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Alcoolisme et répétition (1)

image 1Alors que pour Hobbes ou le Darwinisme social, l’homme est violent dans ses conduites mais que son âme est simple, avec Freud, il peut bien être policé dans ses mœurs, son psychisme est le lieu de toutes les noirceurs. Il n’entre en société qu’en sacrifiant une sexualité asociale, en s’imposant des troubles psychiques dont l’analyse ne semble jamais parvenir à le libérer complètement. Si on lit les historiens critiques de la psychanalyse, le tableau est plus sombre encore : on voit bien que la théorie psychanalytique est construite sur une suite d’échecs répétés, d’histoires tragiques le plus souvent occultées par son fondateur. Ni Dora, ni « l’homme aux rats », ni « l’homme aux loups » n’ont guéri et pourtant leur analyse nous confronte avec quelque chose qui s’agite au fond de notre âme. L’homme aux loups peut bien nier avoir été témoin de « la scène primitive » imaginée par Freud, ce fantasme qu’il soit celui de Freud ou celui de son patient appartient aussi un peu à tout homme. Il en est de même du complexe d’Œdipe dont on ressent la force de vérité plutôt qu’on ne la comprend. La question n’est pas de savoir ce qui est vrai ou faux dans la théorie psychanalytique mais ce qu’elle exprime des profondeurs de la psyché humaine.

Nous n’allons donc pas confronter la psychanalyse à la question de l’alcoolisme en nous demandant si elle est capable d’obtenir du malade alcoolique qu’il renonce à son penchant. Il semble que cela ne soit pas le cas. Nous ne forcerons pas non plus les concepts psychanalytiques pour les appliquer au vécu de l’alcoolique. Ce qui va nous intéresser au contraire, c’est que la conduite alcoolique met à mal ces concepts. Elle permet de les questionner. L’alcoolique répète un geste qui le détruit mais il y prend un plaisir étranger à la pulsion sexuelle, un plaisir qui détruit même ses pulsions sexuelles. On pourrait, et cela a été fait, rappeler que la bouche est une zone érogène, que le liquide qui brûle et chauffe le corps peut évoquer le lait maternel. Mais cela s’applique mal à une conduite où le désir semble avoir si peu de place. L’absorption excessive d’alcool ne paraît pas être un symptôme dont il faudrait comprendre la signification et l’origine, elle est elle-même la maladie. Il ne fait pas de doute qu’elle profite souvent d’un terrain favorable pour s’installer (une personnalité névrotique, voire psychotique), elle n’en est pas moins autonome. Elle n’est pas l’effet de la psychose ou de la névrose. On ne peut pas la traiter comme un symptôme qui pourrait disparaître si le conflit psychique sous-jacent était résolu. Elle fait obstacle au traitement du problème psychique mais son rythme d’évolution est indépendant de celui de la maladie psychique. Elle peut être aigüe sur la base d’un problème en lui-même bénin. Elle n’en est pas l’expression. Elle le masque au contraire. On voit d’ailleurs qu’elle peut s’installer tout aussi bien sur la base de difficultés sociales, comme le chômage, le divorce, ou même simplement comme effet d’un environnement où elle est tolérée sinon encouragée. Elle a donc l’allure d’une maladie opportuniste, d’une sorte de complication qui peut avoir les bases les plus diverses. En cela déjà, elle est une difficulté pour le psychanalyste. Il semble au premier abord inutile qu’il en recherche les origines dans des problèmes psychiques non résolus. Ceux-ci peuvent exister, c’est certain, mais ils en semblent indépendants. Le psychanalyste peut mettre à jour une situation œdipienne classique non résolue, cela sera le terrain favorable mais non la cause de l’addiction.

Il y a pourtant au moins un concept psychanalytique qui parait adapté à l’addiction alcoolique, c’est celui de répétition. Mais si le psychanalyste parle plus volontiers de « compulsion de répétition » que de « répétition », c’est qu’il n’en reste pas au constat du retour incessant du même geste : il postule un affect inconscient inassouvi qui cherche satisfaction et ramène toujours la même conduite. Il faut voir si ce qu’implique le concept de « répétition » s’applique bien au comportement de l’alcoolique. A ce concept d’autres théories opposent celui de « jeu » qui suppose l’idée d’une gratification obtenue par la conduite elle-même. La recherche continuelle de cette gratification, même si elle n’est pas présente à la conscience, ne trouverait pas son origine dans une pulsion venue des instincts, elle se serait installée avec l’imprégnation alcoolique. Comme l’alcoolique a appris à boire, il aurait appris à tirer de ses excès d’alcool un bénéfice psychique que seuls ceux-ci peuvent lui apporter. Nous avons enfin un troisième mot qui revient toujours quand on parle de l’addiction à l’alcool. C’est celui de rechute. Il n’est pas lié comme les deux premiers à une théorie de la maladie, il appartient au vocabulaire populaire et se veut descriptif. Il constate que l’alcoolique lutte le plus souvent en vain contre son addiction et que celle-ci ne s’accommode d’aucun aménagement : un seul verre d’alcool suffit à provoquer le retour de la maladie, souvent sous une forme encore aggravée.

Avant de voir en quel sens la conduite alcoolique est une « répétition », il nous semble nécessaire de voir ce qu’apportent les notions de « jeu » et de « rechute ». La répétition sera le concept qui pourrait combler les manques des approches descriptives.

*

image 2L’approche de Freud n’est pas descriptive. Elle interprète les phénomènes psychiques à partir d’une modélisation théorique qui n’est pas directement issue de la pratique mais permet d’en rationaliser les observations. Les modèles que Freud appelle « métapsychologie » sont le fruit de ses efforts pour ramener le fonctionnement de l’appareil psychique à des principes, c’est-à-dire à des processus constants qui règlent les mouvements de l’énergie psychique dans un cadre de plus en plus dynamique. Freud distingue des compartiments du psychisme dans lesquels les processus seraient différents. Il appelle primaires les processus qui seraient ceux de l’inconscient et secondaires ceux de la conscience. Les premiers ne sont saisis qu’indirectement par l’analyse du rêve, les seconds s’observent dans le fonctionnement de la conscience. A ce niveau (celui de la conscience), l’énergie psychique prend la forme de la pensée et se manifeste dans et par le langage. Elle est donc en quelque sorte domestiquée. Elle obéit à des règles, qui sont à la fois celles du langage et du réel, qui la contraignent et lui interdisent les opérations, inadaptées à la confrontation au réel, qui sont celles du rêve (que Freud appelle « travail du rêve » pour bien marquer que le sujet ne les maitrise pas). Dans le vocabulaire freudien l’énergie psychique, prise dans les processus secondaires, est dite « liée » (celle de l’inconscient serait a contrario libre). Ce vocabulaire peut paraître paradoxal dans la mesure où dans l’inconscient la règle semble plutôt être celle d’une nécessité implacable que celle de la liberté. Cette liberté doit par conséquent se voir comme celle de l’animal sauvage plutôt comme une liberté de choix telle que la propose une société. La liaison de l’énergie psychique se comprend comme une domestication. Le vocabulaire freudien véhicule ici une conception pessimiste de la société, il renvoie l’image d’une société qui brime les pulsions et qui civilise en mutilant. La liaison de l’énergie psychique dans la conscience est vue comme un processus de soumission à des règles venues de l’extérieur, à des règles sociales, qui mobilise une partie de l’énergie pour la retourner contre elle-même. En prenant la forme de la pensée, l’énergie psychique se trouve contrainte par le langage mais en même temps, elle se détend à la manière d’un système où une chambre de condensation permet à un gaz de se refroidir. Le sauvage, en quelque sorte, dépose les armes et s’habille. Mais au vocabulaire du libre et du domestiqué, se surajoute celui de la thermodynamique. Freud imagine le fonctionnement de l’appareil psychique comme celui d’un système thermodynamique. En thermodynamique, on parle aussi de « principes : le premier principe est celui de la conservation de l’énergie, le second celui de la dégradation de l’énergie (de la diffusion entropique), un troisième, controversé, postule un état quantique stable qui serait celui du zéro absolu. On retrouve assez fidèlement ces principes dans ceux postulés par Freud dans sa modélisation de l’appareil psychique.

image 3Ainsi, le premier modèle de l’appareil psychique élaboré par Freud est encore partiel et n’inclut que le premier principe (de la conservation de l’énergie). Il reste marqué par les acquis de la physique galiléenne. L’appareil psychique y est censé avoir tendance à retourner à l’équilibre comme le ferait une toupie qui dissipe l’énergie du choc qu’on lui a donné pour retourner à son mouvement d’équilibre premier. Le principe affirmé est celui de la « constance » et le rôle du thérapeute sera de mettre à jour ce qui a perturbé le fonctionnement de l’appareil et de permettre la dissipation de l’énergie perturbatrice par l’abréaction. Freud n’abandonne pas complètement ce modèle quand il élabore sa première et sa seconde topique. Il y surajoute plutôt celui d’un fluide. La toupie devient un tourbillon dont il faut expliquer en quelque sorte quelle force l’entraîne et dans quel sens il tourne, comment il garde le mouvement qui le maintient. Dans ce modèle, la voie d’évacuation d’une perturbation est celle de la conscience, elle passe par la décharge d’affect qui accompagne la mise en mots de l’énergie refoulée. Il y a ainsi une véritable dégradation de l’énergie qui la rend acceptable.

Si on poursuit l’image du tourbillon, le sens de sa rotation sera donné par le principe de plaisir. Selon ce principe l’activité de l’appareil psychique, au moins dans sa partie inconsciente, est d’éviter le déplaisir et donc de tendre toujours vers une satisfaction accompagnée de plaisir. Au niveau de la conscience, ce plaisir peut se masquer, il n’en domine pas moins (tout comme dans un tourbillon, les eaux de surface peuvent paraître retourner en arrière tandis que la masse liquide en dessous poursuit son mouvement). Ce principe s’accompagne d’un second principe, le principe de réalité, qui est celui qui commande à la liaison de l’énergie psychique lors de son passage dans le système conscient. Le principe de réalité est celui qui commande le processus de domestication (de dégradation) de l’énergie psychique. Il succède au principe de plaisir sans l’annuler puisqu’il permet au plaisir de revêtir une forme que la conscience et les contraintes sociales puissent tolérer. Après 1920 et la rédaction de « Au-delà du principe de plaisir » Freud introduit un nouveau principe, sur le modèle du troisième principe de la thermodynamique : le principe de nirvana. Il postule un mouvement vers la mort psychique qui serait sa manifestation mais qui ne s’observe jamais à l’état pur. Pas plus qu’un système thermodynamique se refroidit ou peut être refroidi pour atteindre le zéro absolu, ce principe n’agit directement. Il est postulé qu’il n’agit qu’en collaborant avec le principe de plaisir.

…. à suivre ….. cet article est le premier d’une série qui en comptera quatre ou cinq et formeront un ensemble qui devrait répondre à la question de l’application de l’idée de « répétition » à l’alcoolisme. Le prochain article présentera plus amplement la démarche.

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