe, faire la critique de la valeur sans faire celle de la forme d’appropriation et du système tout entier dans tous ses aspects.

Anselm Jappe attribue « au marxisme traditionnel » la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit moyen. Il faut lui rappeler qu’elle se trouve dans le Capital de K. Marx et qu’on ne peut pas comprendre sans elle le dynamisme du système capitaliste et ses phases successives.  On ne sait pas bien non plus qui sont ces marxistes qui critiqueraient le capitalisme financier sans voir qu’il est lui-même un produit de l’évolution la plus actuelle du capitalisme. En voilà une découverte !

image 2Anselm Jappe parle du travail abstrait pour l’opposer au travail concret. Il me semble qu’il ne voit pas que chez Marx la notion de travail abstrait est problématique (et surtout dynamique) et que c’est d’ailleurs avant tout un travail social. Le concept de valeur est présenté dans le livre I du capital comme nécessaire à la compréhension de l’échange. Mais ce n’est que plus tard que la notion de valeur devient elle-même plus concrète : quand on en arrive au caractère social de la production et à l’ouverture universelle des marchés. Autrement dit, le caractère abstrait du travail n’est pas une donnée mais quelque chose qui est toujours en train de se réaliser. La valeur est toujours une réalité dynamique qu’on ne comprend vraiment que si on passe par la question de la péréquation des taux de profit et à travers elle à la passation sous la même toise de tous les capitaux et de là de tous les travaux divers. Il me semble que le discours d’Anselm Jappe  substantifie la valeur ou au moins la simplifie à l’extrême. Il en fait la quintessence du capitalisme en gommant ainsi la complexité de l’analyse de Marx.

Dans l’exemple qu’il utilise du nombre de chemises plus important produit par le système industriel, il me semble qu’Anselm Jappe confond valeur et richesse (ce qui rend son discours confus). En produisant plus de chemises avec moins de travail, on produit moins de valeur mais plus de richesse. Sur le marché, c’est celui qui propose plus de richesse pour moins de valeur qui l’emporte (précisément à cause du mécanisme de péréquation).

Dans son exposé, Anselme  Jappe passe de la question de la valeur avec l’exemple de la délocalisation en Chine à celle du crédit sans passer par la question des crises de surproduction et à la tendance inhérente au système à la surproduction. Il manque un maillon essentiel pour comprendre. Il aurait fallu aussi évoquer le sous-emploi des facteurs de production ainsi qu’en clair celle de la sur accumulation du capital.

image 3Bref, Anselme Jappe nous fait un exposé assez  moyen de ce que toute personne qui a un peu lu Marx connait. Surtout son exposé se termine par un tableau pessimiste qui ne propose rien d’autre que la démobilisation. Il exploite le fond légué par Marx pour se faire connaitre mais sans courir les risques pris par Marx qui a aussi créé la 1ère et la 2ème internationale et qui n’en est donc  pas resté à une déploration savante. Je ne connais pas la théorie que développe Anselm Jappe mais je soupçonne qu’elle va dévier vers une critique essentiellement sociétale.

Comprendre la mondialisation : 6 (conclusion et perspectives)

image 3La science comme force productive : plutôt que d’appeler de ses vœux le développement d’un « patriotisme constitutionnel » comme le fait l’école de Francfort, il suffit d’identifier un développement de forces productives[1] porteur d’une nouvelle démocratie. Ce qui très facile et se voit aisément : en effet, ce qui caractérise les secteurs économiques en forte croissance, c’est leur fort potentiel en travail qualifié. Le capitalisme moderne et mondialisé exige toujours plus de travailleurs hautement diplômés et compétents, disposant de savoirs très pointus acquis au cours d’une formation universitaire longue. Le techno-centre Renault, qui s’est illustré dans l’actualité récente comme un lieu de souffrance au travail provoquant de nombreux suicides, est une unité où se concentrent des ingénieurs hautement qualifiés et spécialisés. Ces ingénieurs sont eux-mêmes la force productive dont le développement fait craquer les cadres rigides des managements, parce que, par sa compétence, elle remet en question le pouvoir discrétionnaire d’une direction dépassée par son savoir. C’est précisément parce qu’ils sont, par leur compétence, l’essentiel des forces productives que sont mis en œuvre des techniques radicales pour contraindre ces salariés hautement qualifiés à se plier aux exigences de la logique du profit immédiat. Ces ingénieurs sont suivis  dans la mise en œuvre de compétences par la masse des ouvriers de l’industrie dont les tâches exigent toujours plus le développement de la technicité de leurs capacités de travail. Il y a sans doute peu de secteurs de l’économie où le développement des nouvelles technologies ne s’accompagne pas d’une exigence du développement des connaissances et des capacités d’initiative et d’adaptation des travailleurs. On a donc clairement un développement des forces productives intellectuelles porteur d’une exigence de démocratie économique aussi bien que politique.

L’idéologie propriétaire comme moyen d’en capter le produit : Ce n’est pas une nouveauté que de dire que la science tend de plus en plus à devenir une force productive directe que le capitalisme a beaucoup de difficulté à maîtriser du fait que par nature elle a tendance à échapper au principe de la propriété privée. De là vient le développement récent de  « l’idéologie propriétaire » qui s’impose aujourd’hui comme un obstacle majeur à la démocratie économique. Il faut rappeler ici, telle que la présente l’économiste Benjamin Coriat, l’origine et la nature de cette idéologie qui est le cœur même de l’idéologie libérale. Elle est apparue dans les années 1980 quand les Etats-Unis se sont rendu compte que le Japon les devançait dans le domaine des hautes technologies et qu’ils ne pouvaient pas résister à la concurrence des pays émergents dans les industries de base. Leur économie était prise en tenaille, mais leur recherche restait la première du monde. Pour la valoriser, ils ont développé cette « l’idéologie propriétaire ».

 Ils ont « constaté » que les marchés ne savent pas rémunérer la recherche.  Ils ne sont autorégulateurs que lorsque les agents ont un droit exclusif sur leurs produits. Or, lorsque qu’une connaissance est librement partagée, son coût de reproduction (l’enseignement) est moins élevé que son coût de production (la recherche).  Les agents économiques vont donc l’évaluer au coût de reproduction et non au coût de production : le producteur se trouve ainsi lésé et l’innovation est menacée de se tarir puisque son producteur n’a pas intérêt à la mettre sur le marché. Pour corriger cela, il fallait évaluer l’innovation à son coût de production et donc développer un droit exclusif sur les connaissances nouvelles : il fallait breveter les connaissances. Cela a été fait en développant la propriété intellectuelle et en la faisant avaliser par les instances internationales. Ce qui permettait, miraculeusement, aux Etats-Unis de retrouver une compétitivité.

                L’idéologie propriétaire conclut de cela que la propriété exclusive est la garantie du bon fonctionnement des marchés et par extension de l’efficacité économique. Pour être correctement évalué et échangé sur un marché efficace, tout doit donc devenir objet de propriété. Et d’abord l’entreprise : elle doit être considérée comme un nœud de contrats entre propriétaires individuels (et non comme un lieu où les intérêts des « partenaires sociaux » devraient s’équilibrer). Pour que l’entreprise soit efficience, la propriété de chacun des contractants (de chaque actionnaire) doit être pleine et entière. La gestion doit chercher à maximiser la satisfaction des actionnaires (pour que chacun retire le prix entier de son apport). L’entreprise doit donc être gérée dans l’intérêt exclusif des actionnaires. La traduction de cette théorie est le management tourné vers  la « création de valeur pour l’actionnaire ». Selon cette idéologie et a contrario : une collectivité sans propriétaires n’a pas de réalité. C’est ainsi que Margaret Thatcher a pu dire que la société n’existe pas ! Ne pouvait exister, selon elle, que l’individu propriétaire, éventuellement associé à d’autres propriétaires. Selon l’idéologie propriétaire, c’est la propriété qui fait la valeur. La valeur est exclusivement produite par les actionnaires et ils ont donc le droit de l’accaparer toute entière. Tout doit devenir l’objet de propriété, il ne doit pas y avoir de biens publics. Le vivant lui-même peut et doit être breveté. Décoder un gène, c’est en acquérir la propriété (puisqu’on a acquitté le coût de production de sa connaissance).

   image 2             Une idéologie qui fait de l’ingénieur la propriété des actionnaires : Cette idéologie a paru d’abord si absurde, qu’on a négligé de la combattre. Seulement une idéologie n’est pas seulement discours, c’est aussi une force matérielle qui s’inscrit dans le droit et mobilise les institutions. Elle a un effet certain au niveau macro-économique, mais elle se fait aussi sentir à l’intérieur de l’entreprise par le traitement despotique que subissent les ingénieurs et techniciens : ils deviennent eux-mêmes objet de propriété pour l’entreprise. Ils lui abandonnent le produit de leur savoir et doivent signer des clauses de confidentialité et de non-concurrence. Alors qu’ils étaient traditionnellement de libres agents de la direction des entreprises et qu’ils étaient les alliés « naturels » des propriétaires capitalistes, ils sont devenus leurs captifs. Ils subissent une oppression différentes de celle subie par les ouvriers, mais qui est parfois plus pesante encore puisqu’elle veut leur dicter leurs agissements mais aussi maîtriser l’usage qu’ils font de leur savoir et de ses produits. Ce fait rend possible et envisageable un renversement d’alliance puisque les ingénieurs et techniciens ne peuvent se libérer de cette oppression qu’en en libérant aussi les ouvriers. Il est d’une importance capitale car il ouvre la perspective d’une sortie de la mondialisation capitaliste – non comme un retour au cadre étroit des Etats-Nations mais comme passage à une économie fondée sur la coopération et la rationalisation des échanges.

                Perspectives nouvelles : La question de la démocratie économique se trouve dès-lors  posée dans l’entreprise et on comprend pourquoi les organisations syndicales en discutent et organisent des colloques pour en étudier la mise en œuvre. On ne s’étonne pas que le colloque tenu en juin 2009 dans le cadre d’Espaces Marx ait mobilisé des intervenants et des travailleurs venus des entreprises du plateau de Saclay. Un tel colloque ne pouvait manquer de s’opposer à l’idéologie propriétaire et à  l’organisation moderne du travail. Ainsi, la prise de parole d’« un intervenant, expert en économie sociale » est résumée en une critique et une interrogation : il « évoque les effets délétères de la concurrence marchande sur la science. Parler de connaissances compétitives, c’est faire des connaissances un outil au service du marché – ce qui est contraire à la science ». Il demande : «  Comment trouver des lieux et des moments de rassemblement des travailleurs alors que tout est cloisonné ? ». Dans une autre table ronde, une intervenante fait le même constat : « Dans les faits,  [l’économie informationnelle] renforce l’exploitation par l’individualisation, casse les collectifs, individualise l’évaluation de la performance – ce qui accroît la souffrance au travail. L’enrichissement des compétences ne s’accompagne pas de plus de démocratie ». Le lien entre ces constats et le diagnostic d’un autre participant, n’est pas fait clairement. Ce diagnostic, encore superficiel, va dans le sens de notre analyse. Il est le suivant : «La norme de liberté totale de circulation du capital est la base de toutes les règles européennes …  [elle] n’est possible que par la destruction du droit du travail ». La question de la démocratie économique se pose dans l’entreprise ou le groupe mais aussi au niveau des relations internationales et particulièrement dans l’allocation du capital entre les diverses parties du monde mises en concurrence par le capital.

                La démocratie économique : l’objectif parait clair pour tous les participants au colloque : « la démocratie économique, c’est la capacité de faire des contre-propositions sur les finalités de la production, d’interroger et de modifier radicalement les critères de gestion ».  Il s’agit « de renforcer les pouvoirs d’intervention des représentants des salariés de toute la communauté de travail, donneurs d’ordre et entreprises sous-traitantes, de favoriser le droit d’alerte et la construction de propositions alternatives aux choix stratégiques, de consolider l’exercice des libertés syndicales et de la citoyenneté dans l’entreprise ».  Mais le syndicaliste qui propose ce programme ne semble pas mesurer le défi majeur que représente sa conclusion et ce qu’il implique de combat politique aigu. Il  termine ainsi : « Démocratiser l’économie est un combat contre l’arbitraire patronal et actionnarial, et donc, forcément, un combat pour une autre partage des richesses produites ». C’est un sociologue, membre du CNRS, qui évoque la problématique décisive : « Elle consisterait plutôt en une véritable réappropriation citoyenne des moyens de production, bien au-delà de l’intervention des salariés dans les stratégies d’entreprises ou d’une répartition équitable des profits ». S’il peut aller à une conclusion si radicale, c’est qu’il a basé son analyse sur le constat de « l’ampleur des crises écologique, économique et financière que traverse aujourd’hui le capitalisme ».  Effectivement, il semble bien qu’envisager « un nouveau mode de développement respectueux de l’environnement naturel et social », ce n’est pas seulement vouloir modifier le pouvoir dans l’entreprise, ni même le mode de gestion du système, c’est vouloir modifier le mode de production lui-même. C’est remettre en cause la mondialisation capitaliste et proposer une autre économie, une autre société, d’autres rapports internationaux.

                Le problème d’alliance stratégique, d’alliance entre les ingénieurs et techniciens auquel notre analyse a abouti, se retrouve dans l’intervention de ce sociologue ; il dit : « Prenons par exemple le cas des cadres et ingénieurs des grandes entreprises, délégués du capital dont on dit qu’ils sont fragilisés depuis les années 1990. Longtemps perçus comme les piliers des organisations productives, un désengagement de leur part affaiblirait considérablement le capitalisme et ferait des cadres les instigateurs privilégiés de la démocratie économique ».

           image 1    Conclusion optimiste : il est intéressant pour moi de constater qu’on retrouve mes principales thèses dans les actes d’un colloque réunissant des organisations syndicales, des chercheurs et des représentants des collectivités locales. Cela ne prouve évidemment pas leur justesse, mais cela confirme au  moins leur pertinence. Ce qui apparait dispersé dans les interventions du colloque est réuni dans  l’analyse que j’ai développée depuis « comprendre la mondialisation : 1 » en un ensemble qui s’efforce de progresser dans une analyse suivie. Il est normal que les organisations syndicales se soucient d’abord des actions qu’elles peuvent mener concrètement en fonction de la spécificité des entreprises où elles sont implantées. La cohérence d’une analyse d’ensemble ne leur est pas nécessaire dans l’immédiat de leur action. Elle en revanche mon seul souci.

                Nous pouvons néanmoins laisser la conclusion à un participant au colloque qui parait voir plus loin que les autres : « La démocratie est un processus et non une institution, ni un « état » de société. Du point de vue de la dialectique de l’histoire, la lutte pour la démocratie est la lutte des opprimés et des dominés pour imposer leurs propres intérêts et besoins dans un agenda qui serait autrement imposé par les riches et les puissants. La lutte pour le suffrage universel (tous égaux devant les urnes) a été une lutte pour la représentation des classes pauvres et laborieuses dans le but de promouvoir les droits du travail dans la société « bourgeoise ». La limitation du temps de travail, la protection sociale, ont évidemment déterminé le fonctionnement de l’économie d’alors. En ce sens, c’était une lutte pour la démocratie économique.

                Nous devrions donc parler de démocratiser l’économie ou encore d’une économie plus démocratique (plutôt  que de parler de démocratie économique), comme réponse actuelle à nos problèmes actuels. Et aujourd’hui démocratiser l’économie est très lié à la question de la démocratisation de l’Etat». En ce sens la démocratie économique est la réponse à la domination du    «capitalisme des monopoles généralisés, financiarisés et mondialisés »


[1] Il faut rappeler que les forces productives ne sont pas constituées uniquement des moyens matériels de la production. Elles comprennent les moyens de travail et les hommes qui les utilisent (force de travail) et leurs techniques. Elles sont donc constituées des moyens de travail,  des méthodes de production, du niveau de la science et de la technique.

Comprendre la mondialisation : 5

image 2La question de la démocratie est posée : le capitalisme des monopoles en appelle partout dans le monde à l’intervention publique. Il est en situation, s’il veut être aidé, d’avoir à concéder des droits à ceux qui sont à la fois travailleurs et contribuables et qui, comme électeurs, peuvent amener au pouvoir des représentants qui leurs soient favorables. Alors même que depuis le début du siècle, en France comme partout dans le monde, le capitalisme travaille à détruire l’État social de l’après-guerre, qu’il s’efforce de briser l’efficace protection contre les effets de la crise que procure la solidarité organisée, tout devrait conduire au contraire à les étendre et même à les renforcer. C’est à un capitalisme idéologiquement affaibli qu’est posée la question de la démocratie économique. Le dogme néolibéral de l’État minimal n’est plus tenable quand partout dans le monde on demande l’intervention de la puissance publique et le secours de fonds publics. Il n’est pas possible durablement de demander la socialisation des pertes et de refuser celle des responsabilités. Quand l’État met en gage, comme aux États-Unis, des moyens équivalents à la moitié du PIB, il devrait être en position d’imposer des contreparties. Qu’il puisse ne pas le faire sans soulever de véhémentes protestations donne la mesure de l’anesthésie des opinions publiques et de l’affaiblissement des bases de la démocratie.

Où est le totalitarisme ? Pour parer à cette menace, les prétendues « démocraties occidentales » agitent plus que jamais l’épouvantail du « totalitarisme » et son contre-modèle « les droits de l’homme » : mais qu’est-ce qui est totalitaire aujourd’hui sinon le fonctionnement des grands groupes capitalistes. Dans son ouvrage « Lénine, les paysans, Taylor », le sociologue Robert Linhart montre que l’organisation du travail est aussi et toujours un dispositif de domination. Le capitalisme néolibéral pousse ce dispositif à son extrême limite. Depuis environ 2003, il a renforcé le pouvoir discrétionnaire de l’employeur par l’introduction de méthodes de gestion individualisée des performances. Ces méthodes, couplées à l’enregistrement de l’activité (la traçabilité) et articulées à des menaces de licenciement, ont transformé en profondeur le monde social du travail. Le mesurage comparatif des performances entre les travailleurs n’a pas apporté de la « justice » dans le jugement et le traitement des salariés. Il a au contraire exalté la concurrence entre les individus et généré le chacun pour soi : un isolement individuel et une méfiance généralisée d’autant plus exacerbée qu’on monte dans la hiérarchie. Les fondements de la loyauté, de la confiance, de l’entente, sont sapés. La solitude et la peur sont entrées dans l’entreprise. Comme dans la société totalitaire le contrôle « policier » est partout. Sur le lieu du travail, organisé en « open space », chacun est à chaque instant au vu de tous les autres mais pourtant chacun s’enferme dans sa fonction et n’échange plus que des messages techniques.  Chacun est tenu, souvent quotidiennement, de rendre compte de chacune de ses actions, que l’informatique enregistre par ailleurs à l’insu de ses utilisateurs. Les « reporting » se multiplient et les « procédures » sont de plus en plus contraignantes. La séparation de l’espace public et de l’espace privé est abolie : le travailleur (particulièrement le cadre) doit être joignable à tous moments. Il est sommé de se conformer à la « culture d’entreprise » et de manifester sa soumission à la fois dans ce qu’il fait mais aussi dans sa pensée et même sa manière d’être (sa motivation). Le monde du travail devient ainsi le lieu d’une servitude généralisée caractéristique de la société totalitaire. A tout cela s’ajoute souvent un culte de la personnalité du « dirigeant ». Chaque travailleur est informé de chacun des déplacements de ce dirigeant, sa parole est répétée, ses initiatives sont vantées par le service « communication ». Il est traité à l’égal d’un demi-dieu et reçoit en gratification des sommes démesurées comme s’il était destiné à vivre plusieurs vies.

image 1Tous les ingrédients du totalitarisme sont présents : atomisation sociale, disparition de l’espace privé (société civile), contrainte et peur généralisée, propagande, culte de la personnalité, volonté de tout maîtriser. Le licenciement tient lieu de goulag et le contrôle de gestion de police politique. La propagande est organisée par la « communication interne ». Ce monde est si brutal qu’il conduit parfois à des suicides. Mais sa brutalité et son totalitarisme mêmes ôtent toute crédibilité à sa prétention de refuser toute remise en cause sous le prétexte d’un risque de « glisser dans le totalitarisme ». Ce qui est le plus contraire à la démocratie est ce qui la rend d’autant plus nécessaire et urgente. Il serait permis de rêver que ce soit la base d’un retour à la démocratie.

La solution proposée par l’école de Francfort : cependant, face à un tableau aussi sombre de la situation à la fois au niveau global (macro-économique) et au niveau local (micro-économique), comment s’y prendre pour rétablir un fonctionnement démocratique ? Une des solutions avancées est celle de l’école de Francfort représentée par Habermas et Apel. Cette théorie part du prérequis de toute communication : on ne peut pas parler à autrui sans penser que ce qu’on lui dit est ce qu’il a à entendre, à connaître, donc sans anticiper son accord. Toute communication est, par conséquent, en quelque façon, recherche d’un consensus. Or, on est tenu de parler à autrui car la vie sociale est communicationnelle. La recherche, la consolidation ou le rétablissement du consensus sont dès-lors toujours déjà présents dans la vie sociale. Ce fait anthropologique peut être la base d’un rétablissement de la démocratie puisqu’il nous apprend que la valorisation de la communication est seule à même de rétablir un accord démocratique. Il en est la condition première ou la condition fondamentale.

Ce fait anthropologique est effectivement en même temps auto-fondateur : car si la valorisation de la communication exige la soumission de chacun au consensus de tous qui est l’essence même de la démocratie, cela signifie que la valorisation de la communication exige que les consciences soient déjà soumises aux exigences de la démocratie et que la démocratie est en quelque sorte la condition de sa propre réalisation.

Face à un système qui se revendique de la démocratie et redoute de retomber dans la barbarie du totalitarisme, il s’agit de rétablir cette auto-fondation de la démocratie et donc de rétablir la valeur du consensus comme ce qui doit être recherché dans toute communication. Cela en reconnaissant justement que ce même système organise le repli individualiste et sape toute confiance et toute solidarité et qu’il vide la démocratie de tout contenu.  Pour Habermas, ce retournement d’un processus destructeur en processus salutaire est possible car c’est revenir à une norme antérieure aux normes : à la loi de vérité qui gouverne toute pensée et toute communication. Ce n’est pas changer l’homme mais le ramener à lui-même, à ce qu’il entend être. Pour appuyer cette affirmation Habermas se fonde sur l’anthropologie spéculative d’Arnold Gehlen à laquelle j’ai consacré un article critique le 4 mai 2013.

image 3 Il est possible, selon Habermas et Appel, de rétablir la démocratie communicationnelle en rétablissant un espace public où on écoute autrui pour pouvoir être soi-même écouté et où prévaut, dans ce dialogue rétabli, la loi du « meilleur argument ». Cela peut être compris comme un retour aux Lumières telles que les concevaient Kant : comme la sortie de « état de tutelle » c’est-à-dire la situation de l’homme hors d’état de faire usage par lui-même de sa raison. Et cela retrouve précisément le même problème d’auto-fondation. On ne sort de « l’état de tutelle » qu’en éveillant sa raison. On ne devient raisonnable qu’en faisant usage de la raison. Kant résolvait ce dilemme par l’éducation. Mais historiquement, ce n’est pas l’éducation qui l’a résolu : c’est le développement de la bourgeoisie et son besoin d’émancipation politique. Or, ce qui a été le moteur du développement de la bourgeoisie, ce n’est pas l’éducation : c’est le développement des forces productives. Il y a justement sur ce thème une production pléthorique qui voit dans le développement des technologies de communication modernes le ferment d’un renouvellement de la démocratie. Pourtant à peine proclamée cette « révolution twitter » se révèle être une révolution fondée sur la forme la plus archaïque de l’idéologie : sur le fondamentalisme religieux ! Le malentendu vient ici qu’on a confondu développement des forces productives et développement des formes ou des objets de consommation. Au dix-neuvième siècle, ce n’est pas la consommation en masse de cotonnades bon-marché qui a bouleversé l’ordre social, c’est l’introduction de la grande industrie et le développement du salariat, c’est-à-dire le développement des forces productives et le bouleversement des rapports de production qui l’a accompagné. Ce développement exigeait et  même provoquait la dissolution des communautés traditionnelles et des croyances et conceptions du monde ancestrales. Il rendait impossible le maintien de l’ordre ancien et nécessaire l’apparition d’un monde nouveau. La mondialisation comme domination des monopoles généralisés et financiarisés n’appellent-elles pas le même type de bouleversement ? Tout cela sera développé et prolongé dans un prochain article.

Comprendre la mondialisation : 4

image 1Développement inégal et crise générale : la généralisation de la domination des monopoles ne signifie pas que le capitalisme est unifié. Il connait plus que jamais un développement inégal. Le transfert de valeurs se fait du sud vers le nord : de ce fait la confrontation nord/sud tend à s’exacerber. Le concept récent « d’émergence » tend à occulter cette réalité. Il voudrait faire penser que si le capitalisme est en crise dans les pays du centre, il est plus que jamais dynamique dans certains pays périphériques. Un examen un peu attentif dément cette prétention. Si on examine la situation d’un pays comme la Chine, on voit que le taux de chômage réel y est beaucoup plus important que les 4% qu’indiquent les chiffres officiels. La consommation des ménages, qui atteignait 50% du PIB en 1980, est tombée aujourd’hui à 38%. En 1980 on avait 44% de capacité de production oisive dans l’appareil productif. Aujourd’hui on tourne autour de 50% en moyenne ; pour les biens de consommation on est à 56% de capacités de production oisives ; et pour les industries de bien de production on est à 48%. Le pays est dans une situation de surinvestissement et de surproduction caractéristique d’une crise majeure. Il ne parait guère possible d’y remédier en augmentant le pouvoir d’achat des ménages car les taux de profit sont déjà au plus bas (on a une stagnation de la productivité globale des facteurs). Il semble pourtant, qu’au contraire de ce qui se dit, on va devoir peser sur les salaires pour augmenter la masse des profits et sauver les secteurs en difficulté. Ainsi, selon l’agence de notation Moody’s, 25%  du PIB serait nécessaire aujourd’hui pour recapitaliser le système bancaire. Les réserves de change sont en baisse et le pays ne semble pas en mesure de les mobiliser pour relancer son économie. Il a déjà mis en œuvre un plan de relance de 10% du PIB sans obtenir les résultats escomptés. Il semble donc bien que l’émergence du pays soit compromise et qu’elle ne soit pas un effet du dynamisme du capitalisme ni une preuve de sa capacité à rebondir. Elle serait plutôt une manifestation de son emballement, de son incapacité à se maîtriser et donc de sa crise.

 Suraccumulation du capital : L’accumulation du capital est à l’origine de la financiarisation du système économique. Mais les masses financières accumulées ne trouvent plus à s’investir dans des systèmes productifs. Elles se concentrent  sous la forme de placements financiers. Ces placements contribuent encore plus à soumettre la gestion des plus petites entreprises aux dictats de rentabilité que leur imposent les monopoles[1]. Ce phénomène a un effet cumulatif qui aboutit à ce que le capital fictif domine le capital productif. Le capital accumulé est fictif dans le sens où il représente une masse de créances sur l’économie mondiale complétement irrécouvrable du fait qu’elle est sans mesure avec la réalité des richesses disponibles et qu’elle est en fait la capitalisation d’un revenu dérivé d’une survaleur à venir[2]. Cette masse est gigantesque : en 2006, par exemple, la valeur annuelle des exportations mondiales égalait la valeur de trois jours d’échange d’OTC (de gré à gré – hors bilan)- soit 4200 milliards de dollars (et cela n’a fait que croître depuis-lors). Ces échanges étant réalisés en fait par une poignée d’oligopoles (le G15).

image 2Selon Samir Amin : « la financiarisation a transféré à une trentaine de banques géantes de la triade [USA- Europe- Japon] la responsabilité majeure de la commande de la reproduction de ce système d’exploitation ». Ce qui se cache sous le vocable « les marchés », ce n’est donc pas un mécanisme par lequel des « agents » confronteraient leurs offres et leurs demandes mais des processus par lesquels une trentaine de banques se disputent la rente mondiale en manipulant des richesses fictives. Le capital fictif, qui était autrefois un phénomène occasionnel, est devenu une réalité permanente qui, par son gigantisme, impose ses exigences à l’ensemble du système. On estime les transactions spéculatives à deux cents fois les transactions réelles. Elles sont si nombreuses qu’elles sont de plus en plus gérées par des automates. Elles sont démultipliées par une multitude de mécanismes « d’effets de leviers » toujours plus sophistiqués. Ce phénomène semble s’amplifier à une vitesse vertigineuse.

Accumulation de dettes : Pour trouver toujours de nouvelles sources de revenus, les capitaux accumulés ont besoin que les États accumulent de la dette. Ils poussent toujours plus les sociétés à produire des déficits en leur demandant de réduire la collecte fiscale sous le prétexte de « compétitivité »,  et par conséquent de réduire leurs revenus pour recourir à leurs « services » qui deviennent d’autant plus coûteux que les pays sont endettés. Les États européens se sont ainsi privés de leur capacité de financer eux-mêmes leurs déficits. Ils empruntent sur « les marchés » c’est-à-dire auprès des monopoles les capitaux que ces monopoles reçoivent sans limite des banques centrales. Ce mécanisme ne fait qu’accroître toujours plus la domination des groupes mondiaux. Il se traduit par un déficit démocratique de plus en plus flagrant. La démocratie, qu’elle soit politique ou économique, est mise à mal et ne peut par conséquent en aucun cas être présentée comme un bénéfice de la « mondialisation ». Mais cette mise hors-jeu de la démocratie ne se fait pas ouvertement. La mondialisation se présente même plutôt comme la consécration de la démocratie. En effet, l’extension de la puissance des monopoles se traduit paradoxalement par un double mouvement : il généralise partout les États s’appuyant sur un système électif, mais, dans le même temps il vide le système électif de toute efficience. Ce phénomène nouveau qui domine la vie politique se théorise sous le thème de la « gouvernance ».

image 3Démocratie et gouvernance : l’insistance récente sur ce mot de gouvernance est révélatrice de cette démocratie purement formelle. C’est un de ces mots à la mode qui s’utilise de plus en plus. On nous dira qu’il signifie « bien gouverner » mais on devrait alors s’étonner qu’on y insiste si souvent. Il va de soi qu’il faut «bien gouverner » plutôt que mal gouverner. En fait il s’agit de tout autre chose : ce qu’il faut comprendre c’est que la « gouvernance » est la démocratie fonctionnant à l’envers. La théorie, c’est-à-dire les constructions idéologiques dans le cadre desquelles on fait l’apologie du système représentatif, voudraient qu’en démocratie, les gouvernants soient investis pour mener la politique qu’ils ont soumise au suffrage universel. Ils seraient chargés de la mettre en œuvre. Or, quand on parle de « gouvernance », il s’agit du mécanisme inverse : les élus n’ont pas réellement de programme. Ils appliquent la politique qui leur est dictée par les intérêts qui ont assurés leur élection en finançant leur campagne et en mobilisant pour eux les médias[3]. Ces intérêts sont toujours plus ou moins ouvertement ceux des monopoles et la bonne forme de gestion est calquée sur la gestion des entreprises privées capitalistes. La « gouvernance » est bonne si les pouvoirs établis parviennent à faire accepter cette politique par la population, ce qui est indiqué par les sondages d’opinion. La « gouvernance » est bonne aussi si les gouvernants sont en état de se faire réélire dans les mêmes conditions. Autrement ce qui est mis en cause ce n’est pas leur politique mais leur « gouvernance ». On dira qu’il faut « rétablir la confiance » et qu’il faut désormais « avoir une gouvernance correcte ». Avec la « gouvernance », donc, l’électeur n’est plus le représentant du peuple souverain et il ne détermine pas la politique qui doit être suivie. Il n’intervient que pour approuver ou pour sanctionner après coup la « gouvernance » c’est-à-dire au final la domination des monopoles.

La question du pouvoir : la réalité du pouvoir est, par conséquent, celle d’une ploutocratie. Mais, le niveau de centralisation des pouvoirs est tel que son maintien est de plus en plus incertain. Autrefois, la classe dominante était constituée de familles bourgeoises stables qui se perpétuaient de génération en génération dans la même activité et disposaient ainsi d’une certaine légitimité. Elles paraissaient et étaient souvent effectivement liées aux intérêts de la nation. La stabilité de ces familles assurait leur rayonnement sur la société tout entière. Elles paraissaient mériter leurs privilèges et leur richesse. Les firmes actuelles ont perdu cette forme de légitimité. Elles sont contrôlées par des actionnaires qui ne se comptent plus que par dizaines de milliers et non par millions et dont une bonne proportion est constituée de nouveaux venus. De ces derniers, seuls sont généralement connus ceux qui doivent leur ascension aux nouvelles technologies. La grande masse est sans visage. Les spécialistes mêmes ne semblent pas en mesure de les identifier[4].

En résumé : une ploutocratie -pouvoir sans visage -, la violence politique, la domination généralisée des monopoles – de trente banques-, une crise économique généralisée et qui semble devoir d’aggraver : voilà donc la réalité de la mondialisation. Elle n’est a priori ni favorable à une démocratie politique, ni le terrain propice à une démocratie économique. Pourtant des colloques se tiennent pour étudier « comment développer des stratégies pour étendre la démocratie à l’économie, à l’entreprise, face aux actionnaires et aux marchés financiers »[5].  C’est que les choses ne sont pas si simples : il y a la nature du système (qui est contraire à la démocratie) mais il y a aussi ses aléas qui le mettent en situation d’avoir à solliciter des aides. Le capitalisme est fragilisé par sa crise. Nous verrons dans un prochain article par quoi cela se traduit et quelles perspectives cela ouvre.


[1] Ce qu’en France un économiste comme David Thesmar présente benoîtement de cette façon : « Dans le « private equity », l’innovation consiste à s’engager à ne détenir les entreprises que pour une durée limitée, à rendre rapidement l’argent des investisseurs et de donner de fortes incitations au management pour engager les restructurations nécessaires ».

[2] Voir Marx : section 5 du livre III du Capital ; puis, pour la période récente, la titrisation et les produits dérivés (qui sont des « puissances » du capital fictif).

[3] Lesquels sont contrôlés dans leur quasi-totalité par le groupes monopolistiques ; ainsi en  France, la plus grande partie des médias est  détenue par cinq empires financiers : Bouygues, Dassault, Lagardère, Bertelsmann (groupe RTL, M6), Vivendi-Universal (canal+, SFR).

[4] Selon le magazine «Alternatives économiques » : « 37% du stock d’investissements à l’étranger des firmes françaises et européennes se trouvent dans les paradis fiscaux. Et 47% du stock des investissements étrangers en France sont détenus par des investisseurs situés dans des paradis fiscaux, les Pays-Bas représentant un tiers du total, suivis par le Royaume-Uni, le Luxembourg et la Suisse. L’Union européenne est son propre paradis fiscal». On sait par ailleurs que 60% du trafic commercial mondial se fait pas des « ports francs »

[5] Séminaire Espaces Marx tenu le 22 juin 2009

Comprendre la mondialisation : 3

image 3Mondialisation d’un mode de vie « libertaire » : l’idéologie libérale ne craint nullement les discours critiques à la façon de Stiglitz ou Rawls. Elle les revendique au contraire et les fait siens pour les retourner contre ses adversaires. Mais surtout l’idéologie libérale ne débat pas avec ceux qui s’opposent à elle. Elle noie toute pensée sous le déferlement des images. Il faut, pour prendre conscience de cela, se tourner vers le passé, vers l’époque de la « réclame ». On voit alors a contrario que nous sommes, chaque jour de notre vie, à chaque instant, submergés par l’industrie de la publicité, c’est-à-dire sous un flot de sollicitations qui nous enferment dans un monde d’objets de consommation toujours à renouveler et qui esthétisent le parasitisme social[1]. Ce phénomène a un effet destructeur sur l’image même que se fait de lui-même le sujet moderne. Il accompagne idéologiquement le libéralisme dans le sens où il invite à libérer les passions et les pulsions (alors que, dans la conception classique, il faut pratiquer le contrôle et la maitrise des passions)[2]. L’idéologie du « genre » est une des formes les plus actives et les plus sournoises des nouvelles sollicitations. Sous le prétexte de lutte contre les discriminations et les préjugés, elle promeut une égalité de façade qui cache la destruction des bases les plus anciennes des sociétés : la famille et la filiation. Elle fait la promotion d’une société faite de monades indépendantes dont la seule identité serait l’appartenance à des communautés floues fondées sur le choix d’un mode de vie et plus spécifiquement même d’une sexualité.

 Avec la publicité et la proposition de modes de vie « alternatifs », il s’agit aussi bien-sûr très prosaïquement pour les groupes industriels de passer outre à une surproduction chronique. De cette façon se fait aussi et constamment la promotion d’une espèce de social-démocratie libertaire et d’un mode de vie superficiel qui se généralise, se mondialise effectivement, en détruisant les modes de vie et de sociabilité traditionnels. Ce phénomène fait sa propre apologie et essaie de se faire passer pour être le fait même de la  » mondialisation ».

image 1Guerre idéologique : Quand le discours « libertaire » ne suffit pas, l’idéologie libérale disqualifie ses adversaires en usant et abusant du thème du « totalitarisme ». Elle désigne ainsi toutes les pensées qu’elle présente comme violant les principes des Droits de l’Homme, c’est-à-dire toutes les pensées susceptibles, selon elle, de motiver la mise en place d’un contrôle policier généralisé du fait qu’elles embrasseraient la totalité de la vie. Ces pensées, dont la plus dangereuse serait le marxisme, légitimeraient directement ou potentiellement un système caractérisé par son monolithisme, par la toute-puissance d’un Etat-Parti, par le contrôle absolu sur une société atomisée et tétanisée par la terreur, société dont l’exemple le plus achevé serait donné par l’Union Soviétique et maintenant par la Corée du Nord. Selon le radicalisme de ses tenants, le libéralisme antitotalitaire peut aller jusqu’à mettre en cause la rationalité des Lumières (avec en France A. Glucksmann se réclamant d’Adorno et Horkheimer) ; il s’appuie aussi sur la tradition du libéralisme politique français qui va de Tocqueville à Raymond Aron. Ce dernier courant est représenté par François Furet, Marcel Gauchet, Pierre Rosanvallon. Il a une version postmoderniste, représentée par Jean Baudrillard, Jean-François Lyotard, qui trouve son inspiration dans le pragmatisme et plus généralement dans les philosophies anglo-saxonnes.

Une nouvelle forme de disqualification des critiques est apparue ces dernières années avec le thème du « populisme ». Sous cette appellation injurieuse sont attaquées pêle-mêle et assimilées l’une à l’autre les critiques progressistes et leur récupération par l’extrême droite, sans qu’à aucun moment le sens du mot de populisme soit explicité. Cette accusation de « populisme » se décline en « souverainisme » et en « complotisme ». Il s’agit dans le premier cas de faire obstacle à l’idée de souveraineté populaire comme base de la démocratie et dans le second d’interdire des interrogations souvent légitimes et d’autant plus légitimes qu’apparait l’ampleur des moyens d’espionnage et de manipulation déployés par les Etats.

Ainsi, l’idéologie libérale est multiforme, mouvante et agressive. Elle adapte son discours de telle façon que la critique s’épuiserait à vouloir la discuter mais cela révèle aussi sa faiblesse.

Faiblesse de l’idéologie néo-libérale : Ce qui permet la souplesse de l’idéologie néolibérale est aussi ce qui fait sa faiblesse : elle se dispense de prendre en compte la réalité de la puissance des monopoles et peut ainsi se prononcer sur une démocratisation des sociétés sans en analyser les bases et la possibilité. Elle peut ainsi préconiser une démocratie économique ou même croire que le « marché » en est la réalisation immédiate, sans avoir à faire l’histoire de la prise de contrôle des sociétés par les monopoles généralisés et de ses conséquences.

La réalité de la puissance des monopoles : l’idéologie néolibérale ignore la première caractéristique du mode de production actuel que souligne Samir Amin : la généralisation des monopoles.  Avant de proposer l’alternative d’une démocratie économique, il faut pourtant bien prendre la mesure de ce qu’a produit et continue de produire la deuxième mondialisation : on constate que les monopoles généralisés dominent l’économie mondiale. Selon Samir Amin : « le capitalisme contemporain est un capitalisme de monopoles généralisés. […] les monopoles constituent désormais non plus des îles (fussent-elles importantes) dans un océan de firmes qui ne le sont pas  (et qui de ce fait sont encore relativement autonomes) mais [c’est] un système intégré […] : de ce fait, ces monopoles contrôlent désormais étroitement l’ensemble de tous les systèmes productifs ». Cela signifie que les petites et moyennes entreprises des pays du centre (USA, Europe, Japon), comme les entreprises des pays périphériques, ne sont plus que formellement ou juridiquement indépendantes. Elles sont mises en concurrence et contraintes d’innover pour se développer ou se maintenir, mais elles le font désormais au bénéfice des oligopoles qui s’accaparent les surplus qu’elles génèrent. Elles sont constamment amenées à augmenter leur productivité, mais la concurrence à laquelle elles sont soumises les oblige à céder leur production, à des prix toujours plus serrés, aux groupes dont elles deviennent les sous-traitants ou aux monopoles commerciaux dont elles dépendent. Elles sont ainsi spoliées des survaleurs qu’elles créent.

image 2Un système d’exploitation généralisé : C’est mis en place de cette façon un système généralisé de ponction d’une rente prélevée sur les valeurs produites partout dans le monde. Les entreprises de la périphérie se trouvent sous la coupe des monopoles internationaux des pays du centre, les petites et moyennes entreprises des pays du centre doivent s’adapter à cette concurrence ou disparaitre. Une situation de dumping généralisé augmente partout la productivité au profit des grandes entreprises et des banques monopolistiques. Les économistes théorisent cela sous le thème de la « compétitivité ». Les pays du centre sont ceux de la triade États-Unis, Europe (occidentale et centrale), Japon. Ils dominent la totalité de la production de valeur dans le monde. Leurs monopoles contrôlent les systèmes productifs du capitalisme mondial qui fonctionne à leur profit. L’essentiel du commerce mondial se fait à l’intérieur de ces monopoles et leur système de filiales et sous-traitants, c’est un commerce captif. Les opérateurs sur « les marchés » ne sont rien d’autre que ces monopoles. Ce phénomène accroit toujours plus la concentration du capital, mais aussi celle des revenus et des fortunes. Il soumet la gestion des firmes les plus petites aux exigences de celles qui dominent. La confrontation entre tous les agents économiques est une guerre économique, selon ceux-là mêmes qui s’en font les avocats. Elle n’est en rien une concurrence « libre et non faussée » et elle est encore moins « démocratique ». C’est une concurrence bien réelle mais qui s’exerce entre un nombre de plus en plus restreint d’oligopoles.

Le déséquilibre toujours plus accentué dans la répartition des richesses se traduit par une accumulation toujours plus grande du capital. Une fraction croissante de la richesse mondiale se trouve aux mains d’un tout petit nombre et, ne trouvant pas à s’investir productivement, se voue à des spéculations toujours plus effrénées qui brassent des valeurs fictives. On oppose souvent à cela le rôle accru des caisses de retraites et autres fonds de pension qui dissémineraient au contraire la propriété. Mais outre que ces fonds sont gérés selon la même logique que les fonds privés, ils échappent à leurs détenteurs et jouent plutôt le rôle de forces d’appoints pour les groupes financiers. Ils sont une force d’appoint du capital et lient le sort des salariés à celui des spéculateurs et des banques monopolistiques.

Voilà donc la réalité de la mondialisation ! Quel est son avenir ? c’est ce que je vais développer dans un prochain article.


[1] Ce phénomène n’est pas étranger au paradoxal succès d’une philosophie comme le Nietzschéisme qui prône la violence, l’esclavage, l’inégalité, l’anti-humanisme,  l’anti-démocratisme et l’antiféminisme, et qui est ouvertement raciste et irrationaliste. (Voir à ce sujet : Domenico Losurdo « Nietzsche philosophe réactionnaire », Aymeric Monville « Misère du Nietzschéisme de gauche » ou Wolfgang Harich « Nietzsche et ses frères »)

Voir aussi le « retour à Sade » dénoncé par Dany-Robert Dufour : « le divin marché »

[2] Phénomène qu’accompagne les philosophies post-modernes des années soixante (Deleuze – Foucault)