Les ABCD de l’égalité

image 1Les ABCD de l’égalité ne sont qu’un leurre. Ils font la promotion d’une égalité de façade, une égalité pour l’ego. Ils réduisent l’égalité à l’absence de discrimination. Ils voudraient nous faire croire qu’il suffit de nier ou d’ignorer une différence pour qu’elle s’efface. Les enfants ignorent souvent les différences sociales qui les séparent (elles ne leur permettent pas de se rencontrer !) ; cette ignorance leur permettra-t-elle d’avoir les mêmes chances ? En fera-t-elle des égaux. Non, évidemment – bien au contraire même ! Et pourquoi cela ? – parce que réduire les inégalités nécessite d’avoir compris quelles sont les conditions d’une véritable égalité.

La véritable égalité n’est pas l’égalité de droit. Il ne suffit pas, pour qu’ils soient égaux, que la secrétaire et son patron aient les mêmes droits. En France, c’est d’ailleurs assez largement le cas. Le patron et sa secrétaire peuvent bien être membres du même club de rugby ou de danse de salon, le patron peut être une femme, l’inégalité sera toujours là puisque la domination sera intacte. Une égalité qui laisse intacte la domination n’est pas une véritable égalité. Seule l’égalité comme fin de la domination instaure une véritable égalité. Elle met fin aux droits de celui qui domine et accorde des droits nouveaux au dominé. Elle rend à chacun la maîtrise de sa vie.

image 3L’égalité se réalise bien souvent par l’inégalité des droits. Dans les rapports hommes/femmes, elle ne se fait que par le moyen de droits spécifiques à la femme. Elle a besoin d’être imposée par la règle de la parité (c’est-à-dire par une inégalité formelle). La parité impose qu’il est juste que les femmes soient traitées différemment car elles sont effectivement différentes. La féminité et ses contraintes sont  bien une réalité qui doit être prise en compte. L’égalité véritable passe par une différence de traitement car elle doit être fondée sur la reconnaissance d’une différence essentielle dont on ne peut nier les incidences sociales (1). La parité suppose qu’il y ait des différences mais elle exige aussi qu’il y ait des convergences,  qu’il y ait au moins une unité d’intérêt si ce n’est une vie partagée.

Ce n’est pas dans l’école que ce problème se pose. A l’école un cerveau féminin est aussi performant qu’un cerveau masculin et les petites filles ne sont pas mère. Ce n’est pas non plus dans le sport. Que tout un chacun puisse pratiquer le sport qui lui convient n’a pas d’effet sur la société.

image 2Non c’est dans l’accès au pouvoir que le problème se pose : dans l’entreprise et dans la vie politique puisque c’est là que s’exercent les dominations. Il faut assurer l’égalité des salaires et l’égalité d’accès aux postes. Cela passe par des droits spécifiques à chaque situation mais aussi par des interdits ou des limitations (comme celles du travail de nuit ou du travail le week-end). 

Cela suppose également, et même principalement,  de passer du salaire selon le travail (et le contrat qui y permet l’accès) à la rémunération selon la qualification comme cela se fait dans la fonction publique ou comme cela était le cas autrefois dans la plupart des conventions collectives. La rémunération selon la qualification met fin aux discriminations ; elle traite chacun selon le poste qu’il occupe et attribue le poste à celui ou celle qui est qualifié (e) pour l’occuper.

Il faut enfin que la partie socialisée du revenu soit augmentée (il faut augmenter les charges et non les diminuer !). Il faut plus de redistribution sociale, alors la mère et plus généralement la famille chargée de l’éducation d’enfants recevra, non selon ce qui aura été arraché à un employeur, mais selon ses besoins.

Quand cette égalité réelle sera réalisée, la question de la discrimination n’aura plus de sens. La discrimination n’est que le reflet dans les comportements de l’inégalité réelle. Elle n’est qu’un phénomène secondaire, qu’il faut combattre certes, mais d’abord en instaurant une véritable égalité qui met fin à la domination. Pour cela, encore faut-il s’entendre sur le sens du verbe « discriminer ». Dans certains discours il parait utilisé dans son sens premier (savoir distinguer entre deux objets différents). La demande de non discrimination devient celle de ne plus savoir » discriminer » c’est-à-dire connaitre la différence : il s’agit d’inviter les enfants au déni de la différence sexuelle comme c’est la cas chez « l’avant-garde » suédoise qui fait la promotion du HEN (pronom neutre inventé pour refuser l’usage « sexué » de Il ou Elle). On nous assure qu’il ne s’agit pas de cela en France (et c’est vrai évidemment) mais c’est affirmé avec une telle arrogance et un tel mépris que cela ne fait que renforcer le soupçon. Et puis, quand on envisage de faire rentrer les groupes LGBT dans l’école, il est légitime que certains s’inquiètent. Chacun peut voir que ces groupes ne cessent de passer de la défense des homosexuels à leur promotion et delà à celle d’un nouveau communautarisme.

Enfin, pour mettre fin à toute cette hypocrisie, il faut rappeler que ce n’est pas à l’école que le sexisme est appris et diffusé, c’est la publicité et le commerce qui l’entretiennent et le diffusent sous la forme répétée à l’infini de la pin-up. C’est la publicité qui diffuse partout l’image de petites filles outrancièrement sexualisées. Que fait-on contre cela ? Ceux qui luttent contre la discrimination chez les petits enfants ne voient-ils rien de tout cela ?  Pourquoi tout ce battage puisqu’ils ne font rien ? Qui y trouve intérêt ?  Sachons le : la lutte contre la discrimination est le terrain de ceux qui veulent occulter le problème de l’égalité. C’est la ligne de repli de la social-démocratie quand elle a renoncé à une véritable politique de progrès social. En France, elle accompagne une attaque générale contre les familles (en particulier contre les prestations familiales) (2).

(1) la négation de ces différences sous le prétexte d’effacer totalement » les stéréotypes et les rôles sexuels traditionnels » parait ainsi non seulement illusoire mais de nature à s’opposer à une véritable égalité. Si on en croit l’étude de Françoise Héritier, l’égalité des sexes ne serait pas, pour des raisons anthropologiques, réellement atteignable (voir mon article du 14 février 2013 « Françoise Héritier et la valence différence des sexes« .

(2) ainsi l’idéologue de la social-démocratie allemande Axel Honneth termine son livre « la lutte pour la reconnaissance » par cette déclaration : « C’est pourquoi une ébauche formelle de l’éthicité  post-traditonnelle [comprendre le nouveau modèle de société capitaliste] doit être conçue de manière à pouvoir défendre l’égalitarisme  radical de l’amour contre les contraintes et les influences extérieures.

Conflit de valeurs

image 2« Nous sommes, à nouveau, en face d’un énorme conflit de valeurs ». Cette phrase je l’ai écrite dans mon article du 20 janvier et je comptais revenir dessus pour essayer d’expliciter ce que j’entendais par « conflit de valeurs ». L’article pointait  les conséquences prévisibles du bouleversement en profondeur que ne manquera pas de causer l’adoption du « grand marché transatlantique ». Mais voilà que l’actualité précipite un peu les choses (dans un autre domaine, celui de la question du « genre », dont j’avais noté la convergence avec celui cité précédemment). La crise annoncée se produit plus vite que je ne le prévoyais et là où je ne l’imaginais pas. L’urgence est là.  Je livrerai donc mes réflexions au point où elles sont et dans l’état où elles sont.

Ce qui précipite les choses, c’est ce phénomène très curieux d’une vague de révolte des familles qui ont entrepris de faire pression sur l’école à laquelle ils reprochent de vouloir enseigner « la théorie du genre ». Je n’ai vu aucun journaliste qui se soit donné la peine d’aller au-devant de ces familles pour voir ce qui les motivait vraiment. Les journaux nous apprennent seulement qu’il s’agit de familles de milieu modeste, principalement issues de l’immigration. Or, il se trouve que c’est aussi dans ces familles que les filles réussissent à l’école, le plus nettement, mieux que les garçons. Du côté de l’institution scolaire, il s’agissait, non pas de théorie du genre, mais de promouvoir l’égalité entre garçons et filles. Le malentendu est total et ceci des deux côtés. A la crispation des familles, à leur réaction violente, s’oppose l’obstination bornée des journalistes qui agitent toujours les mêmes stéréotypes. A la clameur indignée s’oppose le sarcasme, l’injure et la menace ministérielle : on parle de « réacs » de « fachos » et j’en ai même vu qui incriminent les catholiques de Civitas quand d’autres font remarquer que les familles sont principalement musulmanes. Tout cet imbroglio est l’indice d’un « conflit de valeurs » tel que je l’entends. Qu’est-ce donc qu’un conflit de valeurs ?

Je dirais d’abord, pour être très simple, qu’il s’agit d’une tension morale dans la société. Mais c’est remplacer des mots par d’autres. Il faut aller plus loin et rechercher ce qui soude la société, ce qui fait que les hommes forment société et se tolèrent malgré les inégalités, les injustices et les oppressions que les uns font subir aux autres.

Machiavel et Hobbes pensaient que c’était la recherche de la conservation individuelle qui avait permis aux hommes de faire société. Les hommes se seraient soumis à un pouvoir et lui aurait délégué l’exercice de la violence pour ne pas être pris eux-mêmes dans la spirale d’une violence infinie. Pour Machiavel et Hobbes, de par son rôle de pacificateur le pouvoir pouvait être affranchi de toute considération et de toute tâche normative. Il assurait la paix sociale, mais sans s’appuyer sur de quelconques normes.  Les périodes de trouble sociaux semblaient leur donner raison : dès que le pouvoir se trouvait affaibli, le cycle des violences inter-ethniques, des violences religieuses, des pillages et des exactions, montraient quelles violences étaient contenues, et évitées même, par un pouvoir dictatorial et sanguinaire. Les exemples récents de la Libye ou de la Centre Afrique sont là pour illustrer cela.

image 1Hegel, le jeune Hegel de la période d’Iéna, remet cela en question. Je résume grossièrement ses thèses : les théories du contrat social sont des constructions intellectuelles qui visent à justifier, à consolider, une forme de pouvoir. La société ne s’est pas créée mais a toujours réuni les hommes. Non parce que les hommes sont violents mais au contraire parce qu’ils éprouvent le besoin de se soutenir les uns les autres. Une société se fonde toujours sur des valeurs partagées. Une société stable ne peut être adéquatement conçue que comme une communauté réalisant l’intégration de citoyens libres autour de valeurs communes.

Pour Hegel, ce ne sont ni le système législatif par lui-même, ni une morale (ou une religion) professée par les citoyens qui assurent la pérennité d’une société libre : ce sont les valeurs que le système législatif et la morale mettent réellement en pratique. Ces valeurs fondatrices sont quelque chose de plus profond, de plus essentiel que les institutions. Elles sont ce qui fonde ces institutions et a lui-même pour fondement et pour base première le système de propriété. C’est quand le système législatif s’écarte de ces valeurs fondamentales, (que j’appellerai le « code culturel »), c’est quand le système législatif fait violence à ces valeurs, que se crée dans la société des tensions déstabilisatrices. Nous voilà donc en face de notre idée de « conflit de valeurs ».

Si nous exprimons cela en termes marxistes, nous pouvons distinguer différents niveaux : — la superstructure constituée, en particulier du système législatif, — l’idéologie dont la fonction est d’assurer l’homogénéité sociale (conscience de classe et pensée dominante), — la morale ou les morales et religions qui répondent pour chacun au besoin de non-contradiction avec soi-même. Nous avons enfin l’infrastructure composée des rapports de production, de la forme de propriété et des institutions qui leur sont liées et qui structurent les rapports sociaux. Marx dit que c’est l’infrastructure qui est l’élément moteur de l’ensemble social. C’est le développement des forces productives qui, par des médiations complexes, impulse l’évolution du corps social.

On voit bien cependant que la superstructure ne réagit pas mécaniquement aux mouvements de l’infrastructure. Les religions, les idéologies ont une forme d’évolution plus vaste que celle des forces productives. Et l’on croit avoir réfuté Marx en faisant cette observation. Mais c’est oublier l’élément essentiel qui fait le ciment de la société : le code culturel.

Le passage de l’infrastructure à la superstructure se fait avant tout par le biais du code culturel. Une couche sociale nouvelle apparait, (par exemple la bourgeoisie de robe dans l’ancien régime, la classe des travailleurs intellectuels dans la société contemporaine). Cette couche sociale nouvelle, qui vit quelque chose de nouveau au niveau de son rapport à la base matérielle de la société, fait évoluer le code culturel de l’ensemble social. Cela donne les Lumières pour l’ancien régime et la libéralisation des mœurs, la diversification des modes de vie, pour la période contemporaine. Le système législatif et l’idéologie s’adaptent à cette réalité nouvelle. La société évolue et le code culturel fonctionne comme son point nodal, comme la glande pinéale dans la représentation cartésienne de l’être humain. C’est par lui que se fait le lien entre infrastructure et superstructure.

La cohérence interne de l’infrastructure, quant à elle, est assurée par la parenté des modes de pensée que requièrent ses différents domaines (droit, philosophie, art, religion). Ces domaines doivent s’adapter au nouveau code culturel. Ils connaissent ainsi des périodes d’équilibre et des périodes d’inadéquation et de crise. Pour illustrer une période d’équilibre, on peut citer le travail de Erwin Panofsky : Selon cet auteur, au 12ème siècle, architecture gothique et pensée scolastique ont évolué de concert car les architectes de la grande époque gothique se sont armés des instruments intellectuels qu’ils devaient à la scolastique. D’où des homologies structurales entre la cathédrale et une œuvre comme la Somme théologique de Thomas d’Aquin.

Lorsque l’équilibre entre infrastructure et superstructure est bouleversé, comme avec l’apparition de la bourgeoise de robe, le code culturel est modifié. Se manifestent des résistances mais toujours un domaine de l’infrastructure s’adapte et modifie son mode de pensée pour légitimer de nouvelles valeurs. La philosophie souvent connait un renouvellement, l’art et le droit suivent. La religion finit par être entraînée. Un nouvel équilibre s’installe.

image 3Cependant, des chocs peuvent se produire. La violence nazie, par exemple, a défié et complétement bouleversé les codes culturels de la moitié de vingtième siècle. Au sortir de la guerre, ceux-ci se sont reconstitués autour de valeurs nouvelles solennellement affirmées : cela a donné la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. C’est sur cette base que se sont réorganisées les sociétés avancées depuis cette date. C’est là qu’est l’essentiel du Code qui irrigue nos sociétés et c’est la base du compromis social des sociétés qui ont développé des systèmes de protection sociale et d’Etat providence.

C’est ce Code qui est attaqué de toute part depuis quelques décennies avec l’extension du libéralisme. Cela provoque chez certains des réactions de rejet, des replis identitaires, le regain des fondamentalismes. Il monte une exaspération sociale qui se traduit par des mouvements irrationnels qui se fixent sur ce qui apparait le plus visible et qui heurte le plus profondément les consciences. D’où, à mon sens, l’importance prise par la question des mœurs et la colère non dissimulée d’une partie importante de la société (qu’on ne peut pas du tout ramener à une poignée de conservateurs et d’attardés). Le conflit de valeurs est là mais sa cause est plus profonde, beaucoup plus large, que la seule question des mœurs. C’est pourquoi, il me semble, qu’on peut s’attendre à un éclatement du corps social et à des moments de très grandes tensions. Les réponses par le sarcasme et l’insulte sont non seulement inappropriées mais participent à cette tension sociale et préparent, pour leur part, l’éclatement prévisible.

The lunchbox

image 2Un film intelligent, ça peut exister ! Le film « The lunchbox » en est la preuve. Pourquoi est-ce que je dis qu’il est intelligent alors que j’aurais pu dire « sensible » ou « romantique » ou « doux amer » ? C’est ce que je vais tenter d’expliquer (en supposant que le lecteur a vu le film ou en connait le synopsis).

On sait que la cuisine asiatique marie savamment le fade et l’épicé, le doux et l’amer, le tendre et le croquant. C’est ce que fait ce film à sa manière. C’est une comédie : la comédie du malentendu mais aussi celle de l’entente et de la rencontre. C’est la comédie de la rencontre d’une jeune épouse, belle et prévenante, mais délaissée par un mari trop occupé, et d’un vieil homme, veuf, bougon et solitaire.  Rencontre qui ne se fait jamais, que l’homme a la délicatesse d’éluder mais qui est d’autant plus intime qu’elle n’est qu’épistolaire. Ce qui ne peut se dire que les yeux dans les yeux n’est pas écrit et ce qui s’écrit est ce que chacun n’aurait pas osé dire.

C’est une rencontre des âmes mais qui se fait par le corps. Non pas le corps désirable mais celui qui goûte et donne à goûter. La jeune épouse cuisine de bons plats dans lesquels elle fait passer toute sa tendresse ; celui qui les reçoit n’est pas celui à qui ils sont destinés. Et pourtant c’est lui qui les accueille et les savoure comme ils méritent de l’être. Le mari, qui partage la table de son épouse pour le repas du soir, les consomme sans rien goûter de leur parfum et sans que l’amour qui s’y exprime ne lui parvienne.

La jeune épouse reste au foyer mais c’est elle qui est ouverte aux autres. Elle ne cesse d’appeler sa voisine (Auntie) ; elles échangent conseils, soutien, recettes et ingrédients. Mais « auntie » reste invisible, on entend sa voix, les paniers tirés par une ficelle montent et descendent. Le vieil homme affronte chaque jour la cohue de la ville, il travaille tout le jour au milieu d’autres comptables. Mais il ne voit ni n’échange avec personne. Ce n’est que dégrossi par les bons plats qu’il peut entendre et communiquer avec son jeune collègue. Cette rencontre cette fois encore est opérée par le partage des plats préparés avec amour pour un autre qu’eux. C’est celle qui n’est pas là qui les réunit.  

image 1La ville de Bombay est toute entière lancée vers l’avenir. C’est une ville en effervescence, à l’économie émergente, une ville fiévreuse et dure. Le mari indifférent est pris tout entier dans ce mouvement. Son souci est de trouver sa place dans une course à l’argent. Il trouve à peine le temps d’assister à la crémation du père de son épouse dont le décès le laisse insensible.  L’épouse, le vieil homme, la voisine auntie, ont tous déjà perdu cette course, ils n’y sont même jamais entrés. C’est eux pourtant qui vivent la vraie vie, c’est eux qui font face à la maladie, à la souffrance et la mort. La vraie vie, celle qui reste encore sensible, ils la retrouvent dans les séries télé d’autrefois, dans les chansons sentimentales qui les accompagnaient, dans ce qui pourrait paraitre le plus superficiel, le plus futile et dépassé. Ce sont donc les préoccupations les plus actuelles qui sont les plus vides, et celles qui pourraient sembler les insignifiantes qui sont les plus riches.

image 3L’intelligence du film est dans tous ces mariages réussis mais aussi dans le rythme maîtrisé du scénario. Il prouve qu’on peut maintenir un suspense sans multiplier les scènes chocs, les personnages hors du commun. La mort et la souffrance sont là, très présents, mais à peine montrés (tout juste un drap blanc que l’on replie sur un corps). L’intelligence est évidente dans la construction des personnages, dans leur épaisseur existentielle. Nous sommes dans la comédie, le divertissement, et pourtant les personnages sont ceux de l’étude sociale. Ils ont un passé, une profondeur sociologique et de caractère, une richesse dans les relations qui les ont fondés, une diversité qui appartiennent plus aux grandes fresques historiques et sociales qu’à la comédie légère. Le film a enfin l’intelligence de ne rien conclure, de ne rien imposer. Il laisse l’avenir de ses personnages ouvert comme il laisse le soin au spectateur de juger des oppressions sociales qui pèsent sur eux.

De quoi l’avenir sera-t-il fait ? (3)

image 3Résumons ce qu’ont dit les articles précédents : avec le grand marché transatlantique s’achèvera l’application intégrale, complète, des accords de l’OMC dans le domaine de l’accès aux marchés, dans le domaine des services et dans le domaine des droits de propriété intellectuelle. La définition de la norme sera transférée au secteur privé ou plutôt même sera définitivement acté le fait que la définition de la norme a été déléguée au secteur privé.

Cette dérive va avoir des conséquences énormes. La définition de la norme appartenait depuis 1789 à des institutions issues du processus démocratique et en premier lieu à la représentation nationale. Encore aujourd’hui, même dans une démocratie mutilée comme celle de la Vème république, c’est à l’Assemblée nationale que la loi est votée, c’est dans les cours et tribunaux qu’elle est interprétée ; ce n’est pas dans des enceintes qui échappent au contrôle public ; ce n’est pas dans des structures d’arbitrage privées que l’on décide de la manière d’appliquer une règle. Nous avons déjà à cela une exception très connue avec l’affaire Tapie. Mais à trois reprises dans le projet de négociation du grand marché et dans le mandat (dans ce que les gouvernements demandent à la Commission de négocier), il est dit qu’en cas de conflit entre une firme privée et les pouvoir publics (Etat, région, département, commune) sur une norme, sur un règlement ou sur une loi, on aura recours à « un mécanisme de règlement des différends » c’est-à-dire à une structure d’arbitrage privée. Le mécanisme de règlement des différends sera ainsi l’instrument par lequel la définition de la norme sera transférée, sera déléguée, au secteur privé. Au lieu d’avoir recours à nos institutions, à nos juridictions, on créera au cas par cas un groupe d’arbitrage privé qui pourra délibérer dans le secret et dont les décisions seront sans appel. Des normes sociales comme la durée légale du temps de travail, la représentation des salariés dans des instances, pourront être remises en question par un investisseur qui voudrait exercer un recours auprès d’un mécanisme de règlement des différends. Le projet prévoit même un article qui ouvre ce recours « pour tout sujet ». Cela n’est nullement une utopie : c’est quelque chose qui existe déjà dans certains pays.

image 1Très récemment un avocat d’une firme pétrolière a introduit en France une QPC (question prioritaire de constitutionalité) pour demander si la loi qui interdit la prospection de gaz de schiste était conforme à la Constitution. Le Conseil constitutionnel a répondu que la loi était bien conforme. Mais si le partenariat transatlantique est adopté dans les termes qui s’annoncent, dans les termes du mandat donné par les gouvernements, alors le Conseil constitutionnel ne sera plus l’instance consultée. On comprend mieux, dans ce contexte, ce que vise le projet d’Europe des régions et pourquoi il est déjà prévu la création de régions transnationales. Il s’agit d’affaiblir autant que possible l’instance nationale, de la rendre inopérante, purement formelle. On voit encore une fois que tout ce qui est fait par petites touches, sous divers prétextes (comme la fameuse réduction du « mille feuilles administratif ») converge dans un but non exprimé mais clairement pensé. Chaque mesure prépare ou accompagne ce que le grand marché voudrait réaliser : une société où c’est le privé qui dit et qui fait la norme (ce qui équivaut à une société sans normes).  

Il existe déjà une instance d’arbitrage au sein de l’OMC : c’est l’ORD (organe de règlement des différends). Cet organisme a rejeté la demande de la France contre l’importation de viande de bœuf élevé aux hormones. Il l’a fait au motif que les questions de santé publique n’entrent pas en ligne de compte dans l’organisation de la concurrence et il a condamné la France à dédommager les États-Unis ! Toutefois,  l’ORD a encore une instance d’appel où siègent des magistrats, cette affaire est donc encore en cours. Le projet de traité transatlantique ne veut aucun recours. Son modèle est encore ailleurs : dans le pire !

Le mandat de négociation pour le grand marché transatlantique voit très loin. Il prend pour modèle le mécanisme de règlement des différends en vigueur depuis vingt ans dans le cadre de l’accord de libre-échange de l’Amérique du Nord (l’ALENA). Ce mécanisme ne prévoit pas d’instance d’appel ; les groupes d’arbitrage sont constitués de personnes privées qui délibèrent à huis-clos, sans débat contradictoire. Aussi, dans les trente affaires où une firme privée américaine a attaqué le Canada, le Canada a perdu. Par contre dans la quinzaine de cas où des firmes privées canadiennes et mexicaines ont attaqué les États-Unis, ces firmes ont perdu. En clair personne n’a jamais gagné contre une firme américaine ! Voilà le type de règlement des différends qu’on voudrait mettre en place pour l’Europe !

Dans le cas de l’ALENA, on constate que les États-Unis ne sont pas un partenaire fiable. Ils ont continué à protéger leurs firmes industrielles et leurs géants agricoles en dépit des accords. Cela a eu des conséquences terribles pour le Mexique : d’importateur net de céréales, il y a vingt ans, le Mexique est aujourd’hui importateur. Il a perdu des centaines de milliers d’emplois dans l’agriculture.

Aux États-Unis, le principe de précaution n’existe pas. Tout est acceptable tant qu’un danger n’est pas scientifiquement démontré : on considère qu’il n’y a pas de risque tant que la menace n’est pas avérée. La perception du risque (et pas seulement en matière de santé) n’est pas la même. Le danger est donc très grand de voir contesté, par des firmes privées, les normes que nous avons élaborées péniblement en dépit de la résistance des lobbies, de les voir balayées comme par un tsunami. Encore une fois, ce sont nos valeurs qui sont en cause. C’est une société sans normes qui se profile (d’où l’intérêt de diffuser ces idéologies qui contestent toute espèce de normes, même les plus anciennes, mêmes celles qui semblent relever de la nature).   

image 2Où en sommes-nous ? — Il n’existe déjà plus de droits de douane entre l’Europe et les États-Unis. Ceci, à l’exception du domaine agricole où l’Europe se protège. Un abaissement des droits de douane dans ce secteur serait pour l’Europe une catastrophe. Si la compétition devient totale dans ce domaine, l’Europe subira une arrivée massive de blé et de soja américains génétiquement modifiés. Elle ne pourra garder sa compétitivité qu’en intensifiant le caractère industriel de son agriculture ; elle devra renoncer définitivement à une agriculture reposant sur des circuits courts. Elle devra avoir recours encore davantage à des produits chimiques et renoncer à toutes normes sanitaires ou environnementales. Tout cela aboutira à une perte énorme d’emplois dans le secteur agricole.  Ce seront nos paysages et nos modes de vie qui seront bouleversés.  

L’objectif des négociateurs du grand marché est d’aboutir en 2015. C’est le dernier moment où les gouvernements pourront faire valoir un désaccord, celui où se décidera notre avenir. Nous savons maintenant de quoi il risque d’être fait. Il nous reste à dire de quoi nous voulons qu’il soit fait.

De quoi l’avenir sera-t-il fait ? (2)

image 1Des choses très inquiétantes se profilent à l’horizon. Déjà des menaces se sont réalisées. Les accords de l’OMC, adoptés en 1994 à Marrakech, ont été signés par la Communauté Européenne. Ils ont été ratifiés par les États membres et sont entrés en vigueur le 1er janvier 1995. Mais, puisque c’est elle qui les a signés, c’est la Commission européenne qui est gardienne de ces accords. Nous subissons depuis lors, dans ce domaine comme dans les autres,  les initiatives de la Commission puisqu’elle est seule, en vertu des accords européens, à avoir un pouvoir d’initiative. La Commission propose, le conseil des ministres adopte, puis la Commission met en œuvre.  Or cette Commission européenne milite pour l’idéologie néolibérale à la base des accords de l’OMC. Elle nous ramène au laisser faire, laisser passer du 19ème siècle. Elle s’empresse de le mettre en œuvre par ses propositions de directives et ses propositions de règlement.

Une des dernières recommandations de la Commission au gouvernement français est d’accélérer la libéralisation du transport ferroviaire de passagers en vue de réduire son budget. Cette mise en concurrence des transports est un élément de l’AGCS. Elle met au service du privé le réseau ferré créé avec l’argent des contribuables. Il en était déjà ainsi pour le fret,  demain, puisque la Commission européenne presse le gouvernement français d’aller plus loin, ce sera également des wagons de voyageurs qui emprunteront le réseau public. Or, dans l’AGCS, il y a une disposition qui s’appelle le « principe du traitement national ». Cette disposition a pour conséquence que l’on passe nécessairement de la libéralisation à la privatisation puisqu’elle dit que les pouvoirs publics doivent accorder au secteur privé ce qu’ils accordent à leurs propres activités de service. Ils n’ont évidemment pas les moyens de le faire : ils n’ont donc d’autre choix que de céder le secteur public au privé : les idées deviennent des obligations. Les conséquences peuvent être dramatiques. Songeons  à ce qui risque d’arriver au secteur de l’éducation s’il est pris dans la tourmente: dès l’instant où l’on décide que l’AGCS s’applique à l’enseignement universitaire (par exemple), ce que la France consacre à ses universités pour le salaires des enseignants, la construction et l’entretien des bâtiments, elle devra l’accorder également à une section en France d’une université étrangère. Une université qui viendrait s’installer à Paris serait en droit, en vertu du principe du traitement national, de demander au gouvernement français exactement le même niveau d’intervention que celui qui est accordé à la Sorbonne. Si on généralise le principe, on voit bien qu’il n’est pas tenable : le pays receveur serait en situation d’avoir à privatiser ses propres institutions sous peine d’être traduit devant le tribunal de l’OMC et d’être condamné à payer d’énormes compensations.

image 2L’OMC a une nomenclature qui distingue douze secteurs de services : les services financiers, l’éducation, les transports, la santé etc. Le douzième secteur permet de rien oublier puisqu’il s’appelle « divers ». Derrière les douze secteurs, il y a cent-soixante sous-secteurs. Ainsi toutes les activités de service sont couvertes. La définition des services de l’AGCS est «tous les services de tous les secteurs » c’est donc bien tout ce qui fait la vie des citoyens qui est en cause. Toutes les activités humaines sont impactées mais le relais de la Commission européenne fait qu’on ne parle plus de l’OMC ; l’exécution de ses doctrines prend l’apparence d’idées européennes. La libéralisation est mise en œuvre alors que l’origine de la politique qui la fonde est occultée. C’est l’application d’une idéologie qui vise à transformer nos sociétés de telle sorte que le souverain maitre soit le secteur privé. La domination des monopoles, dont je disais dans ma série d’articles « comprendre la mondialisation » qu’elle était la mondialisation véritable, se met en place.

Avec le grand marché transatlantique, une énorme étape s’apprête à être franchie.  Le démantèlement du cadre de nos vies, que nous voyons s’imposer depuis des années, est acté. Il devient l’obligation de demain ; il est inscrit dans un agenda, dans des décisions sur lesquelles nous n’avons pas été consultés. Nous ne serons pas consultés même si en France l’article 53 de la Constitution exige que la ratification des traités revienne au Parlement car il est prévu faire ratifier ce grand marché par le seul parlement européen pour l’ensemble de la communauté.

image 3Le mécanisme de l’AGCS veut qu’il y ait une démarche d’engagement des États. Mais avec le grand marché transatlantique, le mandat contient des articles qui prévoient qu’on aille vers une application complète. Ces articles se donnent « le haut niveau d’ambition d’aller au-delà des accords de l’OMC ». Ils considèrent qu’on n’est pas allé encore assez loin et assez complètement dans l’application des accords de l’OMC et qu’il faut accélérer leur mise en œuvre pour qu’elle soit totale. Nous allons voir se multiplier les tentatives de marchandiser l’eau, l’énergie, les ressources naturelles et les activités de services. Elles sont en cours, elles sont bien avancées, même si on peut  encore espérer revenir en arrière particulièrement dans les domaines où des droits fondamentaux sont en cause. Attention, la porte se referme : avec le grand marché transatlantique, le verrouillage menace. Alors serait réalisée l’espérance formulée par David Rockefeller en 1999 : « transférer le gouvernement des peuples au secteur privé ».

Nous continuerons à explorer ce futur cauchemardesque dans un prochain article. Pour le moment, réfléchissons à ce que nous savons déjà et discutons-en.  

De quoi l’avenir sera-t-il fait ? (1)

image 3L’avenir est toujours entouré d’un voile qui nous empêche de deviner ce qui se profile à l’horizon, mais parfois aussi cela nous est volontairement caché. Si nous ne faisons rien pour anticiper, pour connaitre le futur et le changer, nous ne ferons que le subir. Encore faudrait-il que nous parvenions vraiment à comprendre le présent. Forts d’une telle connaissance, nous ne pourrions sans doute pas dire ce que sera le futur mais au moins ce qu’il risque d’être si nous ne faisons rien. Ainsi la prochaine étape de la mondialisation plus que tout est soustraite à notre connaissance. Nous pouvons pourtant la deviner.

Nous avons l’OMC et, plus encore depuis le début des années 2000, l’AGCS (l’accord général sur le commerce des services). Dans le prolongement de ces accords, en gestation, nous avons le traité de partenariat sur le commerce et l’industrie qui est négocié en ce moment entre l’Union Européenne et les États-Unis, ceci dans le silence des médias et le quasi secret. Le 14 juin 2013, le Conseil des Ministres européens a donné mandat à la Commission Européenne pour négocier avec les USA ce qui a été appelé un « partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement ». Ce projet est présenté comme une mise à jour, une amplification, des accords de l’OMC. Les quarante-six articles du mandat accordé à la Commission lui confient les questions de l’accès aux marchés, l’accord général sur le commerce des services, les droits de propriété intellectuelle et ce qui est appelé « les accords annexes » c’est-à-dire tous les accords suscités par l’OMC et l’AGCS. A cela s’ajoute le retour de l’AMI (l’accord multilatéral sur l’investissement) qui fut négocié dans le plus grand secret par le gouvernement Jospin avant que la pression populaire, en 1998, oblige la France  à se retirer de la négociation.

Les accords en discussion portent sur le « commerce » mais, derrière ce mot, c’est de choix de société qu’il s’agit. La question est celle des valeurs qui touchent tous les aspects de la vie. Il ne s’agit pas seulement de mettre en concurrence les activités de service, (auxquelles nous faisons appel à chaque instant tout de même). Il s’agit de lever toute entrave à leur soumission à la loi du profit, de faire en sorte que les questions de qualité de vie, d’environnement, de santé, de norme sociales ne viennent pas y faire obstacle. Ce qui est en cause, c’est tout ce qui, dans une société organisée, constitue le bien commun. Car, il faut encore revenir là-dessus, une société organisée n’est pas la juxtaposition d’individus mus par leurs pulsions. Sans normes, sans une forme de vie commune c’est-à-dire sans bien commun, il n’y a pas de société. Je renvoie là-dessus à la lecture de « la cité perverse » de Dany Robert-Dufour.

Le grand marché transatlantique que l’on veut construire s’inscrit dans cette philosophie néolibérale qui nie la société, qui nie que la société soit légitime quand elle adopte et qu’elle protège des normes. Il faut ici avoir en mémoire et bien à l’esprit le ressort caché de l’urgence à remettre en question une institution millénaire comme la famille dont nous avons été les témoins il y a maintenant près d’un an. Question qui n’est pas près de se clore, d’autant qu’elle est relancée par les menaces nouvelles qui pèsent sur les prestations familiales depuis le « pacte de responsabilité ». Cette tentative de déstructuration sociale converge dans ses visées avec la déstructuration des régions portée par le projet d’Europe des régions. Il s’agit de briser l’égalité républicaine des territoires (communauté de langue et de législation), de créer des pôles et des périphéries, de mettre les métropoles en concurrence. (voir à ce sujet mon récent article : manœuvres factieuses). Ainsi tout converge : dans les négociations transatlantiques, c’est de normes encore, ou plutôt de remise en question de normes, dont il s’agit, bien plus que de commerce ou d’investissement. Nous sommes, à nouveau, en face d’un énorme conflit de valeurs.

Le préambule du projet de traité dit qu’il met en œuvre des valeurs communes aux États-Unis et à l’Europe et il est vrai que les États-Unis et l’Europe partagent la référence aux libertés fondamentales promulguées à la même époque des deux côtés de l’atlantique. Mais ce qui est en question, c’est la manière de les mettre en œuvre, et c’est surtout la question de leur prolongement sous la forme des droits fondamentaux : la question des droits promulgués par la déclaration des droits de 1948 et des autres droits encore en discussion (ou plutôt objets de lutte) comme le droit au logement.

image 1L’Europe et les États-Unis ont-ils vraiment des valeurs communes ? — La conception de l’État n’est pas du tout la même des deux côtés de l’Atlantique. Aux États-Unis, l’État n’est pas pensé comme le gardien du bien commun, de l’intérêt général. La protection de l’intérêt général est laissée à l’initiative des citoyens, c’est une affaire d’associations, de lobbies et de cabinets d’avocats qui portent les réclamations devant la justice. En Europe, la conception de l’État est celle issue des philosophes des Lumières et de la Révolution française. Elle s’est traduite par le développement de services publics. L’Europe considère que l’accès de tous aux soins en matière de santé, que l’accès à l’éducation, sont des droits fondamentaux. Il revient aux services publics de les mettre en œuvre. Il en va ainsi de la Sécurité Sociale. La différence, dans ce domaine, est claire : aux États-Unis, le président Obama a dû faire un cadeau de trente milliards de dollars aux assurances privées pour, en final, ne même pas parvenir à mettre en œuvre une assurance qui concernera la totalité des citoyens. La différence se situe également dans le rapport à la religion (qui est omniprésente aux USA). L’Europe et surtout la France sont encore laïques.

Les traités ratifiés ou non sont révélateurs, que nous apprennent-ils ? — L’OIT (l’organisation internationale du travail) existe depuis la fin de la première guerre mondiale. En son sein patrons, syndicats et États ont négociés des conventions. Les pays européens les ont toutes ratifiées, les États-Unis n’en ont ratifiée aucune ! Dans le domaine de l’environnement, la convention de Kyoto, celle de Rio sur la biodiversité, n’ont pas été ratifiées par les USA ! Quelques soient les crimes qu’il ait pu commettre, un citoyen américain ne peut être jugé que par des tribunaux américains. Du coup les USA n’ont pas ratifié la convention internationale sur les droits de l’enfant parce qu’un pédophile américain ne pourrait être jugé à l’étranger. Il en va de même avec le traité de Rome créant la cour pénale internationale. Un génocidaire américain ne peut pas y être jugé. La France a ratifié la convention de l’UNESCO sur la protection de la diversité culturelle, les États-Unis ne l’ont pas fait.

image 2Où sont donc ces valeurs communes, alors ? Si nous allons vers des valeurs communes, quelles seront ces valeurs ? Quelles valeurs veut-on nous imposer ? Quel avenir veut-on construire ? Ce qui se laisse deviner des dernières négociations n’est guère rassurant. Mais il faut aller plus loin, non dans la contemplation d’une boule de cristal mais dans l’analyse. C’est un travail qui sera poursuivi dans un prochain article. Deviner l’avenir n’est pas affaire d’intuition, c’est un travail.

Au MEDEF

image 1— Trente milliards ! Messieurs, débouchons une bouteille de champagne et votons nous quelques bonus pour fêter ça.

Sophieee ! N’oubliez pas d’envoyer une boîte de chocolats à Monsieur Hollande …. Et joignez-y ma carte ! Ah ! Ah ! Ah !

Vous rendez-vous compte, Messieurs, que nous allons pouvoir en finir avec ces allocations familiales. Nous leur avions déjà dit que la famille, ce n’est plus fait pour élever ses enfants, c’est juste pour la galipette, par devant, par derrière, comme on veut. Mais assez de moutards !

Ah ! Ils veulent tout pour leurs moutards ! Des crèches, des écoles, des universités et même du travail ! Il leur faut des vacances à la mer, du temps libre et aussi des écrans plats ! Et puis quoi encore ??

— Charles-Henri, les écrans plats, c’est moi qui les vends !

— Fais les fabriquer par les Chinois et vends les aux  américains.

— Je le fais déjà. Mais tu as raison pour les vacances. Ils envahissent les côtes. Ils ont même voulu un passage entre ma villa du Cap d’Antibes et la mer. Ils passent toute la journée, ils lorgnent la piscine et la piste d’hélicoptère. Je suis sûr qu’il y en a qui pissent sur mon mur !

— Tu en as parlé à Manuel !

— Il va s’en occuper. Il m’a assuré qu’il va faire un exemple. Il est doué ce petit. Faudra penser à lui pour les calmer …. Mais qu’est-ce qu’on entend ?

— Sophieeee ! Allez voir ce qui se passe !

— Monsieur, il y a des gens plein la rue et qui crient ! Ils ont des banderoles et des drapeaux.

— Des banderoles et des drapeaux ! C’est la coupe du monde de football ?

— Non Monsieur : je m’excuse de le dire Monsieur, mais mais ….

— Mais quoi ??

— C’est des drapeaux rouges, Monsieur, et ils crient qu’ils veulent leurs droits !

—-   Ils sont devenus fous ? Quels droits ? Messieurs, quelqu’un pourrait-il m’expliquer.

— Charles-Henri ! Ne vous en faites pas, on va les faire voter. Ils aiment voter. Tout est déjà prévu.

— En attendant, envoyez-leur la police, qu’ils dégagent et que nous puissions travailler en paix.

Sophieee ! Appelez Monsieur Valls !

— Monsieur, je m’excuse, mais… mais …

— Mais quoi ???

— J’ai déjà eu Monsieur Valls. Il dit que la police est avec eux. Elle veut des effectifs et des moyens, elle veut s’occuper de ceux qui pillent les caisses de l’Etat !

— Messieurs, quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe !

Sophieee, c’est quoi tout ça ???

— Monsieur, Charles-Henri, je m’excuse mais… mais …… Je crois bien que c’est une révolution.

Le loup de Wall-Street

image 1J’ai vu le film hier et une nouvelle fois je me suis demandé pourquoi j’allais encore au cinéma. Ce n’est pas que le film soit mauvais mais j’en ai plus qu’assez de ces spectacles du dessous de la ceinture, du narcissisme du sujet moderne et de l’étalage complaisant des tares de l’époque.

La trame du film se voudrait l’histoire véridique d’un certain Jordan Belfort, un de ces escrocs qui ont fait fortune au moment où les bulles diverses maintenaient le système financier en alerte.  Mais on voit tout de suite  qu’il s’agit plutôt de l’histoire de ses fantasmes que de la vérité sur ses activités. Ses mémoires sont l’œuvre d’un triste sire qui s’imagine qu’il suffit de mélanger sexe et fric pour se faire encore de l’argent. Je crains hélas qu’il n’ait pas tout à fait tort puisqu’elles ont fait l’objet d’un film avant même d’être éditées et cela par un cinéaste de renom (Martin Scorsese) dont les fantasmes doivent sans doute être de la même eau.

Donc, le personnage principal (je ne peux pas dire le héros) est un jeune con de trader qui n’imagine pas d’autre but à sa vie que d’amasser de l’argent. Il fait ses classes dans un cabinet qui fait faillite au moment de la crise. Il a appris qu’un bon tradeur n’a aucun scrupule, qu’il vole sans vergogne et que pour être plus performant il se doit de se droguer et de s’adonner au sexe. Il s’agit d’abord du sexe du pauvre aussi jouissif qu’un verre d’eau tiède puisque la règle est de se masturber au moins deux fois par jour ! Mais Jordan est doué, il ne reste pas au chômage, il rebondit et se fait un nom dans le milieu des rapaces de seconde zone. Commence une ascension faite d’arnaques et de partouzes de plus en plus débridées.

J’avoue que j’ai décroché rapidement et que j’ai commencé à évaluer le dérangement que je causerais si je devais sortir de la salle. Faute de mieux je suis resté pour voir les faces blafardes des spectateurs qui contemplaient avachis dans leur fauteuil cette suite ininterrompue de baise sans joie, d’alcool, de prises de cocaïne, le tout agrémenté de dialogues qu’on peut résumer à la répétition du mot « fuck » sous toutes ses déclinaisons. Le fantasme suprême de l’auteur semble être de « niquer » (c’est le seul mot qui convienne) sur un lit couvert de liasses de billets, ceci dans un état second et sans autre perspective que de recommencer dès que la coke aura fait son effet de stimulation !

image 3La deuxième partie du film est plus supportable. Jordan Belfort commence sa chute et on l’attend avec impatience. Il s’assure tout de même le meilleur rôle au cours d’une scène où, suivant les conseils de son avocat il s’apprête à abandonner ses activités, mais y renonce après avoir rappelé à une collaboratrice qu’il l’a sortie du trottoir pour en faire une tradeuse avide et sans pitié. Il le fait avec panache en clamant un « j’ai cru en toi » !

Car il ne faut pas s’y tromper : ce film véhicule une idéologie. Celle dont un Tapie ou un Ségala sont les représentants en France. Celle qui mesure la valeur d’un individu à sa capacité à aller chercher le fric « avec les dents » ; celle qui méprise ceux qui travaillent et vivent honnêtement. Il va même plus loin puisqu’il présente la drogue comme un stimulant efficace et pourrait laisser croire aux naïfs que la cocaïne pourrait les rendre plus performants, qu’elle est l’ingrédient indispensable de la réussite. Pour cela seul, il devrait d’ailleurs être interdit car il est au moins aussi grave d’inviter à se droguer que de porter atteinte à la dignité d’autrui en faisant des plaisanteries de très mauvais goût !

Le contenu idéologique du film ne s’arrête pas là. Il se présente, ou on voudrait le présenter, comme une critique de la finance libéralisée et même du « système ». Seulement, si c’était cela la finance il suffirait d’une opération de police bien menée pour la mettre hors d’état de nuire et pour que tout rentre dans l’ordre.

La finance de Jordan Belfort se réduit aux gesticulations d’une bande de requins dans une sorte de centre d’appel. On est loin des salles de marchés et surtout des fonds d’investissement. Les victimes de cette finance sont eux-mêmes des rapaces de la finance. Tout le monde devrait savoir que le système financier est tout autre chose. Il est le symptôme d’une incapacité des capitaux à s’investir productivement tant ils sont concentrés et accaparés par une minorité qui prive le grand nombre des fruits de son travail. Elle est l’affaire de banques et de grandes fortunes qui multiplient les capitaux fictifs car il leur faut, par les mécanismes d’effets de levier, manipuler 1000 pour valoriser 100. Cette finance-là n’a pas dit son dernier mot : elle est parvenue depuis la crise de 2008 à doubler la masse monétaire et à refiler toutes ses dettes aux États. Rien à voir avoir les combines et les débauches d’un Jordan ! Il ne s’agit plus d’escroquerie mais de la ruine d’économies et de peuples entiers.

image 2Pour résumer, je dirais qu’il ne me parait pas utile d’encourager l’industrie du cinéma dans cette voie en allant voir ce film. Il serait bon de lui faire savoir que nous en avons assez de ses spectacles, que nous voudrions voir des œuvres qui stimulent l’imagination, la créativité et qui aident à vivre : des œuvres tournées vers l’avenir et une renaissance de la civilisation.

Anselm Jappe : critique de la valeur

image 1J’ai entendu aujourd’hui même Anselm Jappe sur France culture. J’avoue que j’ai été surpris par ce monsieur qui semble tout juste avoir réinventé la roue. J’ai fait une recherche sur internet et je suis arrivé à une vidéo à l’adresse : http://paresia.wordpress.com/2012/05/13/anselm-jappe. Mon impression est la même.

Le voilà qui nous dit que le capitalisme ne se résume pas à la propriété privée des moyens de production et à l’exploitation du travail d’autrui. Toutes les sociétés ont plus ou moins connu une appropriation privée des moyens de production et une forme d’exploitation (excepté les différentes formes de communisme primitif). Mais qui dit le contraire ? Ce qui caractérise le capitalisme c’est un mode d’appropriation lié à un mode de production. Dans ce terme il faut considérer les deux faces : la classe sociale qui possède les moyens de production et l’autre qui en est dépossédée. Il faut ensuite considérer leur rapport différent des formes précédentes. Ce rapport est le salariat. Entre capitalistes mais aussi entre travailleurs le rapport est basé sur la concurrence.  Il faut aussi considérer que la production ne vise que médiatement la satisfaction des besoins. Tout cela est lié à un développement des forces productives et aux rapports de production induits.  L’entreprise capitaliste produit pour un marché et son produit prend la forme d’une marchandise. Et c’est parce qu’il y a salariat et donc qu’il y a vente de la force de travail, c’est aussi parce qu’il y a production de marchandises mises en concurrence sur un marché que la valeur de ces marchandises est mesurée  par la quantité de travail qu’elles représentent. On ne peut pas, par conséquent, séparer la question de la valeur de celle de la forme d’appropriation. On ne peut donc pas, comme le fait Anselm Jappe, faire la critique de la valeur sans faire celle de la forme d’appropriation et du système tout entier dans tous ses aspects.

Anselm Jappe attribue « au marxisme traditionnel » la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit moyen. Il faut lui rappeler qu’elle se trouve dans le Capital de K. Marx et qu’on ne peut pas comprendre sans elle le dynamisme du système capitaliste et ses phases successives.  On ne sait pas bien non plus qui sont ces marxistes qui critiqueraient le capitalisme financier sans voir qu’il est lui-même un produit de l’évolution la plus actuelle du capitalisme. En voilà une découverte !

image 2Anselm Jappe parle du travail abstrait pour l’opposer au travail concret. Il me semble qu’il ne voit pas que chez Marx la notion de travail abstrait est problématique (et surtout dynamique) et que c’est d’ailleurs avant tout un travail social. Le concept de valeur est présenté dans le livre I du capital comme nécessaire à la compréhension de l’échange. Mais ce n’est que plus tard que la notion de valeur devient elle-même plus concrète : quand on en arrive au caractère social de la production et à l’ouverture universelle des marchés. Autrement dit, le caractère abstrait du travail n’est pas une donnée mais quelque chose qui est toujours en train de se réaliser. La valeur est toujours une réalité dynamique qu’on ne comprend vraiment que si on passe par la question de la péréquation des taux de profit et à travers elle à la passation sous la même toise de tous les capitaux et de là de tous les travaux divers. Il me semble que le discours d’Anselm Jappe  substantifie la valeur ou au moins la simplifie à l’extrême. Il en fait la quintessence du capitalisme en gommant ainsi la complexité de l’analyse de Marx.

Dans l’exemple qu’il utilise du nombre de chemises plus important produit par le système industriel, il me semble qu’Anselm Jappe confond valeur et richesse (ce qui rend son discours confus). En produisant plus de chemises avec moins de travail, on produit moins de valeur mais plus de richesse. Sur le marché, c’est celui qui propose plus de richesse pour moins de valeur qui l’emporte (précisément à cause du mécanisme de péréquation).

Dans son exposé, Anselme  Jappe passe de la question de la valeur avec l’exemple de la délocalisation en Chine à celle du crédit sans passer par la question des crises de surproduction et à la tendance inhérente au système à la surproduction. Il manque un maillon essentiel pour comprendre. Il aurait fallu aussi évoquer le sous-emploi des facteurs de production ainsi qu’en clair celle de la sur accumulation du capital.

image 3Bref, Anselme Jappe nous fait un exposé assez  moyen de ce que toute personne qui a un peu lu Marx connait. Surtout son exposé se termine par un tableau pessimiste qui ne propose rien d’autre que la démobilisation. Il exploite le fond légué par Marx pour se faire connaitre mais sans courir les risques pris par Marx qui a aussi créé la 1ère et la 2ème internationale et qui n’en est donc  pas resté à une déploration savante. Je ne connais pas la théorie que développe Anselm Jappe mais je soupçonne qu’elle va dévier vers une critique essentiellement sociétale.

Condition de l’homme moderne : l’action

image 3 Le chapitre IV de « Condition de l’homme moderne » se termine par l’évocation de l’action qui sera le thème du chapitre V. On peut lire : « les hommes de parole et d’action ont besoin aussi de l’homo faber en sa capacité la plus élevée : ils ont besoin de l’artiste, du poète et de l’historiographe, du bâtisseur de monuments ou de l’écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l’histoire qu’ils jouent et qu’ils racontent, ne survivrait pas un instant ». Lisant cela nous avons, à nouveau l’impression de comprendre enfin ce qu’est l’action. Ce serait l’activité qui donne leur matière à l’artiste, au poète, à l’écrivain, à l’historiographe et au bâtisseur de monuments. Il est dit un peu plus loin que les activités de la parole et de l’action « sont tout à fait inutiles au nécessités de la vie ». L’action serait donc ce que célèbrent les arts et la littérature. En exergue du chapitre V, se trouve cette citation : « Tous les chagrins sont supportables si on en fait un conte ou si on les raconte ». Un « chagrin » serait une action quand elle a le monde pour témoin et la littérature pour écho.  Etait-il alors légitime de mettre l’action sur le même plan que le travail et l’œuvre, c’est ce que nous allons tenter de comprendre en lisant le chapitre qui lui est consacré.

L’action exige que les hommes aient à la fois à se comprendre parce qu’ils sont divers et qu’ils puissent se comprendre parce qu’ils ont une nature commune. C’est par l’action et par la médiation de la parole que les hommes révèlent à eux-mêmes et aux autres leur individualité ; c’est aussi par elles qu’ils se reconnaissent les uns les autres. La parole est ce qui donne sens à l’action. Celle-ci perd sa pureté quand elle poursuit un autre but que de révéler l’individu à son prochain. Elle se dégrade en une activité productive.

image 1L’organisation sociale peut faire que certains vivent sans travailler et sans créer mais elle suppose toujours qu’ils se manifestent par la parole et l’action. Une vie sans action serait une vie non reconnue, étrangère au monde humain. Pour vivre, il faut être reconnu et pour être reconnu, il faut se manifester par l’action : il faut, par ce moyen, se singulariser.

La révélation de l’agent à travers son action est toujours incertaine. La portée d’une action est potentiellement infinie mais elle n’est jamais prédictible. Elle passe par le réseau des relations humaines et s’y perd. Elle « n’atteint presque jamais son but » ou plutôt ce qu’elle produit n’est pas ce qui a été voulu, si bien qu’on peut dire que l’histoire n’a pas d’auteur, qu’elle est un procès sans sujet. De plus, l’histoire ne garde mémoire des actions que lorsque les hommes sont organisés, soit qu’ils écoutent l’aède soit qu’ils s’unissent dans la cité. Il n’y a d’histoire que dans le cadre d’une société.

L’action donne  une puissance aux hommes rassemblés. Cette puissance peut permettre à un petit nombre de dominer une multitude.  Mais cette puissance s’évanouit quand les actes servent à détruire et que les paroles sont vides. Ici un glissement s’est produit : l’action, qui était d’abord la manifestation de la singularité individuelle, est maintenant l’action collective et l’expression du collectif. Hannah Arendt reprend le thème de la communication et de la reconnaissance de l’école de Francfort.

image 2Nous restons pourtant dans une espèce d’anthropologie fondamentale, comme le confirme une note consacrée à Arnold Gehlen  (à qui j’ai consacré un article le 4 mai 2013). Cette anthropologie trouve sa nourriture dans une Grèce antique fantasmée. Tout cela n’a d’autre intérêt que d’être un exercice d’érudition. L’étymologie des mots, leur forme ancienne, forment le fond de l’argumentation comme si son état d’origine disait la vérité d’une chose ! Le discours se maintient à un niveau de généralité et d’universalité qui n’atteint rien de concret. Le concept d’action, si obscur au début, se révèle vide : si vague qu’il vaut pour tout comme pour rien.  Au final il ne nous dit rien de la condition de l’homme moderne. Comment d’ailleurs pourrions-nous imaginer que la condition anthropologique de l’humanité a été modifiée dans ses bases avec la modernité ? Comment supposer que du nouveau puisse être apparu dans ce domaine avec la modernité ? Quelle mutation pourrait être possible à un tel niveau d’universalité et de généralité ?

C’est pourquoi je vais laisser là Hannah Arendt (au moins pour une lecture minutieuse et commentée).