Droits de l’homme et spécificité humaine

image 2Les droits de l’homme sont attaqués, instrumentalisés, bien souvent par ceux-là mêmes qui se présentent comme leurs défenseurs. Ne pouvant les refouler, ils veulent en réduire la portée pour n’en faire que des armes contre les formes les plus violentes de tyrannie, quand ils ne s’en servent pas comme d’un argument polémique. Beaucoup s’efforcent de les ramener à leur formulation de 1789 et refusent obstinément de voir leur développement et leur mise en œuvre dans le droit positif. Tout cela, je l’ai illustré et dénoncé dans mes précédents articles. J’ai dévoilé le caractère réactionnaire de ces attaques et de cette instrumentalisation.  J’en ai montré aussi les limites : ces attaques échouent. Elles sont sans force face à la volonté des peuples de vivre libres et respectés. Elles ne peuvent empêcher que les droits fondamentaux se développent et s’internationalisent (s’universalisent pratiquement) ; ils ne peuvent plus être pensés, et ne sont plus pensés, sous les catégories du droit naturel classique. La critique philosophique de leur compréhension métaphysique et idéaliste a été faite. Sa validité ne peut pas être contestée. Mais elle rencontre une limite dans la condamnation unanime et universelle des crimes contre l’humanité. Que faire alors ? Comment ne pas prendre acte à la fois de la pertinence des critiques de l’idéalisme et de l’exigence de droit qui s’exprime ?  Comment maintenir l’exigence des droits de l’homme dans toute leur extension autrement qu’en les refondant. Pour cela il faut s’efforcer de passer à une élaboration constructive : il faut penser les droits fondamentaux positivement et dans toute leur extension pour en comprendre la nature.

 La recherche d’un nouveau fondement doit abandonner les spéculations métaphysiques et abstraites. Elle doit aussi renoncer à discuter indéfiniment le contexte historique et philosophique de la proclamation de 1789, car cela ne permet pas de comprendre pourquoi les droits de l’homme se développent, pourquoi ils progressent et sont acceptés et revendiqués de plus en plus universellement, par l’ensemble des nations, pourquoi ils sont portés par des institutions internationalement reconnues comme représentant l’ensemble de l’humanité. Il faut partir de ce constat et renverser l’interrogation. Non plus essayer de comprendre ce qui dans la nature des droits ferait que leur respect serait universellement exigé mais essayer de comprendre ce qui dans l’homme fait qu’il se proclame des droits et veut les faire respecter. Quelle est donc cette spécificité humaine qui fait qu’il veut avoir des droits, que ses aspirations à l’émancipation s’expriment par la proclamation de droits ?  Les nouvelles formes de l’interrogation seront les suivantes :

–          comment penser l’homme comme être social, pris dans l’histoire, en conflit avec ses semblables et animé du désir de s’émanciper et de faire respecter ses droits

–          comment penser l’idée des droits fondamentaux dans leur relation à la situation humaine, à l’homme pris dans des rapports qui s’imposent à lui et le modèlent

             Nous constatons que les droits fondamentaux se développent, qu’ils s’universalisent et que  leur développement ne fait pas obstacle à leur reconnaissance générale. Leur reconnaissance de plus en plus large n’est pas cependant la manifestation d’une téléologie (d’une finalité conçue comme ayant un pouvoir agissant). Elle se fait au prix de combats sans cesse repris. L’humanité est poussée en avant, elle est animée par un besoin d’émancipation que l’on constate à toutes les époques et dans toutes les sociétés. Ce besoin ancré en chaque homme pousse les sociétés humaines en avant. Mais quel en est la source ? Nous pensons pouvoir la trouver dans une anthropologie fondée sur l’idée que l’être social de l’homme en fait un être ouvert à des possibles, tendu vers le meilleur, à la différence de l’animal qui est limité par ses instincts.

image 1Nous constatons qu’il est particulier à l’homme d’aller vers toujours plus d’émancipation et vers la libération de ses potentialités. Cela nous conduit donc à interroger l’idée d’une « essence humaine ». Nous avons constaté que les critiques les plus vives contre les droits fondamentaux se heurtaient à une dignité humaine que personne ne peut refuser à son prochain sans s’en dépouiller en même temps. Celui qui perpétue les plus graves atteintes à l’humanité en l’autre s’enferme dans la dénégation ou n’a pas conscience de ce qui fait sa propre humanité. Il n’y a aucune époque, ni aucune société, où les consciences ne se soient élevées contre les traitements inhumains et contre la dégradation de l’être humain. Ceux qui ont perpétué les crimes les plus graves contre la personne humaine, comme les conquistadors espagnols ou les bourreaux nazis, ont voulu cacher leurs crimes et ont tenté de nier l’humanité de leurs victimes plutôt que de l’affronter. Ils ne se sont donc jamais reconnu le droit moral d’infliger des traitements inhumains à des êtres humains. Ils ne pouvaient ignorer que de tels crimes seraient condamnés. Leurs contemporains ne leur ont jamais reconnu un tel droit et ont réprouvé leurs crimes. Toutes les générations répètent cette condamnation.  Pourtant, malgré cette reconnaissance de l’unité et de la dignité humaine,  l’idée d’une nature ou d’une essence humaine, d’une unité de l’humanité, restent problématiques. Son lien avec l’idée d’émancipation n’est pas pensé. La norme, le droit et l’aspiration au droit comme fondement de la relation de l’humain à l’humain ne sont pas explorés.

L’homme se pense à la fois comme individu et comme espèce humaine ; la philosophie a tantôt pensé une primauté de l’individu sur la société, tantôt la primauté du social sur l’individu. Il faut articuler ces deux approches, individualiste et sociologique. L’homme doit être vu à la fois comme être moral, perçu dans sa dignité, et comme être empirique mû par le besoin ; l’un ou l’autre pôle domine selon que la philosophie est spiritualiste ou matérialiste. L’homme se pense aussi à la fois dans son unité, comme genre humain, et dans sa diversité. La diversité humaine est celle des cultures que la sociologie et l’ethnologie étudient mais elle est aussi celle des sexes et des conditions sociales. La philosophie doit composer avec cette opposition entre unité et diversité ; elle doit s’en saisir. Elle doit interroger l’idée d’humanité sur tous ces aspects dans le but de dégager ce qui peut être soutenu aujourd’hui au regard du développement des sciences de l’homme.

Nous voyons que ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est que l’homme, par le travail, accumule ses productions matérielles et intellectuelles hors de lui, dans le monde social, et de façon potentiellement illimitée. L’homme crée hors de lui les bases concrètes à partir desquelles se forment les individus. Chaque homme ne peut s’assimiler qu’une part limitée des produits du développement humain, il ne s’assimile toujours qu’une partie des moyens de son émancipation. Son émancipation est donc toujours inachevée. Il est toujours arrêté dans son développement. La société lui en offre à la fois les moyens et lui en dicte les limites. L’individu et la société sont le produit l’un de l’autre et se développent  l’un par l’autre, mais sont aussi limités l’un par l’autre. C’est ici, dans ce fait premier, que se lient l’essence humaine et l’idée d’émancipation.

Cette spécificité de l’être humain ne le sépare pas de la nature. Charles Darwin, dans son ouvrage de 1871 « la filiation humaine », explique scientifiquement comment elle est le fruit de l’évolution. Par la seule dynamique d’avantages sélectionnés et transmis, l’espèce humaine a accédé à sa position d’éminence évolutive, représentée par l’état de « civilisation », lequel substitue des institutions protectrices, une éducation altruiste et une morale de la bienveillance, du secours et de la sympathie, à la violence de l’élimination naturelle des plus faibles. Mais cet effet réversif de l’évolution fondateur des bases de la civilisation crée des sociétés complexes où apparaissent des inégalités et des tensions. C’est ce mouvement contradictoire qui fait apparaitre à la fois des privilèges et l’exigence morale de leur dépassement. Ainsi l’évolution humaine est marquée dans son origine même par la contradiction.

Si le développement humain ne se fait que dans et par la société, les rapports contradictoires que les hommes ont entre eux en seront le moteur ou le frein selon que chacun se voit reconnu, ou non, des droits sur les productions humaines à la fois intellectuelles et matérielles. La question des rapports que les hommes ont entre eux, dans la société, est donc fondamentale. Ces rapports sont un frein dans les sociétés oppressives, ils ouvrent des possibilités de développement personnel dans les sociétés qui reconnaissent à l’individu les droits à s’émanciper.

La question des droits que les hommes se reconnaissent apparait ici originairement dans la question des rapports sociaux à la fois oppressifs et potentiellement libérateurs. Le droit et plus particulièrement la proclamation des droits fondamentaux, sont l’outil par lequel l’homme agit sur son développement. Le droit est l’expression consciente et objective, mais aussi réifiée, des rapports sociaux. Il n’est jamais un outil neutre, une technique purement rationnelle de régulation de la société. Il est toujours politique et moral en ce sens qu’il participe toujours à la fois de l’un et l’autre. Même quand il s’en défend, le droit participe toujours du politique et du moral, il intervient dans leur champ comme ils interviennent en lui. La prétention parfois affirmée du droit à être politiquement neutre est elle-même politique. Sa prétention à ignorer le bien comme le mal le rendrait irrecevable comme droit. Le lien entre droit, morale et politique, leur consubstantialité, se sont imposés dès que le droit, comme norme édictée et imposée par une autorité humaine, a supplanté la norme religieuse vécue comme procédant une autorité transcendante.

Nous avons constaté que la protestation politique, au nom des droits fondamentaux ou pour la proclamation de nouveaux droits, est d’abord une protestation morale. Elle est l’exigence d’une moralisation du droit, c’est-à-dire de la reconnaissance par le droit de la volonté humaine d’émancipation. Certes, dans les sociétés modernes et capitalistes le droit voudrait apparaître comme une technique neutre et rationnelle par laquelle toutes choses semblent prévisibles et calculables. Le positivisme juridique théorise cela et veut séparer droit et éthique, légalité et légitimité (souvent en rappelant et en maintenant leur désignation ancienne comme loi positive et loi naturelle). Il veut réduire le droit à une technique et l’éthique à une réflexion sur les valeurs. Pourtant droits et éthique sont intimement liés comme plusieurs philosophes l’ont soutenu[1]. La morale est au cœur du droit et aucun droit ne peut se faire accepter et réguler une société pacifiée sans avoir un contenu moral. Le droit est donc naturellement l’outil par lequel s’exprime l’émancipation humaine et par lequel ce qu’il y a d’humain en l’homme s’affirme et se développe. Les droits humains sont donc à la fois le moyen et l’expression première de l’émancipation humaine.

image 3Il faut clarifier le lien qui va de l’essence humaine aux rapports sociaux et des rapports sociaux au droit et du droit comme technique aux droits fondamentaux comme expression des aspirations humaines. Etablir ce lien, en comprendre l’émergence, c’est donner une base solide et rationnelle à l’idée de droits fondamentaux. En faisant des droits fondamentaux l’expression de l’essence humaine, nous réfutons toutes les critiques qui nient leur validité et veulent les relativiser ou en limiter la portée et l’extension. Nous établissons  que leur proclamation et leur extension marquent les étapes historiques de l’émancipation humaine et du développement de l’essence humaine. Les droits fondamentaux ne sont ni atemporels ni transcendants, ils sont historiques. Mais ils n’en n’ont pas moins une valeur universelle, ils sont universalisants, car ils sont l’expression d’un fait fondamental qui se retrouve à toutes les époques et dans toute les sociétés : la volonté de développement et d’émancipation qui anime les hommes, qui est liée à l’essence humaine.

Une démarche philosophique constructive doit aller de la question de l’essence humaine à celle des rapports sociaux et des rapports sociaux au droit comme expression des aspirations humaines. Mais ces questions ne sont séparées que dans l’analyse. On ne peut les séparer pratiquement. C’est la question des fondements du droit qui conduit à poser celle de l’essence humaine, et dès qu’on pose la question de l’essence humaine, la question des rapports sociaux et celle du droit comme régulateur des rapports sociaux est posée. Essence humaine et rapports sociaux sont intimement liés. Un texte fondateur l’affirme. Nous partirons de sa lecture. Ce texte c’est « à propos de la question juive » de Karl Marx. Il fera l’objet d’un prochain article.


[1] Habermas, Dworkin, contre Kelsen et Max Weber.

Des droits de l’homme aux droits fondamentaux, vers l’émancipation humaine

image 3Ce sont les révolutions qui ont donné les premières formulations des droits humains : la déclaration d’indépendance américaine, en 1776, puis la révolution française en 1789 et 1793 les ont exprimés avec une force et une radicalité croissante. Mais la vague révolutionnaire qui s’est poursuivie jusqu’en 1848 n’est pas parvenue à les imposer. Elle a proclamé les droits « de l’homme » mais a réalisé ceux du propriétaire privé capitaliste. Selon l’historien marxiste Eric J. Hobsbawm : « La grande révolution de 1789-1848 a été le triomphe non pas de « l’industrie » comme telle, mais de l’industrie capitaliste ; non pas de la liberté et de l’égalité en général mais de la classe moyenne ou de la société bourgeoise libérale». Les limites du processus révolutionnaire n’ont pas permis aux droits proclamés de devenir effectifs. Les pratiques institutionnelles et les corpus législatifs ont occulté ces références pendant tout le 19ème et jusqu’à la moitié du 20ème siècle. En France, l’unité politique issue de la résistance leur a donné une nouvelle vigueur. Et c’est avec le vote de la Constitution de 1946 que cette période de refoulement s’est achevée. Les droits de l’homme sont réapparus dans le droit mais avec un statut nouveau. Ils ne sont plus seulement une référence philosophique, un fondement moral de la constitution : ils acquièrent une valeur supérieure ; ils sont la norme suprême. Alors que, de la fin de la Révolution à la troisième république, la constitution était restée la loi fondamentale, le préambule de la Constitution française de 1946 fait apparaître une catégorie juridique nouvelle, d’essence supra-constitutionnelle, que son préambule proclame : les libertés et les droits fondamentaux. Les droits ainsi proclamés sont fondamentaux en ce qu’ils s’imposent au Constituant et au Législateur comme l’expression suprême  de la souveraineté populaire.

L’avènement de cette nouvelle catégorie de droits renouvelle les débats politiques et philosophiques autour des Droits de l’Homme car elle implique que les droits humains n’ont pas été proclamés en 1789 sous une forme définitive et pour l’éternité, avec un statut à jamais figé (gravé dans le marbre). Ils  peuvent et doivent s’étendre et se développer. Ils s’étendent effectivement puisque le préambule de la constitution crée des droits nouveaux. On ne peut pas leur assigner de limite : leur seule limite ne pouvant être que celle de l’émancipation humaine.

 Les droits humains, ainsi proclamés, sont à la fois historiques, transcendants au droit et en croissance, c’est là qu’est la nouveauté. D’autres pays, que la France, s’étaient déjà donné une norme suprême. Ils avaient  limité le pouvoir de faire des lois mais pas de cette façon radicale, jamais au nom de la souveraineté populaire et en instituant une nouvelle catégorie de droits. En Angleterre la Grande Charte de 1215 avait créé, dès le moyen-âge, un État de droit confirmé par le Bill of Rights de 1689. Les pouvoirs du souverain étaient  limités par le parlement. L’Autriche s’était dotée, en 1920, de la première Cour Constitutionnelle chargée de vérifier la constitutionnalité des lois mais la constitution restait la norme fondamentale. Aux États-Unis, depuis l’indépendance, le pouvoir de vérifier la constitutionnalité des lois appartient de façon informelle à tout juge. Le juge constitutionnel américain impose au législateur le respect de la hiérarchie de normes dont le fondement suprême réside dans la constitution et la déclaration d’indépendance.

Un pas supérieur est franchi encore avec la Déclaration Universelle des droits de l’homme de 1948. Cette déclaration ratifiée par 48 pays, sur les 58 États membres de l’ONU, est la première affirmation expressément universelle des droits fondamentaux, la première rédigée non par les représentants d’un peuple mais au niveau international pour l’ensemble des peuples à qui elle est adressée. Elle se fonde sur « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine » qui est l’essence même de la souveraineté populaire. Les libertés et les droits fondamentaux prennent ainsi incontestablement une valeur supra législative et supranationale qui assure la possibilité de leur extension à « tous les peuples et toutes les nations ». Est ainsi consacrée l’idée d’un développement et d’une universalisation des droits de l’homme et la possibilité de leur extension par l’affirmation de nouveaux droits, à mesure du développement humain, au-delà de ceux qui sont déjà effectivement garantis par les divers mécanismes de recours nationaux et internationaux. L’assemblée, qui proclame ces droits nouveaux, se reconnaît le droit et même le devoir de travailler à proclamer de nouveaux droits que les nations reconnaitront. Les droits proclamés en 1948 ont un fondement philosophique nouveau. Ils sont universels, non pas parce qu’ils sont déclarés « sous les auspices de l’Etre Suprême », mais parce qu’ils sont signés dans le cadre des Nations Unies qui ont vocation à unir l’ensemble des peuples de la terre. Leur développement est un fait puisque la déclaration de 1948 crée des droits nouveaux qui n’étaient pas prévus ou étaient seulement ébauchés par la déclaration de 1789, mais aussi parce que les Nations Unies sont une organisation qui regroupent des « programmes » et des « conventions » qui ont pour vocation de couvrir l’ensemble des activités humaines comme l’éducation, la santé, l’enfance, le commerce etc. Aucun frein n’étant mis à la possibilité d’y adjoindre des activités nouvelles. Ils sont l’expression de l’émancipation (à la fois politique et proprement humaine) qui est un trait spécifique à l’espèce humaine, dont toute l’histoire témoigne, qui est présent à toutes les époques et dans toutes les cultures.

image 3Mais l’idée d’un droit fondamental croissant à mesure de l’émancipation humaine, lié à l’élan émancipateur qu’on constate dans l’être humain, pose un ensemble de problèmes à la fois au juriste et au philosophe. La conception classique du droit ne sait pas quel statut leur accorder. Les droits fondamentaux sont  évités et même refusés par la conception positiviste du droit. Le concept de droits fondamentaux entre mal dans le cadre des catégories juridiques admises par la Doctrine, et les juristes peinent à en donner une définition.  Mireille Delmas-Marty les présente en s’efforçant de rester aussi neutre que possible et dit qu’ils sont « moins une espèce de droits que des bornes indiquant à tous et en tous domaines les limites à ne pas franchir ». Cette affirmation est  immédiatement contrebalancée par la suite de la phrase : « indiquant… les limites à ne pas franchir, et parfois la direction où s’engager »[1]. L’idée d’une borne qu’il est possible de franchir illustre bien la difficulté à comprendre ou à accepter la nature particulière des droits fondamentaux sans sortir du positivisme juridique tel qu’il a été développé par le juriste autrichien Hans Kelsen.

                 L’expression « ….  moins une espèce particulière de droits… » reflète l’incertitude où se trouve le juriste qui voudrait inventorier ces droits et les situer dans l’ensemble du droit positif. Les droits fondamentaux forment, en effet, une espèce particulière de droit par le fait qu’ils ne sont pas clairement délimités.  Certains pays évitent cette difficulté et énumèrent expressément dans leur constitution les droits qu’ils reconnaissent.  Ils voudraient par-là mieux les assurer mais,  du même coup, ils font obstacle à leur extension, ainsi en est-il de l’Allemagne, la Bulgarie, la Roumanie, la Pologne, la République Tchèque. Pour la France, Mireille Delmas-Marty essaie d’éviter l’inconvénient d’un inventaire potentiellement limitatif en s’efforçant d’en repérer les sources de manière à les objectiver selon ce critère. Parmi ces sources, elle cite le préambule de la constitution de 1946, la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, la convention européenne de sauvegarde des droits fondamentaux de 1950 (CESDH), les pactes des Nations unies de 1966 relatifs aux droits civils et politiques (PIDCP) et aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et enfin certains droits subjectifs inscrits au Code Civil pouvant être porteurs de droits fondamentaux « à la condition que leur valeur supra législative soit reconnue ». Cette détermination par les sources n’en limite pas expressément l’extension car il est toujours possible qu’un nouveau traité soit signé et vienne constituer une source nouvelle, ou qu’un droit subjectif soit désormais compris comme porteur d’un droit fondamental. La volonté populaire peut aussi exprimer l’exigence de la proclamation et du respect de nouveaux droits.

En France, la forme de la rédaction des textes constitutionnels et des traités confirme la possibilité d’une extension des droits fondamentaux. La constitution de 1946 proclame « comme particulièrement nécessaires à notre temps » un certain nombre de « principes politiques, économiques et sociaux ». Cette formulation ouverte laisse la possibilité que des temps nouveaux puissent permettre, ou exiger, le développement de droits nouveaux. L’expression « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » laisse entendre que les droits, garantis à l’alinéa suivants, ne peuvent pas constituer une liste limitative ; sinon il faudrait admettre que le « développement » de l’individu et de la famille est immédiatement stoppé après avoir été affirmé. Autrement il faudrait comprendre l’expression « Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection …. » comme étant limitative (chacun étant tour à tour enfant, puis vieux, et chaque femme pouvant être mère). Cette liste n’indique donc que les priorités du moment, ce que confirme l’usage de l’adverbe « notamment ».

Les protections garanties par la constitution ont été étendues par l’article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, ratifiée par la France le 14 octobre 1950. Cet article affirme que « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ». Sa ratification par la France ajoute l’idée d’une généralisation à « tout membre de la société » à ce qui avait déjà commencé à être mis en œuvre par les ordonnances d’octobre 1945 créant la Sécurité Sociale. Enfin quand le Conseil Constitutionnel utilise l’expression « les droits fondamentaux reconnus à toute personne par la Constitution », le contenu concret de ces droits est laissé ouvert par le texte constitutionnel ; il se crée ainsi la possibilité de nouvelles lectures du texte constitutionnel permettant une extension des droits et l’apparition de droits nouveaux. Dans la conception juridique française, les droits fondamentaux sont donc clairement extensibles.

C’est ce que confirme aussi l’expression « à tous et en tous domaines » utilisée par Mireille Delmas-Marty. Cela signifie qu’on ne peut pas soutenir que les droits fondamentaux ne s’appliqueraient qu’aux personnes privées mais ne seraient pas opposables aux Etats, aux personnes publiques, aux personnes morales et à toute espèce de groupements. On ne peut non plus y soustraire un domaine du droit. Les droits fondamentaux s’imposent donc aussi bien en droit privé qu’en droit public, en droit interne qu’en droit international.

Quant à la « direction à suivre », Mireille Delmas-Marty la voit dans l’introduction de droits économiques (de droits prestations) dans les droits affirmés par le préambule de la constitution de 1946. Elle fait remarquer que ces droits trouvent leur expression avec deux cents ans de retard car ils étaient  déjà en germe dans l’article 21 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 dont le texte dit : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ».

Il n’y a, en France au moins,  aucun obstacle légal au développement des droits fondamentaux. Les obstacles sont  de nature purement idéologique ou philosophique mais ils sont sous-tendus par des choix politiques. L’idée que l’abstraction des droits de l’homme serait le gage de leur universalité est la première avancée pour dresser ces obstacles. Cette idée a, certes, contribué à leur fondation. Cette assise rationnelle a favorisé le développement de la démocratie. Elle a eu un rôle historique positif mais elle  tire les droits du côté de la métaphysique en niant le poids inévitable de l’histoire. Elle ouvre la voie aux critiques émises dès le 19ème siècle par Burke et Joseph de Maistre. Si l’abstraction, en puissance universelle, des droits de l’homme repose sur l’idée d’une primauté de l’être humain abstrait,  Joseph de Maistre peut répliquer : « la constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l’homme or il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même grâce à Montesquieu, qu’on peut être persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu ». Cette question de l’abstraction des Droits s’est posée au Constituant. Elle a été débattue lors du travail préparatoire de la commission de l’Assemblée Constituante, notamment au cours du débat qui a opposé Mounier et Sieyès le 27 juillet 1789. Selon la présentation de Stéphane Rials (La déclaration des droits de l’homme et du citoyen –Pluriel Hachette 1988) : Mounier « est inquiet devant la tendance de nombre de Constituants à négliger le poids de l’histoire et condamne la démarche rationaliste de la table rase qui prétendrait construire comme si la France n’avait pas un long passé ou comme si le legs du passé n’était pas susceptible de comporter une certaine signification rationnelle. » Pour Sieyès, au contraire : « il s’agit de procéder à une reconstruction rationnelle sans égards envers une histoire qui, à ses yeux, n’engendre aucun titre opposable à la raison. ». Sieyès a donc une conception abstraite des droits tandis que Mounier en a une conception concrète quoique réservée. En  1793, le projet « d’économie politique populaire » de Robespierre tranche pratiquement cette question. Il veut donner un contenu concret aux droits de l’homme. Ce projet est, selon  l’historienne Florence Gauthier (université Paris 7 Diderot), « un développement concret des principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » qui subordonne « l’exercice du droit de propriété au droit à l’existence ». Seule donc la partie des révolutionnaires qui faisait du droit de propriété un droit absolu, a conçu les droits comme « abstraits » ;  l’aile gauche du Club des Jacobins les considérait comme concrets et effectifs et excluait du droit de propriété la propriété des personnes c’est-à-dire l’esclavage. Nous n’avons aucune raison aujourd’hui d’interpréter les droits de l’homme dans l’esprit de ceux qui voulaient les subordonner au droit de propriété et donc de les considérer a priori comme « abstraits ». Cela ne signifie pas que nous nions le rôle positif dans le développement de la démocratie qu’a pu avoir la solennité des droits liée à leur abstraction. Cela signifie seulement que cette abstraction devient un obstacle dès lors que les droits, qui ont été proclamés, sont réalisés ou au moins ne sont plus contestés.  Ne devons-nous pas, pour aller de l’avant, renoncer à cette conception métaphysique des Droits ? Il faut insister particulièrement là-dessus : traiter les droits de l’homme comme une abstraction, en rechercher en métaphysicien un fondement universel, c’est s’enfermer dans un débat du passé. C’est, sans doute sans le vouloir, se placer du côté de ceux qui, au moment où les Droits de l’homme ont été proclamés ont voulu en limiter autant qu’ils pouvaient la portée pratique. C’est se placer dans une problématique construite historiquement que de s’enfermer dans un débat purement théorique sur le caractère « universel » des droits humains. C’est aussi se placer dans une position qui ne permet pas de comprendre comment ces droits s’étendent et s’enrichissent de droits nouveaux.

image 2La métaphysique ne s’efforce qu’abstraitement et problématiquement à fonder l’idée que les Droits sont, dans leur essence, universels. Elle ne justifie pas qu’ils soient appelés à s’étendre, à se diversifier, à devenir de plus en plus concrets et effectifs. Elle ne permet pas de comprendre pourquoi ils devraient évoluer avec l’émancipation humaine et que leur développement est l’expression d’un élan émancipateur spécifique à l’homme. Le constat de l’évolution des Droits reste alors un constat de fait qui ne permet pas de comprendre les fondements ou les sources de ce mouvement d’émancipation humaine ni surtout pourquoi il prend la forme de l’affirmation de droits nouveaux. L’idée d’un élan émancipateur, ou d’une réponse à une demande d’émancipation, n’a jamais été évoquée par aucun des textes créant des droits nouveaux. L’émancipation est considérée souvent comme une notion obscure. Il faut la clarifier.

 Il est tentant de vouloir distinguer ou même opposer l’émancipation politique et l’émancipation humaine. Mais est-ce pertinent ? La première consisterait en la conquête des droits et libertés, en la mise en place d’un État de droit respectant la personne humaine. Elle concernerait l’individu. Tandis que la seconde (l’émancipation humaine) concernerait l’homme en société, donc les solidarités sociales. Cette distinction ne  paraît pas devoir être retenue. C’est une distinction créée par l’analyse mais qui se brouille dès qu’on examine les faits concrets. Elle tend à opérer une césure entre l’attribution des droits et les moyens de leur mise en œuvre. Elle conduit à opposer des « droits formels » et des « droits réels » le plus souvent au détriment des premiers. Elle est le fait d’une idéologie ou de pensées qui  voudraient opposer l’homme comme individu à la société, et qui voudraient repousser l’émancipation humaine à un futur encore indistinct. L’homme comme individu et comme être social sont un seul et même homme car l’homme procède de l’histoire comme l’histoire procède de l’homme. L’émancipation politique n’est qu’une étape dans l’émancipation humaine. Cela était déjà affirmé par Marx contre Bruno Bauer dans « la question juive » en 1843 quand il écrivait : «Assurément, l’émancipation politique constitue un grand progrès ; ce n’est certes pas la forme ultime de l’émancipation humaine en général, mais c’est la dernière forme de l’émancipation à l’intérieur de l’ordre mondial tel qu’il a existé jusqu’ici ». C’est cette émancipation qui donne son sens à l’histoire humaine car elle est inscrite dans l’effet cumulatif du développement humain aussi bien sur le plan économique que dans celui de la culture. Chaque génération construit à partir de ce qu’elle a reçu des précédente et se trouve ainsi en mesure de porter plus loin le développement humain.

Il faut affronter la difficulté à penser les droits fondamentaux et bien voir qu’à travers elle c’est la compréhension du sens du développement humain qui est en question. Cette difficulté n’est pas seulement le fait des juristes. Elle se retrouve aussi dans le débat philosophique. Non seulement la nature particulière des droits fondamentaux n’est pas théorisée par la philosophie contemporaine, mais elle est aussi combattue par beaucoup de philosophes. C’est que les droits fondamentaux bousculent les catégories philosophiques : ils sont à la fois historiques et universalisants. Ils prennent la forme du droit sans entrer dans les catégories juridiques jusqu’ici théorisées. Ils sont des droits humains (propre à l’être humain) et pourtant ils évoluent et se développent.  On constate une difficulté et parfois même une résistance à accepter cette idée ou même à la concevoir. La philosophie critique s’égare quand elle veut déconstruire l’idée de droits car ce qu’elle détruit ainsi ce n’est pas un « pouvoir » ou une domination mais la base même de l’émancipation humaine.


[1] Libertés et droits fondamentaux : Mireille Delmas Marty, Claude Lucas de Leyssac – Seuil 2002

L’échec des critiques des droits de l’homme

image 1Les critiques des droits fondamentaux sont souvent embarrassées.  Même les plus hostiles voudraient éviter de laisser paraitre leur inhumanité. Nietzsche par exemple s’efforce d’éviter de nommer clairement ce qu’il critique (il parle de « droits égaux » en mélangeant science et politique). On ne trouvera nulle part un rejet franc et total parce qu’il ne pourrait être qu’un cri de haine dépourvu de toute raison.

Les critiques les plus violentes sont formulées dans des termes obscurs, sous forme de sophismes ou même sous le masque de l’humour. Beaucoup de critiques s’accompagnent de la proposition d’une alternative plus ou moins crédible qui se présente toujours comme un mieux disant, que ce soit l’évocation d’un « droit d’avoir des droits », d’un « droit des anciens » ou même du « droit naturel » sans autre précision. Quelques-unes s’abritent derrière une critique  de l’insuffisance des droits du fait de leur impuissance face aux violations les plus graves, elles évitent ainsi un rejet du principe même de l’idée de droits humains fondamentaux en adoptant la posture de celui qui ne fait qu’un regrettable constat.  Personne de ceux qui veulent en bénéficier ne soutient clairement que les droits humains constituent un phénomène culturel qui vaudrait pour une partie seulement de l’humanité et dont il ne serait  pas légitime de souhaiter le respect dans toutes les sociétés. Ceux qui accusent les droits d’eurocentrisme laissent entendre qu’ils ne font là qu’un constat et qu’ils déplorent cette insuffisance sans doute inévitable.

Surtout, il ne se trouve personne pour dire que les violations les plus graves ne sont pas une atteinte à l’humanité commune, que ces violations dans une partie du monde n’ont pas à concerner l’autre. Les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité sont unanimement condamnés. La condamnation des violences les plus graves développe une jurisprudence qui fait entrer les droits dans les faits. Chaque acte de violence est défini et qualifié juridiquement et ceux qui les commettent ne peuvent continuer à ignorer qu’ils encourent une condamnation. Ainsi en est-il clairement aujourd’hui de l’enrôlement d’enfants soldats ou des viols collectifs. Toutes ces pratiques qui ont accompagné la guerre pendant des millénaires sont devenues des crimes passibles de punitions. Les discussions récentes autour d’un droit d’ingérence humanitaire, son application (même très contestable), montrent qu’il n’est pas accepté que la protestation morale reste impuissante. De fortes pressions tendent à ce que l’indignation s’exprime sous la forme d’une condamnation au nom du droit. Les droits fondamentaux imposent donc leur force d’émancipation en dépit de toutes les critiques, malgré leur instrumentalisation. Qu’il reste beaucoup à faire, personne le contestera, mais faut-il rappeler que c’est là une question politique et non philosophique.

Tout cela oblige à admettre que l’universalisme n’est pas seulement un idéal, ou un programme à mettre en œuvre. C’est une exigence qui s’impose mais dont il faut comprendre la nature. Aucune des philosophies qui critiquent l’idée de droits humains ne peut l’ignorer. Toutes composent avec la force de ce mouvement d’émancipation en voulant lui donner une autre forme ou en essayant de le dévier dans des voies impraticables. Elles ne peuvent l’ignorer car elles se voient contraintes de tenter de contourner l’obstacle.

image 3Ainsi, à défaut de pouvoir contester le fait de la condamnation unanime et universelle des crimes contre l’humanité, le philosophe Stamatios Tzitzis voudrait détacher cette condamnation de l’affirmation des droits fondamentaux. Il écrit : « Nous croyons que la définition des crimes contre l’humanité [..] a trait à l’inhumanité et non à la violation des droits fondamentaux, et cela pour la raison suivante. On peut contester l’existence de tels droits mais on ne saurait nier l’humanité sans rejeter l’idée même d’homme ». L’idée semble être que la condamnation des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre est une condamnation morale. Elle précède par conséquent à la fois historiquement, et dans ses fondements, leur définition juridique. Elle précède évidemment la signature des conventions de Genève et la création de la Cour pénale internationale ou celle du tribunal de Nuremberg. On peut même dire qu’elle les a permis. Cette condamnation morale est universelle et vaut en dehors de toute référence au droit. Dire qu’elle est universelle signifie ici qu’elle ne peut pas être discutée sans rejeter l’idée d’homme, c’est-à-dire sans rejeter le sentiment qu’ont les hommes de partager une dignité commune. Celui qui conteste la dignité humaine et la valeur de l’homme conteste sa propre dignité et sa propre valeur ; cela a la force de l’évidence. Seulement Tzitis passe de cette idée indiscutable à la mise en doute de la validité des droits fondamentaux. Il passe du sentiment au droit. Du fait que le sentiment (la réprobation morale) se passe du droit, il induit que la référence au droit est superflue. Ce paralogisme est permis par l’emploi du mot « définition » dont le registre n’est pas clair dans le contexte. Il se dénoue facilement. Rappelons simplement que  le fait que les crimes contre l’humanité sont la négation de toute idée d’humanité commune (et qu’ils sont donc l’objet d’une condamnation morale unanime), n’implique pas qu’ils ne violent pas les droits fondamentaux de la personne humaine. Les crimes contre l’humanité violent à la fois les droits fondamentaux de l’homme et l’idée même d’humanité commune, sans qu’il y ait lieu d’opposer ces notions l’une à l’autre. Ils sont d’ailleurs couramment  définis en référence aux droits fondamentaux comme une « violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux »[1]. A cela s’ajoute que la condamnation morale reste impuissante, seule la définition des droits lui donne un pouvoir dans l’espace politique. Elle ne oppose pas à l’idée de droit mais l’épaule et la soutient. Il ne peut être contesté, car c’est un fait historique, que la condamnation morale est restée sans effet tant qu’elle n’a pas reçu la forme du droit. Tant que le droit à la vie n’a pas été affirmé et consacré comme droit fondamental, il est resté sans effet. Le 19ème siècle a vu la destruction des civilisations indiennes d’Amérique du Nord et le génocide des populations sans que cela ne soit dénoncé autrement que par les esprits les plus avancés. L’indignation morale a été sans effet, seul le droit lui donne une force et un pouvoir qu’elle ne peut avoir autrement.

La tentative de Tzitzis de détacher la proscription des crimes contre l’humanité de l’affirmation des droits fondamentaux n’est pas étrangère au caractère extensible de ces droits. Elle lui est même clairement liée. Tzitzis termine effectivement son argumentation par cette affirmation : « Les droits de l’homme, ainsi considérés d’une manière unilatérale et absolue, peuvent conduire à une prolifération inconsidérée. Certes, lorsqu’on demande aux citoyens de signer pour des nouveaux droits de l’homme, contre les guerres, les inégalités ou les pollutions, c’est une bonne œuvre. Toutefois, la pléthore de ces droits peut avoir des effets fâcheux ». Il nous confirme par-là que c’est bien le caractère extensible des droits fondamentaux qui est le motif (le plus souvent non-dit) des critiques qui leur sont adressées et des attaques dont ils sont l’objet. Il ne dit bien-sûr rien de ces « effets fâcheux ».

image 2Ce sont toujours les droits sociaux affirmés en 1948 qui sont visés dans les critiques des droits de l’homme. Ils le sont même là où ils ne sont pas mentionnés. On choisit de les ignorer, de les faire oublier parce qu’ils gênent. Leur potentiel émancipateur dérange : ils ne font pas qu’aménager l’espace politique, ils sont l’ébauche de l’idée d’une autre société plus solidaire, plus juste et plus égalitaire. Autour de la question des droits de l’homme c’est toujours une lutte de classe plus ou moins sournoise qui se joue. Il faut y être attentif.

Reste pourtant le cas de ces esprits forts qui croient en avoir fini avec la question des droits de l’homme comme avec la question des religions quand ils se gaussent de la croyance dans « les arrières mondes ». C’est le cas de Nietzsche, mais il faut être aussi borné que celui-là pour imaginer qu’il est nécessaire de croire en ce genre de transcendance pour se réclamer des droits de l’homme. Il suffit de constater que les droits de l’homme et les droits fondamentaux sont l’expression de l’aspiration à une émancipation venue de la multitude de ceux qui souffrent de la domination. Ils sont une réalité, non parce qu’ils siègeraient dans on ne sait quel ciel, mais au contraire parce qu’ils s’élèvent de façon tout à fait concrète contre la plus réelle des dominations (car, comme l’a dit K. Marx « une idée devient une force quand elle s’empare des masses »). Les droits fondamentaux existent dans les têtes et dans les cœurs mais aussi dans le marbre, dans chaque mairie, chaque édifice public. Ils sont connus, cités et revendiqués et ils entrent, sous la pression populaire, dans le droit positif.

Il en va des droits fondamentaux comme de la croyance en dieu. On n’en en finit pas avec la religion en niant l’existence d’une entité substantielle dont ne sait trop quelle serait la nature. Ce n’est pas de savoir que dieu n’existe pas qui importe, c’est de comprendre ce qui s’exprime par la croyance en dieu : comment elle est à la fois l’expression aliénée d’une aspiration à l’émancipation et l’agent d’une domination. Alors on  peut comprendre que la même aspiration s’exprime sous la forme de la religion dans les sociétés qui sont organisées par la religion et qu’elle s’exprime sous la forme d’une revendication de droit dans les sociétés qui sont organisées sous la forme du droit. Quand on a fait ce chemin, on en revient à Marx et à la question de l’émancipation humaine telle qu’il la pose.


[1] Dictionnaire de la culture juridique, dir. Denis Alland et Stéphane Rials, éd. PUF, 2003

Les ennemis des droits de l’homme

image 2Oui il y a des ennemis des droits de l’homme ! Le premier nom qui vient à l’esprit est celui de Carl Schmitt. Je ne lui ferai pourtant aussi peu de place que possible car il a été un idéologue nazi auquel l’idée d’humanité, et par conséquent de droits humains, était étrangère. Selon lui l’idée de normes du droit ou celle de fondement rationnel du droit, ne sont qu’une théologie laïque, une forme sécularisée de transcendance. Il les refuse et les combat comme il s’oppose à l’idée de guerre humanitaire ou de droit de la guerre. Il prétend que la loi ne peut avoir d’autre source que l’autorité politique, c’est-à-dire la force. En conséquence, il traite les droits fondamentaux et les droits de l’homme comme des fictions, mais conscient peut-être de son néant,  sa rhétorique leur oppose le droit naturel chrétien reposant sur l’idée d’une hiérarchie des êtres et des ordres (ce à quoi justement les droits de l’homme ont mis fin).  Je m’étonne que de telles prises de position puissent trouver un écho  chez certains philosophes contemporains considérés comme d’extrême gauche. Je ne comprends pas comment une compagnie aussi nauséabonde ne provoque pas un sursaut. Elle donne pourtant la mesure de l’égarement de ce gauchisme philosophique adepte de la destruction des valeurs.

D’autres s’attaquent aux droits de l’homme en jouant les esprits supérieurs. Ils ont une si haute idée du droit qu’elle ne saurait inclure un produit de l’action populaire ! Ils nient donc purement et simplement la validité des droits de l’homme. Leur position est surtout polémique. Elle est philosophiquement très faible. On la trouve chez un auteur comme Michel Villey qui se qualifie lui-même de réactionnaire et qui considère que le droit romain est la forme la plus achevée de l’essence du droit[1]. Dans son ouvrage « le droit et les droits de l’homme » Michel Villey instruit un procès contre les droits de l’homme, en général, y compris ceux de la Déclaration des droits de 1789. L’argumentation de l’auteur relève du persiflage. Il ne connaît que les déclarations de 1776 et 1789 et trouve les droits qu’elles proclament « contradictoires », « générateurs d’injustices » « inconsistants » etc. Il estime impossible de donner une définition de ce que sont le Droit et l’Homme. Selon lui, « les droits de l’homme sont irréels. Leur impuissance est manifeste », « ces formules sont indécentes » (il fait référence aux droits à la culture ou aux loisirs qu’auraient en vain les habitants du Sahel). C’est pourquoi il ironise : « leur tort est de promettre trop : la vie – la culture – la santé égale pour tous : une greffe du cœur pour tout cardiaque ». On voit ici l’incapacité à faire la différence entre un droit et un fait ! Ou plutôt le refus de faire cette distinction[2]. Ce qui est confondu c’est le droit à la santé et le droit d’être en bonne santé. Le premier a un sens, le second est inconsistant. (Nous prenons ici volontairement un droit réellement affirmé et non un droit inventé comme le droit aux loisirs !). La mise en œuvre du droit à la santé dépend  évidemment de la capacité effective des Etats et des institutions de santé à répondre aux demandes de soin. Il n’est pas jugé indécent ou même irréel par ceux qui le réclament. C’est celui que les Haïtiens, par exemple, rappellent aux pays les plus puissants, quand ils sont dans la plus extrême détresse. Il est celui affirmé dans la constitution de l’OMS. Il dit qu’aucun homme ne peut se voir refuser des soins en raison de sa race, de sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique et sociale. Il affirme donc que les Haïtiens ont droit à des secours et que les pays riches ont le devoir de leur apporter dans la mesure de leurs moyens. Ce que personne n’a osé contester. Il suppose que les pouvoirs publics créent des conditions telles que chacun puisse jouir du meilleur état de santé possible. Comme tout droit, il oblige mais ne peut pas en lui-même contraindre. Michel Villey ne peut pas ignorer sérieusement ces distinctions élémentaires entre droit et fait, entre le droit et la force, et entre droit à la santé et droit à être en bonne santé. Il sait très bien que le droit  à « la santé égale pour tous » est une absurdité qu’on ne peut pas sérieusement confondre avec le droit de recevoir les soins appropriés à son état de santé.  Ce n’est que parce qu’il entretient une telle confusion qu’il peut opposer les droits entre eux. Il écrit aussi : « Chacun des prétendus droits de l’homme est la négation d’autres droits de l’homme, et pratiqué séparément est générateur d’injustices » rien évidemment n’est dit à l’appui de cette affirmation, il n’est pas mentionné de cas réels d’injustice due au respect des droits de l’homme et il n’est pas non plus expliqué ce que signifie l’expression « pratiqué séparément ». Michel Villey emploie des arguments qu’Aristote auraient classés comme sophismes. Il conteste par exemple l’idée « d’homme » en jouant sur l’homonymie en français entre homme comme individu de sexe masculin et homme comme membre de l’espèce humaine. Il écrit : « Mais en vérité, de nature, les individus se révèlent divers : mâles et femelles qui ne sont pas identiques aux mâles, à moins que les sophistications de Simone de Beauvoir ne leur aient enlevé leur féminité naturelle – vieux et jeunes, sages et imbéciles. L’ordre naturel régit aussi cette diversité ». Au nom du droit des anciens, le professeur de droit romain M. Villey veut régir le droit moderne, pour mieux nier la validité de l’idée d’égalité : « Le droit n’a pas à se mêler de l’ordre interne de la famille (relations du père avec ses enfants et les esclaves), ni des relations entre cités. Car le juriste ne saurait déterminer une proportion qu’entre des personnes différentes mais égales à certains égards. Les ressortissants d’une même famille, unis par l’amour, communiant dans la même vie économique, ne sont pas suffisamment « autres » les uns relativement aux autres – « le fils est quelque chose du père ». Le facteur d’égalité manque entre citoyens et étrangers ».  Il confond ici l’égalité naturelle et l’égalité de droit (le droit d’être jugé par exemple indépendamment de sa condition) et plus généralement, il ignore la différence entre l’égalité naturelle et celle que peut assurer la société (celle des revenus ou des fortunes par exemple). En disant que le droit n’a pas à régir les « relations entre les cités », c’est tout simplement le droit international que M. Villey évacue sans plus de procès !

image 1Michel Villey critique aussi les droits de l’homme en les suspectant d’être le produit de l’individualisme. Selon lui, ils sont « un rêve, aspiration subjective de l’individu à être infini, mythe individualiste ».  Il se place ici sur le plan d’une conception supposée de l’homme qu’aucun constituant de 1789 n’a revendiquée. Sa critique combine la protestation morale et la réprobation esthétique. On peut trouver le même type de contestation de la validité des droits chez un auteur comme Tzitzis, mais exprimée de façon plus embarrassée ou plus retenue, quand il écrit : « Nous ne nions pas les droits de l’homme ; c’est leur appellation qui nous gêne. A notre avis, ils sont plutôt des présupposés esthétiques pour achever l’image de l’homme comme œuvre d’art ». Evidemment, rien dans les travaux de l’Assemblée Constituante, qui a adopté la déclaration de 1789, ne peut étayer une telle vision « esthétique ». Elle est une pure invention de l’auteur.

Mais aux attaques purement réactionnaires contre les droits de l’homme s’ajoutent des critiques qui se veulent plus subtiles et s’appuie sur la pensée postmoderne. Effectivement, une des faiblesses de la pensée postmoderne, c’est qu’elle donne des armes aux pires théories réactionnaires. On le voit avec quelqu’un comme Alain de Benoist qui utilise les expressions  typiquement postmodernes comme celle de « monde social unifié  mais pluraliste » avec son corollaire la  « justification partielle et théorique des droits fondamentaux ». La première faisant référence à la relativité de l’idée de vérité, la seconde à l’idée d’eurocentrisme des droits de l’homme. La charge destructrice de ces deux idées devient évidente quand elles sont reprises, sous une forme radicale, par ce publiciste d’extrême droite[3] : il ne parait pas nécessaire de s’attarder à le démontrer plus avant.

Ce polémiste met également au service de ses choix politiques, en forçant la charge, des idées venues d’Hannah Arendt ou prises chez les philosophes du droit Myriam Revault d’Alonnes et Jean-François Kervégan. Ces auteurs font la critique des droits fondamentaux en  les présentant, dans la lignée d’Hayek, comme ceux de l’individu contre la collectivité. Cela conduit Mme Revault d’Alonnes à soutenir, en accord avec Jean-François Kervégan,  qu’  « il faut renoncer à toute fondation métaphysique, anthropologique ou même morale des droits de l’homme ». Elle pense que les droits doivent être « fondés politiquement ». En cela, elle rejoint Hannah Arendt. Ces analyses et cette caution, permettent à Alain de Benoist d’introduire l’idée de communauté (implicitement de communauté nationale ou à base ethnique). Il veut réhabiliter la notion d’appartenance à une « communauté politique » (sans laquelle l’idée de politique n’aurait, selon lui, pas de sens) et « sans laquelle la liberté, l’égalité et la justice ne sont que des abstractions inopérantes ». Il cite Mme Revault d’Alonnes  : « il faut revoir la question du fondement individualiste du social et penser la singularité individuelle en termes de singularité d’appartenance ou encore de singularité plurielle ». Cet oxymore de la « singularité plurielle » vise, sans doute, la même idée que celle du « monde unifié et pluraliste », utilisée par H. Pallard et Tzitzis. Elle permet de mieux en comprendre le sens possible ou d’en révéler les non-dits.  Il s’agit toujours et encore de rabattre la valeur universalisante et supra nationale des droits fondamentaux pour en faire l’expression d’une communauté politique ; le but est de la saper en la réduisant à un droit communautaire. Ceci avec cette restriction ou cette correction que cette communauté est qualifiée de « plurielle » comme est pluriel (ou divers) le monde occidental.

image 3Le même auteur, Alain de Benoist, conteste la liberté garantie par les droits de l’homme en lui opposant la mythique « liberté des anciens », c’est-à-dire une participation directe à la chose publique (dans une communauté réduite) qui ne peut manquer de faire penser à l’idée d’Arendt de « droit d’avoir des droits ». Cette idée de « liberté des anciens » est reprise de Benjamin Constant mais au rebours de la position libérale de l’auteur. En se référant au philosophe, critique des Lumières Isaiak Berlin, A. de Benoist considère que la liberté des anciens est une liberté positive et qu’elle est « indissociable d’une participation active à la vie publique » ; à l’inverse la liberté des Modernes, définie par les droits de l’homme est négative, car : « la liberté des Modernes ou liberté négative consiste en une série de droits permettant de se soustraire à cette obligation » (à savoir l’obligation de participer à la vie publique). Cette apparence d’exigence habille un rejet de fait des droits fondamentaux et en premier lieu des libertés publiques. Car la liberté des Anciens est une utopie. On sait qu’elle est impraticable dans une société moderne complexe, fondée sur le travail. Elle suppose une compétence et des loisirs qu’on image avoir été ceux des grecs de l’âge classique (en omettant la base esclavagiste de la société grecque).  Du fait de l’impraticabilité de l’alternative proposée, la critique d’A. De Benoist se ramène donc finalement au rejet des droits fondamentaux et du libéralisme politique en général.


[1] Michel Villey (1914 – 1988) : Le droit et les droits de l’homme – 1983 – réédité en 2008

On lit en quatrième de couverture : « La politique contemporaine fait grand usage des « droits de l’homme ». Et s’il s’agissait d’une expression mal formée, d’une idée mal pensée, s’il n’existait pas de droits de l’homme ? »

[2] Notre critique ici répète celle d’un mémoire présenté par JD Fruchaud sous la direction de Jean Morange.

JD Fruchaud relève comme nous une critique radicale à travers des adjectifs que M. Villey emploient (la « fausseté » des droits de l’homme), ou des affirmations paradoxales « il n’y a pas de droit de l’homme »

[3] Article : Au-delà des droits de l’homme : politique, liberté, démocratie.

Les faux amis des droits de l’homme

image 2Le plus souvent la critique des droits fondamentaux se masque et prend des formes détournées. Elle se présente comme un refus de voir. Ainsi certains se comportent comme si toute une partie de l’histoire n’était pas parvenue à leur connaissance : alors que l’extension des droits est notoire depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, ils continuent  à ne les penser que sous leur forme initiale, comme limitation du pouvoir de l’Etat, tels qu’ils ont été formulés dans la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et dans les limites de cette formulation initiale. Ils veulent ignorer que l’indivisibilité et l’interdépendance  des droits humains ont été maintes fois rappelées par diverses instances internationales et, qu’en particulier, la Déclaration Universelle des Droits de l’homme de 1948 a consacré l’indivisibilité et l’interdépendance de tous les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels.

 La répugnance à admettre l’extension des droits fondamentaux se manifeste par l’obstination à présenter les droits sociaux en utilisant l’expression  de « droits créances »[1] et par l’insistance à dire que les nouveaux droits, apparus en particulier en 1948, auraient l’inconvénient d’accroître les pouvoirs d’Etat. Pour Hayek, ces droits collectifs seraient une violence faite à la société, ils seraient destructeurs : « Toute politique se proposant comme but un idéal de justice distributive substantielle mène nécessairement à la destruction de l’état de droit »[2]. Mais cela est affirmé sans se soucier du démenti des faits, au nom d’une antinomie entre justice et liberté et en postulant que les droits collectifs font obstacle aux droits individuels.

Les philosophes et juristes Henri Pallard et Stamatios Tzitzis reprennent les mêmes idées sous une forme moins radicale. Leur objectif est de séparer les droits de l’homme proclamés en 1789 et les droits fondamentaux affirmés par la déclaration universelle de 1948. Ils distinguent et opposent deux types de droits fondamentaux en ces termes : « Ces deux visions différentes de l’Etat et des droits reflètent des projets de culture et de société différents ;  sont-ils aussi valables l’un que l’autre ? ». A cette question, ils répondent finalement par la négative puisqu’ils contestent le caractère « opposable », c’est-à-dire la force légale, des « droits à prestations ». Ils en font, comme Hayek, une espèce de contrainte imposée à la société. Ils considèrent que, pour être opposables, les droits fondamentaux (de 1948) devraient posséder un caractère atemporel ayant une validité universelle. Ils  devraient être compris en échappant à « l’historicisme » c’est-à-dire hors de leur contexte d’apparition et de développement. Leur validité serait à ce prix car, pour ces auteurs, accepter  historicité des droits fondamentaux, qui est la conséquence obligée de leur extensibilité, serait «  déconsidérer les droits fondamentaux, leur enlever leur caractère de fondement et soumettre leur réalisation aux fins de l’histoire ». Seuls donc les droits proclamés en 1789 auraient un caractère vénérable, sacré et « atemporel », par leur ancienneté, et à cause du caractère fondateur de la Révolution française.

image 1La démonstration de cette thèse est particulièrement confuse même si son objectif est clair : la volonté de limiter les droits à leur formulation de 1789. On en trouve un exemple dans une réponse de Stamatios Tzitzis à un article du philosophe américain John Rawls et dans le débat qui s’en est suivi : Rawls avait écrit que « les droits de l’homme ne sont pas la conséquence  d’une philosophie particulière, ni d’une façon parmi d’autres de voir le monde ». Il s’agissait d’affirmer le caractère universel (c’est-à-dire ici non partisan, non idéologique) des droits de l’homme (implicitement réduits à leur formulation de 1789). Tzitzis répond à cela : « Nous sommes d’accord sur le caractère non-philosophique de ces droits, à condition de préciser qu’il s’agit des droits de la Déclaration de 1789 »[3]. Il revendique ainsi la limite que Rawls s’était bien gardé de laisser voir.

Pour l’un comme pour l’autre des débateurs, le caractère « non-philosophique » supposé des droits de l’homme, était compris comme une qualité (philosophique étant pris ici comme le synonyme d’idéologique donc dans un sens péjoratif). L’attribution de cette qualité supposée (d’être « non philosophique ») à la seule déclaration de 1789 implique, chez Tzitzis, que ce qui est postérieur ne la possède pas, qu’aucune innovation, qu’aucun ajout ne peut être fait à ce qui a été proclamé une seule fois et, dans un geste fondateur, gravé dans le marbre pour être figé à jamais. Cela signifie qu’à l’inverse, les droits fondamentaux et en particulier la déclaration universelle de 1948, venus  après 1789, auraient un caractère « philosophique » et seraient entachés de particularisme culturel. Toutefois, Tzitzis se garde de tirer explicitement cette conclusion (pourtant logique). Sa rhétorique la sous-entend seulement. Elle le dit en développant une théorie brumeuse du moment historique de « l’universel » qu’il est difficile de rendre en termes clairs.

 Tzitzis introduit une césure dans l’histoire qui serait le moment de la révolution française et de son geste fondateur : selon lui, ce qui vient avant la révolution serait  « religieux », ce qui vient après serait « philosophique ». La révolution serait le moment de « l’universel » par lequel se fait le passage du religieux dans le profane (ou le philosophique). L’universel est hors l’histoire qu’il coupe en un avant et un après.  Cependant Tzitzis se garde d’être aussi explicite, il suggère cela. Ce qui est véritablement intelligible de son discours se limite à l’idée que les ébauches de droits apparues avant 1789 étaient d’obédience chrétienne. Ce serait de cette racine chrétienne que seraient sortis le droit naturel et les Droits de l’homme. Mais cette sortie (moment de « l’universel » ou de la révolution française) serait à la fois une consécration et un parachèvement : elle sacralise ce à quoi elle met le point final. Elle se serait faite au prix d’une tombée dans le profane donc d’une perte : celle de la valeur absolue des droits naturels,  de leur valeur transcendante. Tzitzis semble ainsi opposer un fondement religieux (à ses yeux universel, « catholique ») à un fondement philosophique donc relatif. Quand on se tourne vers le passé et vers le fondement des droits de l’homme, on trouve leur source religieuse catholique et universelle : ils ont ainsi une valeur universelle. Quand on les considère du point de vue du futur, c’est-à-dire de leur mise œuvre concrète, ils perdent cette valeur universelle car ils s’historisent. L’hommage que leur adresse Tzitzis est donc en même temps un adieu.

image 3Toute cette rhétorique est rendu possible par l’ambiguïté du mot « philosophique » tel que l’utilise John Rawls et tel que le reprend Tzitzis.  La philosophie est désignée par Rawls comme une « façon parmi d’autres de voir le monde » qui se distingue, sans doute, par sa rigueur et sa cohérence. Sa capacité à dire le vrai est implicitement contestée. Elle n’a pas vocation à l’universalité ou à la transculturalité, donc à la vérité. La Vérité s’atteint en adoptant une position indépendante de tout point de vue « philosophique » c’est-à-dire indépendante du droit que s’accorde le philosophe et des « brevets » qu’il se décerne. Cette position de Vérité serait atteinte, selon Rawls, par « les droits de l’homme » (sans plus de précision) ; ce que, comme nous l’avons vu, Tzitzis n’accepte que pour la déclaration de 1789. Il ne parait pas possible de clarifier plus le débat confus entre ces deux auteurs. Leur intention partagée reste cependant claire : hypostasier les droits proclamés en 1789 pour mieux contester tout ce qui vient après. Ils sont ce que j’appelle des faux amis des droits de l’homme. D’autres s’embarrassent moins et s’en déclarent ouvertement les ennemis. Nous verrons qui ils sont dans un prochain article.


[1] Expression dont les intentions sont parfois clairement exprimées. On lit par exemple sur Wikiberal : «Les « droits à » (ou droits-créances) sont de « faux-droits » économiques et sociaux : le droit à la sécurité sociale, le droit aux congés payés, le droit à l’éducation, le droit au logement, droit à l’environnement, droit à polluer, etc. Ces « droits » se sont développés sans référence à la propriété, à la responsabilité et à la liberté de contracter de l’individu. »

Ou encore sur un blog libertarien « contrepoint » : « D’abord constituée de droits contre la puissance publique (droit-résistances), l’acception moderne et erronée du terme englobe aussi des droits sur l’État (droit-créances, ou faux droits), c’est-à-dire aux dépens d’autres citoyens par l’intermédiaire de l’impôt, comme l’éducation ou la culture. »

[2] La route de la servitude, Librairie de Médicis, 1946

[3]  : Droits fondamentaux et spécificités culturelles – l’Harmattan 1997 page 17

Henri Pallard, directeur de « Personne, culture et droits », est professeur titulaire au département de droit et justice de l’Université Laurentienne, à Sudbury (Ontario), Canada. Il est docteur en philosophie du droit et avocat au barreau de l’Ontario.

Stamatios TZITZIS, directeur de recherche au CNRS, dirige le département de philosophie pénale de l’Institut de criminologie de Paris (Université Panthéon-Assas, Paris II) et codirige les Essais de philosophie pénale et de criminologie

Postmodernisme et droits de l’homme

image 1                Je qualifie de postmodernes ces philosophies du soupçon qui nourrissent un procès en légitimité contre les droits fondamentaux et les accusent d’eurocentrisme. Ces philosophies ont leur source dans le perspectivisme nietzschéen dont j’ai fait la critique dans mon article du mois de juin 2013 « Nietzsche et les droits de l’homme ». Ce perspectivisme est relayé par les heideggériens, notamment les déconstructionnistes : L’une de leurs armes est un relativisme culturel qui commence par la critique des idées de progrès et de civilisation et s’étend à la remise en cause de l’idée même de vérité (dont les bases seraient incertaines). Les droits de l’homme sont réputés ethnocentriques. On omet que leur Déclaration universelle a été adoptée par tous les États fondateurs d’une citoyenneté mondiale supérieure à tous les nationalismes. Ce thème culturaliste passe ainsi de l’extrême droit ethniciste à la gauche et à l’extrême gauche et fait l’ordinaire des études culturelles (cultural studies) et postcoloniales.

La critique postmoderne est dangereuse. Elle n’est que théorique mais n’en a pas moins des effets pratiques. Elle postule que l’idée de droits fondamentaux est constitutivement liée à la philosophie des Lumières et du sujet dont la pensée postmoderne fait le procès. Elle peut aboutir ainsi à une affirmation comme celle, attribuée à Horkheimer et Adorno, que les Lumières (la raison) ont certes rendu possible le progrès intellectuel, social et matériel affiché par la société occidentale moderne, mais que par un retournement contre elles-mêmes, elles sont à l’origine de cette régression vers la barbarie primitive qu’a connu l’Europe du vingtième siècle. Cette implication des Lumières dans le développement du fascisme et du nazisme est choquante. Elle est un paradoxe insoutenable.

Que la politique la plus folle et la plus criminelle ait sa part de rationalité, cela semble inévitable dès lors qu’elle réussit. Mais cette part de rationalité n’est pas « à l’origine » de cette politique, elle l’accompagne comme elle peut accompagner un délire paranoïaque. Il ne peut pas être contesté sérieusement que le nazisme et le fascisme ont voulu détruire les Lumières et ne leur doivent rien.  Rappelons que le théoricien nazi Rosenberg est venu à Paris en novembre 1940 prononcer une conférence publiée sous le titre « sang et or » et sous-titrée « règlement de comptes avec la révolution de 1789 », où il attaquait « la France raisonneuse » au nom « du mythe immémorial qui attaque de sa flamme à nouveau jaillissante le sens caché des millénaires », c’est-à-dire au nom du racisme (« Rassenseele »). Il ne se réclamait pas des Lumières, il voulait les détruire ! Contre le renversement insupportable, tenté par Adorno et Horkheimer,  Lukacs  voulut démontrer dans « la destruction de la raison [1]» que le « terrain de la philosophie » où le nazisme a trouvé ses précurseurs, et où il les a d’ailleurs revendiqués,  se trouve dans la pensée hostile au rationalisme (sous la forme de la pensée dialectique), particulièrement chez Schelling, Schopenhauer, Kierkegaard et surtout Nietzsche. En se fondant sur une analyse idéologique Lukacs a montré comment à partir de Schelling jusqu’à Heidegger[2], « la pensé allemande aurait subi un processus d’irrationalisation de plus en plus aigu et forcené, dont l’échéance nécessaire a été le triomphe de la démagogie nationale-socialiste ».

Le culturalisme qu’exploite la pensée postmoderne trouve l’une de ses sources dans l’opuscule signé par Claude Levi Strauss « race et histoire ». Il oublie que cet écrit est une brochure publiée par l’Unesco pour combattre le racisme et que c’est, de ce fait, un ouvrage polémique. Même si Claude Lévi-Strauss dépasse largement son sujet, il en respecte l’esprit. Il accumule les arguments contre toute espèce de hiérarchisation quitte à tomber dans l’excès inverse et à soutenir un relativisme qui ne résiste pas à l’examen. Il oppose  « faits biologiques » et « faits de culture » et prend acte de l’évolution des premiers démontrée par Darwin. Puis il passe aux seconds mais raisonne comme si l’idée d’évolution ne pouvait s’y penser que selon les mêmes schémas. Il peut donc écrire « pourtant une hache ne donne pas physiquement naissance à une hache, à la façon d’un animal ». Dire qu’une hache a évolué serait donc «une formule métaphorique, dépourvue de  rigueur scientifique ». Il fait ainsi totalement l’impasse sur l’innovation, sur sa transmission et sur l’éducation. Il élude le fait que ce qui évolue c’est la savoir humain que la hache incorpore et que rapporter l’évolution à la hache et non au savoir est juste une façon plus maladroite que métaphorique d’exprimer cela. Le choix de cette expression et l’oubli du sens qui l’accompagne permettent à Claude Lévi-Strauss de jeter le doute sur l’idée même d’évolution. Il peut donc écrire : « la notion d’évolution sociale ou culturelle n’apporte, tout au plus, qu’un procédé séduisant, mais dangereusement commode, de présentation des faits ». Le reste de l’ouvrage renforce cette idée d’un chapitre à l’autre et fonctionne selon le même procédé. Ainsi le passage du travail de l’os ou de la pierre à la poterie puis à la métallurgie est bien une évolution. Ce qui devrait autoriser l’affirmation que : « Ces formes successives s’ordonnent donc dans le sens d’une évolution et d’un progrès : les unes sont supérieures aux autres ». L’idée de progrès ne pourrait donc pas être récusée. La discuter « se réduirait à une exercice rhétorique ». Mais Claude Lévi-Strauss la récuse néanmoins de cette façon : « Et pourtant, il n’est pas si facile qu’on croit de les ordonner [les progrès] en une série régulière et continue ». On voit bien ici que de la même façon qu’il associait un schéma Darwinien à l’idée d’évolution, il associe cette fois à l’idée de progrès celle d’une évolution continue et régulière. Il lui suffit ensuite de montrer que les outils modernes peuvent être bien plus élémentaires que certains outils anciens pour réfuter cela et récuser l’idée de progrès. Il met ensuite en doute de la même façon l’idée du caractère cumulatif de l’histoire.

 image 2Le risque inhérent à une telle position apparait immédiatement : elle fait le lit du conservatisme et s’oppose à tout développement humain et partant au développement des droits humains et à leur extension à toutes les sociétés. L’idée de développement est vidée de tout contenu si on récuse celles d’évolution des cultures et de progrès des sociétés.  Le danger est de les jeter par-dessus bord par crainte des usages abusifs qui en sont faits alors qu’on dispose avec le « développement humain » d’un critère objectif d’évaluation. Le « développement humain » est une notion reconnue et consacrée internationalement : par le PNUD et par l’ONU (article 1 de la déclaration sur le droit au développement de l’Assemblée générale du 4 décembre 1986). Il est défini ainsi : « Le droit au développement est un droit inaliénable de l’Homme en vertu duquel toute personne humaine et tous les peuples ont le droit de participer et de contribuer à un développement économique, social, culturel et politique dans lequel tous les droits de l’Homme et toutes les libertés fondamentales puissent être pleinement réalisés et de bénéficier de ce développement. » ou « Le principal objectif du développement humain est d’élargir la gamme des choix offerts à la population, qui permettent de rendre le développement plus démocratique et plus participatif. Ces choix doivent comprendre des possibilités d’accéder aux revenus et à l’emploi, à l’éducation et aux soins de santé et à un environnement propre ne présentant pas de danger. L’individu doit également avoir la possibilité de participer pleinement aux décisions de la communauté et de jouir des libertés humaines, économiques et politiques ». Ainsi il suffit de donner à l’idée de développement un contenu clair pour qu’elle devienne irréfutable et exempte de relativisme.

La remise en cause des droits humains fondamentaux par le culturalisme postmoderne est insidieuse. Elle en sape les bases sans s’y affronter expressément. Cela à quelques exceptions près comme celle de Richard Rorty.

Rorty est l’un des philosophes classés comme postmodernes qui s’est prononcé sur la question des droits de l’homme. Il les considère comme une manifestation de la culture eurocentrique que caractérisent deux penchants « rationalité et sentimentalité ». Selon lui, les droits de l’homme seraient la rationalisation de l’aversion que ressent l’homme occidental pour certaines formes de violences jugées par sa culture contraires à l’idée qu’il se fait de ce qu’est un être humain. Les sentiments qui justifieraient l’attachement aux droits de l’homme ne seraient pas différents des sentiments de ceux qui les violent ouvertement. Ceux-ci considèrent que ceux sur qui ils exercent leur violence n’appartiennent pas véritablement à l’humanité, tout comme les tenants des droits de l’homme jugent que les comportements contraires aux droits de l’homme sont indignes d’êtres humains. Or, nous ne saurions pas définir ce qui est véritablement humain. Darwin aurait mis à mal tout ce que nous pensions savoir de nous-mêmes.  Il est par conséquent, selon Richard Rorty, inutile de vouloir le chercher car ce qui importe ce n’est pas qu’elle est notre nature mais « que voulons faire de nous-mêmes ».

image 3Cette position qu’on pourrait juger un peu facile ou même désinvolte dans ses équivalences insoutenables ne prend sens que si on la rapproche des thèmes essentiels de sa philosophie : Rorty est un descendant du pragmatisme américain de James et Dewey pour qui la vérité n’a pas l’importance qu’on lui accorde. Selon lui, il n’existe rien de tel que LA VERITE qui serait à découvrir. La prétention d’un discours à dévoiler la réalité est illusoire et les querelles entre réalistes et constructionnistes autour de cette prétention sont vaines. Le problème n’est pas de rendre vrai un énoncé mais de le justifier. Or, selon Rorty, la justification ne peut être que ce qui met d’accord les membres compétents d’un groupe ou d’une communauté. Faute de point de vue universel, il ne peut y avoir d’accord ultime ou de justification objective. Néanmoins, Rorty n’accepte pas de réduire le vrai à l’utile car ce qui est faux peut être utile.

Rorty prétend donc dissiper les illusions autour du mot « vrai ». Pour lui, dire qu’un énoncé est vrai, ce n’est rien de plus que de dire qu’on s’accorde avec ceux qui l’approuvent : c’est « lui donner une petite tape rhétorique dans le dos ». C’est aussi considérer qu’on peut s’y fier et qu’on pourra le défendre contre ceux qui voudraient le contrer[3].

                Que peut-on opposer à cela ? Prouver qu’une théorie rend parfaitement compte du réel est difficile : mais est-ce insurmontable ?[4] Faudrait-il renoncer à toute prétention au réalisme. Est-ce d’ailleurs seulement possible ? Je ne le pense pas : on ne peut pas se passer de la norme du vrai ; comment croire une chose sans croire qu’elle est vraie c’est-à-dire qu’elle dit quelque chose du monde. La notion de vérité joue un rôle central dans ce qui nous permet de communiquer.

Une justification est-elle toujours relative à un auditoire ? Ce qui est objectif n’est-il pas ce qui vaut pour tout auditoire ? Rorty dirait sans doute qu’il n’existe rien de tel que « tout auditoire ». Mais quand on dit qu’un discours est vrai objectivement, c’est qu’on argumente indépendamment de tout auditoire, pour aucun auditoire en particulier. On ne fait pas que proposer de changer un discours pour un autre (une interprétation pour une autre), on estime pouvoir clore toute discussion. Une saine méfiance contre les prétentions à dire le vrai est nécessaire et utile mais une méfiance généralisée n’est-elle pas pire que le mal ? Ceux qui se voudraient relativistes mais poussent soudain de hauts cris et s’indignent quand un ministre dit que « toutes les civilisations ne se valent pas » ne se dédisent-ils pas ? S’il n’y a pas de vérité, pourquoi y-aurait-il des propos intolérables qu’il faudrait unanimement rejeter ? Si la communauté à qui ces propos étaient adressés les approuvait, ils étaient vrais pour cette communauté tout autant qu’il est vrai que « toutes les civilisations se valent » puisque nous vivons avec des gens qui approuvent cette affirmation et sont prêts à la défendre. N’est-on pas contraint alors à faire un constant grand écart comme Michel Foucault qu’on entendait (selon Pascal Engel) expliquer en chaire au Collège de France dans les années 70 que la vérité n’était rien d’autre que l’instrument du pouvoir mais qu’on pouvait voir ensuite défiler dans la rue derrière une banderole réclamant « vérité et justice ».

Ne sommes-nous pas contraints de constater qu’il est des choses qu’on ne peut pas évacuer et les droits humains et l’idée de vérité sont de celles-là. Richard Rorty dénonce l’ « eurocentrisme » c’est-à-dire le relativisme des droits de l’homme, mais comment pourrait-il en être autrement dans le cadre d’une pensée où la vérité est elle-même relative ? Si la vérité est relative, cette relativité contamine l’ensemble des normes humaines. Cette contamination est inévitable dès lors qu’on ne peut pas s’extraire du processus historique dans lequel les droits sont apparus et où ils font sens pour se placer dans le cadre d’un développement de l’homme et des sociétés, de la connaissance et de la maitrise humaine sur la vie. Or on remarque que la pensée de Richard Rorty ignore l’histoire. Elle oppose relativisme et universalisme, alors que si on pense une chose comme les droits humains dans le cadre des processus historiques, on oppose relativisme et dialectique. C’est alors l’impossibilité de penser dialectiquement qui expliquerait pourquoi la philosophie de Rorty ne peut pas penser positivement quelque chose comme les droits humains.


[1] Georges Luckàs : La destruction de la raison – Editions Delga – 2006 (deux volumes)

[2] Cette dénonciation de Heidegger comme adversaire de la raison et des droits humains est pleinement confirmée par les travaux de JP Faye et Emmanuel Faye sur les ressorts cachés de sa métaphysique

[3] D’après : « A quoi bon la vérité » – Pascal Engel – Richard Rorty – Nouveau collège de philosophie Grasset – septembre 2005

[4] En fait la critique des conceptions qui remettent en cause la validité des sciences est facile à faire. Ces conceptions se focalisent toujours exclusivement sur la manière dont les sciences tirent des conclusions de données résultant de l’observation et non pas sur la manière dont ces données sont elles-mêmes obtenues (elles discutent par exemple de la validité logique de l’induction). Or, les données sur lesquelles travaillent les sciences, sont elles-mêmes le résultat du travail scientifique et non un point de départ pour lui. Les sciences ne sont pas une activité d’interprétation de données mais une entreprise coopérative à grande échelle pour concevoir des techniques de recherche productives de phénomènes interprétables. Ces techniques consistent en une activité coopérative intercalée entre les sens et les phénomènes, elles sont des moyens d’agir sur les objets extérieurs, de produire des effets pour mieux les connaitre et mieux les utiliser. Les informations acquises grâce à la pratique scientifique sont toujours obtenues et vérifiées dans un contexte de coopération – puisque les résultats auxquels parvient un individu doivent résister à la vérification des autres. Dans la plupart des cas, les techniques mises en œuvre pour cette vérification impliquent la coopération d’un grand nombre d’individus. Elles mettent en œuvre un savoir lui-même validé scientifiquement. Dans ces conditions, il semble raisonnable d’affirmer que pour autant qu’une information soit vérifiée, elle l’est par une activité sociale pratique, et uniquement grâce à elle. Dès lors qu’on prend en considération la totalité de l’activité sociale qu’est la science, (son activité de production des phénomènes, de mesure, d’interprétation et de vérification), on comprend que c’est l’ensemble de cette activité qui est le garant de la validité de ses productions et non un type particulier de procédure (ramené à la catégorie de « l’interprétation »).

Arendt et Agamben face aux droits de l’homme

image 1La critique que Hannah Arendt adresse aux Droits de l’homme repose sur une dérobade. Elle reprend la critique de Marx : les droits de l’homme promulgués en 1789 sont en réalités ceux du citoyen. Mais c’est pour la retourner en une attaque. Il ne s’agit pas pour elle de les compléter puisqu’elle ignore délibérément leur développement sous la forme de la déclaration universelle de 1948. Il s’agit de les révoquer en adoptant la posture de celle qui surenchérit, de les invalider en leur opposant deux situations  face auxquelles ils seraient impuissants : la situation de l’apatride et celle du déporté en camp de concentration.

Le cadre historique restreint qu’adopte Hannah Arendt lui permet d’affirmer que l’apatride, parce qu’il n’appartient à aucune communauté, n’a aucun droit. Sans doute, les apatrides n’avaient, avant la signature de la convention de 1951 sur les réfugiés et apatrides, que les droits très limités que leur reconnaissaient les législations nationales. Mais une telle législation existait dans tous les États de droit.  Cette carence relative du droit était un problème politique lié à la montée des extrêmes droites et de la xénophobie qu’elles diffusaient. Elle a certes eu des effets dramatiques dans la période historique que considère Hannah Arendt : période où le nombre de personnes dans la situation d’apatrides a augmenté rapidement en Europe du fait de la recomposition des États-nations (que Hannah Arendt diagnostique comme une disparition des États-nations). Cette situation a été corrigée dès le retour de la paix et l’était au moment où Hannah Arendt écrivait.

De même, la victime du système concentrationnaire se voit refuser tout droit par son bourreau. Elle est exclue de l’humanité, elle est un « sans droits » mais elle ne l’est que du point de vue de son bourreau mais certainement pas du point de vue des États signataires de la Déclaration des droits de l’homme de 1948. Il est vrai que les États-nations se sont trouvés, des années trente à 1945, dans l’incapacité de protéger les victimes du système génocidaire nazi mais elles n’en n’ont affirmé qu’avec plus de force le droit et les droits fondamentaux en condamnant leurs bourreaux. Hannah Arendt ne pouvait pas l’ignorer mais elle a préféré ne pas le voir pour légitimer une posture refondatrice.

image 2Elle veut aller au-delà des droits proclamés, dont elle estime qu’ils reposent sur une métaphysique qu’elle récuse, elle veut théoriser leur auto-fondation. Ce qui importe pour Hannah Arendt, ce ne sont pas des droits,  dont elle affirme qu’ils se sont avérés impuissants face au scandale de la négation de la personne humaine, mais le « droit d’avoir des droits ». Ce droit est celui de participer à une communauté politique agissante, celui d’avoir la « capacité politique ». Dans cette capacité politique se fondent à la fois les droits et la politique elle-même. Mais, il semble bien que la nécessité d’une refondation n’est que l’effet du postulat selon lequel les droits de l’homme sont en réalité ceux du citoyen, qu’ils ont  leur fondement dans l’État-nation et que cela devrait être dépassé.

Selon Hannah Arendt, les droits ne sont garantis à un homme que par son statut de citoyen et non par son appartenance au genre humain car, selon elle, seule la communauté politique est créatrice de droit. C’est oublier que ce dépassement, déjà présent dans l’esprit des constituants de 1789, est accompli par la déclaration de 1948 qui est d’emblée universelle et qui est aussi explicitement un acte politique. Les droits fondamentaux de 1948 sont garantis par les États signataires mais ils s’imposent à eux comme venant de l’humanité rassemblée dans l’organisation des nations unies. Ils sont mis en œuvre concrètement par des institutions supranationales : par l’instauration de tribunaux internationaux (en premier celui de Nuremberg) ; par la Cour Européenne des droits de l’homme, qui peut être saisie par toute victime de la violation des droits (après épuisement des voies de recours normales), qu’un apatride peut saisir ; par la Cour internationale de justice et le tribunal pénal international de La Haye qui peuvent se saisir eux-mêmes. Il y a donc bien, en matière de Droits Humains, un dépassement déjà effectif de l’État-nation. Il importe de donner à ce dépassement toute sa puissante effective mais c’est affaire d’action politique et non de remise en cause de l’acquis.

L’échec des Droits de l’Homme, dénoncé par Hannah Arendt, parait démenti par l’histoire. Ce n’est d’ailleurs, dans sa pensée, qu’un échec de principe, qui résulterait de leur abstraction. Selon elle, les droits de l’homme devraient être des droits à la singularité, des droits qui reconnaissent à chacun sa différence, car les hommes sont non seulement différents mais inégaux. Elle le dit expressément dans « Impérialisme » : « Les hommes sont inégaux en fonction de leur origine naturelle, de leurs organisations différentes et de leur destin historique ». Or, (c’est sa deuxième critique), les Droits de l’homme sont affirmés avec le plus de force dans les sociétés où l’uniformisation des conditions et des comportements est la plus forte. Dans ces sociétés, plus les hommes ont des droits, plus aussi pèse sur eux un appareil bureaucratique de plus en plus inquisiteur. Cette critique reprend celle que Tocqueville adressait à l’égalité. Mais, c’est une critique inopérante, puisqu’elle vaut aussi bien pour le droit en général. Il est vrai que dans les sociétés développées, l’arsenal juridique est proliférant et couvre l’ensemble des activités sociales ; tous les aspects de la vie humaine sont objet de politique. Cependant, cela atteint moins les droits fondamentaux, qui sont supranationaux, que le droit positif et surtout les nombreux règlements, statuts, codes, qui enserrent l’individu et lui prescrivent ses conduites. Les droits fondamentaux n’interviennent que là où il y a carence du droit. Ils sont plutôt une arme contre les excès législatifs comme le montre l’importance prise par les recours en inconstitutionnalité contre les lois nouvelles.

On trouve chez Agamben une idée semblable mais sous une forme à la fois plus subtile et plus atténuée. C’est celle de « vie nue ». La vie nue est celle de l’individu réduit à sa vie biologique, celle de l’homme dépourvu de tout droit. Elle évoque un état de nature mais qui serait un état d’abandon, de misère et de dépendance. C’est l’état d’un homme livré au pouvoir sans médiation, sans un statut juridique protecteur. La vie nue est la vie réduite au silence, c’est celle des réfugiés, des déportés ou des bannis. Elle est, selon Agamben, l’objet propre de la biopolitique mais aussi celle qui oppose au pouvoir « une biopolitique mineure », c’est-à-dire une lutte pour survivre menée sur le terrain de la biopolitique. Elle est alors la vie des drogués, des emprisonnés, du sans-papiers, du chômeur secouru mais forcé au travail gratuit, de tous ceux dont la vie privée est soumise à l’action publique et qui y résistent. Les pouvoirs contrôlent ces vies nues, les identifient, les immatriculent, les insèrent dans des statuts et des programmes tandis qu’elles luttent pour affirmer leur propre identité (et qu’Agamben leur propose une autre politique par la thématique de « la déprise de soi »).

Ce thème de la vie nue prend une autre dimension quand Agamben invite à lire à sa lumière la déclaration des droits de l’homme et du citoyen (celle de 1789 puisque lui aussi préfère ignorer les droits proclamés en 1948). Selon Hannah Arendt les droits proclamés en 1789 ne valaient que pour les citoyens ; ceux qui n’avaient pas la citoyenneté ne pouvaient pas les faire valoir. Selon Agamben, ces non citoyens, plus citoyens ou pas encore citoyens  peuvent être considérés comme « vie nue ». Les Droits de l’homme en font la matière qui leur permet d’avoir pour fonction la formation de l’État-nation. Ils font  que « la vie naturelle qui était dans l’Ancien Régime politiquement insignifiante et appartenait à Dieu comme vie de la créature […] émerge désormais au premier plan dans la structure de l’Etat, et devient le fondement terrestre de sa légitimité et de sa souveraineté ».

image 3L’article 1 de la déclaration est cité comme démonstration : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».  Ce qu’Agamben interprète en disant « La vie naturelle….  s’efface immédiatement au profit de la figure du citoyen ». Ce qui se confirme aussi par le fait que l’étymologie de nation viendrait de naître. Avec la Déclaration des droits la vie naturelle « devient le porteur immédiat de la souveraineté ». « Le principe de naissance et le principe de souveraineté… s’unissent désormais irrévocablement dans le corps du « sujet souverain » ». Cela aurait inauguré la vocation biopolitique de l’État moderne dont le fondement est «la vie nue ».

La critique faite ici aux droits de l’homme est très singulière et oblique. Elle oublie que si l’article 1 mentionne la naissance ce n’est pas comme fait biologique mais pour renverser les droits attachés à la naissance privilégiée, c’est pour supprimer le droit de naissance noble au profit d’un droit pour tous. Les droits ne transforment pas la « vie nue » en citoyenneté mais une société où l’on appartient à un ordre en une société où chacun est également citoyen. En outre, la critique d’Agamben considère implicitement, dans la lignée de Foucault, que la biopolitique est une politique de contrôle et de dressage des corps. Ainsi le fascisme et le nazisme sont désignés comme « deux mouvements biopolitique dans le sens propre du terme » et la citoyenneté est considérée comme liée au droit du sol et du sang (rapproché du Blud und Boden de l’idéologue nazi Rosenberg). Tout ceci omet tout l’aspect protecteur et progressiste donc démocratique des politiques de santé et d’éducation et le fait que le droit du sol ouvre la citoyenneté plutôt qu’elle exclue (et n’a rien à voir avec le racisme nazi).

Agamben ne fait dans tout cela aucun procès explicite des droits de l’homme. Il affirme seulement que la limitation de leur application (par exemple par le cens) est inscrite dans leur origine et lié à « leur signification biopolitique ». Ils se trouvent ainsi renversé en un principe d’exclusion. La citoyenneté se définit alors par exclusion, d’où les flots de réfugiés entre les deux guerres. Ce qui signe l’échec des Droits comme celui de la SDN « et plus tard de l’ONU ». La discrimination est présentée comme un processus qui rend  à la vie naturelle (à une vie nue) ceux qui sont victimes. Le renversement qui est ici opéré se fait entièrement au détriment de l’idée de Droits. La conclusion rejoint directement celle d’Hannah Arendt : « Il convient de séparer définitivement le concept de réfugié (et la figure de la vie qu’il représente) du concept des droits de l’homme, et de prendre au sérieux la thèse d’Arendt qui lie le sort des droits de l’homme à celui de l’État-nation moderne, de sorte que le déclin et la crise de celui-ci impliquent nécessairement l’obsolescence de ceux-là ».

Les droits fondamentaux sont déclarés obsolescents alors même qu’ils se développent. Ils sont déclarés liés aux États-nations, alors qu’ils s’universalisent. Ils sont ainsi laissés aux puissances qui en font l’objet de leur rhétorique. La position d’Agamben appelle sur ce plan les mêmes critiques que celle d’Hannah Arendt. Sous l’aspect d’une exigence supérieure se cache le renoncement.

L’Eglise catholique et les droits de l’homme

image 2L’Église catholique a un rapport singulier avec les Droits de l’homme. Elle les soutient, les défend et s’efforce même de les mettre en pratique là où elle a une influence politique. Pourtant son soutien n’est pas exempt d’ambiguïté : il est critique car il se voudrait porteur d’une exigence supérieure. Il permet d’unir deux visions du christianisme : l’une traditionaliste et autoritaire, l’autre ouverte au monde et progressiste.

Une critique au nom d’un mieux disant peut paraitre facile. Celle-ci mérite pourtant qu’on la discute. Ce n’est pas une simple casuistique, elle porte une objection doctrinale de fond et elle contribue à l’audience de l’Église.  On a tort, en effet, de voir dans l’Église catholique une puissance du passé, une force simplement réactionnaire et le soutien des régimes autoritaires. L’Église est traversée par les luttes politiques et même si le combat entre son aile progressiste (représentée en particulier par la théologie de la libération) et son aile traditionaliste s’est soldée au cours des dernières décennies par la victoire de cette dernière, cette lutte continue et contribue à son audience dans nos sociétés. Elle permet de faire se côtoyer des sensibilités opposées et des classes sociales par ailleurs en opposition.  On a tendance à sous-estimer l’importance de l’Église alors qu’elle est l’institution la plus vieille du monde et qu’elle est la religion la plus organisée et donc, sur le long terme, sans doute la plus influente. Elle connaît un regain de vigueur et une nette montée de ses effectifs depuis le pontificat de Jean-Paul II[1].  Elle est dotée d’une doctrine tout à fait réfléchie et influente qui est publiée dans  le Compendium de la doctrine sociale de l’Église (dont on peut trouver une version électronique sur internet[2]).

Ce document capital, publié en 2004[3], aborde  la question des droits de l’homme et dit : « Le Magistère de l’Église n’a pas manqué d’évaluer positivement la Déclaration universelle des droits de l’homme, proclamée par les Nations Unies le 10 décembre 1948 ». L’Église reconnait ainsi les droits de l’homme dans leur version la plus complète alors que les forces qui ont pour but de les instrumentaliser s’obstinent à ne les connaitre que sous la forme de la déclaration des droits politiques de 1789.  Cependant, le ralliement de l’Église catholique aux droits de l’homme dans leur forme moderne n’est ni une adhésion complète aux fondements philosophiques qu’ils se donnent, ni une approbation explicite de leur contenu.

            image 1    Le Compendium reconnaît que : « la racine des droits de l’homme doit être recherchée dans la dignité qui appartient à chaque être humain. » mais ajoute que « La source ultime des droits de l’homme ne se situe pas dans une simple volonté des êtres humains, dans la réalité de l’État, dans les pouvoirs publics, mais dans l’homme lui-même et en Dieu son Créateur. ». Il en fait par conséquent une lecture biaisée puisque la Déclaration universelle de 1948 ne situe à aucun moment  dans « la réalité de l’État » leur source ultime. L’idée d’une source ultime,  c’est-à-dire supérieure et antérieure à celle de la « reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine », ne figure d’ailleurs pas dans la Déclaration. Son préambule prend acte que les « États Membre se sont engagés à assurer [le respect des droits] en coopération avec l’Organisation des Nations Unies ». Ce qui est tout à fait différent. Les États et les Nations Unies sont garants et non source des droits.

Par sa lecture biaisée, l’Église s’efforce  de substituer un fondement religieux au fondement laïque, et par conséquent universellement reconnaissable, qu’a donné l’assemblée des Nations Unies aux droits proclamés. Elle ne le fait pas sans une certaine efficacité dans la mesure où elle peut s’appuyer sur toute une historiographie reconnue comme progressiste. Le philosophe marxiste Ernst Bloch, par exemple, dans son ouvrage « droit naturel et dignité humaine [4]» fait remonter au christianisme et en particulier à Thomas d’Aquin l’idée de droit naturel qui se trouve à la base de la déclaration de 1789. Cette thèse est démentie par les travaux historiques récents ; en particulier par l’historien britannique Brian Tiernay (lequel n’est malheureusement pas traduit en français). Elle est pourtant couramment reprise comme une évidence.

A partir de cette réévaluation de leur fondement, l’Église s’autorise à compléter les Droits de l’homme ou à les corriger dans le sens de sa doctrine. Ce qu’elle fait de façon ambigüe puisque, dans le paragraphe 155 du Compendium, elle affirme : « Les droits de l’homme doivent être protégés non seulement singulièrement, mais dans leur ensemble: leur protection partielle se traduirait par une sorte de manque de reconnaissance ». Seulement, ce refus d’une « protection partielle » n’est pas le refus d’y retrancher quelque chose, c’est au contraire la volonté d’ajouter quelque chose qui manquerait à leur complétude ; quelque chose que l’Église considère comme essentiel. Car, selon cette lecture, les droits proclamés sont partiels et doivent être complétés pour être « dans leur ensemble ». L’idée d’un manque n’est pas contestée par tous ceux qui voudraient voir proclamés de nouveaux droits, en particulier en matière sociale. Seulement, ce n’est pas cela qu’affirme l’Église ; pour elle, ce n’est pas là qu’est le manque.  Le manque, selon l’Église est celui des principes du catholicisme : les droits proclamés eux-mêmes sont partiels car il leur manque ceux que l’Église veut y adjoindre.

L’Église complète et réinterprète les droits proclamés avec ceux affirmés dans l’encyclique Centesimus annus de 1991, qui sont les suivants : « Le droit à la vie dont fait partie intégrante le droit de grandir dans le sein de sa mère après la conception; puis le droit de vivre dans une famille unie et dans un climat moral favorable au développement de sa personnalité; le droit d’épanouir son intelligence et sa liberté par la recherche et la connaissance de la vérité; le droit de participer au travail de mise en valeur des biens de la terre et d’en tirer sa subsistance et celle de ses proches; le droit de fonder librement une famille, d’accueillir et d’élever des enfants, en exerçant de manière responsable sa sexualité. En un sens, la source et la synthèse de ces droits, c’est la liberté religieuse, entendue comme le droit de vivre dans la vérité de sa foi et conformément à la dignité transcendante de sa personne ». A ce droit primordial à la vie, dans le sens particulier que veut lui donne l’Église, s’ajoutent les droits affirmés par le Concile Vatican II : « Tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres ». Le premier texte, extrait de l’encyclique Centesimus annus, implique le refus du droit à l’avortement comme conséquence du droit à la vie dont il est dit dans le Compendium de 2004, pour être encore plus clair : « Le premier droit énoncé dans cette liste est le droit à la vie, depuis sa conception jusqu’à sa fin naturelle », ce qui est une reprise littérale de l’encyclique Evangelium vitae de 1995. La doctrine de l’Église met donc, semble-t-il, l’opposition à l’avortement sous la protection du droit d’exercer librement sa religion et de vivre conformément à sa foi qui vient juste après le droit à la vie et en est le garant. Elle fait du problème posé par la pratique de l’avortement une question religieuse.

image 3Le second des droits affirmés, sur lequel s’appuie le refus de l’avortement, réévalue la place de la religion pour affirmer qu’elle est ce qui est fondamental pour la personne humaine, ce qui est, par conséquent, supérieur à ce que peut vouloir imposer « quelque pouvoir humain que ce soit« . Le droit de vivre conformément à sa religion dans tous les domaines est posé comme le garant du droit à la vie et de l’ensemble des droits. L’Église légitime ainsi son opposition au droit à l’avortement dans toutes les sociétés et même là où il est reconnu légalement et réglementé humainement. Elle affirme donc avoir le droit de s’y opposer, au nom des droits de l’homme, même en dépit de lois votées démocratiquement. C’est du moins ce qu’on peut en conclure car rien de tel n’est explicitement affirmé.

 Par ce geste, l’Église répète au nom de la religion l’acte de fondation suprême qui est celui de la proclamation des droits de l’homme. Effectivement, la prétention à affirmer une valeur supérieure qui s’impose même aux pouvoirs politiques, qu’ils soient ou non démocratiques, n’est pas le propre du catholicisme puisqu’elle inhérente à l’idée même de valeurs fondatrices. Elle ne peut, par conséquent, être contestée dans son principe mais plutôt dans le fait qu’elle réduit à la religion (à un corpus de valeurs fermé) ce que le principe des droits de l’homme laisse ouvert au développement humain.

L’Église a donc face aux Droits humains une position à la fois ambigüe et paradoxale. En prétendant surenchérir sur les droits proclamés, elle se pose en critique de ce qu’elle déclare soutenir et soumet à sa doctrine ce qu’elle dit approuver. Elle se situe dans le camp de ceux qui défendent les droits de l’homme mais les ramène autant qu’elle le peut à sa doctrine (tant sur le plan du contenu que de la fondation). Sur ce terrain, elle est très loin d’avoir perdu la bataille. Bien au contraire, elle est confortée par les craintes que soulèvent la rapide évolution des mœurs et les irruptions, jugées parfois intempestives, des pouvoirs dans ces questions ; sa force vient de ce qu’elle se place en garant contre toutes les déviances qui s’autorisent de l’idée d’une liberté inconditionnée.


[1] C’est ce que soutient Manlio Graziano, professeur à Paris IV, spécialiste en géopolitique des religions : L’Eglise catholique est une puissance économique internationale et un Etat qui a des relations diplomatiques avec 179 pays. Elle est présente dans plusieurs organisations internationales en tant que membre ou en tant qu’observateur : OCDE, haut commissariat de l’ONU pour les réfugiés, AIEA ?!. Elle est même membre de la ligue des Etats Arabes ! Elle est observateur à l’ONU, membre invité dans l’organisation des Etats Américains et jusque dans l’organisation météorologique internationale !

[2] Pour une lecture plus complète de ce document, voir mes articles Facebook d’avril 2012 à cette adresse : https://www.facebook.com/michel.lemoine.90/notes

[3] Compendium de la doctrine sociale de l’Église : conseil pontifical justice et paix – éditions Cerf 2004

[4] Ernst Bloch – Droit naturel et dignité humaine – Editions Payot 1976

Marx et les droits de l’homme

image 1Il est nécessaire de mettre au clair la position de Marx au sujet des droits de l’homme, car cette position est souvent l’objet de contresens ou plutôt d’une lecture malveillante. La seule occurrence un peu développée de cette question dans l’œuvre de Marx se trouve dans son article « la question juive » publié en 1843. Marx n’était alors qu’un jeune docteur en philosophie de vingt-cinq ans, très influencé par la pensée de Feuerbach. Pourtant, on voit qu’il dépasse déjà son maître dans la mesure où il pense la question des droits de l’homme dans le cadre d’un processus contradictoire en cours de réalisation. Il pense dialectiquement. Ce n’est pas anticiper sa réflexion que de dire cela, c’est faire le constat d’une pensée qui analyse le mouvement historique en termes de processus, de système et de rapports contradictoires (ce qui est la base de la pensée dialectique)[i].  

La critique que fait Marx n’est pas la critique des droits de l’homme en tant que tels, pour les refuser, mais la critique de leurs contradictions, en ce que ces contradictions révèlent leur inaccomplissement. Dans le vocabulaire Feuerbachien qui est alors le sien, Marx dit que, comme l’Etat politique, les droits de l’homme sont une réalisation imparfaite ou mystifiée de l’essence humaine, c’est-à-dire qu’ils sont un moment de l’émancipation humaine (du progrès humain) mais un moment nécessairement imparfait, le développement humain étant par nature un processus infini ou du moins dont on ne peut pas anticiper véritablement la fin. La proclamation des droits de l’homme n’est qu’un moment du développement et de la réalisation dans l’histoire et dans l’espace (puisqu’ils n’ont de réalité d’abord que dans et pour les sociétés les plus développées) de ce que, à travers les luttes politiques et d’idées, les hommes s’efforcent d’être.

Les droits de l’homme sont imparfaits selon Marx et il le dit très explicitement : « Ces droits de l’homme sont, pour une partie, des droits politiques qui ne peuvent être exercés que si l’on est membre d’une communauté ». Il s’agit  de droits limités aux questions de citoyenneté et qui, de plus, n’assurent qu’une émancipation politique relative. L’émancipation politique qu’ils consacrent n’est elle-même qu’une forme imparfaite et inaccomplie de l’émancipation humaine. Cette émancipation politique sanctionne ou avalise la division de l’homme en membre de la société civile et en citoyen. Elle est, de fait, contradictoire. Marx considère l’expression même d’émancipation politique comme un oxymore (car l’émancipation, qui par nature est une libération accomplie, ne l’est pas dès lors qu’elle n’est que politique, qu’elle exclue tout ce qui n’est pas de l’ordre du politique – comme le social). Le sens de la thèse marxiste est donc clair : les Droits de l’homme, qui sont une partie, ou plutôt qui sont le cœur même de l’émancipation politique, restent une forme imparfaite et inaccomplie de ce que devraient être les droits exprimant l’émancipation humaine.

Cependant, Marx ne rejette nullement ces droits, il n’en conteste pas la nécessité mais l’insuffisance car ils « ne supposent nullement la suppression absolue et positive de la religion » qui divise les hommes. Cette mention, encore très Feuerbachienne à la religion, doit être expliquée : elle fait de l’aliénation religieuse le paradigme de toutes les aliénations.

image 2Comme la religion, les droits de l’homme laissent subsister dans les faits ce qu’ils ne dépassent que par la pensée. Si l’on considère, avec Marx, que la religion est l’expression de la souffrance humaine face à « un monde sans cœur », qu’elle est à la fois protestation et acceptation, on voit bien qu’elle ne peut pas être supprimée par une critique purement philosophique, pas plus que les inégalités et les misères sociales ne peuvent l’être par l’expression d’un droit. Il ne peut pas y avoir sécularisation du monde tant que le monde n’est pas formé humainement. Ainsi, la sécularisation des sociétés modernes est l’objet d’un vaste malentendu. Elle est partie intégrante de la modernité mais on a eu tort d’en conclure que la religion est destinée à disparaître. Marx l’avait compris quand il soulignait l’ambivalence du phénomène religieux. Lisons le : « La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C’est la réalisation fantastique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine n’a pas de réalité véritable. […] La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. »

            On comprend que, tant que l’essence humaine n’aura pas de réalité véritable (tant qu’elle reste à un moment premier de son développement), tant qu’il existera des hommes « accablés par le malheur », la religion est destinée à survivre et à persister et donc à jouer un rôle dans les relations entre les êtres humains. Comme la religion, un texte qui proclame des « droits égaux » « sans distinction, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion » etc. ne réalise l’égalité qu’idéalement. Il donne des armes à ceux qui s’opposent aux discriminations mais il laisse subsister ce qui est la source et le fondement de ces discriminations. Non seulement il n’entame pas les bases de l’inégalité véritable mais il en conforte la forme première : la propriété privée.

La proclamation des droits de l’homme accompagne le passage de la propriété féodale à la propriété bourgeoise. Elle est en ce sens révolutionnaire car  ce passage de la propriété féodale à la propriété bourgeoise proprement dite est bien un renversement. Dans la société féodale c’était la relation de suzeraineté qui était la base et le fondement de la possession de la terre, alors que dans la société bourgeoise, qui se met en place avec la révolution, c’est la propriété comme droit de posséder exclusivement une terre ou tout autre bien qui devient l’élément principal qui détermine la position et la fonction sociale du propriétaire. Dans le premier cas, le droit comme privilège assurait la possession, dans le second c’est la possession qui confère des droits (d’usus et d’abusus). La domination n’a alors plus besoin de la caution divine et de la fiction du privilège de naissance pour se justifier. C’est la propriété qui justifie la domination mais elle n’est pas un droit réservé (un privilège). Tout homme peut être propriétaire. La société, qui était fermée, s’ouvre – dans le même temps la classe bourgeoise se consolide et se ferme. Un double mouvement contradictoire est en cours, que les droits de l’homme consolident.

image 3Alors qu’est engagé un processus de prédation et de dépossession (que Marx après Adam Smith appellera « accumulation primitive »), les Droits de l’homme proclament que tous « naissent libres et égaux en droit » et sont donc tous potentiellement propriétaires.  C’est précisément parce qu’elle en prive les classes dominées par un mouvement tel que celui des enclosures, que la bourgeoisie proclame la propriété comme l’un des droits de l’homme. Tout en désarmant les classes populaires par la suppression des corporations et par la loi Le Chapelier, elle  proclame comme un attribut universel de l’homme ce qu’elle se réserve pour elle seule.

C’est aussi parce que la société qu’elle construit n’est plus directement politique que la bourgeoisie doit organiser la vie politique et édicter les principes de son fonctionnement qui sont l’égalité devant la loi, la liberté de conscience et le système représentatif. Elle proclame la « souveraineté populaire » mais dans le même mouvement elle supprime les assemblées primaires d’ancien régime dans lesquelles s’appliquait un suffrage universel par « feu » c’est-à-dire par foyer (les femmes chefs de foyer ayant le droit de vote qui n’était réservé ni aux seuls mâles ni aux plus riches). Enfin, c’est parce que la bourgeoisie plonge l’homme « dans les eaux froides du calcul égoïste » qu’elle érige l’humain en source des valeurs universelles. L’universel devient ainsi le masque du particulier. Ce que Marx dit expressément dans l’Idéologie allemande » : « Précisément parce que les individus ne cherchent que leur intérêt particulier, – qui ne coïncide pas pour eux avec l’intérêt collectif, l’universalité n’étant somme toute qu’une forme illusoire de la collectivité, – cet intérêt est présenté comme un intérêt qui leur est « étranger », qui est « indépendant » d’eux et qui est lui-même à son tour un intérêt « universel » spécial et particulier, ou bien ils doivent se mouvoir eux-mêmes dans cette dualité, comme c’est le cas dans la démocratie. »

Ainsi la critique Marxiste est plus subtile que sévère. Elle est faite du point de vue de l’avenir, du point de vue de ce qui reste à réaliser, comme le serait celle d’un chantier abandonné. Lorsque Marx écrit, les droits de l’homme ne sont plus qu’une référence lointaine. Ils ne figurent dans aucune constitution et il faudra attendre 1946 pour qu’ils soient à nouveau mentionnés comme une source du droit. Ils seront élargis par la déclaration universelle de 1948 mais celle-ci reste, elle aussi, à réaliser.


[i] Voir à ce sujet mon article du 16 juin 2013