L’ontologie platonicienne et ses secrets

image 2Platon est de ces auteurs dont l’autorité parait indiscutable et sur lesquels il semble inconvenant d’exprimer des réserves. Et pourtant : qui peut lire des textes comme « le politique » ou « le sophiste » sans agacement. Platon y met en scène la recherche de l’essence d’un objet (d’une activité humaine) selon une méthode laborieuse que nous allons analyser en détail à partir du passage de 258c à 259c du « Politique » (texte en annexe).

Platon âgé est pourtant bien le même que celui qui, dans le Menon, faisait dire à Socrate « il n’est pas possible à l’homme de chercher ni ce qu’il sait, ni ce qu’il ne sait pas ; car il ne cherchera point ce qu’il sait parce qu’il le sait et que cela n’a point besoin de recherche, ni ce qu’il ne sait point par la raison qu’il ne sait pas ce qu’il doit chercher », puis rejetait cette aporie en invoquant la science des « prêtres et des prêtresses » et la théorie de la réminiscence. Le voici à présent qui semble avoir tout oublié de ses anciennes théories et qui met en scène un « étranger » et un jeune homme, « Socrate le jeune », encore étudiant, mais sans aucun doute plus avancé que le petit esclave du Menon. L’étranger, citoyen d’une autre cité mais dialecticien non contesté, sait ce qu’il en est de l’essence du « politique ». L’interlocuteur de l’Étranger se dit curieux d’apprendre ce qu’est cette science mais en a nécessairement quelques idées. Nous pensons nous aussi le savoir et nous attendons par conséquent que l’étranger produise son concept, que son interlocuteur le discute et l’affine afin de confronter leurs analyses à ce qui nous aurait paru correct et éventuellement corriger ou enrichir nos idées. Mais il n’en est pas du tout ainsi. Le petit esclave du Menon avait à résoudre un problème de géométrie, et par conséquent à répondre à des questions faisant appel à sa capacité (qui s’avérait tout à fait exceptionnelle), à déduire la solution correcte dans une science dont il ignorait tout. Socrate le jeune, quant à lui, fait face à des alternatives entre lesquelles il doit trancher mais ne devrait pouvoir le faire en bonne logique que pour autant qu’il sait déjà l’essentiel de ce qui est cherché. Empruntant le rôle de l’aveugle que guide le voyant, il se laisse en fait guider là où il sait que son tuteur veut le mener. L’intérêt de cette recherche n’est pas dans ce qui est cherché puisque c’est déjà largement connu, il est dans l’ontologie implicite que suppose la modalité même de la recherche et dans la place que cette ontologie ménage au savoir rationnel, au mythe et à l’analogie car c’est cette ontologie qui justifie la progression laborieuse du dialogue. Aussi nous ne nous attarderons pas sur la distinction entre science pratique et science théorique dont l’élucidation fait l’essentiel du passage. Platon est persuadé que la politique est une science « purement cognitive » : cela peut paraitre curieux mais comment pourrait-il prétendre posséder cette science s’il en était autrement ? Son ambition de mettre le philosophe au pouvoir est à ce prix. Or, il se pense le premier sinon le seul philosophe. Mais, pour l’heure, laissons de côté cet aspect du platonisme même si c’est certainement la clé toute humaine de tout le système !

image 1Le premier moment de l’analyse commence en 258c. Nous nous concentrerons presque exclusivement sur lui. Sa méthode a déjà été mise en œuvre dans « le sophiste ». Ce qui est fixé seulement en préambule, c’est le nouvel objet de la recherche. Alors que dans « le sophiste », les deux interlocuteurs insistaient sur leur embarras face à la difficulté de la recherche, ils sont ici plus à l’aise. Il s’agit pour eux de faire paraitre leur objet non pas dans le réel, ce qui serait découvrir parmi leur contemporains ou dans le passé un homme éminent qui pourrait être tenu pour le modèle de ce que le politique doit être. Il s’agit plutôt que le concept de politique leur soit complètement intelligible.

La recherche est un cheminement, mais non pas une battue dans un monde où aucune chose n’aurait de lieu assigné. Il s’agit de suivre un « sentier » et donc d’être guidé par une structure déjà présente et apparente. Cette structure est binaire et se répète jusqu’à atteindre « une nature unique ». Il est donc posé a priori que ce qui est cherché possède une réalité (qu’on ne le construit pas), que ce ne peut être qu’une chose simple n’incluant aucune partie. Il est posé aussi que cette chose simple se distingue d’une autre chose également simple mais inverse ou d’une chose pouvant se scinder en parties doubles jusqu’à aboutir à des parties simples opposées à d’autres parties simples du même niveau. Cette conception, propre à l’ontologie platonicienne, lui permet de procéder à un découpage et un classement des choses du monde sans utiliser les catégories d’objet et de propriété. En effet, elle devrait permettre de retrouver et de classer les objets premiers sans en distinguer les propriétés principales (constitutives) et secondaires. (Ceci a déjà été exposé dans notre article du 3 octobre : « le mode de pensée platonicien »)

La recherche est une découverte. Platon le dit expressément : ce que l’on cherche, il faut « le découvrir, et le distinguer des autres ». Il ne pense donc pas créer des concepts mais considère que le concept est déjà là qu’il est à mettre en lumière, à dégager. Il partage en effet ce préjugé dont nous avons dit dans le précédent article qu’il est « fréquent parmi les philosophes » et qui consiste à penser qu’il peut exister quelque chose comme « la politique en soi ».

La méthode est moins extravagante qu’elle le semble d’abord même si elle est terriblement ennuyeuse. Elle suppose effectivement que les deux interlocuteurs savent déjà ce qui est cherché, qu’ils en aient une idée assez claire pour faire le bon choix dans les découpages qu’ils se proposent. Il s’agit d’aller à la chose cherchée par le chemin qui y mène pour bien vérifier qu’elle en occupe le point ultime. Celui qui répond sait donc ce qui est cherché mais le connait moins bien que celui qui l’interroge. Il se laisse guider par lui car ce qu’il a à découvrir ce n’est pas la chose en elle-même mais ce qui en fait « une nature unique ». Le questionné sert le questionneur et lui permet de vérifier qu’il a bien atteint une réalité première, cette « nature unique », en refaisant avec lui le chemin qui y mène, c’est-à-dire en procédant à nouveau et sous son contrôle à l’analyse qui le dégage. Nous avons affaire à une procédure de vérification plutôt qu’à une véritable recherche. L’étranger est dans la situation d’un géomètre expert qui, bien que se sachant expert, n’en demande pas moins à son élève de refaire le raisonnement qu’il a effectué, à la fois pour vérifier ce raisonnement et en communiquer le résultat à son élève. Il aurait pu dicter le théorème démontré à l’élève et lui demander de le tenir pour vrai mais, ce faisant, il ne lui aurait pas permis de devenir lui-même géomètre. Il y a en effet dans cette méthode de division par deux, se répétant jusqu’à ce qu’elle ne soit plus possible, quelque chose comme un procédé de géomètre tirant des diagonales ou comme celui du mathématicien qui ramènerait un nombre à son facteur premier, c’est à dire au nombre premier dont il serait une puissance. C’est pourquoi Platon fait dire à l’étranger que le déroulement du raisonnement et plus encore son premier moment doivent être « l’affaire » de l’élève car celui qui n’aura pas suivi le raisonnement et ne l’aura pas assimilé n’en aurait pas assimilé le produit. Il serait dans la situation de l’élève qui connaitrait le texte du théorème mais ne pourrait guère l’appliquer que mécaniquement puisqu’il ne saurait pas le démonter.

Pour que cette méthode fonctionne, il est implicitement supposé qu’il y a, à la base de chaque chose dotée de réalité, en quelque sorte un seul nombre premier et non une combinaison de puissances de nombres premiers. La chose finale, le concept à découvrir, est toujours nécessairement une chose simple et non une combinaison de choses simples. Ce qui est trouvé n’est jamais complexe dans sa nature : à la manière du triangle qui, comme figure ayant trois côtés, est une chose tellement simple que l’intelligence la conçoit immédiatement : « conception si simple et si distincte qu’aucun doute ne reste » dira Descartes et pourtant chose profonde puisqu’on ne peut pas en épuiser les propriétés.

image 3Ainsi, pour Platon, les réalités peuvent être composites mais les essences ne le sont pas. Elles sont simples dans le sens où elles peuvent être conçues sans ambiguïté par l’intelligence ce qui ne signifie pas qu’elles ne puissent pas être profondes et difficiles à assimiler et surtout à analyser. Si les essences sont simples, les réalités peuvent être complexes : dans le monde des essences, il n’y a que des choses uniques que l’intelligence peut percevoir directement et sans équivoque pourvu qu’elle se soit hissée à leur hauteur. En revanche, dans la réalité, (en quelque sorte dans la caverne), il y a des choses impures qui participent de plusieurs essences improprement combinées. Il peut même y avoir des choses qui ne correspondent pas à la nature qui devrait être la leur. Dès 259c, le raisonnement vérifie cela puisqu’il amène les protagonistes à dire qu’on peut être roi sans l’être légitimement car on ne possède pas la science royale et qu’on peut à l’inverse posséder la science royale et pouvoir « être légitimement qualifié de roi » sans l’être réellement. Il ne s’agit pas ici de légitimité politique du fait d’une succession ou d’une élection conforme à une constitution. Il s’agit d’une légitimité ontologique. Le roi légitime est celui qui est roi par essence, qui incarne l’essence de la royauté. Toutefois, on ne peut manquer ici de penser aux prétentions politiques contrariées de Platon et à sa tentative malheureuse de faire valoir ce qu’il devait voir comme sa capacité légitime à être lui-même roi : comme son essence royale qui se vérifie par sa connaissance de la science royale (la politique).

Plus profondément l’ontologie platonicienne implique qu’il y ait deux mondes : celui des essences et celui des choses réelles. Elle est un dualisme radical et ne peut manquer de poser le problème de la correspondance de ces deux mondes et de la participation du réel à l’idéel. Car ces deux mondes ne coïncident pas nécessairement et peut-être même ne coïncident-ils exactement jamais. Les choses ne sont jamais complétement et parfaitement ce qu’elles devraient être. Le monde platonicien est de ce point de vue un monde désenchanté c’est-à-dire dont la transcendance est absente parce que projetée dans un au-delà hors de portée du commun des hommes, sinon inaccessible.

L’ontologie qui sous-tend ce qu’écrit Platon implique que la réalité est habituellement corrompue. Une chose peut ne pas coïncider avec son essence. En conséquence, cette essence n’est pas à chercher dans la réalité mais dans la logique des essences. On ne va pas chercher ce qu’est le politique ou le sophiste en dressant des catalogues d’hommes politiques ou de sophistes et en essayant de trouver ce qui leur est commun ou ce qui est excellent chez les uns et moins bon chez les autres. On va chercher ce qu’est le politique ou le sophiste et voir ensuite qui peut, à bon droit et justement, être qualifié ainsi, en sachant qu’il risque de se trouver que personne ne puisse en final prétendre à certaines qualifications et qu’il faudra comme l’a fait Platon dans « la république », proposer une refonte complète des choses pour qu’elles correspondent à ce qu’elles devraient être. L’ontologie qui est ici imaginée justifie la démarche des premières œuvres de Platon où l’interlocuteur de Socrate présente une série d’exemples du « beau » ou de la « vertu ». Socrate lui démontre qu’aucune de ces réalités n’est le beau ou la vertu en elle-même, que l’essence de la chose est ailleurs, qu’en conséquence il ne connait pas ce qu’il prétend connaitre mais n’en connait que des avatars toujours incomplets et illusoires. Si Socrate détruit ainsi les illusions de ses contemporains, ce n’est pas qu’il se plait à les humilier, mais c’est plutôt qu’il veut leur faire comprendre que leur savoir n’est que la connaissance de choses imparfaites. Ainsi, Menon, qui enseigne la vertu, sait sans aucun doute beaucoup de choses de toutes les formes d’excellence auxquelles ses élèves peuvent aspirer, mais il n’est pas en mesure de concevoir le concept de vertu comme une chose simple et distincte directement et complètement intelligible. Socrate ne le peut pas plus que lui. Il sait qu’il ne sait rien, c’est-à-dire qu’il a conscience de ne pas avoir contemplé les essences. Il s’en remet « aux prêtres et aux prêtresses ». Il y a un saut, effectué par Platon, dans la substitution de l’étranger à Socrate. Le Platon qui met en scène l’étranger est certain de posséder un savoir. Il ne se soucie plus de démontrer l’ignorance de l’autre : son but est de lui faire partager son savoir. L’interlocuteur est un élève et non un adversaire. La dialectique est toujours là mais elle n’est plus agonistique mais est une dialectique d’analyse.

Comme l’objet de la recherche est un concept, celle-ci va donc commencer par une chose très générale dont la compréhension se donne facilement. Cette chose très générale dégagée d’abord n’est pas et ne peut pas être un concept puisqu’au moment où la recherche s’engage, les interlocuteurs n’ont rien épuré des réalités qu’ils manient. Il s’agit au contraire de voir que la chose n’est pas « unique » mais qu’elle se présente comme un « ensemble » et que cet ensemble « se répartit en deux espèces ». Il faut donc que les interlocuteurs se placent dans la situation où ils n’en restent plus à constatation qu’il y a une multitude de sciences mais où cette multitude fait apparaître un ordre : qu’elle se scinde en deux groupes, sans aucun reste. D’emblée l’analyse contraint à quitter le niveau du simple constat pour saisir et voir quelque chose de fondamental. Cette chose c’est que les sciences sont un domaine spécifique se divisant en deux. Il en est ainsi des sciences parce qu’il en est ainsi de toutes choses. La dualité des choses est une réalité ontologique. C’est la forme essentielle du monde des essences. On peut imaginer qu’elle est une projection inconsciente du découpage de l’humanité en masculin et féminin et de toute forme vivante en mâle et femelle.

image 4Cette dualité ressort d’une constitution du monde qui devrait permettre d’atteindre toute réalité simple, pourvu qu’on parte d’un point qui y mène et qu’on procède aux césures qui conviennent. Mais trouver la césure n’est pas chose aisée. C’est comme trouver la parallèle qu’il faut tirer pour démontrer que la somme des angles du triangle est égale à l’angle plat. C’est pourquoi l’étranger ne demande pas à Socrate le jeune, d’être un nouvel Euclide mais de faire l’effort de comprendre la césure proposée. Il lui demande de faire que son « âme conçoive que l’ensemble des sciences se répartit en deux espèces » comme il lui demanderait de voir la symétrie d’une figure. Ce à quoi Socrate le jeune résiste tout d’abord pour convenir ensuite que c’est bien son affaire. Il se met dans la disposition de l’élève qui a compris que le professeur fait appel à sa capacité à appliquer les théorèmes qu’il connait déjà à la figure qui apparait après que la parallèle à la base du triangle a été tirée. L’étranger guide alors son interlocuteur à l’aide d’exemples jusqu’à ce qu’il conçoive clairement que les sciences se divisent en sciences cognitives et sciences pratiques. Les quelques exemples qui sont proposés n’épuisent pas l’ensemble des sciences et c’est donc par une conversion de son intelligence que Socrate le jeune voit clairement que cette césure épuise la totalité du domaine des sciences et que nécessairement toute science devra se ranger dans l’une ou l’autre espèce : « que ce sont là les deux espèces d’une seule et même chose, la science considérée dans son ensemble ». Il en a la compréhension immédiate et complète de telle sorte qu’il ne cherche pas s’il pourrait se trouver une science qui ne soit d’aucune des deux sortes.

On pourrait s’étonner que l’analyse commence par cette compréhension de la dualité du domaine de la science puisqu’il semblait s’agir d’abord de savoir qu’est le politique. Mais trouver la science du politique et trouver ce qui est l’essence du politique, c’est mettre en œuvre le même procédé pour arriver à un seul et même point. Ce qui diffère ce n’est pas le point d’arrivée, la nature simple qu’on atteint, mais le point de départ. Quand on cherche la science du politique, on part de la science en général, c’est-à-dire du lieu où commence cette science, on part du porteur non encore discriminé d’une science elle-même non encore discriminée. On peut d’ailleurs faire remarquer que puisqu’on se situe dans le domaine des essences, le politique en tant qu’individu n’existe pas. L’homme politique, le politicien, est du domaine du réel et ne peut qu’incarner plus ou moins imparfaitement l’essence du politique comme concept. Passer du politique comme homme à la politique comme science, ce n’est pas substituer une problématique à une autre, c’est passer d’un niveau ontologique (celui du réel) à un autre (celui des essences). Ce qui est tout l’objet des échanges entre l’étranger et Socrate le jeune.

Si l’étranger ne fait pas répondre Socrate le jeune après la phrase « Alors le politique, allons-nous le considérer comme un roi, un maître (…) ou bien dirons-nous qu’il y a autant de techniques que nous avons prononcé de noms ? » c’est tout simplement que répondre à cette question serait contredire l’idée exprimée par ailleurs qu’on peut être légitimement roi sans l’être. On peut en conséquence être roi tout en exerçant une autre forme d’autorité, comme, selon Platon, on peut être médecin sans exercer la médecine si on a le savoir permettant de conseiller le médecin. Si personne n’est roi par essence, même pas celui qui est au pouvoir parce qu’il a été élu ou l’est par sa naissance, il n’y a pas, dans le monde réel, de science royale que posséderaient par expérience les rois accomplissant correctement leur charge. La science royale est une notion qui appartient au monde des essences. Elle n’est pas la technique de tel ou tel roi, encore moins celle de tout roi. Elle est ce qui fait l’essence de la royauté et lui confère sa légitimité ontologique. Elle appartient au roi qui est ontologiquement roi et non au roi parce que le destin l’a fait roi, c’est-à-dire accidentellement selon le point de vue de Platon. Platon n’identifie donc pas le politique au roi, et la politique à la science royale. Le roi appartient au monde réel, la politique comme essence dégagée par sa recherche appartient au domaine des essences. Elle est du domaine du transcendant. Le roi participe plus ou moins à l’essence du politique. Il y a sans aucun doute dans le choix de l’expression « science royale », un choix politique sous-jacent mais il n’est pas pensé comme tel. Il s’agit de désigner le point de convergence de deux réalités : le concept de politique et la réalité de celui qui est le dépositaire ou le participant dans le réel de cette idéalité. Si celui qui exerce le pouvoir est appelé roi, ce n’est pas qu’il soit nécessairement roi du point de vue constitutionnel, mais qu’il l’est par sa participation pleine et entière à l’essence du « politique » comme Idée.

On voit que par sa structure même, la philosophie de Platon est fortement normative. Se disant connaissance des essences, elle peut s’autoriser à dire ce qui doit être. Elle est une façon de se donner idéalement un pouvoir auquel, semble-t-il, Platon n’a jamais cessé d’aspirer sans pouvoir l’atteindre. Elle réalise dans le ciel des idées, ce qu’il ne pouvait pas faire sur terre. Elle le fait Législateur pouvant seul légitimement doter la cité d’une Constitution parfaite et souverain ou tyran légitime là où le destin aurait pu lui permettre de régner. Le dogmatisme de sa méthode d’investigation est la copie du dogmatisme des vues politiques qui la sous-tendent.

Voici le passage analysé :

« L’Étranger : De quel côté va-t-on trouver ce sentier qui mène vers la politique ? Il faut en effet le découvrir, et le distinguer des autres, en marquant qu’il ressortit à une nature unique et en indiquant que tous les sentiers qui s’en écartent ressortissent à une seule autre espèce, faire ainsi que notre âme conçoive que l’ensemble des sciences se répartit en deux espèces.

Socrate le jeune : Cela, Étranger, c’est désormais ton affaire, et non la mienne.

L’Étranger Pourtant, il faut bien qu’elle soit aussi la tienne, quand nous l’aurons éclaircie.

Socrate le jeune : Tu as raison

L’Étranger : Eh bien, l’arithmétique et certaines autres techniques qui lui sont apparentées ne sont-elles pas séparées de la pratique, ne se bornent-elles pas à fournir une connaissance ?

Socrate le jeune : C’est le cas.

L’Étranger : Alors que la technique du charpentier et celle de tout autre travailleur manuel sont dépositaires d’une science qui, pour ainsi dire, appartient naturellement aux actions auxquelles elles apportent leurs concours afin qu’adviennent ces corps qui n’existaient pas auparavant.

Socrate le jeune : Sans conteste.

L’Étranger : Divise alors l’ensemble des sciences de la façon que voici, en donnant aux unes le nom de « pratiques » et aux autres celui de « purement cognitives ».

Socrate le jeune : Je t’accorde que ce sont là les deux espèces d’une seule et même chose, la science considérée dans son ensemble.

L’Étranger : Alors le politique, allons-nous le considérer comme un roi, un maître d’esclaves ou encore l’administrateur d’un domaine, dans l’idée que tous ces noms font référence à une seule et même chose, ou bien dirons-nous qu’il y a autant de techniques que nous avons prononcé de noms ? Mais suis-moi plutôt dans la direction que voici.

Socrate le jeune : Laquelle ?

L’Étranger : Celle-ci. Suppose que quelqu’un qui n’est pas un spécialiste soit en mesure de donner des conseils à un médecin public, ne devra-t-on pas, en vertu de sa technique, lui donner le même nom que celui qu’on réserve à celui à qui il prodigue ses conseils ?

Socrate le jeune : Oui.

L’Étranger : Mais quoi ? Ne dirons-nous pas que celui qui est de taille à donner des conseils à un homme qui règne sur des contrées, même si lui-même n’est pas un spécialiste, possède la science dont le dirigeant devrait être lui-même le dépositaire ?

Socrate le jeune : C’est ce que nous dirons.

L’Étranger : Mais n’est-il pas certain que la science que possède le roi véritable est la science royale ?

Socrate le jeune : Oui.

L’Étranger : Et celui qui possèdera cette science, qu’il se trouve être au pouvoir ou qu’il soit un simple particulier, ne sera-t-il pas toujours qualifié légitimement de « roi » en vertu même de sa technique ?

Socrate le jeune : Oui, ce serait juste.

L’Étranger : Et il en ira de même pour l’administrateur d’un domaine et pour le maître d’esclaves ?

Socrate le jeune : Sans contredit.

L’Étranger : Et quoi ! entre l’étendue d’un domaine d’un côté et la masse d’une petite cité de l’autre, y aura-t-il une différence en ce qui concerne l’exercice de l’autorité ?

Socrate le jeune : Aucune.

L’Étranger : Il est donc manifeste, pour répondre à la question qui nous occupe à la question qui nous occupe à présent, que tout cela se rapporte à une science unique. Et si quelqu’un veut dire de cette science qu’elle est la science royale, la science politique ou la science économique, nous ne nous opposerons aucunement à lui.

Socrate le jeune : Pourquoi en effet en irait-il autrement ? »

politique et tissage

image 1C’est un préjugé très répandu parmi les philosophes que de penser qu’il pourrait exister quelque chose comme la « politique en soi », qu’on pourrait s’en donner un concept qui nous autoriserait à nous ériger en législateurs universels. Nous aurions ainsi une science bien commode et à peu de frais. Un tel concept vaudrait pour tous les temps et tous les cieux sans qu’il y ait lieu de se préoccuper de ce qu’il en a été effectivement dans l’Athènes antique ou à Constantinople au 1er siècle ou bien comment la politique se vit dans l’Europe moderne.

Seulement, il ne peut pas en être ainsi. Ce qui ne signifie pas qu’on ne puisse pas avoir de la politique une définition très générale qui nous dirait par exemple qu’elle est l’activité sociale par laquelle se règlent l’exercice du pouvoir et les relations de pouvoir dans une société. Mais on voit bien que cette définition ne nous indique rien d’autre que la matière à étudier et non ce que pourrait en produire l’étude et qu’elle ignore par ailleurs la tentative contemporaine de mettre la politique à distance du pouvoir, et notamment du pouvoir d’État.

Le préjugé essentialiste s’accompagne parfois du travers qui consiste à parler métaphoriquement (1). Cela peut être très brillant car les philosophes sont souvent de grands écrivains : ils subjuguent leur lecteur par de pénétrants aphorismes qui lui font oublier que ce qui est suggéré ne s’accompagne d’aucune analyse et se dispense d’une quelconque argumentation. En s’autorisant du vénérable nom de Platon, on peut de cette façon laisser entendre que la politique aurait quelque chose à voir avec le tissage. A charge pour le lecteur qui s’y laisse prendre de chercher à combler la béance ouverte en s’efforçant de trouver des références qui révèlent sa solide culture et donc à faire comme s’il disposait du concept de la « politique en soi ». Seulement, il ne l’a encore moins que le prestidigitateur qui a paru l’exhiber devant lui. Comment donc pourrait-il combler la béance qui s’est ouverte sinon à petites pelletées d’abord pour une époque et une société donnée puis pour une autre et encore une autre sans voir la fin de son ouvrage. Il lui faudra aussi se débattre avec tout ce que peut contenir l’idée de tissage : qui va de celle d’aménager à celle d’ourdir un complot en passant par celles d’arranger, d’harmoniser, d’ordonner, de construire et tout ce qu’on voudra bien trouver en sautant d’un synonyme à l’autre. Là aussi la peine est infinie et le produit d’avance frappé d’inanité.

Mais on pourra dire « vous ne manquez pas d’audace, voilà que vous traitez Platon de prestidigitateur. Vous en faites un vulgaire sophiste, pire encore peut-être car quelqu’un comme Protagoras semble avoir dit des choses très intéressantes et très justes au sujet de la politique ». A cela on peut répondre que Platon tient effectivement un discours bien singulier quand il parle de tissage dans son ouvrage « Le Politique ». Pour ne pas trop lui prêter les travers que nous venons de pointer, il faudrait supposer d’abord qu’il avait en vue les institutions politiques de son temps à Athènes et à Sparte et que c’étaient pour lui les seules qui vaillent qu’on en parle pour les comparer et les réformer. Sinon de quoi aurait-il bien pu parler ? Des banquets « où tous sont égaux » qui étaient, semble-t-il, un des lieux de la politique aux temps archaïques comme le laisse penser la lecture de l’Iliade d’Homère ? Il ne semble pas que cela soit le cas, car le tissage aurait eu bien du mal à y trouver sa place.

Platon aurait donc parlé de la société de son temps à des gens qui la connaissaient aussi bien que lui et qui peut-être avaient plus que lui l’expérience des responsabilités publiques. Cela parait bien peu probable car il aurait parlé inutilement. A moins qu’il ait parlé, non de la société de son temps, mais à partir de la société de son temps pour lui proposer quelque chose d’autre. Là aussi la démarche est singulière car elle suppose qu’on puisse faire une espèce de « table rase » ou au moins engager une tentative de dépassement. Pour être légitime, il faudrait que cette démarche soit l’expression d’une science politique nouvelle qui aurait été non pas la science de ce qui est mais celle de ce qui devrait être. Une telle « science » (et il faut entourer le mot de beaucoup de guillemets) peut bien alors avoir recours à la métaphore car son principe même lui interdit d’être trop concrète : autrement elle s’abaisserait au niveau d’un extravagant programme politique. Elle a même besoin de la métaphore car son premier travail est de s’auto-définir. Elle se construit dans sa propre recherche, elle est elle-même l’objet de sa recherche. Il lui faut donc passer par certaines étapes pour arriver à se dévoiler à elle-même. La métaphore, ou plutôt le paradigme, serait un moment de cette recherche qui a pour but de donner un peu de chair à la forme qui a commencé à se dessiner, à la première notion du politique dégagée par la méthode dialectique.

image 2C’est cette interprétation que nous retiendrons. La science royale que serait la politique selon Platon serait la sienne. Mais ce serait non pas une science dont il dispose ou dans laquelle son personnage, l’Étranger, serait maître : ce serait seulement celle qui est en train de se découvrir, celle qu’il travaille à construire. Ainsi s’explique que cette science n’est pleinement en possession de personne, pas même de ceux qui sont réellement rois et dont la compétence n’est pas contestée. On comprend ainsi qu’aucune des étapes de la recherche de cette science n’en achève la construction et qu’au fur et à mesure qu’on s’en approche, l’expression des idées devient plus incertaine, qu’on passe du mythe à la métaphore au lieu de suivre le chemin inverse qui devrait aller d’une saisie imprécise à une connaissance de plus en plus claire et assurée, toujours plus proche de la réalité de son objet. Si le défaut de la définition du roi comme pasteur n’est pas corrigé en allant voir ce que font effectivement les rois, quels sont les buts qu’ils se donnent et quels sont leurs moyens d’actions, c’est qu’il s’agit non pas de dire ce qu’est effectivement la royauté mais ce qu’elle devrait être, non ce qu’elle est en réalité mais ce qu’elle devrait être en idée ou dans l’absolu. Si au lieu de faire une recherche concrète, Platon passe par le mythe et arrive au tissage, c’est qu’il n’analyse pas ce qui est mais qu’il cherche ce qui devrait être. Il travaille à distinguer les techniques du tissage des techniques auxiliaires au lieu de s’occuper tout simplement de distinguer les activités politiques des autres activités sociales. Il s’intéresse aussi aux matières tissées bien plus qu’à celles dont traite les pouvoirs politiques. Il est d’autant plus précis sur la question du tissage qu’il l’est moins sur la politique qui aurait pu être l’unique objet de son propos. Socrate procédait déjà ainsi. Il allait vers les hommes de métier mais au lieu d’apprendre d’eux, il s’évertuait à leur démontrer qu’ils ne connaissaient pas ce qu’ils faisaient profession d’enseigner. On pourrait s’indigner de l’outrecuidance de quelqu’un qui n’a jamais tenu un outil et prétend en savoir plus que celui qui l’utilise en expert. C’est qu’il recherche (de façon encore confuse) non pas ce que la chose est concrètement et effectivement mais comment elle apparaitrait à une intelligence parfaite qui pourrait dire ce qu’elle serait dans sa perfection, ce qu’elle devrait être dans l’absolu ou dans son essence.

On peut faire remarquer que cette prétention Platonicienne ou Socratique ne fait que porter au centuple le préjugé dont nous disions qu’il est très commun chez les philosophes. Effectivement, le platonisme, c’est le préjugé essentialiste érigé en système. Mais on peut tout de même passer outre à cette objection et nous essayer nous-mêmes à l’exercice en essayant de trouver ce que le tissage pourrait bien nous permettre de dire de ce la politique devrait être et non de ce qu’elle est. Il ne s’agit plus alors d’éclairer ce qu’est la chose politique en s’aidant d’une comparaison hasardeuse, mais de jeter quelques lumières sur ce qu’il faudrait qu’elle soit ou ce qu’on voudrait qu’elle soit.

Alors on voit qu’un fil de laine est fragile et qu’il se rompt facilement mais qu’un tissu de laine est résistant, que là où il se défait on peut le repriser. L’opération du tricotage est très facile mais elle demande du temps, de la patience et de la persévérance. Dans une société dont auraient été éliminées les tensions irréductibles, la politique aurait quelque chose du tricotage et surtout du travail de reprise. Elle s’assurerait qu’aucune rupture ne risquerait de permettre au corps social de se défaire, aux mailles des relations sociales de s’altérer et à ses composantes de se dévider. Cette politique n’inventerait pas du nouveau mais remettrait en état ce qui serait menacé de se défaire. Tout au plus pourrait-elle parfois essayer un nouveau point. Elle passerait du point mousse au point chasse ou plutôt d’un maillage social où la convivialité serait superficielle à une société où les liens entre hommes seraient plus forts. Elle irait d’une société faite à grosses mailles, composée de grandes villes, de communautés et de nations s’ignorant l’une l’autre pour aller vers la constitution d’un village mondial où les hommes ne seraient jamais tout à fait étrangers les uns aux autres.

image 3Le tissu imaginé par Platon a l’allure d’un patchwork. Il propose une société de caste qui serait toujours en risque de se découdre. L’image du tissu tricoté invite plutôt à rêver d’une société égalitaire. Comme un tissu a besoin d’une trame pour tenir, cette société égalitaire n’en aurait pas moins une élite. Comme la trame du tissu, cette élite ne serait pas séparée du corps social mais répandue en lui. Elle serait enfouie en lui au lieu d’en être la partie la plus visible. Elle le contraindrait sans lui faire violence.

On pourrait poursuivre ce rêve à l’infini. Mais en matière politique, rêver n’est utile que si on revient à la réalité. A partir de ce rêve, on peut faire l’examen de l’état du tissu social. On peut voir les endroits où il se délite, comment s’étendent des zones de non droit, des déserts sociaux et culturels dont toute élite est absente : pas de médecins, pas d’institutions culturelles, pas de gendarmerie, pas même ces marchés qui autrefois voyaient affluer les populations de tout l’alentour. On voit les liens sociaux se défaire, les associations et les clubs disparaitre. On voit dans les villes que chacun se replie sur son foyer, son quant à soi, qu’il ignore ses voisins quand il ne leur est pas hostile. La nécessité de retricoter est urgente. Les grandes organisations politiques, syndicales et sociales qui structuraient autrefois la vie locale et la reliaient à la sociabilité globale ont besoin d’être reconstruites. La politique c’est aussi cela : faire revivre une association de quartier, une section syndicale, la cellule d’un parti, retourner sur les marchés même si ce n’est dans l’immédiat pour ne rien y faire d’autre que de bavarder avec quelques passants ; mais faire cela toujours avec l’idée de relier le local au national, le particulier au général, l’intérêt particulier à l’intérêt général. Une société se défait si elle n’est reliée que par le commerce et la consommation des mêmes produits standardisés. Autrement c’est l’homme lui-même qui se défait. Il devient consommateur, usager, contribuable, justiciable. Il est administré mais perd l’unité de son être.

On voit donc que prise ainsi la métaphore est productive. Elle permet d’aller à l’essentiel. Elle ouvre quelques perspectives pourvu qu’on ne perde pas de vue qu’elle n’est qu’une métaphore et qu’elle est appelée à être dépassée pour aller au concret : à la situation réelle, à son analyse et à ce qu’elle exige d’actions.

1– ce qui nous ramène à la question de la métaphore en philosophie déjà abordée par les articles du 7 novembre « bien parler et/ou bien penser » et du 10 novembre « Deleuze l’incompris » ainsi que par celui du 3 novembre « le mode de pensée Deleuzien ».

Le mode de pensée d’Anaxagore (2)

image 1Anaxagore observe la croissance des choses. Les plantes croissent ; les animaux et les hommes se maintiennent et se développent en se nourrissant de ce qui les entoure. Le nombre d’homéomères qui les composent s’accroit donc. D’où viennent donc les homéomères supplémentaires ? Puisque, selon le scolie à Grégoire de Nazianze (X p. 653), Anaxagore ne croit pas qu’il se puisse que « le cheveu fût engendré à partir du non-cheveu et la chair à partir de la non-chair »

Le scolie répond ainsi : « une même semence renferme les cheveux, les ongles, les veines, les artères, les nerfs et les os ; la petitesse des parties les rend invisibles »

Cette réponse ne s’appuie sur aucune observation. Elle n’est qu’une hypothèse qui résulte de la volonté de n’introduire dans le système aucun autre principe que celui de « l’antique théorie que rien ne nait du néant ». Le raisonnement se réduit au minimum : s’il ne se crée rien de nouveau et si une chose apparaît, c’est qu’elle était déjà là mais invisible (l’extrême petitesse explique l’invisibilité).

L’idée que les choses puissent se transformer et changer de nature est rejetée. Simplicius écrit (V p. 651) : « Il considère que les homéomères ne sont aucunement soumis ni à la génération ni à la corruption ». Expliquer la croissance des choses naturelles par la croissance des homéomères aurait violé le principe d’économie. Cela aurait multiplié le problème et en aurait créé un nouveau, sans rien résoudre. Il aurait fallu expliquer ce qui pouvait permettre la croissance des homéomères.

Anaxagore n’imagine pas que la nature puisse faire d’autres opérations que celles qu’il peut faire lui-même : classer, déplacer, accumuler. Il a pour règle de ne rien supposer qui outrepasse à ce qui peut s’expérimenter. En affirmant que « toutes les choses sont mêlées aux autres », il limite le nombre des opérations nécessaires à la croissance. Estimer qu’un germe puisse contenir certains homéomères à l’exclusion d’autres nécessiterait d’expliquer la raison d’un choix initial. Il faudrait faire précéder l’opération de classement par une opération de sélection. Dire que certains homéomères se trouvaient en nombre supérieur aux autres, aurait créé le même problème. Il aurait fallu expliquer l’excédent des uns sur les autres. C’est pourquoi, selon Simplicius, (V p. 651), il dit « il faut comprendre que toutes les choses ne sont ni en défaut ni en excès (car il n’est pas admissible qu’il existe un excès de choses par rapport à toutes les autres) ». Ce qui ferait le caractère inadmissible de cette supposition, c’est qu’elle suppose un choix initial une sorte de préférence originelle. Elle aurait supposé l’hypothèse d’un meilleur monde possible qui aurait ajusté les quantités de matière initiale au résultat final. Elle aurait fait de l’univers un immense puzzle où toute pièce finit par trouver son emploi. Si toutes choses sont en nombre égal, ce n’est donc pas parce que cela est conforme à une finalité mais seulement parce qu’il n’y a aucune raison de supposer une inégalité. Cette égalité est une égalité par défaut de préférence. Elle n’est pas un fait positif ou providentiel. C’est seulement l’hypothèse la plus économe de conditions initiales.

C’est le même principe d’économie qui explique cette affirmation rapportée par Simplicius (VI p. 651) : « toutes les choses sont ensemble comme elles étaient au commencement ». On comprend bien que si le monde avait évolué selon différents âges et par des tris successifs de ses composants, il aurait fallu expliquer la succession de ces âges et comment une matière avait prévalu à un moment pour être supplantée par une autre plus tard.

Anaxagore ne retient donc, pour satisfaire le principe d’économie de pensée, qu’une seule opération qui sélectionne et classe d’un seul mouvement. Il appelle cette opération : « discrimination ». La comprendre exige de passer par la cosmologie.

Mais nous pouvons, auparavant, déjà risquer une première conclusion : les deux propositions 1) toutes choses sont constituées de parties de même nature « illimitées en nombre et en petitesse » et 2) « toutes choses sont en toutes choses », s’accordent en ce qu’elles résultent de la même démarche intellectuelle. Pour tout ce qui peut être observé ou expérimenté, elles restent au plus près de l’observation sans rien conjecturer. Pour ce qui échappe à l’observation, elles appliquent un principe d’économie de pensée : n’introduire aucun déséquilibre qu’on ne puisse justifier, supposer le minimum d’opérations et l’opération la plus simple.

***

image 2Cependant, la conciliation n’est effective qu’à l’origine de l’univers. Dans le monde où nous vivons, il y a un ordre. L’eau occupe les parties basses, l’air et l’éther les parties hautes et la terre et les vivants sont au milieu. Et bien qu’Anaxagore ait déduit de ses principes que toute chose est en toute chose, il voit bien que pour nous nourrir, nous ne prenons pas indifféremment de la terre ou du pain. Nous ne buvons pas indifféremment de l’eau douce ou salée. Il y a des choses différentes, certaines qui conviennent et d’autres qui ne conviennent pas. Il faut donc que la discrimination ne soit pas seulement une opération qui se fait au moment de la digestion, il faut qu’elle la précède. Il ne faut pas seulement qu’elle soit notre fait quand nous choisissons un aliment plutôt qu’un autre. Il faut, pour qu’il y ait à choisir, qu’un ordre soit déjà là. Il faut donc que la discrimination soit une opération universelle et un fait originel.

Dire cela, ce n’est pas passer outre au principe d’économie et exonérer Anaxagore du viol de ce principe en y attentant à sa place. C’est au contraire appliquer ce principe et s’en tenir à ce que nous observons. C’est un fait que le monde est ordonné, non pas parfaitement ordonné, mais suffisamment ordonné pour permettre la vie.

La question est donc de passer d’un univers sans ordre, puisque rien n’autorise à faire l’hypothèse d’un ordre providentiel initial, à un monde effectivement ordonné. Pour comprendre l’ordre, il faut revenir à la situation initiale où tout est simplement là mais sans qu’aucun ordre soit imaginé. Simplicius (I p. 648) fait dire à Anaxagore : « toutes choses étaient ensemble, illimitées en nombre et en petitesse ». Cette phrase ne dit rien d’autre que le minimum de ce qui peut être dit. Plus loin Simplicius écrit « nulle [chose] n’était perceptible du fait de sa petitesse ». Il n’est pas dit que ce chaos originel était parfaitement homogène ; si on le comparait à une pâte, on dirait qu’il ne contient pas de grumeaux. Anaxagore n’accorde donc à ce chaos ni qualité, ni défaut. Il ne dit pas ce qu’il est mais seulement ce qu’il n’est pas.

Simplicius ajoute : « Car l’air et l’éther renfermaient toutes choses, étant l’un et l’autre illimités, car ils constituent les deux plus importants éléments qui se trouvent dans l’ensemble de toute chose, à la fois par leur nombre et par leur taille ». Nous avons déjà vu que cette importance de l’air et de l’éther n’est pas en valeur mais en présence. Toute chose contient de l’air et de l’éther, seulement à l’origine aucune chose n’est décelable ; aucune chose ne fait grumeau. Toutes choses sont donc une seule chose qui contient de l’air et de l’éther. Si le chaos originel n’est pas parfaitement homogène, il n’est pas non plus différencié de telle façon qu’une région puisse être vide d’air ou d’éther.

Pour qu’un mélange de différentes farines, d’eau et de lait ne contienne aucune partie sèche, il faut que la quantité d’eau et de lait soit suffisante pour que chaque flocon de farine puisse s’humidifier. L’eau et le lait, pris ensemble, seront les deux principaux ingrédients du mélange. De la même façon, dans le mélange primordial, l’eau et l’air sont les deux principaux ingrédients. Pour qu’ils soient présents dans toutes les choses du monde sans qu’il y ait eu à la fois une opération de séparation et une opération d’intégration, il fallait qu’ils soient partout.

Il semble donc qu’Anaxagore a imaginé le chaos primordial, nécessaire si on veut éviter l’hypothèse d’un ordre originel, de telle façon que le passage de ce chaos au monde ordonné n’exige que le minimum d’opération.

Ce passage du chaos à l’ordre n’exige qu’un seul agent et cet agent n’est doté que des qualités nécessaires à son action. Anaxagore l’appelle le νους que nous traduisons par l’Intellect. Au fragment XII p. 654 nous lisons : «Il est de toutes les choses la plus subtile et la plus pure, il possède la totale connaissance de toutes choses, et il a une très grande puissance ». A la différence de l’amour et la lutte imaginés par Empédocle, l’Intellect est donc un élément simple. Il ne s’analyse pas en éléments contraires ; il n’est pas anthropomorphisé ni doté de qualités matérielles ; il n’est pas porteur de valeur positive ou négative. Il est une force intellectuelle motrice universelle neutre.

L’Intellect n’a ni début ni fin. Autrement il faudrait rendre compte de son début et de sa fin et imaginer un agent pour les produire. L’intellect n’est pas localisé ; il loge en quelque sorte en lui-même comme semble le dire le fragment XIV p. 655 « l’Intellect, qui existe toujours, existe assurément maintenant là où toutes les autres choses existent, à savoir dans la multiplicité enveloppante, dans les choses qui ont été produites par amalgame, et dans celles qui sont discriminées »

Comment un Intellect, dont il est dit par ailleurs (XII p. 653) qu’il « n’est mélangé à aucune chose » peut-il être dans tout, c’est-à-dire dans l’Un qu’il constitue et dans la multiplicité qu’il meut, sans être mélangé aux constituants d’aucune chose? Ce qu’Anaxagore semble tenter de penser ici, c’est quelque chose qui, si on voulait en donner une transcription moderne, serait comme la force recherchée par les physiciens dans ce qu’ils appellent la « grande unification » : une force unifiant la gravitation aux forces nucléaires fortes et faibles et à l’électromagnétisme. Cette force est effectivement observable partout sous la force des quatre forces que nous connaissons ; et elle n’est cependant nulle part puisqu’elle n’existe, comme force unifiée, que par la nécessité qu’a la physique de la postuler pour rendre compte des touts premiers instants de l’univers où elle se serait scindée dans les forces que nous connaissons.

Il ne s’agit pas d’attribuer à Anaxagore une prescience de la physique moderne. Il ne fait manifestement que de s’efforcer de penser les conditions minimales à l’animation du chaos que sa démarche d’élimination de toute hypothèse superflue l’a conduit à imaginer. Il suffit à la théorie d’Anaxagore que la force qu’il imagine ait initié le mouvement de discrimination universel, une action continue et répétée serait de trop. Il faut que l’Intellect soit comme l’ordre donné par le général à ses troupes rassemblées autour de lui, qui anime chaque soldat, lui fait gagner son poste et combattre. Alors que le général s’est tu et qu’il ne fait qu’assister au déroulement du combat, la troupe s’est dispersée et c’est pourtant son ordre qui organise l’action. Il est ainsi présent sur le champ de bataille alors même qu’il s’en est retiré. On peut effectivement comprendre ce passage du fragment XIII p. 655 à l’aide de cette image de l’ordre donné et exécuté : « Après que l’Intellect eut produit le commencement du mouvement, il se sépara du tout qui se trouvait mû ». Cette interprétation est autorisée aussi par le double sens, en français, du mot « ordonné » comme dans le passage suivant du fragment XII p. 654 : « tout cela fut ordonné par l’Intellect, et aussi cette révolution que suivent à présent les astres, le Soleil et la Lune, et l’air et l’éther qui résultent de la discrimination ». L’image de la dispersion de la troupe, quand l’ordre a été donné, se retrouve dans cette expression « le point de départ de la révolution fut petit ; ensuite celle-ci s’accroît et elle s’accroîtra toujours davantage »

Pour la cohérence du système d’Anaxagore, il faut aussi que le mouvement initié soit un mouvement simple, qui ne contredise pas le mouvement observé, en particulier celui des astres (si important pour les Grecs). Ce ne peut donc être qu’un mouvement giratoire comme le mouvement du doigt qui crée un tourbillon dans l’eau d’où partent les ondes qui vont parcourir toute la surface et revenir sur elle-même en rencontrant un obstacle. Ce mouvement de discrimination peut de cette façon produire son contraire apparent comme l’onde qui revient en écho. Ainsi, on peut lire au fragment XVI : « L’eau se discrimine des nuages, la terre de l’eau, et à partir de la terre les pierres se forment par condensation sous l’effet du froid, et les pierres ont, plus que l’eau, tendance à se séparer ».

Il est cependant remarquable qu’Anaxagore n’use à aucun moment d’images. Il se refuse manifestement à utiliser toute espèce d’analogie ou de métaphore qui aurait pu donner à son système une force poétique. Il n’est pas obscur non plus. Il s’efforce d’être le plus clair et le plus précis possible. Il se discipline autant dans l’expression que dans le raisonnement. Il a sans doute accordé plus d’importance à la rigueur de sa démarche intellectuelle, qu’aux résultats acquis. A défaut de pouvoir dire ce que les choses sont, il s’en est souvent tenu à dire ce qu’elles ne sont pas.

Sa démarche consiste en une rationalité circonspecte, posée, retenue, qui s’appuie sur l’expérience en s’efforçant de rester au plus près de ce qu’il constate et de ne n’interpréter que prudemment. On ne peut toutefois pas dire qu’il s’agit d’une démarche scientifique, puisqu’Anaxagore ne fait pas consciemment d’hypothèses et ne les vérifie pas selon une procédure. Il s’appuie sur des axiomes ou des présupposés implicites, qu’il ne formule pas et dont il n’avait sans doute pas conscience. Il considère, par exemple, que l’ordre est supérieur au désordre et qu’en conséquence, s’abstenir de présumer un ordre, c’est refuser toute pétition de principe, c’est en quelque sorte être le moins disant possible. Anaxagore ne fait, à aucun moment, intervenir le divin dans son explication de l’état du monde. On pourrait dire que, comme Laplace, il n’a pas besoin de cette hypothèse. Il n’était sans doute pas un athée déclaré (cela n’est guère concevable chez un grec) mais il s’abstenait certainement de tout deus machina.

On ne trouve aucun fragment ou aucun témoignage où il aurait polémiqué avec ses prédécesseurs. La seule mention d’une critique dont nous disposons vise « les grecs ». Il aurait écrit, selon Simplicius (XVII p.656) : « les Grecs ne conçoivent pas correctement la génération et la mort ». Il parait avoir toujours fait preuve de la plus grande retenue. Son attitude est plus proche de celle d’un enquêteur impartial que de celle de scientifique. Il travaille à rendre compte de ce qui s’est passé, sans rien dénaturer et sans laisser courir son imagination.

***

image 3C’est donc bien la cohérence de son attitude qui fait la cohérence des deux propositions d’Anaxagore dont nous avions relevé qu’elles pouvaient se contredire : 1) toutes choses sont constituées de parties de même nature « illimitées en nombre et en petitesse » et 2) « toutes choses sont en toutes choses ». Ces deux propositions décrivent un monde imparfait dont l’ordre n’est que la brisure du chaos indifférencié originel. Le monde d’Anaxagore n’est pas harmonieux ; il est seulement animé par un processus de discrimination qui crée de la multiplicité là où il y avait une unité indifférenciée.

Les deux propositions étaient donc en complète cohérence dans le chaos originel mais « les choses » n’étaient alors qu’une seule chose. Elles restent cohérentes dans la mesure où l’organisation du monde est toujours en train de se faire mais qu’elle ne tend vers aucune perfection et n’a d’ailleurs aucune finalité.

Les deux propositions ne se contredisent pas aussi parce qu’elles n’entrent pas dans un système philosophe qui aurait été construit pour former un ensemble fermé de propositions se déduisant l’une de l’autre. Elles appartiennent plutôt à une description raisonnée du monde et à une cosmogonie rationnelle.

les références renvoient à : « les écoles présocratiques » édition établie par Jean-Paul Dumont – Gallimard 1991

Le mode de pensée d’Anaxagore (1)

image 1Selon tous les commentateurs la conception de la matière d’Anaxagore est problématique. Elle paraît faite de propositions contradictoires.

D’un côté nous avons l’idée d’homéoméries, c’est-à-dire l’idée que les objets sont constitués de parties de même nature « illimitées en nombre et en petitesse ». L’os serait fait d’infimes particules d’os, la chair d’infimes particules de chair et l’or serait fait de particules d’or extrêmement petites.

Mais en même temps, il est affirmé que « toutes choses sont en toutes choses ». Dans la chair se trouve de l’os et dans l’os de la chair, comme dans l’or devrait se trouver de la chair et de l’os. Chaque chose contiendrait une partie de toutes les autres substances du monde.

Ne nous laissons pas aller cependant à un rejet facile du système au prétexte qu’il serait confus et que, par la proposition « toutes choses sont en toutes choses, et ailleurs », il ferait de la confusion le principe même de l’univers. Nous suivrons Nietzsche lorsqu’il écrit « c’est une erreur que d’attribuer à Anaxagore la confusion… ».

Puisqu’Anaxagore n’est pas, non plus, comme Héraclite, un penseur de la contradiction, et que nous ne voudrions pas suivre Nietzsche lorsqu’il écrit — « l’hypothèse d’Anaxagore repose ici sur une bévue en matière de logique » — nous devons lui trouver une cohérence. Nous rechercherons par conséquent soit comment les propositions d’Anaxagore s’accordent entre elles sinon comment l’une l’emporte sur l’autre.

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La philosophie d’Anaxagore semble avoir eu deux sources : l’observation et l’étude des ses prédécesseurs.

Il semble avoir été un observateur et un expérimentateur minutieux. Il a scruté dans leur génération et leur croissance le ciel nocturne (bien évidemment), mais aussi les plantes, les animaux aussi bien que l’homme. Il aurait fait des recherches jusque sur la respiration des poissons et des huitres (CXV page 647* (1)). De ces observations minutieuses et obstinées à l’extrême, il a tiré des conclusions telles que « les sensations font souffrir sans cesse l’être vivant » (XCIV p. 641) ou « les sensations sont trompeuses » (XCVI p.642) – conclusions qui supposent d’avoir augmenté insensiblement le degré ou la durée d’une sensation d’abord agréable ou indifférente jusqu’à ce qu’elle devienne insupportable et se révèle être contraire à ce qu’elle était d’abord. On sait aussi qu’il aurait, selon le pseudo Aristote, mené des expériences assez laborieuses « touchant les phénomènes relatifs à la clepsydre (LXIX p.627) ».

Par ailleurs, nous savons, que selon Diogène Laërce, il aurait été l’élève d’Anaximène. Aristote dit dans sa physique qu’il avait accepté la doctrine de Parménide, selon laquelle le semblable nait du semblable et que rien ne nait de rien, mais qu’il se serait efforcé de concilier cette doctrine avec l’évidence du mouvement et de la pluralité des choses. Il aurait ainsi voulu concilier la science et la métaphysique et aurait posé des questions à la fois à la philosophie et à l’observation.

Un fragment (X scolie p. 653) attribué à saint Grégoire de Nazianze retrace ce travail intellectuel. Il dit : « Anaxagore, découvrant l’antique théorie que rien ne nait du néant, décida d’abolir le concept de création et introduisit à la place celui de discrimination ; il n’hésitait pas à dire, en effet, que toutes les choses sont mêlées aux autres et que la discrimination produit leur croissance ? » … « Car comment se pourrait-il, affirme-t-il que le cheveu fût engendré à partir du non-cheveu et la chair à partir de la non-chair ? ». Il refuse ainsi à la fois l’idée que les choses puissent naître de rien et qu’elles puissent consister en un mélange d’éléments qui leur seraient étrangers comme les quatre éléments (le feu, l’air, l’eau et la terre). Pour cela, il s’appuie sur l’expérience. L’expérience montre, en effet, qu’on peut bien diviser aussi finement qu’on voudra un morceau de chair, on y trouvera rien d’autre que de la chair. Les quatre éléments supposés sont toujours inatteignables. De la même façon, l’expérience ne permet pas d’observer les atomes qui, selon les atomistes, formeraient les choses. La réflexion spéculative, quant à elle, ne permet pas de comprendre comment, à partir d’atomes sans qualités, pourraient émerger des objets aux propriétés diverses. Anaxagore s’en tient donc à l’observation la plus minutieuse qui puisse être et se refuse à conclure au-delà de ce qu’il observe. Ce n’est que l’imagination qui peut déceler des éléments tels que le feu et l’eau dans les tissus de chair. Elle ne s’appuie que sur des observations sommaires comme le constat d’une certaine chaleur, d’un peu d’humidité et d’une matière résistante. L’imagination outrepasse ce que les sensations donnent à éprouver quand, de la sensation d’une chaleur, elle conclut à la présence d’une substance (le feu) et au fait que cette substance serait primordiale.

La démarche intellectuelle d’Anaxagore et sa façon de penser se donnent des limites. Il voit bien l’eau, il ressent la chaleur mais il voit aussi un élément irréductible qui reste toujours le même. Rien ne l’autorise à appeler cet élément « terre » ou « air ». Ce n’est, quoi qu’il fasse, que de la chair. D’où son idée de considérer comme substance première tout ce qu’il ne peut pas se couper « d’un coup de hache » (VIII p. 652), c’est-à-dire effectivement, en éléments différents. Il semble qu’il se soit efforcé d’accepter ce qu’il voyait sans l’interpréter en fonction d’une théorie d’ensemble préconçue. C’est plutôt la théorie d’ensemble qui devait faire la synthèse des observations. Elle est l’aboutissement du travail intellectuel.

*

image 2L’idée d’une division infinie des éléments s’accorderait mal avec celle qui voudrait qu’Anaxagore était d’abord un expérimentateur et qu’il se refusait à conclure au-delà de l’expérience. L’expérimentateur le plus minutieux est bien incapable de diviser un objet à l’infini. Comment surmonter cet échec inévitable sinon par la pensée ? Comment aller par la pensée plus loin que l’expérience tout en restant fidèle à l’expérience ? La question était donc pour Anaxagore de savoir mener sa pensée de manière à ce qu’elle reste dans ce qu’aurait autorisé une expérience possible. Quel est donc le mode de pensée qui répond à cette exigence ? Anaxagore aurait imaginé des expériences de pensée ?

Effectivement Simplicius lui prête cette formule : « Car dans le petit on ne saurait trouver l’extrêmement petit, mais il a toujours un encore plus petit (car il n’est pas possible que ce qui est soit ce qui n’est pas » (III p. 649)

La première partie de cette formule est claire. Elle évite le mot « infini ». Elle ne dit pas qu’on peut diviser une matière à l’infini mais seulement qu’à chaque division qu’on fait, non pas en pensée mais effectivement, il reste une matière qu’on peut encore diviser. Il suffit de disposer d’une lame suffisamment fine. Anaxagore se situe ainsi dans le cadre d’une expérimentation réelle. Il a certainement divisé soigneusement de nombreux objets et tenté de poursuivre cette opération aussi loin qu’il le pouvait pour atteindre le plus petit élément. Il a constaté que, malgré ses efforts, il y avait toujours « une matière qu’on peut encore diviser ». Mais à aucun moment la chose divisée n’a changé de nature. Elle est restée immuablement la même.

Anaxagore devait connaître les paradoxes de Zénon, pourtant il ne les discute pas (au moins dans les fragments dont nous disposons). Nous ne pouvons donc que spéculer, à partir de ce que nous savons de sa façon de penser, sur ce qu’il aurait pu en dire.

Zénon raisonnait en mathématicien et il utilisait le raisonnement mathématique pour aller au-delà de l’expérience et même contre l’expérience. Son mode de raisonnement allait à l’opposé de celui d’Anaxagore. Il utilisait ce que pouvait la pensée pour discuter ce que pouvait l’expérience et posait comme principe implicite le primat de la pensée sur l’action. Il réfutait de cette façon les atomistes en se plaçant sur le terrain de la spéculation pure où ils s’étaient imprudemment placés. Anaxagore refusait de se laisser piéger de cette manière. Cela nous permet de comprendre le sens de la deuxième partie de son argument « car il n’est pas possible que ce qui est soit ce qui n’est pas ».

Selon Zénon, le mouvement est ce qui est (c’est une réalité qu’on peut constater) et pourtant qui n’est pas (il n’est pas l’être), car il n’est qu’un phénomène. Il est par conséquent une chose inauthentique et seconde. Anaxagore s’insurge contre ce renversement radical qui rend toute observation et toute expérimentation inutiles. Il lui suffit de rappeler cette évidence (pour lui) et ce paradigme: que ce qui est, c’est ce qui se manifeste. Théophraste lui prête l’opinion que « les sensations sont engendrées par les contraires » (XCII p. 639). Le réel est ce qui se manifeste parce qu’il résiste ; le réel c’est ce qui est dur, par exemple, sur lequel la main ne peut pas se refermer complètement (ce qui contrarie donc le geste de refermer la main). Ce qui ne peut pas se manifester (ce qui n’est ni dur ni fluide, ni opaque ni transparent), n’a pas de réalité.

Si les sens peuvent nous tromper, c’est sur les propriétés de choses et non sur leur présence. Ainsi en est-il des couleurs. Selon Anaxagore l’eau est noire (Sextus Empiricus XCVII p. 642) donc la neige est noire. Le phénomène de la blancheur de la neige est une tromperie des sens. Une telle affirmation révèle l’expérimentateur : effectivement la neige est blanche selon l’expérience première. Mais si on sectionne un flocon de neige, nous trouvons de l’eau et si nous entreprenons de séparer une goutte d’eau en parties toujours plus petites, nous finissons inévitablement par avoir quelque chose d’invisible. Le noir serait alors la « couleur » de l’invisible et par conséquence il serait la couleur de l’eau en tant qu’elle devient invisible. Mais nous ne sommes encore ici que dans l’expérience possible, sinon effectivement réalisée. Il reste à trouver comment franchir le pas supplémentaire.

Ici intervient la doctrine d’Anaxagore concernant le langage : certains mots sont vides. Ils ne renvoient à rien de réel. Le mot « destin » est ainsi un mot vide, selon l’opinion d’Anaxagore rapportée par Alexandre d’Aphrodise (LXCI p. 626). On peut penser qu’il disait la même chose du mot « infini » car il faut bien que les choses soient finies pour pouvoir tomber sous les sens et faire l’objet d’une expérimentation. Anaxagore pouvait donc opposer à Zénon le vide du mot « infini » et l’inconsistance d’un découpage à l’infini de l’espace qui sépare la flèche imaginaire de la cible imaginaire.

Si le découpage à l’infini n’est pas possible, il ne reste plus que la possibilité d’une opération de découpage qui se répéterait inutilement si on la poursuivait, car elle ne fait rien apparaître de nouveau. D’où l’idée des homéoméries. Ils sont le produit de la division répétée, ou plutôt ils sont le produit de l’échec de la division répétée à produire du nouveau. Encore que le mot lui-même semble appartenir à Aristote plutôt qu’Anaxagore. Le mot homéoméries suppose que le « encore plus petit » peut constituer une classe d’objets et que le travail d’inventaire des divers « encore plus petit » puisse être achevé. Le fait que ce mot n’est attesté dans aucun des fragments retenus comme venant d’Anaxagore, est un indice de plus de son extrême circonspection. Anaxagore ne se prononce pas sur la variété des homéomères.

Selon ce qu’écrit Simplicius (I p 648), Anaxagore aurait considéré les homéomères comme « illimités en nombre » ou, selon ce qu’il écrit plus loin, illimités « en nombre et en petitesse ». La première remarque ne concerne pas la variété des homéoméries mais le nombre d’unité de chaque espèce. Ici, le fait que leur nombre soit sans limite n’est que le corolaire de leur petitesse sans limite. Rien n’est dit de leur variété. Il semble donc qu’Anaxagore devait suspendre son jugement sur ce point. S’il s’en tenait, comme nous le supposons, à ce qu’il pouvait conclure de ses expériences, il ne lui était pas possible de se prononcer sur ce point. Il n’affirme rien, non plus, de l’air et de l’éther sinon qu’ils « renfermeraient toutes choses, étant l’un et l’autre illimités ». Il fait le constat que l’air est partout, y compris dans une outre apparemment vide. Selon Simplicius, il aurait pensé que l’air et l’éther « constituent les deux plus importants éléments qui se trouvent image 3dans l’ensemble de toute choses, à la fois par leur nombre et par leur taille ». L’importance de l’air et de l’éther ne paraît donc pas une importance en valeur mais par leur part relative en volume occupé dans l’ensemble du monde. Pour occuper un volume illimité, il faut en effet un nombre illimité de « encore plus petits » aériens ou d’éther. Cela fait de l’air et de l’éther les premiers éléments du monde. Ils participent à tous les mélanges mais du fait qu’ils sont insécables, ils échappent à l’analyse. Cependant, aucun fragment ne nous permet d’affirmer qu’Anaxagore pensait que les matières insécables étaient d’une autre nature que celles sur lesquelles il pouvait opérer. On peut supposer que là aussi, il retenait son jugement.

Anaxagore apparaît donc comme un observateur et un expérimentateur très circonspect qui limite ses conclusions à ce qu’autorisent l’observation et la manipulation. Il se refuse à toute spéculation qui ne s’appuierait pas sur une observation vérifiable. A partir de cette conclusion, nous pouvons reconstituer son mode de pensée. Ce sera l’objet du prochain article.

(1) les références renvoient à : « les écoles présocratiques » édition établie par Jean-Paul Dumont – Gallimard 1991

Deleuze l’incompris !

image 1Ce n’est pas par provocation, ni pour faire l’original que je voudrais consacrer un article à ce que je ne comprends pas. Il ne s’agit que d’illustrer les difficultés du langage philosophique quand il use de métaphores, non pour dire que ce langage n’a pas de sens mais qu’il pose autant de questions qu’il parait en résoudre. J’invite quiconque comprend mieux que moi à m’éclairer sans ménager ses critiques. Voici donc un texte extrait de « différence et répétition » de Gilles Deleuze (page 305 dans l’édition PUF), texte à la lecture duquel je limiterai l’exercice.

« C’est la différence dans l’intensité, non la contrariété dans la qualité, qui constitue l’être « du » sensible. La contrariété qualitative n’est que la réflexion de l’intense, réflexion qui le trahit en l’expliquant dans l’étendue. C’est l’intensité, la différence dans l’intensité, qui constitue la limite propre de la sensibilité. Aussi a-t-elle le caractère paradoxal de cette limite : elle est l’insensible, ce qui ne peut être senti, parce ce qu’elle est toujours recouverte par une qualité qui l’aliène ou qui la « contrarie », distribuée dans une étendue qui la renverse et qui l’annule. Mais d’une autre manière, elle n’est que ce qui peut être senti, ce qui définit l’exercice transcendant de la sensibilité, puisqu’elle donne à sentir, et par là éveille la mémoire et force la pensée. Saisir l’intensité indépendamment de l’étendue ou avant la qualité dans lesquelles elle se développe, tel est l’objet d’une distorsion des sens. Une pédagogie des sens est tournée vers ce but, et fait partie intégrante du « transcendantalisme ». Des expériences pharmacodynamiques, ou des expériences physique comme celle du vertige, s’en approchent : elles nous révèlent cette différence en soi, cette profondeur en soi, intensité en soi au moment originel où elle n’est plus qualifiée ni étendue. Alors le caractère déchirant de l’intensité, si faible en soit le degré, lui restitue son vrai sens : non une anticipation de la perception, mais limite propre de la sensibilité du point de vue d’un exercice transcendant. »

J’en entends qui s’esclaffent : qu’y a-t-il donc de difficile là-dedans ? Ce texte est parfaitement clair. En voici le sens : les objets se donnent à l’expérience sensible en se laissant discriminer soit par la grandeur, soit par une autre qualité distinctive (« une contrariété qualitative »). La grandeur est ce qui permet de déterminer les objets comme des objets mathématiques, c’est-à-dire mesurables. Elle les rend comparables les uns aux autres et donc aussi opposables les uns aux autres. Les objets sont alors décrits dans un espace au point de vue de la qualité comme de la quantité et peuvent être ordonnés dans un espace et un temps.

Un objet saisi selon sa grandeur se présente comme donné directement à la sensibilité ; il est présent à la conscience, il s’impose à elle avec la force de l’évidence. Seulement, selon Deleuze, c’est son niveau d’intensité qui le fait émerger de l’indistinct pour le faire entrer dans le champ du sensible et dans la conscience. L’intensité est pour un Deleuzien une notion qu’on n’interroge pas. Voici qu’on peut lire à son sujet : « il s’agit certes d’une construction spéculative (l’intensité n’est d’une certaine façon qu’un fiat de la pensée), mais elle est structurée par cette dimension, propre, selon Deleuze aux concepts philosophiques, d’intégrer en son espace propre ses propres contradictions, sa propre instabilité, et de faire, de cela même qui obscurcit sa compréhension, le moteur de sa dynamique ». Ce qui est une façon élégante de dire qu’il n’y a ici rien à comprendre ! Nous essaierons tout de même de comprendre en revenant à la fin de cette étude sur cette question de l’intensité. Prenons la, pour l’instant, comme elle vient et poursuivons la lecture.

Ainsi, c’est l’intensité qui constitue l’origine du sensible. Pour qu’un objet puisse être saisi selon sa grandeur, il faut d’abord que son intensité lui ait fait franchir le seuil du sensible. Du point de vue de l’intensité, les objets ne se donnent pas à l’intuition (la sensibilité) selon des degrés objectivables et mesurables. Ils se détachent de l’indifférencié selon une gradation qui échappe à notre perception, qui est indéterminable. Au point de départ du sensible, il y a l’infiniment faible, l’imperceptible, qui en s’aiguisant, en se renforçant va constituer une intensité. C’est pourquoi Gilles Deleuze dit : « C’est la différence dans l’intensité, non pas la contrariété dans la qualité, qui constitue l’être « du » sensible ». En une seule formule est exprimé ce qu’est « l’être du sensible » et ce qu’il n’est pas.

Seulement rien n’est moins clair que cette expression « être du sensible ». Elle m’autorise à interrompre l’explication pour demander quelques éclaircissements : Le mot « être » est, en lui-même, ambigu ; il ouvre toujours à des difficultés considérables : c’est un substantif c’est-à-dire que c’est un verbe qui fait fonction de nom. Il exprime normalement l’état actuel ou le devenir de quelque chose mais pourtant il devient lui-même l’expression d’une chose dans son emploi comme substantif. Par son usage comme substantif, il réifie le fait d’être c’est-à-dire d’avoir une réalité. Or le seul fait de vouloir caractériser le sensible implique qu’on lui reconnaît une réalité. D’ailleurs comment ne pas accorder une réalité au sensible ? Le sensible est l’objet de la sensibilité. S’il y a sensibilité c’est qu’il y a du sensible. Voir c’est toujours voir quelque chose ou au moins être en puissance de voir quelque chose. De même entendre c’est toujours entendre quelque chose ou être en puissance d’entendre quelque chose. Il n’y aurait pas de sens à parler d’un sensible qui n’aurait pas de réalité. Alors pourquoi appliquer le substantif « être » à quelque chose comme le sensible ? On comprend qu’on puisse parler de « l’être de dieu » dans la mesure où dieu peut être ou ne pas être, qu’il est quelque chose dont l’existence n’est en rien assurée. Mais le sensible puisqu’il est la matière de notre sensibilité nous est toujours donné comme étant là, comme une réalité. Quand bien même on soutiendrait que cette réalité est construite par la sensibilité, il faut bien que cette construction use de matériaux. Si notre œil reconstruit l’objet vu à partir des rayons lumineux qui le frappent, il faut bien que quelque chose émette ou réfléchisse ces rayons qui se propagent et agissent selon des lois (des formes constantes) que la physique permet de comprendre. Cette chose qui émet ou réfléchit les rayons lumineux n’a rien de métaphysique, ce ne peut être qu’une chose physique. Les rayons lumineux nous disent nécessairement quelque chose de réel de ce dont ils proviennent, sinon toutes nos actions échoueraient, nous serions incapables de vivre. Et puis, faut-il rappeler que la sensibilité, la vie et la conscience ont émergés au cours de l’évolution qui a conduit de la matière inerte à la vie consciente. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu tout Darwin pour savoir que la réalité (le réel, la matière, la vie dans ses formes d’une complexité croissante) précède la sensibilité, que celle-ci n’est qu’une des formes de l’adaptation à la réalité (adaptation toujours imparfaite).

Sauf à opter pour le solipsisme, ce qui clôt toute discussion, il faut bien admettre l’existence d’un monde physique hors de la conscience et un objet matériel de la sensibilité ainsi qu’une capacité de la sensibilité à nous communiquer des informations généralement pertinentes. De la réalité, on peut certes douter comme le fait Descartes mais c’est un doute qui doit d’abord nier l’évidence de la chose et nier sa réalité au moment où il la reconnait. Pour douter de la réalité d’une vision et vérifier si elle n’est pas hallucinatoire, il faut la ressentir, il faut qu’elle s’impose. Cela suppose qu’elle ait une réalité. Il ne devrait donc y avoir aucun intérêt à parler d’être du sensible car à première vue, cela n’ajoute rien à sa réalité. Ou du moins l’intérêt n’apparaît que si on considère que du verbe « être » peuvent être tirés deux substantifs : étant et être. Ce ne peut pas être un degré de réalité qui sépare l’être de l’étant puisque comme substantifs du verbe être ils affirment l’un comme l’autre la réalité d’une chose. Le substantif « être » implique seulement plus de permanence que le substantif « étant ». A l’inverse, le substantif « étant » implique plus de présence que le substantif « être », plus de matérialité même. On peut être un « être de raison » mais jamais un « étant de raison ». Les étants sont en général localisés ontologiquement. Ils apparaissent, se transforment éventuellement en d’autres étants ou disparaissent. Un étant est une chose singulière et peut être distingué d’autres choses singulières par son nom. On peut le définir en le situant par rapport aux autres choses. Tandis qu’un être n’a pas de localisation, il persiste dans son être. Il a une essence c’est-à-dire une nature permanente et toujours fondamentalement la même ou au moins une forme accomplie vers laquelle il tend. Il a en lui une espèce de nécessité métaphysique qu’il réalise ou qu’il dévoile (dans ce domaine l’imagination métaphysique est sans borne). Quoi qu’il en soit, l’emploi du substantif « être » implique logiquement une approche essentialiste et par conséquent idéaliste puisqu’elle suppose de réduire une chose à une essence. On sait d’ailleurs qu’avec Hegel, le summum de la philosophie idéaliste et en même temps le summum de l’essentialisme.

image 2Pour que le sensible, qui est « étant » par excellence, qui n’est rien d’autre qu’étant, soit accompagné du substantif « être », il faut lui faire subir une opération déréalisation. Il faut le saisir, non pas sans sa réalité, mais dans ce qui permet de rendre compte de sa réalité. L’être du sensible c’est alors ce qui fait que le sensible émerge de l’insensible. C’est certainement ce que veut dire Gilles Deleuze quand il évoque « l’existence paradoxale d’un « quelque chose » qui, à la fois ne peut pas être senti (du point de vue de l’exercice empirique) et ne peut être que senti (du point de vue de l’exercice transcendant) ». Ce qui n’éclaircit pas du tout le mystère mais l’approfondit irrémédiablement puisque, pour comprendre ce qu’est l’être du sensible, il faut comprendre ce que peut bien être « l’exercice transcendant » de la sensibilité. (Le texte ne précise pas « de la sensibilité » mais on suppose que c’est de cela qu’il s’agit car on ne voit pas de quoi d’autre il pourrait s’agir). Comme nous sommes clairement dans un contexte Kantien, il faut comprendre qu’il s’agit d’un au-delà de l’expérience possible ou peut-être d’une condition de possibilité de l’expérience sensible qui en serait cependant constitutive. Il s’agit donc de parler d’un « quelque chose », d’un indéterminé donc, qui est trop ténu pour être accessible à la sensibilité mais dont la nature est pourtant telle qu’il est destiné à être senti. Il ne s’agit pas d’un « être de raison » c’est-à-dire d’une chose qui se donne à l’intellect et non aux sens puisque nous sommes dans l’ordre de la sensibilité. Il s’agit de quelque chose qui s’échappe quand on veut le saisir. Que peut bien être cet insaisissable ? Il y a évidemment une multitude de choses que nos sens ne perçoivent pas mais dont nous pouvons vérifier la présence par nos instruments. Notre œil ne les voit pas mais nous pouvons les voir au microscope par exemple ou par d’autres instruments plus puissants encore. Dans ce domaine, les limites reculent avec le progrès de sciences. S’il s’agissait de cela, Engels aurait eu parfaitement raison d’opposer à Kant les progrès de la chimie qui font disparaître le noumène c’est-à-dire ce qui avait été réputé inconnaissable.

S’il ne s’agit pas d’un noumène de la sensibilité, il ne peut s’agir que ce qui est au-delà de la limite de la sensibilité consciente, non du fait de sa finesse ou de son caractère ténu et évanescent, mais du fait que la sensibilité est toujours partielle, qu’elle laisse toujours hors d’elle, sur ses marges, un part de d’inaperçu. Cet inaperçu se reconstitue chaque fois que la sensibilité change d’objet. Il est donc bien constitutif du sensible, dans le sens où il le sensible ne peut pas être conçu sans qu’il y soit inclus. Encore que dire qu’il est au-delà des marges du sensible n’implique pas qu’on le localise. Il ne s’agit pas des détails d’une image qui échapperaient à la vision nette parce qu’ils se trouveraient trop éloignés du point sur lequel elle se focalise. Il ne peut pas s’agir non plus de ce qui reste trop imprécis dans l’image pour être clairement accessible à la vision. Deleuze ne reprend pas non plus, semble-t-il, l’idée que Marx a synthétisée dans sa 5ème thèse sur Feuerbach : idée selon laquelle l’expérience sensible immédiate est partielle et, par cela même, abstraite. Ce qui s’oppose à la conception de la philosophie empiriste qui considère au contraire que le donné immédiat, l’intuition sensible, a un caractère concret opposé à la pensée conceptuelle qui serait abstraite par nature. La question soulevée par Deleuze se situe apparemment avant que ce type de problème d’interprétation de l’intuition sensible puisse se poser. On comprend qu’il parle de ce qui permet à l’image de devenir une image (un objet de la sensibilité visuelle) et donc de se détacher d’une profondeur indéterminée. Il s’agit de ce vers quoi la pensée se dirige dans le pressentiment. Ce que précisément il appelle une intensité.

Voilà donc, semble-t-il, l’étrange objet philosophique dont Deleuze voudrait donner le concept, qu’il voudrait rendre intelligible, et qu’il commence en conséquence par situer selon ce qu’il est et ce qu’il n’est pas.

L’être du sensible n’est pas constitué par « la contrariété dans la qualité ». Pourtant, Deleuze vient tout juste de le dire : « le sensible-contraire ou la contrariété dans la qualité peuvent constituer l’être sensible par excellence ». Cette dernière idée est assez simple : le sensible est la capacité pour un objet d’être perçu par l’intermédiaire de la sensation. Les choses sensibles ne cessent de changer, elles passent d’un état à l’autre ou l’une fait suite dans la sensation à une autre qui était dans un état différent, voire contraire ; or, c’est précisément parce que les choses sont différentes ou qu’elles changent qu’on les perçoit. On est d’autant plus sensible au froid quand il suit le chaud etc. Ici, on pourrait multiplier les exemples à l’infini. La différence de qualité et plus encore le fait d’avoir des qualités contraires constitue la matière de la sensation. Mais puisque notre objet n’est pas le sensible mais ce qui lui est antérieur, ce que Deleuze appelle l’être « du » sensible, cette contrariété n’a pas de matière pour s’exprimer. Être chaud ou froid, c’est être donné à la sensibilité et même à une forme particulière de la sensibilité qui est celle de l’épiderme.

Là où l’idée devient étrange et semble même sombrer dans une métaphysique un peu nébuleuse, c’est quand on lit : « la contrariété qualitative n’est que la réflexion de l’intense, réflexion qui le trahit en l’expliquant dans l’étendue ». Il faut supposer que les verbes « trahir » et « expliquer » sont utilisés métaphoriquement. Il y a donc quelque chose qui se fait connaître, qui devient accessible à la conscience et qui devient donc évaluable selon une échelle soit purement intuitive soit même objectivable. Le plus froid ou le plus chaud, par exemple, se manifestent par le gel ou le dégel. Mais de quoi le plus froid et le plus chaud pourraient-ils être eux-mêmes la manifestation ? Il faut considérer qu’en dessous, ou qu’au-delà de la différence perçue, il y a une différence plus profonde, une différence première et intensive. Si on reprend l’exemple du froid et du chaud, il ne peut s’agir de l’agitation des atomes. Le chaud ou le froid sont bien la perception que nous avons de l’agitation des atomes d’un corps et de la transmission de cette agitation à notre épiderme, mais cette agitation n’est ni en dessous, ni au-delà de quoi que ce soit.

Deleuze semble penser qu’une perception est subjective, qu’elle est un acte du sujet. Mais une perception est toujours objective. Elle est ce qu’elle est : rien de plus ni rien de moins (quand bien même elle serait hallucinatoire). On ressent le chaud quand l’agitation atomique nous est transmise ou pour tout autre raison, peu importe. A quelque niveau qu’on saisisse la réalité et par quelque médiation que ce soit, ce qui est donné est ce qui est donné et n’est rien de plus ou de moins. Le problème est certes de déterminer par quoi le donné est donné. A cela il ne devrait y avoir qu’une réponse naturelle. La température enregistrée par le thermomètre est là, l’agitation du milieu ambiant est là. Si ce n’est pas elle qui est à l’origine de la sensation de chaud ou de froid, c’est que c’est quelque chose d’autre : la fièvre, l’angoisse etc. peu importe ici. Aucune de ces réalités n’annule l’autre. C’est leur cumul qui forme la perception. Ainsi, on peut dire que la perception que nous avons des choses est conditionnée par notre culture, le développement de notre civilisation et plus particulièrement celui des sciences. Il n’y a pas, de ce point de vue, de perception en soi, ou d’état naturel de la perception.

Il s’agit donc certainement d’autre chose. Ce qui ramène à une origine métaphysique du sensible, à une sorte de condition transcendantale du sensible et donc à ce qui est considéré par Deleuze comme constitutif de l’être du sensible : « la différence dans l’intensité ».

Deleuze reconnaît lui-même le caractère paradoxal de cette idée. Et on ne peut effectivement rien en dire de plus. Il écrit : l’intensité « a le caractère paradoxal de cette limite [de la sensibilité] ». Ce n’est pas tant qu’il y ait une limite à la sensibilité qui parait paradoxal car on ne voit pas bien en quoi c’est paradoxal. C’est d’abord un fait d’expérience. Et, à la réflexion, on peut dire qu’il est heureux qu’il en soit ainsi, sinon nous serions perpétuellement envahis d’une multitude d’expériences et submergés par elles. La limite de l’expérience est ici physique. Par exemple, notre vue est faite pour la lumière du soleil. Nous ne percevons qu’une faible partie du spectre électromagnétique tandis que certains animaux voient dans l’infrarouge ou perçoivent l’ultra-violet. Nous avons un certain type d’adaptation à un milieu que nous considérons comme notre milieu naturel. Notre particularité, et cela nous ramène à l’idée que notre perception est historiquement construite, c’est que nous pouvons, par l’intermédiaire d’appareils, percevoir et même mesurer les infrarouges et les ultras violets. La façon dont Deleuze explicite son paradoxe est elle-même paradoxale puisqu’il s’agit de dire ce qu’est l’intensité et que le développement qui suit n’est rien d’autre que la reprise de ce qui était dit au sujet de ce qu’a de paradoxal « l’être du sensible ». C’est une nouvelle fois « ce qui ne peut pas être senti » et « ce qui ne peut être que senti ».

Pour que cela ait un sens, il faut donc encore une fois que la limite dont il est question soit autre chose qu’une limite naturelle. Il faut, pour que le paradoxe soit un véritable paradoxe, qu’il soit autre chose qu’une simple difficulté naturelle. Il faut que ce soit un paradoxe ontologique : celui de l’univocité de l’être, de l’unité de l’infinie diversité des êtres. Ce qui est donné à nos sens, comme à notre intelligence, c’est un monde. Dans ce monde, nous découpons des unités, mais dans ces unités nous pouvons découper d’autres parties et ainsi au-delà du perceptible et même de l’intelligible. Ce paradoxe fascinait déjà Anaxagore. Ainsi un fragment attribué à saint Grégoire de Nazianze dit : « Anaxagore, découvrant l’antique théorie que rien ne nait du néant, décida d’abolir le concept de création et introduisit à la place celui de discrimination ; il n’hésitait pas à dire, en effet, que toutes les choses sont mêlées aux autres et que la discrimination produit leur croissance ? » … « Car comment se pourrait-il, affirme-t-il que le cheveu fût engendré à partir du non-cheveu et la chair à partir de la non-chair ? ». Pour Anaxagore, il s’agissait de refuser à la fois l’idée que les choses puissent naître de rien et qu’elles puissent consister en un mélange d’éléments qui leur seraient étrangers comme les quatre éléments (le feu, l’air, l’eau et la terre). Pour Anaxagore, les choses se différenciaient à partir de quelque chose que l’expérience échouait à saisir mais que la pensée pouvait atteindre, en s’appuyant fermement sur une expérimentation minutieuse (mais archaïque) et en veillant à ne pas errer.

Deleuze opère donc, semble-t-il, une espèce de retour à Anaxagore. Il partage d’ailleurs avec lui l’idée que rapporte Théophraste selon laquelle « les sensations sont engendrées par les contraires ». Mais, là où Anaxagore dit « discrimination », il dit « intensité ». Le passage peut être compris comme celui d’une technologie à une autre. Anaxagore était un expérimentateur obstiné qui essayait de découper les choses en parties toujours plus petites, mais il ne disposait que d’un couteau. La science moderne décompose la matière en précipitant les noyaux d’atomes les uns contre les autres à de très grandes vitesses. Avec la première technologie, on discrimine et on trouve d’infimes parties toujours les mêmes, tandis qu’avec la technologie moderne, on fait apparaître des objets quantiques extrêmement divers mais tous dotés d’énergie. On arrive même à une équivalence entre la matière et l’énergie ou à l’idée que l’énergie est la forme primordiale de la nature et donc à l’idée d’une unité de la nature. Or, l’intensité est la propriété unique de l’énergie. Le passage du mot « discrimination » à celui « d’intensité » parait donc être celui d’un mode de représentation des choses à un autre. La différence est que la discrimination est une opération qui suppose implicitement l’idée d’un facteur ou d’un agent discriminant, tandis que l’intensité est la propriété d’une chose. Elle suppose implicitement une force ou une énergie immanente aux choses.

On voit donc bien d’où vient le mot « intensité » mais ce qui ne se comprend pas d’emblée, c’est son passage dans la métaphysique. L’unité de la nature comme énergie, n’est pas « l’univocité du l’être » et les énergies libérées par la fusion des noyaux atomiques n’ont rien de métaphysique. Deleuze propose alors une deuxième qualité de l’intensité : elle « éveille la mémoire et force la pensée ». On ne voit pas bien ce qui à la fois n’est pas senti et agit sur la mémoire et la pensée. Il peut s’agir évidemment de quelque chose d’aussi difficile à exprimer donc à sentir consciemment qu’une atmosphère, une ambiance ou quelque chose de cet ordre. Mais tout cela n’a rien de métaphysique et est très lié à la culture, l’éducation esthétique et les dispositions naturelles de chacun. Nous avons tous eu une enfance mais nous ne sommes pas tous Proust !
image 3Il pourrait bien s’agir de cela puisque Deleuze écrit : « une pédagogie des sens est tournée vers ce but, et fait partie intégrante du « transcendantalisme » ». L’idée semble être que éducation esthétique permet d’accéder à un au-delà du profane, du familier, de ce qui est donné à tout le monde. C’est sans aucun doute vrai, mais cela n’exige pas de renverser la métaphysique. Ce qui est donné dans l’éducation esthétique n’est pas immanent au monde mais plutôt produit par la culture. Deleuze veut manifestement échapper à cette interprétation puisqu’il évoque « des expériences pharmacodynamiques, ou des expériences physiques comme celle du vertige ». Mais il ajoute qu’elles « s’en approchent ». Mais dans ce type d’expérience, on sait bien que c’est l’équilibre mental qui est perturbé et que rien n’est dit du réel. Là où l’un est paralysé par le vertige, l’autre évolue sans le moindre trouble. Le principal effet de ces exemples, est donc qu’ils écartent l’idée d’un effet de culture pour se rapprocher plus d’un effet produit par quelque chose de matériel. On est donc obligé d’écarter « l’aura » chère à Benjamin car elle parait trop peu matérielle : « Qu’est au juste que l’aura ? Une trame singulière d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». On trouve dans cette définition le même type de paradoxe du non donné/donné. Cette fois sous la forme du lointain/proche. Ce qui suit chez Benjamin retombe platement dans la question de la sensibilité à une ambiance : « Un jour d’été, en plein midi, suivre du regard la ligne d’une chaîne de montagnes à l’horizon ou d’une branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur manifestation – c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche ». Rien de transcendant là-dedans, rien de métaphysique, ou alors il faut dire que Lucrèce était métaphysicien ! Ce qui compte dans l’aura, c’est moins le type d’expérience à laquelle elle veut donner un nom (ce type d’expérience est donné à tout le monde) que la revendication de culture que son usage manifeste.

image 4On voit que Deleuze essaie d’échapper aux interprétations déjà visitées de ce qu’il évoque. Il veut tirer cela du côté d’une ontologie c’est-à-dire qu’il veut réifier l’objet d’expériences esthétiques assez courantes. L’effet de réification est obtenu par l’usage d’expression comme « différence en soi » ou « profondeur en soi ». Il est assez difficile de comprendre en quoi une expérience comme celle du vertige peut permettre d’accéder à ce que peut être la « profondeur en soi ». Dans ses formes extrêmes, c’est sans aucun doute une expérience limite où la conscience et la maîtrise de soi sont abolies. Dans la mesure où ce type d’expérience fait sortir l’esprit de sa stabilité ordinaire, on peut dire qu’elle est le contraire d’une expérience « pour nous ». « L’en soi » est bien généralement conçu comme l’inverse du « pour nous », seulement il se comprend comme désignant ce qui est indépendamment de la connaissance sensible et conforme à l’entendement pur. Outre que son emploi suppose généralement qu’on adopte la notion de quelque chose comme un « entendement pur », ce qui implique qu’on ne soit pas dans le domaine du sensible. Or, dans ce qu’évoque Deleuze, nous sommes précisément dans le sensible. Il y a donc une très grande difficulté à savoir où on se situe puisque nous venons de voir que nous sommes ni dans le culturel (mais plutôt du côté du matériel), ni vraiment dans l’expérience vitale ; que nous sommes dans le sensible sans y être vraiment.

La difficulté se referme sur elle-même quand Deleuze écrit que le « vrai sens » de l’intensité est : « non pas anticipation de la perception, mais limite propre de la sensibilité du point de vue d’un exercice transcendant ». Cet « exercice transcendant de la sensibilité » est ce à quoi renvoyait déjà l’idée « d’être du sensible ». Nous avions estimé que cette notion ne faisait qu’épaissir le mystère de cet être. Son retour pour finir dans la tentative d’éclaircissement de cette notion la laisse donc dans son obscurité. Il m’enfonce irrémédiablement dans mon incompréhension !

Bien parler et/ou bien penser

image 1Parfois, quand nous prenons la parole pour exprimer notre pensée, notre discours n’est pas préparé, nos idées n’ont pas été réfléchies et pourtant nous sommes nous-mêmes surpris des heureuses formules qui nous viennent, de leur judicieuse clarté. Voilà que nous donnons vie à une pensée cohérente et persuasive comme si elle s’était emparée de nous. Ce langage clair et fort, que nous n’avons pas construit mais qui est le fruit de nos lectures, de nos expériences et nos conversations, c’est le logos. Il ne nous appartient pas, nous lui prêtons vie seulement.

D’autre fois hélas, alors que nous avons préparé nos mots, nous voyons bien qu’ils sont mal nés, qu’ils sont sans force et que nous avons besoin de nous reprendre pour tenter de clarifier ce que nous avons « voulu dire ». Cet échec nous voudrions l’imputer au langage lui-même, au malentendu qui s’attache aux mots trop et trop mal utilisés par le parler populaire, par une doxa envahissante, par les travestissements de la langue par les discours idéologiques et publicitaires. Pourtant, ces discours qui trompent et qui tuent la pensée, c’est aussi le logos. C’est ce logos qu’on accuse d’être inefficace et qui est invité à laisser place aux actes.

Il y a donc deux visages du logos : une face vivante et heureuse et un masque qui ne manifeste que l’absence de pensée vive. Au logos heureux est connoté la vie, et au logos trompeur sa négation. On pourrait donc dire, comme le sévère Platon dans son Phèdre, qu’un logos bien composé ressemble à un corps vivant. Et pourtant cette belle formule, dont nous nous serions félicités si elle nous était venue, n’est qu’une métaphore. Si nous voulons lui donner sens, nous sommes menacés de retomber dans ce discours qui se cherche, qui doit se reprendre car les choses ne sont pas si simples qu’elles nous avaient parues. La formule jugée si éclairante devient soudain obscure et c’est à bon droit qu’on la soupçonne de n’être à la fois qu’une exigence impossible et une formule facile et finalement vide de contenu. Qu’est-ce donc en effet, qu’un logos bien composé et en quoi peut-il bien se comparer à un corps vivant ?

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Le mot logos nous vient du grec et dès que nous l’avons prononcé, nous arrive à l’esprit la subtile composition des dialogues platoniciens et comment sous la forme de scénettes bien campées, leurs échanges nous font accéder à une pensée bien vivante, en ce sens qu’elle peut encore nourrir notre réflexion et nous permettre de clarifier nos idées. A la Grèce nous associons aussi la statuaire majestueuse dont nous avons vu des exemples dans les musées. Nous vient alors à l’esprit la représentation de ces corps divins, vigoureux et aux proportions parfaites. Deux idées, ou plutôt deux rêveries, se rejoignent dans notre conscience pour donner à l’image du logos comme corps vivant une espèce d’évidence et de clarté.

Or ce ne sont justement que deux rêveries qui concourent à un même effet. Dans le discours platonicien, la parole du sophiste n’est pas moins vivante, elle n’est pas moins judicieusement composée que celle de Socrate. Il n’y a pas de privilège de l’une sur l’autre quant à la composition, quant à la vivacité et à la subtilité. Bien souvent, au contraire, c’est Socrate qui paraît buté. Il suffit de voir comment il oppose à la force du mythe si brillamment dit par Protagoras, de mesquines questions sur des points qui lui paraissent difficile à éclaircir, et de voir comment à force de questions à la finalité mal établie, il parvient à mettre son brillant interlocuteur dans l’embarras. Voilà donc que le logos bien composé n’a plus aucun privilège et que c’est le discours laborieux et platement analytique qui devient le discours fort ; à moins que ce soit ce que nous mettons sous l’expression « bien composé » qui soit à revoir.

L’expression « corps vivant » ne paraît pas plus claire à l’examen. Sa concision ne devrait pas autoriser à lui donner un sens très étendu : un corps vivant n’a que le privilège de la vie. Il n’est rien d’autre qu’un corps qui n’est pas mort. Il n’y a d’ailleurs à proprement parler que des corps vivants, les corps non vivants sont des corps morts. Ils sont des cadavres ou des objets, des choses. C’est donc seulement parce que l’idée de « corps vivant » est associée dans notre rêverie au souvenir de la statuaire grecque qu’elle s’est revêtue d’une aura que l’expression elle-même ne justifie pas. On n’a donc pas dit plus en parlant de «corps vivant» qu’en parlant de discours « bien composé». Nous n’avons évoqué que des objets assez mal définis, au contenu incertain. La formule les associant, qui nous a paru si belle, nous l’avons d’ailleurs peut-être lue. Elle ne nous appartient pas et celui qui l’a si bien ciselée n’y mettait peut-être guère plus de contenu que nous ne savons en mettre. Il faudrait l’analyser pour elle-même, lui chercher d’autres connotations qui pourraient lui donner un contenu plus riche. Nous savons pourtant que ce n’est pas une bonne méthode de commencer une réflexion en tentant de donner sens à une métaphore. La place de la métaphore dans le discours ne doit pas être au commencement mais à la fin. Son rôle est de ramasser en une expression forte ce que l’intelligence s’est astreinte à établir point par point.

Peut-être faut-il alors rechercher d’abord ce qui fait la qualité d’un discours. Nous avons jusqu’à présent considéré que les phrases percutantes qui nous venaient spontanément à l’esprit alors que nous ne les avions pas préparées étaient l’exemple même du « logos bien composé ». Nous avions même estimé que ce discours méritait particulièrement d’être appelé « logos » parce qu’il ne nous appartenait pas. C’est parce qu’il était le produit de lectures, d’échanges et d’idées de toutes origines qui avaient percolées dans notre esprit, qu’on pouvait l’appeler « logos ». Nous avons, en faisant cela, cédé à une vision mythifiée du « Verbe ». Nous l’avons imaginé descendant en nous à la manière du verbe divin. Nous devons admettre que nous avons cédé à une autre image qui est liée dans notre imagination au mot logos. Nous sommes tous nourris de culture chrétienne et nous avons entendu si souvent le récit de la pentecôte, qu’il s’impose à nous dès que le mot de logos est prononcé. Si nous faisons l’effort de chasser cette représentation perturbante, que nous reste-t-il ?

Nous devons alors dire qu’un discours « bien composé » est un discours construit selon « l’ordre des raisons », c’est-à-dire dont les idées s’enchainent selon un ordre de prémisses à conséquences parfaitement clair et fondé sur des notions nettement dégagées. Comme l’esprit humain est ainsi fait qu’il ne sait pas invoquer une idée sans qu’elle ne s’accompagne d’un flot d’images et d’évocations diverses, c’est cette fois Descartes et son « discours de la méthode » qui hantent nos pensées. Nous tenons le discours cartésien et surtout le « système cartésien » comme l’exemple même d’une pensée rigoureuse, d’une parfaite rigueur. Il ne est nous pas nécessaire ici de discuter si le système cartésien est effectivement parfaitement rigoureux et convainquant. Il nous suffit de constater qu’il ne renvoie pas à l’idée de « corps vivant ». Bien au contraire, au cartésianisme nous associons l’idée des « animaux machines », de l’homme mis hors de la nature et qui en est « comme maitre et possesseur ». Nous nous trouvons donc immédiatement à l’antipode de l’image du corps vivant et nous échouons à nouveau à donner un sens véritable à ce qui n’apparaît plus que comme une formule à la séduction trompeuse.

On pourrait certes, tourner la difficulté en renonçant à définir ce qu’est un « logos bien composé » et s’attacher à décrire un corps vivant. On pourrait dire qu’un corps est vivant quand il est engendré, qu’il croît, se développe, qu’il engendre et qu’il meure. Nous pouvons ensuite décrire une espèce de discours dont nous dirions qu’il a été engendré, qu’il s’est développé, qu’il s’est donné une descendance et qu’il est exposé à la mort. La philosophie serait certainement une belle image d’un tel logos. Le logos bien composé serait la philosophie elle-même. Elle est apparue dans la Grèce classique engendrée par la démocratie, elle s’est développée au cours des siècles, d’elle sont sorties une à une les sciences. Sa crise nous permettrait de discourir sur sa mortalité et nous finirions par un appel à lui donner une vigueur nouvelle et à lui insuffler une nouvelle vie. Seulement ce beau discours ne serait rien d’autre qu’un discours ad hoc pour donner un sens riche à une expression dont nous avons bien vu qu’elle pouvait en accepter bien d’autres. Nous aurions donc donné un contenu à une simple métaphore en développant une immense métaphore.

A nouveau, à ce moment, une image nouvelle s’impose à l’esprit. Nous pensons au système hégélien. La « phénoménologie de l’esprit » offre le tableau de cette pensée emportée dans un mouvement de croissance et comme animée d’un mouvement autonome et d’une vie propre. On peut la voir comme une immense métaphore. Nous avons alors un « logos bien composé » qui ressemble à un « corps vivant » en ce qu’il croît et se nourrit de tous les savoirs de son temps. Il les ingère, se les intègre et en fait sa matière. Nous avons donc une nouvelle image d’un « logos bien composé » qui nous est venue en essayant d’explorer une nouvelle voie. Elle ne fait que s’ajouter aux précédentes et, loin d’approfondir le sens d’une métaphore séduisante, elle ajoute à sa séduction autant qu’elle retire à sa clarté.

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image 2Il faut par conséquent convenir qu’une métaphore est une chose dangereuse en philosophie. Ce qui en fait la richesse est ce qui en fait aussi le danger. Son excès de sens et le réseau des connotations qui s’y attachent, ne permettent pas d’en circonscrire exactement le sens. Elle dispense d’une pensée précise qui accepte d’avoir à se justifier par des raisons clairement argumentées.

Dès son origine, la philosophie s’est défiée de la métaphore car elle est parente du mythe. C’est ainsi que Socrate se moque du brillant discours de Protagoras et refuse d’en faire la base d’une discussion qui aurait pourtant pu être l’occasion de riches échanges sur la question de l’anthropologie. Il nous déçoit mais il est cohérent avec la représentation platonicienne.
Platon distingue le niveau des Idées, celui des choses et celui de l’art. Selon lui, l’homme dispose du langage c’est-à-dire des mots, pour passer de l’un à l’autre. Le discours ascendant qui va des objets aux Idées est celui de la philosophie. Il conduit au vrai des choses c’est-à-dire à leur concept. La voie descendante qui va des objets à l’art est celle qu’empruntent les artistes. Elle utilise la métaphore. Ce n’est pas la voie du vrai mais celle de l’image ou du vraisemblable. Dès l’origine Platon condamne la métaphore et c’est sur cette condamnation qu’il fonde la philosophie. Dès l’origine poésie et philosophie sont dissociées. Elles sont deux directions de l’esprit opposées, qui empruntent des voies divergentes. La métaphore, qui est le moyen de la poésie, est rejetée comme inapte à dire le vrai. Elle est proscrite par la philosophie. La philosophie analyse, la poésie suggère. La philosophie forge des concepts, la poésie propose des images.

Nous devrions donc refuser d’examiner le sens philosophique d’une métaphore. Nous devrions la dénoncer d’autant plus vigoureusement qu’elle se permet d’utiliser le mot logos qui n’appartient qu’à la philosophie.

Seulement, nous devons par ailleurs admettre qu’aucun langage n’échappe à la métaphore. Elle est l’essence même du langage. Nietzsche n’a cessé de travailler à arracher le voile dont se couvraient les systèmes philosophiques pour faire apparaître que « le concept en os et octogonal comme un dé et, comme celui-ci, amovible, n’est que le résidu d’une métaphore ». La même idée est reprise par Derrida qui dit que le concept est une « métaphore usée », « morte », « blanche ». Bergson tente de se tirer d’affaire en développant une subtile distinction entre image et métaphore dont la différence serait « éclairante, car elle montre bien deux logiques à l’œuvre, celle de l’intelligence et celle de l’intuition, travaillant dans le langage ». Le problème est que le mot logique dont on use ici pour dire l’idée de Bergson est lui-même utilisé de façon métaphorique. Nous ne savons donc pas chasser la métaphore de la pensée. Seul le discours scientifique le plus rigoureux échappe à ce reproche mais c’est en opérant avec des signes, des modèles, des abstractions forgées pour agir sur le réel. Les concepts scientifiques se distinguent de ceux de la philosophie en ce qu’ils sont sans mémoire. Alors que le concept philosophique est riche de sa reprise par divers systèmes de pensée, le concept scientifique n’admet qu’un sens qui vaut pour l’ensemble du corpus d’une science ou doit être rejeté. Il n’est jamais ré-élaboré même si parfois le même mot est conservé. Le seul sens qui en est accepté est celui admis dans le dernier état des théories scientifiques. Les sens anciens sont obsolètes et rejetés hors de la science. Il en va tout autrement en philosophie et c’est d’ailleurs pourquoi nous pouvons réfléchir autour du mot de «logos » en invoquant tour à tour Platon, Descartes et Hegel.

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image 3Nous sommes donc reconduit à la métaphore qui veut qu’un « logos bien composé ressemble à un corps vivant » pour la laisser agir sur nous, la laisser percoler dans notre esprit et peut-être lui donner assez de vigueur pour que la prochaine fois que nous aurons à parler, une pensée vivante s’exprime par nous. Nous aurions tort de fermer notre esprit à des pensées dont nous avons du mal à cerner le contenu mais dont nous voyons bien qu’elles sont riches de possibilités.

Une métaphore est une chance pour la pensée. Il faut sans doute savoir la risquer pour s’en enrichir. Il faut aussi savoir n’en user qu’avec prudence. Celui qui est trop prudent et ne veut rien risquer ne peut rien gagner. Celui qui est trop audacieux et ne s’assure pas dans son ascension vers le vrai peut être sûr de « dévisser » tôt ou tard.

Le mode de pensée Deleuzien

image 1Si l’on quitte l’antiquité grecque et que l’on saute les siècles pour arriver à l’époque contemporaine, on voit que la question de Gorgias au sujet de l’apparence et de la vérité reste posée et qu’elle est plus que jamais embrouillée. La difficulté d’atteindre le vrai (l’essence des choses au-delà de l’apparence) est le lieu de toutes les tentatives de jeter le soupçon sur l’idée même de vrai. Ainsi en est-il avec Gilles Deleuze. Le cadre d’un article obligeant limiter le propos nous examinerons cela à partir de quelques citations extraites d’un ouvrage de ce philosophe. Nous ferons jouer toutes les analogies qui semblent pertinentes pour faire apparaitre le mode de pensée Deleuzien : la pensée nomade. Et le problème que pose cette pensée : celui de la confiance et de la falsification.

Lisons l’ouvrage sur le cinéma Image-Temps. L’éloge que fait Deleuze du cinéma nouvelle vague dans ce livre culmine avec une observation qui sera notre point de départ : « la narration n’est plus une narration véridique qui s’enchaîne avec des descriptions réelles (sensori-motrices) »….. « la narration devient temporelle et falsifiante ». Nous extrayons cette réflexion car elle a ceci de remarquable qu’elle est amenée de telle façon qu’elle ne vaut pas seulement pour quelques films à la recherche de nouveaux procédés narratifs mais qu’elle se présente comme fondée sur une considération métaphysique selon laquelle « contrairement à ce que croyait Leibniz, tous ces mondes appartiennent au même univers et constituent les modifications de la même histoire ». Les mondes dont il est question sont ceux qu’explore le scénario mais aussi bien, indissolublement, le monde réel. L’idée semble être que les événements qui constituent le monde, ceux que nous constatons et que nous subissons, ne viennent pas comme ce qui résulterait de l’élimination de mille autres éventualités avortées mais qu’ils contiennent toutes ces potentialités à un certain degré et selon certaines modalités dont on a peine, à vrai dire, à comprendre la nature. La vision semble être celle d’un monde où grouillent mille choses laissées dans l’ombre, où la clarté de l’évidence n’est que myopie. Dans ce monde la poursuite de la vérité est toujours en risque d’occulter, de paralyser, des puissances de vie : les puissances du faux. Vrai et vie s’opposeraient, seraient toujours en risque de se contrecarrer, selon la conception nietzschéenne reprise par Deleuze : « L’homme véridique […] ne veut rien d’autre que juger la vie, il érige une valeur supérieure, le bien, au nom de laquelle il pourra juger, il a soif de juger, il voit dans la vie un mal, une faute à expier ». Pour être plus clair encore, Deleuze ajoute : « Il n’y a pas de valeur supérieure à la vie, la vie n’a pas à être jugée, ni justifiée, elle est innocente, elle a « l’innocence du devenir », par-delà le bien et le mal ».

Tout cela semble pour le moins problématique ! Car comment comprendre qu’on puisse penser s’être plus approché d’une compréhension des événements quand on a renoncé à cette discipline qui oblige à les décrire tels qu’ils apparaissent (en faisant des descriptions « réelles »). Que peut-on bien dire qui vaille d’une suite de faits dont on aurait renoncé à respecter les enchainements naturels et la logique. Raconter une histoire comme une suite « d’après et après » à la manière des petits enfants en y mêlant inventions et erreurs, est-ce vraiment ne pas juger ? Introduire des césures, des blancs, dans un récit pour en bouleverser la cohérence, est-ce encore raconter ? Se mouvoir dans le temps en mêlant passé, présent et futur, est-ce encore légitime dès lors qu’on quitte ce qu’autorise le divertissement cinématographique pour aborder le réel. Y a-t-il seulement un sens à écrire : « La mémoire n’est pas en nous, c’est nous qui nous mouvons dans une mémoire-Etre, dans une mémoire monde ». Est-ce que Deleuze n’est pas à ce moment en train de postuler une pensée sans cerveau ? Tout cela permet-il vraiment d’aborder le monde de plus près ? Il semble que ce soit, au contraire, vouloir échapper à la rudesse, à la crudité, des choses. Celui qui fait d’un événement une narration « temporelle et falsifiante », peut-il encore affirmer sa confiance dans le monde ? Avoir confiance, n’est-ce pas regarder en face, laisser venir, accepter les choses telles qu’elles sont sans rien en éviter, sans rien « falsifier » ?

Il y a clairement une tension entre le thème Deleuzien de la confiance et son éloge ou sa défense de la falsification, entre le renoncement à décrire ce qui est comme il est et la confiance dans les possibilités de vie. Si la vie n’a pas à être jugée, pourquoi la falsifier ? Celui qui falsifie ne se dérobe-t-il pas devant le vrai ? Bien-sûr, on pourrait soutenir que la métaphysique Deleuzienne concilie tout cela puisqu’elle fait subsister le potentiel dans le réel et le passé ou le futur dans le présent. Mais d’où vient cette métaphysique ? Est-elle autre chose qu’une construction ad hoc, une suite d’affirmations qui se passent de toute justification ? Cette métaphysique est elle-même problématique.

Quoi qu’il en soit, tout cela peut paraitre bien futile. Une inconséquence ou une difficulté non résolue dans une construction intellectuelle n’ont qu’une importance relative. Il pourrait en aller cependant autrement, si on considère l’histoire comme une narration et même comme la forme la plus achevée de la narration. On peut certes admettre que l’histoire « officielle », dont le modèle est donné par « roman national », constitue une forme falsifiée de l’histoire. Mais cela autorise-t-il à dire que l’histoire en elle-même, l’histoire qui se voudrait scientifique, ne sera toujours qu’une « narration temporelle et falsifiante » ? Ce n’est tout de même pas parce que dominent des formes idéologiques de l’histoire, et que les historiens échouent toujours plus ou moins à construire une histoire complètement scientifique et véridique qui s’appuierait sur l’analyse critique de ses sources, qu’il faudrait renoncer à cet idéal. L’éloge de la narration falsifiante ne légitime-t-il pas ce renoncement. N’implique-t-il pas un renoncement qui est le contraire de la confiance ? Cet éloge et le renoncement qu’il cache ne fonctionnent-ils pas comme un procédé retord pour masquer une démission devant l’exigence de vérité ou même comme un parti pris idéologique pour la fausseté, comme une espèce de revendication du droit à falsifier.

Ce n’est pas chez Deleuze que ce problème est posé. On le trouve chez Jacques Rancière mais comment ne pas faire le rapprochement. Ainsi dans l’ouvrage destiné à un vaste public paru récemment sous le titre « la méthode de l’égalité » (Bayard Editions, 2012), Rancière dit (page 219) : «J’ai toujours récusé l’explication par le social au sens de l’explication par la base, par ce qui est en dessous, ce penser étagé où les changements dans la société vont expliquer les changements dans la politique, dans l’idéologie ». En clair, on comprend qu’il considère comme dénué d’intérêt toute explication des événements politiques, des évolutions historiques, sociales ou intellectuelles, fondée sur une logique matérialiste, sur une conception causaliste de l’histoire. Cette « récusation » peut paraitre quelque peu cavalière. Il est intéressant de voir comment elle a été introduite en remontant dans la lecture du livre. Nous voyons que Rancière ne s’intéresse pas aux événements pour eux-mêmes mais plutôt à la question du « sujet politique ». Car : « un conflit social n’est ou n’est pas le lieu d’une émergence d’un sujet politique ». L’apparition du sujet politique se repère quand une lutte inclut une dimension d’imagination. Ce fait joue à plein dans les luttes secondaires qui sont menées par d’autres types d’organisation que les grandes organisations syndicales ou politiques institutionnalisées (celles que voient les politologues et les historiens). Seulement, pour soutenir cela, et distribuer à son goût le label « sujet politique », Jacques Rancière a un peu besoin de revoir ce qu’on appelle « politique ». Comme il ne peut pas récuser le fait de la « politique », il remplace le mot par un autre. Il écrit dans « la mésentente » : « On appelle généralement du nom de politique l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions et les systèmes de légitimation de cette distribution. Je propose de donner un autre nom à cette distribution et au système de légitimation. Je propose de l’appeler police ». Il donne donc une définition tout à fait valable de ce qu’est la politique mais lui change simplement son nom : elle devient la police écrite en italique pour éviter toute confusion.

Ainsi débarrassée de ses principaux acteurs, la politique devient l’affaire de collectifs et autres groupes informels. Le lieu de leur activité n’est plus l’histoire, telle que la conçoivent et veulent l’écrire les historiens, mais une suite de « scènes ». C’est cette idée de « scènes » qui nous autorise à rattacher cette construction théorique à la notion Deleuzienne de « narration temporelle et falsifiante ». Car qu’est-ce qu’une scène ? La réponse se trouve page 124 : « La scène est une entité théorique propre à ce que j’appelle une méthode de l’égalité parce qu’elle détruit en même temps les hiérarchies entre les niveaux de réalité et de discours et les méthodes habituelles pour juger le caractère significatif des phénomènes ». En clair la scène ignore délibérément le lien causal. Car la première « hiérarchie entre les niveaux de réalité » est évidemment celle qui distingue cause et effet. Ceci est d’ailleurs explicitement dit dans la présentation de la « méthode de l’égalité » puisqu’il est dit que cette méthode est : « à l’inverse de la méthode qui se donne d’abord un ensemble de déterminations générales qui fonctionnent comme causes et en illustre les effets ».

La scène met donc le secondaire, le contingent, au même niveau que ce qui est déterminant et déterminé. La scène se refuse à prendre en compte le « caractère significatif des phénomènes » ou du moins les critères par lesquels on distingue habituellement ce qui important de ce qui est insignifiant. Elle accorde autant d’importance à un fait anecdotique qu’à un fait déterminant. Substituer une suite de scènes à l’histoire c’est bien renoncer à une « narration véridique qui s’enchaîne avec des descriptions réelles ». C’est clairement falsifier la narration et la suite des temps (l’enchainement causal) pour mettre en scène le « sujet politique », c’est mettre au premier plan ce qui s’est agité en coulisse, c’est faire de l’actif un inactif et de l’inactif un actif.

image 3On comprend maintenant que, vue sous cet angle, avec cet éclairage, la question de la narration falsifiante revêt un véritable enjeu. Par ce biais, le discours Deleuzien pourrait se permettre jouer sur deux niveaux. Le premier et le seul qui se donne à voir serait celui de l’esthétique du cinéma et du roman. Le second serait implicite. Il serait à la fois présent et caché selon la logique de la métaphysique Deleuzienne. Ce plan serait celui de l’histoire. Alors, si ce qui est dit sur un plan vaut pour l’autre ; où est le sujet de l’énonciation ? N’est-il pas sur les deux plans du discours ? N’apparait-il pas sur le premier plan, celui de l’esthétique du cinéma et du roman, pour mieux agir sur un plan immanent au premier, qui serait celui de l’histoire ? Introduire ce soupçon, ce n’est pas faire un mauvais procès à Deleuze ; n’est-ce pas entrer dans sa logique et lui appliquer son éloge de la confusion pour en déployer tous les enjeux ?

Pour débrouiller ce maquis, peut-être faut-il revenir à la présentation pédagogique de la « puissance du faux » que faisait Deleuze lui-même dans ses cours. Ce détour a pour but de bien fixer le sens qui est donné à chaque mot et d’abord à ceux de vrai et de faux.

Pour Deleuze, le faux c’est la confusion du réel et de l’imaginaire ou, sur le plan philosophique, c’est la confusion de l’essence et de l’apparence. Le vrai, à l’inverse, c’est la distinction du réel et de l’imaginaire ou de l’essence et de l’apparence. Le vrai et le faux ne sont donc pas deux valeurs opposées dont l’une serait positive et l’autre négative. Ce sont deux régimes de l’image ou du discours. Pour que le faux soit une valeur, la confusion du réel et de l’imaginaire doit se produire dans l’image. L’image a deux pôles : un pôle représentatif, par lequel elle signifie ou désigne quelque chose, et un pôle modificatif par lequel elle agit sur celui qui l’observe. Elle modifie l’âme ou le corps de celui qui la voit. Faire une erreur c’est confondre ces deux pôles. On fait une erreur quand on confond les deux pôles de l’image : quand on confond le réel et l’imaginaire là où ils sont distincts ; l’erreur c’est la confusion dans la tête de celui qui voit. La confusion du réel et de l’imaginaire dans l’image n’est pas une erreur, mais au contraire une puissance : la puissance du faux.

Dans certains cas, il y a une indiscernabilité du réel et de l’imaginaire. C’est autre chose qu’une confusion du réel de l’imaginaire. L’indistinction est produite par ce que Deleuze appelle un effet de circuit. Le réel et l’imaginaire se suivent, se poursuivent, comme dans un circuit de telle sorte qu’on ne sait plus qui poursuit l’autre ou qui précède l’autre. Cela ne se produit que dans un certain type d’images que Deleuze appelle des images cristallines.

L’adjectif « cristalline » peut s’appliquer aussi à une description. Quand elle est « cristalline », la description se substitue à son objet. Elle détruit son objet à mesure qu’elle le décrit. Elle gomme son objet. En même temps, elle crée son objet par sa puissance de description. Dans une description cristalline, réel et imaginaire se suivent et, par effet de circuit, se confondent. Ce processus est potentiellement infini et la description n’est jamais achevée, elle est toujours en train de se faire et de se défaire. Au cours de ce processus, deux effets peuvent se produire : la capture ou la libération. Dans la capture, un personnage supposé réel va tout à coup devenir imaginaire. Dans la libération, quelque chose d’imaginaire va sortir et prendre position de réalité. Se crée ainsi une confusion inhérente à l’image même. Mais ne devrait-on pas dire plutôt que cette confusion est inhérente à la « scène ». Ce mot serait à la fois plus adapté au vocabulaire qu’on emploie pour raconter un film. Il aurait aussi l’avantage de coïncider avec celui de Rancière et rapprocher les deux pensées.

Selon Deleuze, « le faussaire » est celui qui constitue les formations cristallines. Dans le cinéma, c’est le personnage du faussaire lui-même mais cela peut être aussi le personnage du télépathe etc. En philosophie, le faussaire, c’est le sophiste. Il passe de l’Idée à la copie, de la copie à la fausse copie (au fantasme) en un discours qui mêle le vrai et le contrefait, un discours où véridique et falsifié deviennent indiscernables. Enfin, et surtout, le faussaire c’est toujours l’auteur lui-même dès lors qu’il construit des images cristallines. En tant qu’il est auteur faussaire, l’auteur doit se mettre lui-même dans l’image cristalline.

Tout cela peut paraitre bien obscur et semble nous éloigner de notre sujet. Nous y sommes cependant ramenés par la distinction de la narration organique et de la narration falsifiante.

Une narration organique est une narration véridique. C’est celle où les instances du réel et de l’imaginaire sont discernables. Elle prétend au vrai non seulement parce qu’elle distingue le réel de l’imaginaire mais parce qu’elle accepte que le réel soit ce qui est hors de la conscience, ce qui est indépendant de la conscience. Ainsi, la narration organique contient des descriptions organiques. L’exemple en est donné par les descriptions de Balzac. Il importe peu de savoir si Balzac décrit une chose existante ou non. Ce qui importe c’est qu’il la donne comme réelle, comme extérieure à sa conscience. Décrire une chose imaginaire comme une chose donnée, c’est encore faire une description organique.

A l’inverse, dans la narration falsifiante, la description est cristalline. Il y a alors indiscernabilité du réel et de l’imaginaire, du physique et du mental. L’indiscernabilité se vérifie par la grammaire : Il y a discernabilité du vrai et du faux tant qu’un rapport énonçable existe entre le sujet d’énonciation et le sujet énoncé. On sait qui parle et de quoi il parle. Il y a indiscernabilité, quand le sujet qui parle et le sujet de l’énoncé sont indécidables. On ne sait pas qui parle ni de quoi l’on parle. Il n’y a plus un extérieur et un intérieur du discours. Tout est dans le discours, dans ses ruptures et ses relances, dans ses variations, ses tonalités et ses perspectives. Le discours véridique se tient le plus souvent du point de vue d’une perspective englobante. Il peut aussi se tenir selon une perspective choisie. Mais, dans l’un et l’autre cas, cette perspective est toujours extérieure à l’objet. Dans la description cristalline, au contraire, la perspective est interne à l’objet comme elle l’était toujours dans une œuvre d’art (un tableau par exemple). La perspective interne à l’objet, caractéristique de la description cristalline, modifie l’objet. Elle est indiscernable de l’objet.

Deleuze tire tout cela de l’analyse de quelques films et de quelques romans. Ses références sont Orson Welles, Alain Robbe-Grillet, Resnais, Melville etc. Si on s’en tenait à ces exemples, il faudrait dire que la narration falsifiante n’est rien d’autre qu’un divertissement. Elle soulage la conscience du poids du réel. Elle libère du poids de la contrainte de réalité, le temps d’une séance de cinéma ou de la lecture d’un roman. Seulement, s’en tenir là conduirait à occulter tout le fondement métaphysique sur lequel ces analyses s’appuient, fondement qui se révèle dans les analogies qui leur sont sous-jacentes.

image 4Nous avons parlé d’images puisque Deleuze parlait d’images. Mais, effectivement, comment ignorer les analogies qui se voient entre image organique et image cristalline d’un côté et espace strié et espace lisse d’un autre côté. Cette analogie ramène au plan historico-politique dont nous avions soupçonné la présence en filigrane. Le modèle de ces deux espaces est d’abord donné par le paysage. L’espace lisse est alors celui qui ne connait pas les clôtures, c’est l’espace ouvert dans lequel la circulation n’est pas codifiée. A l’inverse, l’espace strié est un espace organisé comme l’est tout espace voué à l’agriculture. Il est hiérarchisé et mesuré. Le déplacement dans cet espace se fait d’un point à un autre (d’une ville à l’autre), alors que dans l’espace lisse la circulation trace des lignes. L’espace lisse est homogène, l’espace strié est hétérogène.

Cependant, pour Deleuze, ces notions d’espaces lisses et d’espaces striés ne sont pas seulement descriptives. Elles ont valeur de concept c’est-à-dire qu’elles permettent d’organiser la pensée selon des schémas nouveaux qui ouvrent à une nouvelle compréhension du monde. Elles autorisent à la fois une nouvelle lecture de l’histoire humaine et une compréhension nouvelle des formes artistiques. Cette lecture permet d’affirmer que l’espace lisse est premier et que l’espace strié apparait toujours comme une dégradation, comme une formation réactive. Il y a, par conséquent, ici implicitement affirmée l’idée d’une valeur supérieure du lisse sur le strié. La valeur du lisse se fonde sur l’idée d’une puissance du lisse. Comment ne pas voir que l’idée d’une puissance du faux fait écho à cette puissance du lisse ? On voit bien aussi que l’image organique a toutes les caractéristiques de l’espace strié et qu’elle en a aussi, dans l’esprit de Deleuze, toutes les limites. Elle dompte la créativité, la dirige et la contraint dans des bornes, comme la pensée est disciplinée au cours de l’histoire de la philosophie par la distinction claire des catégories qui font à la fois la force et la limite des modes de pensée d’Aristote et de Descartes.

On retrouve, dans le contexte des notions d’espaces lisses et d’espaces striés, l’essentiel du vocabulaire qui accompagne l’idée d’images cristallines et d’images organiques. Ainsi, le mot de « capture » et de son envers, celui de « libération ». Dans les deux cas, la capture fait passer un objet d’un statut à un autre, c’est une appropriation d’un domaine par un autre : du réel par l’imaginaire ou de l’espace indéterminé par une force qui se l’approprie. En matière politique la capture sera le fait d’une puissance organisée. Dans le domaine de la philosophie, la dialectique est une méthode de classification et de distribution des étants qui procède par capture.

Il s’établit ainsi, dans ces analogies qui ne sont jamais explorées comme telles, un va et vient, une contamination réciproque du domaine du réel et du domaine de la pensée. Les notions de lisse et de strié sont déplacées de la question de la lecture de l’espace à celui de la pensée. L’espace lisse se distribue selon ce que Deleuze appelle des « intensités », ce qui suggère l’idée de différences de degrés qui font apparaitre des lieux significatifs. De la même façon, dans le domaine de la pensée, apparaissent des problèmes qui sont liés à des tensions sporadiques dans ce que Deleuze appelle la vie. Cette notion de vie semble recouvrir tout ce qui connait des variations, des accélérations, et ce qui est désigné comme des « coups de dés ». Ainsi, selon Deleuze, en philosophie, c’est un « coup de dés » qui préside à la détermination des problèmes. On retrouve ici l’espèce d’arbitraire qui parait présider à l’orientation de la description cristalline.

Ce qui apparait dans toutes ces analogies, dans ces répétitions des mêmes schémas mentaux d’un domaine à l’autre, c’est une espèce d’identité de la pensée et de ce qui est pensé, ou, dans le vocabulaire Deleuzien : une identité de la pensée et de la vie. Et c’est par là qu’apparait le problème de la confiance et qu’il prend forme : il apparait indissolublement lié à tout ce qui s’associe à la vie : espace, description, narration. Se pose alors une question qu’on pourrait essayer de caractériser comme celle de la confiance dans la manière qu’a la pensée de s’emparer de la vie.

image 2Cela se bâtit sur une nouvelle analogie : celle de la pensée nomade et celle de la narration temporelle et falsifiante. La pensée nomade peut être dite par essence une pensée falsifiante puisqu’elle s’extraie des règles de l’argumentation. Elle renonce à la rigueur et fait l’économie des règles d’examen, c’est-à-dire en clair de la distinction du réel et de l’imaginaire. L’imaginaire étant ici ce qui est construit par la pensée elle-même, c’est sa création. La pensée nomade ignore aussi le lien causal, comme le faisait la scène chez Rancière. Ainsi, selon Deleuze, la pensée nomade extraie d’un agencement matériel des agencements nouveaux qui sont sa création. Rancière ne niait pas, à proprement parler, qu’il puisse y avoir un rôle conducteur des forces matérielles dans l’évolution des événements historiques, dans la politique tout comme dans la pensée : il récusait cette explication. En clair il l’ignorait délibérément et renonçait arbitrairement à la prendre en considération pour faire valoir une autre logique, un autre agencement des faits et des acteurs. De la même manière, on voit que Deleuze, sous la forme de l’extraction de la pensée d’un « agencement matériel », récuse la perspective sous laquelle le réel se présente, qu’il récuse la causalité qui lui est inhérente, au profit de déterminations construites par la pensée. Il ne parait pas exagéré de dire, qu’en revendiquant une pensée nomade, il s’autorise à « falsifier » son discours, à gommer la description pour la réinventer (comme dans la description cristalline).

La pensée nomade a une autre vertu, qui la rapproche de la narration temporelle et falsifiante et de l’image cristalline, en ce qu’elle fait passer l’imaginaire dans le réel et vis-versa (capture et libération). Ainsi, selon Deleuze, la pensée nomade casse la métaphore, littéralement en rendant les mots directement lisibles. A vrai dire, on saisit difficilement ce que cela peut signifier exactement. On comprend seulement qu’il s’établit ainsi un rapport problématique entre des niveaux de réalité étrangers autrement l’un à l’autre. Cette particularité de la pensée nomade autorise par-là à valider notre lecture des considérations sur la narration falsifiante dans Image-temps comme un double discours qui vaut aussi problématiquement pour l’histoire sous ses différentes formes.

Le thème de la confiance réapparait ici, inscrit en filigrane, dans l’idée d’une pensée nomade sous la forme d’une destitution non seulement des codes de la représentation mais de ses fondements que Deleuze métaphorise comme « loi du père ». Cette référence met son analyse sous l’égide de la théorie Lacanienne (théorie dont la difficulté et le style abscons imposent le respect). Cette référence introduit également une perspective nouvelle interne au discours. Elle parait fonctionner comme ce que Deleuze appelle une « perspective dégradée ».

La « destitution » des codes de la représentation ne parait être ici qu’une nouvelle forme de la « récusation » affirmée par Rancière. Il apparait une claire analogie entre les deux notions de destitution et de récusation. Cependant, l’idée de destitution de la loi du père va plus loin dans la mesure où elle permet l’introduction d’un nouveau thème : celui de la justice. L’idée, passablement obscure, est celle d’une justice hors jugement. Cette «justice » qui ne hiérarchise pas (ne distingue pas bien et mal), qui n’opère aucun partage (qui s’accommode du vrai comme du faux ?) ne parait n’être rien d’autre qu’une espèce de confiance, d’une espèce de bénédiction accordée à ce qui émerge du discours produit par la pensée nomade.

Se retrouvent également, sous le thème de la pensée nomade, les thèmes liés à l’image cristalline. D’une part, l’idée de capture sous la forme de la présentation du jugement comme une forme de capture de l’Être. D’autre part, l’idée de confusion, non plus cette fois du réel et de l’imaginaire, mais des « couches de l’Être ». C’est ce qui se déploie sous le thème de l’univocité de l’Être et autorise une distribution des étants organisée (ou plutôt inorganisée) autrement que selon les catégories. La confusion est renforcée par l’idée que cette nouvelle distribution anarchique ne rapporte pas les étants à un fond commun. Il n’y a pas de substance commune tout comme au cinéma on peut voir les séquences s’enchaîner sans lien ni relation à une narration commune. Ces séquences se suivent, coupées par des vides ou des césures non franches qui les organisent autrement que selon un déroulement temporel ou une unité d’objet. De la même façon, dans l’espace ouvert et dans la pensée nomade, se pose la question du vide. Les objets de pensée se construisent dans et par les écarts, dans les entre-deux ouverts par la brisure des schèmes de la pensée organisée selon les catégories. Autrement dit, la pensée s’autorise des écarts et des discontinuités dans le déroulement de sa logique.

Cette question des écarts et discontinuités de la pensée (de la vitesse de la pensée), oblige à nouveau à user de l’idée de confiance. Elle invite à accepter l’apparente incongruité des arguments déployés par Deleuze dans le cours de sa réflexion. Elle force le lecteur à un acte de confiance par lequel il poursuit sa lecture en laissant murir sa propre pensée avec l’idée ou l’espoir que ce qui lui parait absurde à première lecture devrait s’éclairer grâce à une nouvelle réorganisation du « plan d’immanence » dans le cours de la pensée par la grâce du pouvoir créatif de cette pensée.

L’idée de « plan d’immanence » est sans doute l’une des plus obscures de la pensée de Deleuze. Il ne s’agit pas d’un concept mais d’une notion qui marque la rupture avec les idées de transcendance et de négation. Cette rupture n’est pas l’adoption d’une pensée matérialiste. Elle implique un rejet définitif de toute forme de dialectique. Il semble qu’en invoquant le « plan d’immanence » la pensée s’autorise à ne pas se structurer mais à se laisser gouverner par des « affects ». La notion d’« affect » devant être prise ici comme une puissance d’affirmation qui peut se décliner aussi bien sous les auspices du conatus Spinozien que de la volonté de puissance Nietzschéenne (notions d’autant plus répétées qu’elles n’ont aucune valeur explicative). En clair, une pensée qui parcourt un « plan d’immanence » fait confiance à sa capacité à inventer de nouvelles liaisons entre les phénomènes. Comment ici ne pas penser à l’idée de constitution de « scènes » chez Rancière sous les auspices de « la méthode de l’égalité » ?

La méthode de l’égalité permet, par exemple, à Rancière de « renverser » le discours historiographique autour de la révolution de 1848 en accordant un nouveau sens à une photo sur laquelle on voit des hommes sur une barricade et, sur cette barricade, apposé un petit écriteau « complet ». On pourrait dire que cette anomalie ouvre l’exploration d’un nouveau plan d’immanence. Elle renvoie directement à l’idée d’espace nomade puisqu’on peut lire : « La gravure « nous indique que l’insurrection elle-même, ce n’est pas la foule affamée ou furieuse qui se déverse dans la rue comme un torrent. C’est une manière d’occuper la rue, de détourner un espace normalement voué à la circulation des individus et des marchandises, espace de manifestation d’un personnage oublié dans les comptes du gouvernement : le peuple, les ouvriers ou quelque autre personnage collectif. » L’écriteau « complet » quant à lui modifie la perception de l’activité révolutionnaire pour la faire apparaitre comme une manifestation de libération festive échappant à ce qu’en retiennent les historiens.

Pour accepter ou adopter cette lecture de la gravure, il faut bien ici un acte de confiance dans la valeur signifiante accordée à l’écriteau aperçu, dans sa capacité à valider l’apparition d’un « personnage collectif » et d’une forme d’activité qui échappe au politique institutionnalisé (police). La lecture de la gravure fonctionne comme un raccourci qui dispense de la fastidieuse recherche historique concernant les acteurs de la révolution de 1848, de leurs motivations, de leur forme d’organisation, du rôle d’éventuelles couches informelles qui ont pu les déborder ou qui ont pu être utilisées contre eux. (Ici Rancière s’efforce de « récuser » l’idée de Lumpenprolétariat en soutenant qu’elle ne recouvre rien de tangible. En tant que membre ou proche de la Gauche Prolétarienne dans les années 70, il devrait pourtant en avoir aperçu sinon côtoyé quelques éléments !!).

Mais l’assurance de Rancière dans l’usage de sa propre « méthode de l’égalité » n’est rien auprès de la confiance Deleuzienne. Rancière voit surgir « quelque autre personnage collectif », Deleuze invoque à travers les « nomades des villes », l’idée d’un « peuple nouveau ». Il n’y a aucun moyen de définir ce qu’est ce « peuple nouveau » puisqu’il se laisse concevoir dans un processus de « désaffiliation », d’invention d’une langue nouvelle paradoxale : une langue sans références. En clair, l’idée demande à nouveau un acte de confiance à la fois en ce qu’elle pourrait désigner et dans celui qui la produit. Mais peut-être cette confiance n’est-elle que l’envers d’une défiance. Et là encore, peut-être Rancière révèle-t-il le non-dit de Deleuze. On voit, en effet, que chez Rancière c’est la défiance qui parait être première : défiance dans l’activité politique institutionnalisée des organisations démocratiques comme les partis et les syndicats, activité qui est disqualifiée sous le nom de police (l’homonymie avec l’activité répressive ne pouvant pas être complément innocente). Activité également pensée aussi sous la catégorie du « consensus » et par conséquent implicitement chargée du poids d’une collaboration de classes. L’envers de cette défiance est une « confiance » dans le rôle des « sans part » c’est-à-dire ceux qui ne sont pas visibles, ceux qui sont ignorés des processus démocratiques et qui sont donc une espèce de peuple caché. Comment ne pas voir ici l’analogie entre ces « sans part » et le « peuple qui manque » dont Deleuze attend le surgissement d’un autre cinéma sans qu’on puisse saisir clairement ce que serait cet autre cinéma ni ce que serait ce peuple. C’est la même confiance qui est demandée mais peut-être est-ce la même méfiance, le même rejet, qui fait son envers (et qui serait pour Deleuze le rejet d’un peuple-sujet).

image 5Le thème de la confiance est donc toujours là. Il accompagne comme son complément obligé tout ce qui tourne autour de l’idée d’invention ou de redistribution. Tout ce qui peut être vu comme falsification. Mais la « falsification » n’est jamais revendiquée comme telle. Elle se présente sous le thème de l’abandon d’un idéal de savoir « socratique ». Socrate étant pensé ici comme le fondateur d’une pensée bornée par les exigences d’une raison stérile parce qu’elle juge et qu’elle classe. A cette pensée, est opposé une « confiance dans le monde » ou une « confiance dans le corps ». Avec cette dernière notion, le thème de la confiance prend une coloration religieuse. La confiance dans le corps devient confiance en la « chair » : la chair ne devant plus être l’objet du soupçon mais objet de confiance, de foi, de grâce. Cette confiance est censée libérer les « potentialités intensives du corps » c’est-à-dire permettre de nouvelles attitudes. A l’horizon de cette pensée pointe l’idée d’invention de nouvelles formes de vie, c’est-à-dire de comportements en rupture avec les exigences sociales institutionnalisées. A travers ce thème, on rejoint à nouveau l’idée des collectifs informels évoqués par Rancière. La différence parait être que ce dernier les voit déjà plus ou moins à l’œuvre tandis que Deleuze semble prophétiser leur venue.

Ce qui se comprend chez Rancière comme une prise de conscience politique devient chez Deleuze une subversion de la conscience et une critique radicale de la conscience. La conscience est invitée à se démettre de sa prétention à réfléchir le réel, à se croire l’organe du savoir. Deleuze appelle ainsi à un affranchissement de l’articulation des mots et des images, à un affranchissement des images hors de la narration. Le discours est appelé à se faire indécidable comme le réel et l’image étaient indiscernables dans l’image cristalline, ou comme la narration temporelle et falsifiante renonçait à distinguer le sujet de l’énoncé et l’objet de l’énonciation.

Il semble donc qu’il ne faille pas considérer le thème de la confiance comme un glissement poétique et quasi religieux de la pensée de Deleuze. Il apparait plutôt comme un élément essentiel de son travail de remise en question du rationalisme. En lui et par lui se déploient certains thèmes fondamentaux de la philosophie critique :

– Critique de la rationalité et critique de la représentation

– Esthétisation et sophistication croissante du discours philosophique

– Dénonciation de la dialectique et anti-hégélianisme virulent (anti-marxisme masqué)

– Promotion, le plus souvent voilée, d’une analyse moléculaire de la politique ou d’une micro-politique et critique plus ou moins explicite des formes institutionnalisées du politique (hostilité implicite envers les partis et syndicats ouvriers).