Quand je prends les transports en commun, je vois souvent des gens penchés un livre complètement usé tant ils l’ont lu et relu. Ils en ont marqué toutes les pages et le savent sans doute par cœur. D’autres lisent en marmonnant. On voit leurs lèvres bouger. Leurs yeux, et parfois leurs doigts, suivent un texte dans un tout petit livre qu’ils récitent sans jamais reprendre leur souffle. Dans la rue aussi ils m’arrivent de croiser des passants dont les doigts égrainent les boules d’un chapelet.
Tous ces gens se livrent à leurs exercices de dévotions comme le font les moines dans leurs abbayes. La vie monacale consiste à répéter, jour après jour, toujours les mêmes cérémonies où se disent toujours les mêmes paroles, où se lit toujours le même texte, où se chantent toujours les mêmes chants : à le faire jour et nuit, le matin pour les mâtines, le midi pour la messe, dans l’après-midi pour les vêpres et la nuit pour l’office de nuit. Les moines et les nonnes dorment très peu, se nourrissent très frugalement. Affamés et abrutis par le manque de sommeil, répétant avec une parfaite monotonie toujours les mêmes rites, ils parviennent à un état de demi vie où ils oublient jusqu’à leur corps.
Ces pratiques ne sont pas réservées aux religions monothéistes. Le bouddhisme et l’indouisme connaissent la répétition des mantras. L’adepte répète la journée entière la même phrase ou le même son, souvent en sanscrit (une langue qu’il ne connaît pas). Il s’exerce à suspendre sa pensée, à vider son mental de tout affect, de tout fantasme pour le laisser vide et net comme un jardin zen. Les maîtres zen posent aussi aux disciples des questions absurdes appelées des Kôans. Le disciple doit les méditer jour et nuit dans le but chimérique de leur donner une réponse. Il reste assis en tailleur dans un état de stupeur se demandant par exemple quel est le son d’une seule main qui applaudit. Chaque fois qu’il propose une réponse, le maître la repousse toujours très tranquillement, qu’elle soit rationnelle ou folle. Ce n’est que lorsque le disciple a dépassé l’abrutissement jusqu’à rester ébahi devant le vide de son esprit que le maître le délivre de ce supplice pour lui en proposer un autre. On trouve aussi dans le bouddhisme de véritables athlètes de la méditation qui sont capables de rester des jours entiers, parfois des semaines et des mois, face à un mur, les yeux mi-clos et l’esprit vide, concentrés sur la maîtrise de leur souffle. On dit qu’ils sont des sages.
Dans le soufisme la pratique consiste à tourner comme une toupie jusqu’à la perte de conscience. L’adepte s’affale alors sur le sol dans une sorte de béatitude idiote et nauséeuse dont il faut le sortir. Les groupes évangélistes arrivent aussi à un état d’ivresse collective en se soulant de chants et de rythmes. Tous ces exercices ont en commun de suspendre toute pensée dans le but d’atteindre un état de conscience que personne ne peut décrire. En fait, ils font ce que fait toute religion : empêcher de penser. Car la religion, tous ces exemples le prouvent, ça sert à s’interdire de penser. Ne pas penser, surtout ne pas penser voilà l’unique but de la religion. Je dis l’unique but car c’est celui qu’elle atteint, ceux qu’elle proclame sont illusoires et sont le masque de cet unique but : ne plus penser.
Mais quand je prends les transports, je croise encore d’autres sortes de gens. Ceux-là ont des casques sur la tête. Ils gênent leurs voisins par le martèlement lancinant et sourd qui sort de leur casque. Ils regardent autour d’eux sans rien voir et quand leur machine s’arrête, leurs doigts s’agitent sur un écran pour sélectionner de nouvelles chansons et s’en remplir le cerveau. Ceux-là aussi s’empêchent de penser mais ils le font non par le vide mais par la saturation. Ils le font de façon artisanale et sans finesse. Ils ont le crâne plein de sons violents sur des rythmes de machines. Ils écoutent des paroles que, le plus souvent, ils ne comprennent pas. Parfois même ils sont si pris dans leur univers qu’ils se mettent eux-mêmes à tenter de répéter ce qu’ils entendent. Avec des voix fausses ils braillent soudain des semblants de chants.
Ne pas penser, surtout ne pas penser, c’est le but que l’humanité souffrante poursuit depuis la nuit des temps. Mais il est des questions qui reviennent pourtant sans cesse : d’où vient ma vie ? Où va-t-elle ? Quelles sont les causes de mes tourments ? Et là les religions ont un avantage certain sur les baladeurs MP3 car elles fournissent des réponses toutes faites à ces inévitables questions : des réponses faciles à retenir et qui dispensent le croyant de chercher plus loin, qui lui interdisent même de chercher plus loin. Sur les réponses qu’il reçoit le croyant ne s’autorise aucune question et il en est fier car ces réponses ont toujours été les mêmes ; elles ont toujours été acceptées de génération en génération ; elles seront toujours les mêmes et sont là écrites dans son livre. Les croyants se répètent inlassablement leurs vieux mythes, les discutent gravement dans le but impossible d’y trouver des règles de conduite. Ces mythes relatent pourtant d’anciens génocides. Ils parlent de sacrifices sanglants, de lapidations et de supplices barbares. La crainte du croyant, c’est de perdre sa foi, c’est-à-dire la confiance béate qui le tient tranquille. Alors il se refuse toute pensée de crainte qu’elle puisse le mener au doute. Son obsession est toujours la même : surtout ne pas penser. Le croyant a encore un avantage sur l’écouteur de musique sur MP3, c’est qu’au fond de lui il sait qu’il s’empêche de penser, que son but est de ne pas penser pour ne pas souffrir, alors que l’autre croit se faire plaisir, l’autre se croit moderne et ouvert sur le monde ; il écoute des musiques qui viennent de partout, alors que son esprit n’est nulle part.
Le philosophe Alain disait que les cultes religieux avaient pour fonction d’apprendre aux gens à se réunir pendant une heure sans se disputer. Cela n’est sans doute pas faux mais l’explication parait un peu courte. C’est vrai qu’il suffit parfois qu’il y ait dans une assemblée deux ou trois personnes aux nerfs à « fleur de peau » pour que la tension monte rapidement. Encore faut-il qu’il y ait une occasion : quelque chose à partager, un débat en cours, des questions de préséance ou d’amour propre. A la messe et dans les cultes en général, rien de cela n’est en cause. L’assistance est invitée à ne pas penser, il n’y a donc aucun risque qu’elle ait à débattre.
Observons une messe, voyons ce qui s’y passe. Des gens sont sagement rangés sur de petites chaises tandis qu’un officiant leur fait face. L’officiant leur dit de s’asseoir, et ils s’assoient ; il leur dit de se lever et ils se lèvent. Il leur demande de chanter : ils chantent. De répéter ses paroles : ils les répètent ; de les approuver : en chœur, ils disent « amen » c’est-à-dire « ainsi soit-il » ce qui n’est rien d’autre que les « tout-à-fait » et les « exactement» qu’un employé avisé fait entendre quand son patron parle (surtout s’il dit des âneries !).
Voilà des gens qui chantent, qui s’assoient ou se lèvent au commandement. Mais ils font bien mieux : l’officiant leur présente un peu de pain azyme et leur dit le plus sérieusement du monde que, par sa magie, ce pain est un corps, que le vin qu’il boit est du sang. Et tous ces gens à qui on le la fait pas, à qui je vous défie de vendre comme un pâté de sanglier une mixture de ragondin, ces gens que même leur garagiste ne peut pas rouler, ces gens à la méfiance aiguisée écoutent cela avec le plus grand respect, puis viennent humblement recevoir leur part. Et ils font, et ils écoutent bien des choses plus extraordinaires encore.
Que se passe-t-il donc ? Que leur a-t-on appris ? Si vous n’étiez pas vous-mêmes aveugles vous l’auriez dit avant même que je pose la question : ces gens ont appris à obéir. Le culte sert à apprendre à obéir. On y apprend à agir sur l’ordre de quelqu’un d’autre, à agir guidé par quelqu’un d’autre. Mais cela ne s’arrête pas là. Observez cette position si particulière que l’officiant demande aux assistants. Ils se mettent à genoux, la tête baissée et les mains jointes. Dans cette position vous êtes à la merci de celui qui vous fait face. Vous ne pouvez parer aucun coup. Vous êtes à la merci d’une attaque.
Ce qu’on fait à l’office est donc clair : on y apprend à obéir à quelqu’un qui vous met dans une position de faiblesse. Les religions étendent cette obéissance à tous les actes de la vie. C’est le seul sens véritable des superstitions alimentaires et des jeûnes (ramadan, carême) qu’elles imposent à leurs adeptes, comme des règles par lesquelles elles veulent limiter, quand ce n’est pas interdire, la vie sexuelle. Ainsi que le feraient des barbons acariâtres, les religions se mêlent aussi des tenues vestimentaires, de la pousse des barbes ou des cheveux et autres bagatelles absurdes dont aurait souci, selon elles, un être supérieur tout amour, béatitude et miséricorde !
Allez maintenant au culte orthodoxe : vous verrez une assistance face à deux ou trois popes qui chantent sans arrêt une mélopée monotone comme celle qui charme les serpents. Cet air lancinant engourdit les esprits mais les assistants s’agitent. A chaque reprise, ils se signent en se choquant le front, les épaules et le sternum de coups vifs. Ils le font sans arrêt, tous ensembles, comme s’ils étaient mus par une force invisible. Ceux-là ne font pas qu’obéir, ils apprennent qu’ils ne sont pas la source de leurs actions. Il en va ainsi plus ou moins dans toutes les religions. Chez les musulmans les choses sont claires : ils sont les « soumis » ; c’est le sens même du mot musulman. Ils se prosternent jusqu’au sol, tournés vers ce qui était à l’origine le centre du pouvoir impérial imposé par le fondateur. Ici l’obéissance ne se soucie même pas de cacher son sens politique !
Observez maintenant le pratiquant d’un sport de combat : il est debout, les épaules droites, le regard vif et alerte, les jambes fléchies et les poings serrés, prêt à porter des coups. Celui-là ne va pas obéir, mais se défendre ; il n’est pas en position de faiblesse mais d’attaque ; il n’est pas humble mais se fait respecter. Le sport de combat est donc l’antithèse de la religion : son exact contraire. C’est une activité révolutionnaire du seul fait qu’elle apprend à s’affirmer, à ne pas plier, à ne pas obéir aveuglément.
Il ne vous reste plus qu’à choisir ce que vous voulez être.
Je suis passé par le paisible village de Solesmes où l’on peut admirer une imposante et célèbre abbaye bénédictine (que je n’ai pas visitée, car l’invitation portait avant tout sur l’assistance à la messe, mais j’ai pu me promener autour). Alors que je flânais, j’ai entendu un passant présenter élogieusement les lieux en disant que les moines consacraient leur temps à la prière et au travail manuel et intellectuel. Je m’étonnais qu’on puisse entendre cet éloge sans y trouver à redire. Car enfin, si cela s’était adressé à moi, j’aurais tout de suite répliqué : vous ne travaillez donc pas vous aussi ? je suis persuadé que vous travaillez et sans doute beaucoup plus que ceux que vous louangez pour cela. Non seulement vous travaillez, mais en plus vous éduquez vos enfants, vous avez charge de famille et vous participez à la vie publique. Vous priez, c’est à coup sûr vrai, beaucoup moins que les moines mais c’est tout à votre honneur. Prier quand on est croyant, c’est se contredire. Si on y réfléchit une minute on voit bien qu’il est absurde de prier un dieu dont on pense qu’il est bon, bienveillant et miséricordieux. Une mère ou un père ont-ils besoin des prières de leurs enfants pour vouloir leur bien ? Et pourtant, ils ne sont pas tout puissants ! On me dira que les moines prient non pas pour eux-mêmes mais pour le salut des hommes. Mais dans ce cas, ils insultent leur dieu ! Comment un dieu bon et bienveillant pourrait-il condamner à une peine éternelle ? Mêmes les crimes du plus grand des criminels ne méritent pas une punition aussi terrible qu’une peine éternelle car, si grands soient-ils, ils seront toujours sans commune mesure avec l’éternité. Rien ne peut se mesurer à l’éternité ! Et puis est-on légitime pour juger quand on est incommensurable avec ce qu’on juge ? Seuls des hommes peuvent juger un homme. Reste, me dira-t-on, que les prières des moines sont des louanges adressées à dieu. Mais seul un satrape peut être sensible aux louanges, ce n’est pas digne d’un dieu ! On pourrait me dire alors que ces louanges sont pour la création et non pour la personne de dieu. Mais outre que cette « création » est bien imparfaite, elle vaut surtout par le travail humain. Les bâtiments, les routes, les champs cultivés et même les lieux sauvages laissés par les anciennes carrières autour de Solesmes, valent par le travail humain. Sans ce travail tout cela ne serait qu’une jungle inhospitalière. Ce sont les œuvres laissées par des générations d’hommes laborieux qui méritent louanges et non le résultat de six jours d’activité d’un dieu (qui, je le répète, aurait pu mieux faire !)Donc, ces moines font « ce qui leur plait » et tant mieux pour eux. Mais ne me dites pas que c’est admirable. Cela leur plait, très bien, j’admire pourtant plus qu’eux le premier ou la première venue qui se bat, comme on dit, « pour s’en sortir »
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