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Qu’est-ce que la littérature ? (1)

image 1Il en va de la littérature comme du temps. On croit savoir ce qu’elle est mais s’il faut en rendre compte, nous voilà embarrassé, non faute d’expérience mais à cause de la variété de nos expériences, aussi bien en qualité qu’en genre.
On pourrait dire que, comme l’art, la littérature se passe de concept, qu’elle est affaire d’intuition, de sensibilité et de culture et qu’il nous suffit de partager la même sensibilité et la même culture pour nous entendre sur ce qui est littérature. On peut aussi soutenir que la littérature est affaire d’institution et qu’il convient, pour voir ce qu’elle est, de visiter les rayons des bibliothèques et des librairies, de regarder et d’écouter les émissions qui lui sont consacrées ou d’aller à l’université étudier ce qui s’en enseigne.
Mais rien de tout cela n’est satisfaisant. Le dictionnaire nous renvoie d’une définition à une autre ; d’un pays à l’autre et selon les époques, les institutions divergent ou se contredisent et les sensibilités et les cultures s’opposent.
Il nous faut donc un concept, car même si la pratique s’en passe, l’intelligence en a besoin. La raison exprime une exigence rationnelle d’universalité qui défie la variété empirique. C’est donc à la raison seule de se donner ce concept malgré la multiplicité des expériences.

Cependant, si nous ne voulons pas nous égarer dans l’idéalisme et l’abstraction, nous devons avoir à l’esprit que toute chose est en elle-même rapport et que ce que nous cherchons ce n’est pas ce qu’est la littérature en général avant toute expérience, comme essence éternelle et immuable, mais ce qui s’induit concrètement dans son concept comme rapport aux choses. Nous allons donc questionner le concept de littérature en recherchant comment, dans l’expérience littéraire, elle est rapport au langage, à l’altérité, au monde (comme connaissance et comme sens).

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image 2Nous tenons pour acquis que la littérature est l’expérience d’un rapport singulier au langage. Lire, écouter ou produire un texte littéraire, c’est avoir un rapport d’un genre particulier au langage, qu’il s’agit donc de comprendre.

Mais tout d’abord, il faut rappeler ce qu’est le langage : le langage n’est pas seulement un outil, c’est un système compositionnel de signes organisés par une grammaire. Il est constitué d’éléments collectifs et publics mais il est aussi la matière de notre monde intérieur (1). Il nous établit comme sujets, nous donne un accès à la conscience d’autrui, et il modèle en retour nos relations sociales. Il est le véhicule d’une conception du monde à laquelle il nous fait participer (2).

Nous voyons donc que de par la nature même du langage, le rapport de la littérature à sa matérialité (à travers la syntaxe, le vocabulaire, les genres) ne peut pas se séparer des rapports qu’elle peut avoir à l’altérité et au monde. Le rapport au langage rend possible et donne une valeur et une forme particulière au rapport à l’altérité et au monde et ceux-ci réagissent sur lui en retour. Nous avons voulu distinguer ces rapports mais ils se complètent et se conditionnent réciproquement. Ce n’est que pour la commodité de l’exposition que nous pouvons les séparer et les analyser successivement. La littérature sera toujours à la fois un rapport singulier au langage, à l’altérité et au monde.

Comme forme matérielle de la langue, la littérature privilégie le texte écrit. Qu’elle soit dite comme au théâtre, déclamée comme dans un concours de poésie, la littérature a vocation à être écrite. Dans la Grèce ancienne, avant la généralisation de l’écriture, c’est l’extraordinaire effort de la mémoire qui permettait de conserver et transmettre dans leur forme la plus aboutie, les quinze mille vers de l’épopée mythique. Partout où l’écriture s’est développée tout ce que nous considérons comme ayant un intérêt littéraire a été préservé de l’oubli par l’écrit. L’écrit littéraire n’est cependant pas conservé comme document, archivé sous sa forme originelle comme peuvent l’être les courriers des hommes éminents ou le texte des traités et des conventions signés par les États. Il a vocation à être recopié, multiplié et réimprimé de nombreuses fois pour être diffusé auprès d’un public bien plus large que celui qui serait intéressé par son contenu d’information. Ainsi un texte dit lors d’une réunion politique comme le célèbre discours de Martin Luther king « I have a dream » ou une simple lettre comme celle du jeune Guy Môquet, qui frappent l’un et l’autre par leur force émotionnelle, sont-ils recopiés et diffusés bien au-delà de ce que justifierait leur contenu informatif. Il en va de même d’un texte très simple dans sa forme comme le journal d’Anne Franck. Tous ces textes peuvent être considérés comme littéraires du seul fait de leur diffusion écrite très large. Un article de journal est certes largement diffusé mais il est rarement repris et cesse de l’être dès que son contenu d’information perd son intérêt. A l’inverse, n’est certainement pas un texte littéraire un texte qui se revendique comme littéraire mais qui ne parvient pas à multiplier sa diffusion et ne trouve pas d’autres lecteurs que ceux qui y cherchent une information toujours valide. Le corpus des textes littéraires a donc une histoire. De nouveaux textes viennent sans cesse le renouveler. D’autres textes sombrent dans l’oubli et en sortent. Certains gardent un intérêt pour les érudits et les amateurs, d’autres disparaissent définitivement.

La littérature a un rapport plus direct encore au langage par le fait qu’elle en travaille la pâte. Elle fait un usage créatif des règles du langage. Elle renouvelle ou subvertit le sens des mots (3) (mais d’une façon créative et qui en enrichit les sens et non de façon mécanique et vide comme pourrait le faire un parler comme le verlan). Elle joue sur les niveaux narratifs et les identités de l’auteur (4), du narrateur, et sur les temps narratifs. Selon Jean-Jacques Lecercle (5) : « le texte littéraire joue avec les règles (ou les régularités) de la grammaire d’une part et de la situation d’interlocution de l’autre. Il subvertit parfois les règles de grammaire, il les exploite toujours (par l’utilisation marquante des marqueurs grammaticaux, par l’usage [im]modéré des tropes) ; il exploite les régularités, c’est-à-dire les maximes pragmatiques, afin de produire du sens »

L’usage littéraire du langage consiste donc dans le franchissement d’un seuil. L’art de dire acquiert autant de valeur que ce qui est dit (6). Le style, les procédés d’énonciation, la conduite de la narration ont autant d’importance que ce qui est communiqué. Ils sont signifiants en eux-mêmes. Ils peuvent être appréciés en eux-mêmes. En littérature, on peut désapprouver le contenu explicite d’un texte et néanmoins lui accorder un intérêt et une valeur supérieure à celle d’un texte au contenu duquel on souscrit sans réserve.

image 3La littérature c’est le plaisir pris à travailler le langage, à en manipuler les sonorités, les rythmes, les formes. Il ne s’agit pas bien sûr du plaisir enfantin à babiller mais du plaisir pris aux métaphores riches, aux formules ciselées, aux textes savamment et finement construits mais aussi aux jeux de langage qui cassent la syntaxe, détournent le sens et font « bégayer » la langue (7). Il y a toujours dans l’allure du texte littéraire, un jeu de séduction et de provocation, un excès du langage sur le message, une complexité (un reste) qu’aucun commentaire ne parvient à épuiser.

La littérature permet un plaisir esthétique équivalent à ceux donnés par les arts plastiques ou comme le plaisir pris à la musique : il suppose une compétence. Il est le fruit d’une éducation et de l’exercice. C’est grâce au plaisir qu’ils nous donnent qu’on garde en mémoire les textes qui nous le plus touchés. On aime à les relire ou à les citer comme on expose chez soi des peintures ou des sculptures. Le plaisir de la littérature est un plaisir sensuel autant que de l’intelligence et de l’imagination. Par ce plaisir c’est bien le rapport à une matérialité du langage qui s’exprime. Ainsi une métaphore réussie peut ouvrir à des arrières mondes c’est-à-dire à une image du monde qui en enrichit le contenu.

Cette qualité particulière du texte littéraire vaut autant pour la prose que pour la poésie. Roman Jakobson définit ainsi une fonction poétique du langage, propre à la littérature, « où l’accent est mis sur le message pour son propre compte ». La poésie se distingue pour lui par la prééminence de cette fonction sur les autres fonctions.

Le texte littéraire est souvent réflexif (8). Il se prend lui-même comme objet et réfléchit implicitement (et parfois même explicitement par des commentaires métalinguistiques) sur sa forme, sur le langage qu’il utilise. L’écrivain s’exerce à développer un type de langage qui lui est propre et qui permet à ceux qui sont familiers de son style de reconnaître ses textes de tout autre ou de s’essayer à les pasticher. Ainsi des écrivains comme Marcel Proust, Céline, Claude Simon ou Marguerite Duras, ont des styles, des formes de la phrase qui leur sont propres et qu’ils ont travaillés et mis au point consciemment. Les poètes de la Pléiade voulaient reproduire en français la richesse de la poésie latine. Les textes littéraires sont souvent écrits en fonction d’une tradition, soit pour la poursuivre soit pour rompre avec elle. La littérature enrichit et renouvelle la langue. Elle est productrice dans le langage.

Enfin le texte littéraire échappe à son contexte de production. Il peut être lu longtemps après sa parution, dans une autre culture, par des lecteurs que ne pouvait pas imaginer l’auteur. Il ne perd pas de son attrait en se dépaysant. Il en gagne au contraire souvent. Le lecteur nouveau y trouve ce que l’auteur n’y a pas mis : un dépaysement, un exotisme par exemple. La lecture d’une œuvre littéraire ancienne ou lointaine, même traduite, c’est la confrontation à un autre langage et son appropriation.

Cependant, la littérature n’est pas que rapport singulier au langage, sinon elle ne serait que rhétorique. Elle doit toujours être en même temps à quelque chose d’autre et d’abord rapport à l’autre et à l’autre en humanité tout d’abord.

La littérature est le rapport à ce que nous avons appelé l’altérité (ceci sera développé dans un prochain article).

1 – Marx et Engels – idéologie allemande : « Le langage est aussi vieux que la conscience – le langage est la conscience réelle, pratique, existant pour d’autres hommes existant donc alors seulement pour moi-même aussi et, tout comme la conscience, n’apparaît qu’avec le besoin, la nécessité du commerce avec d’autres hommes ».
2 – Gramsci : « S’il est vrai que tout langage contient les éléments d’une conception du monde et d’une culture, il sera également vrai que le langage de chacun révélera la plus ou moins grande complexité de sa conception du monde ».

3 – Proust : contre Sainte-Beuve :« les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot, chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux »),

4 – Proust : contre Sainte-Beuve : « le moi de l’écrivain ne se montre que dans ses livres »

5 – Jean-Jacques Lecercle Ronald Shusterman : l’emprise des signes – page 35

6 – Jean-Jacques Lecercle Ronald Shusterman : l’emprise des signes – page 36 : « un texte littéraire est un texte dont il n’est pas possible d’oublier la langue, car elle s’impose à l’attention du lecteur »

7 – Jean-Jacques Lecercle Ronald Shusterman : l’emprise des signes – page 43 : « le poète est pour lui [Deleuze] celui qui fait bégayer la langue, qui imprime à la syntaxe, lorsqu’elle déroule sa ligne d’un point d’intensité à l’autre, des détours imprévus »

8 – Jean-Jacques Lecercle Ronald Shusterman : l’emprise des signes – page 38 : « le rapport de la littérature au langage est réflexif »

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