Qu’est-ce qui fait l’unité du genre humain ?

image 2Qu’est-ce qui fait l’unité du genre humain ? On pourrait croire facile la réponse à cette question. Pourtant si l’on interroge un moteur de recherche, arrive tout de suite un flot de liens internet autour de la question « la diversité des cultures fait-elle obstacle à l’unité du genre humain ? ». Viennent ensuite des liens où se remarquent les mots « os » « maxillaire » ou « chromosome » qui réduisent l’unité du genre humain à l’unité physiologique des hommes (avec alors tous les aléas des croisements des souches humaines qui nous apprennent qu’elles ont laissé des traces perceptibles dans les différences du génome entre européens, africains et asiatiques). Viennent ensuite des sites où cette unité parait menacée par le transhumanisme, ou d’autres encore (et c’est plus surprenant) où il semblerait que le seul fait d’évoquer un progrès dans les domaines de la culture ou de la civilisation menacerait cette unité. Enfin, viennent les sites qui vouent à l’infamie quiconque se laisserait aller à utiliser le mot de race, comme s’il n’y avait pas de nombreux pays du « monde libre » qui font apparaitre cette mention sur l’état civil. On explique longuement que la notion de race n’a aucune base scientifique comme si nous n’utilisions pas quotidiennement toutes sortes de notions dont on peut dire la même chose.

En fait, il est bien difficile de trouver une réponse simple et claire à la question posée : une réponse qui soit autre chose qu’une proclamation –une réponse, surtout, qui embrasse toute la diversité humaine sans la nier, sans nier qu’il puisse y avoir du meilleur et du moins bon dans ce que les siècles ont accumulé, dans ce qu’ont fait, expérimenté ou imaginé les sociétés humaines au cours de millénaires.

Cette réponse est à chercher dans le sens de ce qui englobe les différences et les surpasse et non dans ce qui les permet et en fait des variations secondaires sur une base commune. Cela écarte d’emblée les réponses triviales et réductrices comme celle attribuée à Platon par Diogène le cynique et facilement moquée, selon laquelle l’homme serait un bipède sans plumes.

Pour nous, affirmer l’unité du genre humain, ce sera admettre implicitement que les différences des individus ou des groupes humains entre eux ou avec ceux des générations précédentes sont annulées par une communauté de nature plus large qui les dépasse et les englobe. Il s’agit de chercher cette communauté de nature non pas dans qui est avant les différences, mais dans ce qui au-delà de ces différences, dans ce qui les outrepasse et les englobe. 

Je m’explique : la sélection des variations aléatoires dans le génome commun permet l’apparition de types humains différents qui sont le fruit d’une évolution dans des environnements différents. Si l’on fait l’analyse de cette évolution dans un sens rétrograde, dans un sens régressif, on constate que les souches humaines se sont détachées d’un ensemble plus large qui est celui des primates, puis avant l’apparition de l’embranchement des primates, on trouve celui des mammifères. Ainsi au terme de cette recherche, on ne trouve pas l’unité du genre humain mais l’unité du vivant. Le sens rétrograde n’est pas le bon.

De même si l’on s’en tient à ce qui est là maintenant, si l’on fait l’inventaire de toutes les ressemblances entre les hommes, la recherche va aboutir à constater qu’ils ont deux jambes, deux bras et nombres de traits communs dont l’un des plus importants est le langage. On considère que l’unité humaine est achevée et qu’une évolution future ne pourrait que la menacer. L’humanité serait alors un moment dans une évolution qui pourrait la faire se disperser en souches différentes. Ce point de rupture pourrait même être déjà atteint et les différences entre les cultures et les civilisations seraient telles que l’unité humaine n’aurait plus de contenu. Elle se serait brisée avec la sortie de l’homme de la nature.

Les deux voies envisagées, la régressive et celle qui voit dans la progression le risque d’une divergence, étant des impasses, nous sommes conviés à chercher une autre voie. Il s’agit de trouver une unité humaine que l’évolution ne brise pas mais, qu’au contraire, elle approfondit : une unité qui transcende les différences et même qui s’en enrichit. Une unité qui permettrait de dire que c’est parce qu’ils enrichissent leur humanité que les hommes sont différents, que la diversité des cultures, des civilisations et des langues est ce qui nourrit l’unité humaine et surtout de dire pourquoi il en est ainsi.

Je ne connais que deux pensées à partir desquelles on peut aborder cette problématique : le christianisme et le marxisme. Mais d’abord je vais faire un détour par Aristote pour qui l’humanité n’est pas unifiée car elle est faite de mâles et de femelles, d’hommes libres et d’esclaves.

Pour Aristote l’identité du genre humain fait problème car il est engendré par deux êtres disparates, le mâle et la femelle.  Aristote résout la difficulté en attribuant au seul mâle la transmission de l’essence générique à travers le substance spermique. La semence mâle est seule à transmettre sa « forme » ou essence à l’embryon que la femelle ne fait que nourrir. Ainsi le mâle est le seul responsable de l’humanité de la progéniture et la procréation d’enfants mâle est la seule pleinement réussie par rapport à laquelle la procréation d’un enfant femelle est un écart, un échec.

Le deuxième obstacle à l’unité humaine est la division entre hommes libres et esclaves. Aristote distingue ici les esclaves par convention (à la suite d’une guerre par exemple) et les esclaves par nature. Ceux-ci se repèrent notamment à leur musculature massive et nouée adaptée au transport de charges lourdes, à leur silhouette courbée, quand l’homme libre a, lui, le corps haut et droit. Pour ces esclaves par nature, il est profitable et juste de subir l’autorité d’un maître. « Quand des hommes, écrit Aristote, diffèrent entre eux autant qu’une âme diffère d’un corps et un homme d’une brute », alors la subordination est naturelle. Le philosophe réfute par avance l’objection selon laquelle l’humanité de l’esclave empêcherait que sa condition soit naturelle. Ce serait tout particulièrement la présence de la raison en l’homme qui contredirait l’idée qu’il puisse être destiné à servir d’instrument. Aristote répond à cet argument en affirmant que la raison qui habite l’esclave par nature n’est en rien comparable à la raison de l’homme libre, car elle est d’un genre inférieur : il s’agit d’une raison qui ne s’exerce qu’en tandem avec la sensation et donne seulement à l’esclave par nature la capacité de saisir des catégories ; il ne s’agit pas, en revanche, de la raison à l’origine de la libre spéculation, et partant de la science.

Notons au passage que la distinction d’Aristote n’appartient pas seulement à l’histoire. Elle rebondit dans la modernité. Chez Nietzsche d’abord avec sa distinction des forts et des faibles. Ces faibles dont la morale est une morale d’esclaves. On la trouve aussi chez Hannah Arendt dans « la condition de l’homme moderne » sous la forme de la reprise de la division de la vita activa et sa division en trois modes : le travail auquel est voué l’animal laborans, l’œuvre propre à l’homo faber et l’action qui caractérise l’homme libre. On retrouve sous la plume d’Hannah Arendt le même mépris pour le travail que chez Aristote. Je ne cite d’un passage qui décrit l’animal laborans : « « il est enfermé dans le privé de son corps, captif de la satisfaction de besoins que nul ne peut partager et que personne ne saurait pleinement communiquer ». En clair c’est une brute ! Cette thèse inégalitaire est clairement assumée dans sa dernière œuvre « Impérialisme » où elle écrit : « Les hommes sont inégaux en fonction de leur origine naturelle, de leurs organisations différentes et de leur destin historique ». Cette dernière mention du destin laisse d’ailleurs clairement apparaitre l’influence de son maitre Heidegger (dont le nazisme est maintenant largement reconnu).

Venons-en aux pensées qui introduisent l’idée d’unité humaine et d’abord au christianisme. Je m’appuie ici sur la lecture de « la métaphysique des sexes » de Sylviane Agacinski.

La religion chrétienne sort du judaïsme dont elle garde les mythes.  Elle se développe dans le monde romain lui-même nourri par la pensée grecque qui contestait l’unité humaine. Pourtant elle engage une rupture avec cette tradition. Saint Paul écrit, dans l’Epitre aux Galates : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni mâle ni femelle, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus ». L’unité humaine est ainsi affirmée, seulement c’est une unité dans la grâce. C’est une unité dans la vie spirituelle. Elle n’engage pas l’abolition de l’ordre social et des dominations. Au contraire, elle laisse subsister telles quelles toutes les hiérarchies et toutes les entités traditionnelles, à l’exception de l’identité religieuse. Elle prône le respect de l’ordre établi, l’obéissance de l’esclave, le soumission de la femme et exhorte chacun à rester dans sa condition. La lettre de St Paul aux Colossiens dit : « vous les femmes, soyez soumises à vos maris, comme il se doit dans le Seigneur ». Avec l’abolition de la circoncision l’alliance privilégiée de Dieu avec le peuple d’Israël et plus spécifiquement avec sa part mâle, est abolie. C’est par la cérémonie du baptême, ouverte à tous, que s’abolissent dans la foi les différences. Le rite accomplit un dépassement spirituel de la condition humaine. Le baptisé meurt à sa vie passée et renait dans la communauté des chrétiens (c’est pourquoi il est plongé trois fois dans l’eau comme le Christ est resté trois jours sans sa sépulture).

Selon Sylviane Agacinski, le christianisme institue un double rapport au temps. Dans la temporalité historique, que St Paul appelle « le temps présent », les dominations persistent. Mais ce temps est court car le royaume de Dieu est proche. Au temps présent doit succéder « la fin des temps » où les différences s’abolissent effectivement. Plus précisément, c’est la condition dominée, la condition féminine, qui est abolie. Tertulien s’adresse ainsi aux femmes : « A vous aussi ont été promis pour ce moment-là la même substance angélique qu’aux hommes, le même sexe, qui vous garantissent le même pouvoir de juger »(1). L’unité humaine, préfigurée par le baptême, se réalise donc effectivement dans l’au-delà, après la fin des temps, dans un devenir mâle des femmes. Les femmes accèdent à un accomplissement qui n’appartenait jusque là qu’aux hommes. Il en va de même des autres dominations.

Au-delà de ses limites, retenons que le christianisme rend possible la pensée d’une unité humaine. Celle-ci fait son chemin. Elle passe par le droit naturel, les Lumières, les utopies. Elle se précise et se sécularise chez Descartes sous une forme que je voudrais, si j’en ai le temps, résumer en trois citations :

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » Formule célèbre qui ouvre le Discours de la méthode, et se précise ainsi : « cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ». En clair, pour Descartes, les différences des discernements que tout le monde observe sont purement accidentelles et contingentes. Elles sont  de peu d’importance, car dit Descartes « pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes, et nous distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est tout entière en un chacun, et suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents et non point entre les formes, ou nature des individus d’une même espèce. » En clair,  l’homme est tout à fait homme ou il ne l’est pas. La définition de l’humanité ne souffre pas de degrés. Les différences n’opposent pas plusieurs humanités, mais certains hommes à l’intérieur d’une définition commune. Il y a donc une unité des hommes comme êtres de raison.

On trouve quelque chose d’approchant de nos jours chez Jacques Rancière quand il affirme l’égalité des intelligences. Pour Rancière, en effet, l’égalité n’est pas un effet produit ou une fin à atteindre mais une présupposition. Pour le maître ne s’agit pas de développer et de nourrir cette intelligence mais de l’émanciper. Tout ceci est développé dans le cadre d’une dispute avec Bourdieu et plus largement avec le marxisme. Nous pourrons y revenir mais passons à Marx.

Je m’appuie ici sur les textes des manuscrits de 1844.

Le texte des manuscrits de 1844 introduit dans la philosophie la catégorie du travail. Marx dit que le travail n’est pas seulement une production technique, qu’il n’est pas seulement un mode d’échange, pas seulement un processus économique, mais qu’il désigne la manière dont l’humanité se réalise elle-même socialement. Le travail c’est d’abord l’acte par lequel l’homme produit, c’est-à-dire prend la nature, la transforme et réalise un produit qui lui-même satisfait les besoins de l’homme. Nous voyons bien que le travail est d’abord production au sens d’une humanisation de la nature mais, dans le même temps, cette humanisation de la nature n’est pas seulement une manière de s’emparer de la nature, mais c’est une manière de la produire pour l’autre homme. Car toute production, aussi curieux que cela paraisse, n’est pas tout à fait travail. Pour pouvoir être travail, il faut que la production soit une production socialisée, c’est-à-dire qu’il ne faut pas seulement que je produise pour moi mais il faut que je produise pour l’autre homme en tant que l’autre homme va donc tirer son existence vitale de mon travail et bien-sûr réciproquement. De ce point de vue-là, Marx explique, reprenant et réinterprétant Feuerbach, que l’animal lui-aussi produit. On a tout-à-fait tort dit Marx, de dire que l’animal ne transforme pas la nature. Il suffit de regarder les castors ou toute cette intelligence animale primitive pour savoir que les animaux transforment eux-aussi la nature. Ils font des réserves, ils sont capables de modifier le cours d’eau d’un fleuve ou d’une rivière pour pouvoir s’en servir etc. mais l’une des différences c’est que l’animal transforme la nature avant tout pour lui-même, pour son cercle immédiat, c’est-à-dire pour l’immédiateté de ce qui l’entoure, lui et sa progéniture. Il le fait en vue de ses besoins immédiatement sentis. L’homme, lui, est capable de transformer la nature non pas seulement pour ses besoins immédiats mais en général, universellement, pour tout homme. Et c’est pourquoi on va dire que le travail est un travail qui a en vue non pas seulement la transformation, non pas seulement la production, mais bien la socialisation. Travailler c’est faire en sorte que l’homme produise la vie de l’autre homme. Si tous les hommes s’arrêtaient de travailler, je mourrais. Imaginez, représentez-vous simplement l’ensemble des objets qui vous entourent, l’ensemble des énergies qui nous permettent de constituer notre existence immédiate, votre présent immédiat : vous voyez bien que si vous prenez la chaîne de tous les hommes qui ont travaillé pour vos vêtements, vos instruments etc. vous avez de loin en loin ou de proche en proche, comme on veut, la totalité de l’humanité résumée dans chacun de vos produits. Donc les produits sont le produit de l’humanité en tant qu’elle se produit elle-même.

Je m’arrête ici pour bien insister sur cette dernière idée : les produits du travail sont le produit de l’humanité en tant qu’elle se produit elle-même. L’humanité se produit elle-même. Je quitte ici les manuscrits pour dire qu’en se produisant elle-même l’humanité produit son unité. L’humanité est une car elle est son propre produit.

Seulement, et sans jeu de mots, c’est une unité en travail. Car le travail humain, dans la société capitaliste, comme dans toute société de classe, est un travail aliéné c’est-à-dire un travail dans lequel le travailleur est nié dans son humanité. Il est agi, son produit ne lui appartient pas, son outil de travail est le bien d’un autre. Un peu comme dans le christianisme, mais sur un tout autre plan, l’unité humaine ne s’accomplit que par le dépassement de la condition présente, dans un futur qui est l’aboutissement de notre temps historique.

L’unité humaine est à comprendre comme un processus, un développement de l’humanité dont je voudrais ici esquisser les grands moments.

1) Un tournant évolutif unique :

Ce processus commence avec l’apparition du vivant. Comme toutes les formes du vivant, l’homme est un produit de l’évolution des espèces. Seulement, il a pris dans cette évolution un tournant unique.

En effet, les êtres vivants se développent dans le cadre d’une compétition biologique et d’un affrontement avec le milieu. Cette lutte pour l’existence permet une sélection naturelle de variations organiques et d’instincts. Les moins aptes sont éliminés et les avantages biologiques sont sélectionnés. Dans cette lutte pour l’existence, la sélection des instincts sociaux et de l’accroissement des capacités mentales se sont avérés un avantage décisif. C’est ainsi que, du fait même de la sélection naturelle, s’est trouvé sélectionné une forme nouvelle de développement. Cette variation est caractérisée par le dépérissement des instincts individuels et par la sélection de leur opposé : la sympathie qui permet la protection des plus faibles. L’humanité est le groupe qui a réussi le mieux cette variation, le seul qui l’ait amené jusqu’à un point de rupture. L’humanité a développé le sens moral et la civilisation. Ces nouvelles dispositions du groupe humain permettent l’augmentation cumulative de son efficacité. Ces dispositions sont l’avantage cognitif et rationnel joint aux sentiments affectifs et au renforcement de l’altruisme et de la solidarité. Il y a, en conséquence, pour le groupe humain un dépérissement de l’élimination des plus faibles, une élimination de la sélection éliminatoire et une maitrise des conduites guerrières à l’intérieur du groupe. C’est ce que le président de la société Darwin en France, Patrick Tort, a appelé l’effet réversif de l’évolution.

Les conséquences de ce tournant évolutif sont immenses

image 12) Le travail :

L’effet réversif de l’évolution à l’origine de la sortie de l’humanité de l’animalité, a rendu possible la capacité humaine à travailler, c’est-à-dire à transformer la nature pour répondre à ses besoins. Celle-ci a nécessité et stimulé la capacité humaine à communiquer : le langage. Car travailler et coopérer exige de communiquer et de le faire toujours plus efficacement et avec grande souplesse d’adaptation. L’homme parle pour mieux travailler et peut mieux travailler parce qu’il parle. Il n’y a évidemment pas de langage sans pensée et de pensée sans intelligence. Avec le langage, la pensée humaine a pris son essor. Le travail, par le biais du langage est donc à l’originaire du développement de la pensée humaine (1).

Ce qui distingue aussi le travail humain de l’activité animale, c’est que, par le travail, l’homme accumule ses productions matérielles et intellectuelles hors de lui, dans le monde social, et de façon potentiellement illimitée. L’homme crée hors de lui les bases concrètes à partir desquelles se forment les individus et à partir desquelles se pose la question de l’émancipation ou de l’épanouissement de chacun (question totalement étrangère au monde animal). Effectivement, chaque homme ne peut s’assimiler qu’une part limitée des produits du développement humain, il ne s’assimile toujours qu’une partie des moyens de son émancipation. Son émancipation est donc toujours inachevée. Il est toujours arrêté dans son développement. La société lui en offre à la fois les moyens et lui en dicte les limites. Le travail, facteur d’émancipation, est par là-même aussi facteur de division.

L’individu et la société sont le produit l’un de l’autre et se développent l’un par l’autre, mais sont aussi limités l’un par l’autre. Par le travail aussi l’homme modifie son environnement et s’affranchit ainsi de la dépendance au milieu. Il s’ouvre ainsi à la conquête de nouveaux milieux. Ce processus permet la dispersion humaine sur toutes les terres habitables et devient par là-même également facteur de division de l’humanité en sociétés distinctes qui se développent séparément en s’ignorant.

3) La position téléologique :

L’unité de l’humanité se trouve dans la manière humaine de produire et par là de produire son propre être. Le premier caractère commun à toute production humaine est d’être sociale : « Toute production est appropriation de la nature par l’individu dans le cadre et par l’intermédiaire d’une forme de société déterminée »(Marx).

Le travail humain a une seconde spécificité, c’est d’être indéfini dans son objet, dans ses buts et ses moyens. Marx, dans son ouvrage « Le capital » le présente ainsi : « Notre point de départ, c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habilité de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travailleur aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté ». Par le travail une position téléologique, un projet humain, se réalise matériellement. Cette réalisation s’accomplit au travers de médiations qui peuvent être très ramifiées et complexes. Cette forme propre au travail, d’être la réalisation d’une position téléologique, est la caractéristique commune à toutes les activités véritablement humaines. La généralisation de ce fait élémentaire est constitutive de l’expérience ou de l’activité de tout être humain. Elle est commune à toutes les modalités de ses expériences ou activités, des plus rudimentaires jusqu’aux plus complexes. Elle caractérise l’homme comme être sorti de l’animalité.

4) Effet de la position téléologique sur la psyché humaine :

L’homme projette sur le monde sa position téléologique. Il a besoin que tout ce qui arrive ait un sens. Dans la détresse et le désarroi, il voudrait connaitre le pourquoi des choses. Ce besoin, si persistant dans la vie quotidienne, pénètre tous les domaines de la vie personnelle immédiate. Il actualise et généralise le tournant évolutif altruiste en permettant le développement de la morale (de l’affirmation de valeurs). Il est une condition nécessaire à l’expression des instincts sociaux.

Ramener ce trait commun à toute l’humanité à sa source originelle, à la logique du travail, exige un grand effort de lucidité. Il est peut-être encore plus difficile de comprendre que dans les pratiques magiques, dans la prière et l’imploration (qui sont la base de toute religion), la conscience est contaminée par la position téléologique qui a son origine dans le travail. Cette position est le fondement de la religiosité et de toutes les activités qu’elle inspire. Elle s’affirme face à la mort par des rites. C’est pourquoi il n’y a pas pas une société humaine sans rites funéraires. La position téléologique est commune à l’ensemble de l’humanité et la source de l’aspiration humaine à l’émancipation. C’est en se projetant hors des nécessités immédiates, et en se donnant des buts toujours plus lointains, que les hommes peuvent se donner des valeurs et du sacré, qu’ils entreprennent de maitriser le développement des sociétés. Cela a été mis en lumière par l’anthropologue Maurice Godelier qui affirme qu’ « fondement des sociétés humaines, il y a du sacré » … « ce qu’en occident on appelle le ‘politico-religieux ».

image 35) L’histoire et le progrès :

Le travail comme interaction de l’homme avec la nature, devenant consciente, engage un processus cumulatif, évolutif et transmissible qui est la condition première de l’histoire et du progrès. La position téléologique imprègne toute la vie humaine. Par elle avoir une histoire est un élément de l’essence générique de l’homme. Travail, position téléologique et instincts sociaux font de l’homme un être dont l’évolution prend la forme de l’histoire. Ils font de l’histoire et du progrès un trait propre à l’homme.

On comprend par-là que vouloir défendre l’unité de l’homme en niant le progrès et son corollaire qui veut qu’il y ait des cultures et des civilisations supérieures à d’autres, c’est nier ce qui fait la spécificité humaine en voulant l’affirmer. Parce qu’il accumule les produits de son travail (connaissance, transformation de la nature, outils et biens divers) l’homme ne peut que progresser. Chaque génération reçoit les acquis des générations précédentes et, par son travail, laisse à la génération suivante le produit de ses innovations et les fruits de son travail. Ceci est la base du progrès humain et le moteur de l’histoire.

On ne peut pas non plus contester l’unité du genre humain au prétexte qu’il est divisé en sociétés et cultures distinctes, qui s’ignorent ou même se combattent. Car nous avons vu  que ces divisions sont le fruits du processus fondamental qui produit l’humanité par le travail. La division du genre humain est ainsi un produit de son unité fondamentale et non sa négation.

6) Les rapports sociaux :

Le travail permet aux groupes humains de se développer et d’être de plus en plus nombreux et dispersés. L’envers de ce processus, c’est effectivement la division. Les hommes n’ont plus de rapports directs les uns avec les autres. Ils se reconnaissent à travers les groupes auxquels ils se rattachent (et à l’intérieur desquels ils sont en relation directe les uns avec les autres). Le développement de l’humanisation est alors suffisamment accompli pour qu’on puisse parler « d’essence humaine » dans le sens donné par Marx à ce terme (VIème thèse sur Feuerbach). 

Les rapports entre groupes (et non plus entre individus) sont appelés des « rapports sociaux ».  Qu’est-ce qu’un rapport social ? En quoi les rapports sociaux sont-ils une spécificité humaine ?

La sociologue Danièle Kergoat donne des rapports sociaux la définition suivante : un rapport social se présente comme une « tension », un antagonisme, qui traverse la société et se cristallise autour d’un « enjeu ». Pour le dire en termes plus quotidiens, elle décrit le rapport social comme une opposition qui travaille la société, en dissocie les membres et les assemble en groupes opposés les uns aux autres. Cette opposition n’est nullement arbitraire ou personnelle mais a pour base des situations où des groupes ont effectivement des rôles à la fois antagoniques et complémentaires (des enjeux) cela du fait que la société est nombreuse et que la collaboration de ses membres n’est plus directe mais par l’intermédiaire de sous-groupes, que les tensions relatives à toute vie sociale ne peuvent plus être déjouées ou apaisées par des relations directes. Toutefois, les sous-groupes ne se perçoivent pas spontanément directement comme tels. Ils se constituent dans leurs interactions. Danièle Kergoat termine ainsi : « Ce sont ces enjeux qui sont constitutifs des groupes sociaux. Ces derniers ne sont pas donnés au départ, ils se créent autour de ces enjeux par la dynamique des groupes sociaux ». Cette définition insiste donc sur le fait que les groupes sociaux se forment du fait de la tension consécutive à l’apparition d’intérêts opposés. Elle nous dit que le rapport antagonique entre les groupes sociaux structurés par la tension dans le corps social est un rapport à la fois de complémentarité et de domination. L’antagonisme n’est personnel que pour autant que les individus sont assignés à un groupe social et s’y reconnaissent. L’assignation est consécutive au milieu social de naissance. Elle est renforcée par l’éducation mais aussi par des formes de contraintes voire de violence.

Il est clair à la lecture de cette définition que deux « enjeux » fondamentaux structurent toute société : la production et la reproduction. Autour de la question de la reproduction à la fois se crée la vie commune des hommes et des femmes, se pose la question du rapport entre les sexes (alors pensés comme des groupes sociaux) et se met en place la problématique de la domination masculine. Le rapport social de sexe évolue dans le temps en correspondance avec les autres rapports sociaux et en particulier avec le rapport induit par l’enjeu de la production. Il faut bien comprendre ici que le rapport social oppose des groupes pensés de façon abstraite (tous les hommes et toutes les femmes ou plutôt les hommes comme genre et les femmes comme genre). Il doit être bien distingué de la relation sociale qui est directe et personnelle et concerne un homme et une femme pris dans des relations affectives et désir. Le rapport social commande la forme de la relation sociale. Cela signifie que les relations entre hommes et femmes n’est pas la même selon la forme des rapports sociaux, que les institutions qui stabilisent ce rapport social (la famille, les rôles sexués) sont différents et évoluent avec les rapports sociaux.

7) Capacité à l’abstraction :

Selon Danièle Kergoat : « Les relations sociales sont immanentes aux individus concrets entre lesquelles elles apparaissent. Les rapports sociaux sont, eux, abstraits et opposent des groupes sociaux autour d’un enjeu ». Les relations sociales sont donc des interactions de personne à personne où chaque homme ne se sent pas différent de son semblable et où les échanges mobilisent toujours la sensibilité et l’affectivité et non une conscience réflexive. Les rapports sociaux sont en revanche des rapports distants qui ne sont pas vécus dans l’immédiateté ; ce sont des liens institutionnalisés et idéologisés qui mettent en rapport des groupes qui se différencient par leur position dans le rapport et qui par ce rapport se pensent comme groupe spécifique. Cette appartenance s’affirme à travers des symboles, des initiations et de façon toujours plus abstraite. En ce sens, les rapports sociaux sont la source de la capacité humaine à penser abstraitement. Cette capacité n’est pas innée mais s’est développée très lentement. Elle n’est pas atteinte et totalement réalisée chez tous les individus (ni à tous les âges – l’enfant doit faire personnellement le chemin vers la capacité à manier des abstractions). Néanmoins, cette capacité est en germe chez tout être humain normalement développé. Elle est une spécificité humaine que ne connait pas l’animalité.

La capacité à l’abstraction permet la consolidation d’institutions (famille, clan, chefferie) lesquelles évoluent avec le développement des sociétés et s’accompagnent du développement de symboles, de rites et de mythes justificatifs. Ce  processus permet le développement d’une pensée de plus en plus complexe et de modes de pensée.

8) Les modes de pensée :

Ce n’est pas briser l’unité du genre humain que d’observer que tous les hommes n’utilisent pas leur capacité à penser de la même façon. Ce qui est spécifique à l’être humain et fait son unité, c’est que les hommes ont une capacité à penser qui peut se développer, s’éduquer et se transformer et qui, de fait, s’éduque et se transforme.

La pensée de l’homme archaïque est une pensée visionnaire. Elle n’est pas une limite de son intelligence mais une forme de celle-ci. Homère (ou l’ensemble d’auteurs regroupé sous ce nom) n’était en rien moins intelligent qu’un homme moderne. Néanmoins, ses écrits sont en fait intraduisibles car sa pensée était une pensée comme vision.
Homère ne disposait pas des mots qui nous sont familiers mais avait en revanche tout un vocabulaire pour dire les gestes ou les pensées dans toute leur variété. L’idée même du corps lui manquait ou plutôt il n’avait pas d’idée synthétique du corps, seul existait dans sa représentation le corps morcelé. Il ne disposait pas du mot « bras » par exemple mais d’une multitude de mots désignant le bras qui bande l’arc, le bras qui lance le javelot, le bras qui se tend pour indiquer etc. et ainsi pour tout ce qui concerne les attitudes des corps. C’est que la pensée d’Homère était une pensée qui voit, une pensée comme vision. Pour Homère penser c’était voir et dire c’était faire voir, susciter la vision intérieure de la chose dite. Dans le monde Homérique, l’aède est un aveugle voyant (d’où la légende d’un Homère aveugle). L’aède voit en lui ce qu’il donne à voir à ses auditeurs. Par son chant, il transmet la vision interne que lui accordent les dieux, c’est pourquoi il les invoque avant tout chant.

Ce type de mode de pensée se retrouve dans ce que Claude Lévi-Strauss a appelé la « pensée sauvage ». Le passage à une forme moderne de pensée s’est fait graduellement. On peut en suivre l’évolution chez les présocratiques. Cela peut se vérifier en lisant la suite de mes articles d’octobre novembre 2014 faisant l’analyse des modes de pensée de différents auteurs. On voit d’ailleurs que le mode de pensée par vision n’est pas encore totalement surmonté chez un auteur comme Platon (dont on ne dira pas qu’il manquait d’intelligence).

Le mode de pensée par vision, ou pour les premiers australiens « le temps du rêve », était certainement celui des hommes qui ont produit les peintures rupestres. Celles-ci montrent les éléments de base de la vision, particulièrement celle nécessaire entre toutes pour la chasse (forme première du travail).

image 49) L’homme est l’être qui se donne et se proclame des droits.

Les rapports sociaux, fruits du processus fondamental producteur de l’humanité,   induisent des tensions dans les sociétés et entre les sociétés. Celles-ci ont besoin d’être stabilisées et apaisées. C’est le rôle des institutions qui distribuent les rôles et, du point de vue des dominants, voudraient les figer. Les institutions disent le droit (dans un sens large) de chacun. Elles s’appuient d’abord sur les mythes et les religions puis, quand les sociétés se complexifient, sur le droit.

Parce qu’ils sont réglés par le droit, les rapports sociaux quand ils sont déséquilibrés, sont contestés par le droit. C’est ainsi que l’humanité est l’espèce qui se proclame des droits.

De ce point de vue, les droits humains ne sont pas un fait contingent de l’histoire. Ils sont le fruit d’un trait propre à l’être humain : entrer dans des rapports sociaux, les stabiliser par le droit, et à cause de cela les contester sous la forme de proclamation de droits : les droits fondamentaux.

Parce qu’ils sont liés à ce trait spécifique humain, les droits fondamentaux sont réellement universels et fondés. Fondé signifie ici non pas avoir une source transcendante mais ne pas être un fait contingent de l’histoire, ne pas être le produit d’une initiative historique heureuse mais être une donnée nécessaire du développement humain (du processus dont nous esquissons les grandes lignes). Le fait que l’être humain se proclame des droits répond à une nécessité qui ne pouvait pas manquer de se concrétiser d’une façon ou d’une autre quand le stade de développement des sociétés les rendaient nécessaires, ceci pour la raison qu’ils sont inscrits dans l’essence même de l’homme, c’est-à-dire qu’ils sont relatifs à ce qui fait que l’homme est homme.

10) Conclusion : l’unité du genre humain.

On pourrait m’objecter que si la proclamation de droits fondamentaux est un trait spécifique de l’être humain, l’unité du genre humain est loin d’être une réalité (ceci à la fois dans le présent et dans le cours de l’histoire). Mais cette objection n’en est pas une : elle confirme seulement, ainsi que je l’ai dit en préambule, que l’unité du genre humain n’est pas un fait mais un processus toujours en cours. Elle existe en tant qu’elle se construit et que nous la construisons toujours plus consciemment.

L’unité du genre humain ne peut se constater dans aucun musée, elle se fait et appelle à être parachevée. Elle s’est construite par une suite de ruptures, de sauts évolutifs, dont le premier est la sélection d’un instinct tourné vers l’altruisme qui a permis le travail et le langage, le progrès, la position téléologique et ses conséquences (religion et morale) ainsi que l’apparition d’une pensée complexe, abstraite et dont les modes évoluent. En parallèle l’augmentation numérique des groupes humains les a scindés en groupes sociaux distincts entrant en compétition et se donnant ou se proclamant des droits émancipateurs.

PS : pour compléter : « la question de l’homme« 

1 – « …. ‘est précisément la transformation de la nature par l’homme, et non la nature seule en tant que telle qui est le fondement le plus essentiel et le plus direct de la pensée humaine, et l’intelligence de l’homme a grandi dans la mesure où il a appris à transformer la nature ». F. Engels – Dialectique de la nature  Éditions sociales p.233

Les hommes et l’histoire

image 2L’article précédent a présenté les principaux concepts de la théorie de l’histoire développée par Karl Marx. Il s’est efforcé de faire apparaitre leur articulation. La théorie marxiste, qu’on appelle le matérialisme historique, est dialectique : l’idée de rapport y est centrale et se décline en une suite cohérente d’acceptions (rapports de production, rapports sociaux, rapports de classes). Ces rapports forment des systèmes (mode d’appropriation, mode de production, infrastructure/superstructure). Ni les rapports ni les systèmes ne sont figés. Ils évoluent, se transforment et ont une histoire. Nous avons noté, en présentant la dialectique, dans notre article du 16 juin 2013, que penser dialectiquement, c’est penser en termes de rapports, de système et de devenir et que : « les rapports dans lesquels une chose est prise ne sont pas fixes, ils évoluent dans le cadre des processus dans lesquels elle est engagée ». Il en va ainsi dans le cadre de l’histoire telle que la théorise le matérialisme historique. Il résulte de cela que les rapports entre les structures d’une société évoluent et qu’ils se complexifient au cours du développement historique. Dans toute société, des niveaux de développement différents coexistent. Il reste des traces d’un mode de production dépassé tandis qu’apparaissent déjà les premiers éléments d’un mode de production en gestation. Le mode de production dominant poursuit sa logique de développement. Les consciences sont tantôt en retard, tantôt en avance, sur le développement des rapports sociaux. L’ensemble de ces évolutions (complexes, contradictoires, confuses) modifie les rapports sociaux et par conséquent les hommes eux-mêmes. Il s’agit ici de l’évolution de l’être humain comme être social ; son évolution naturelle et son unité d’espèce sur le plan physiologique sont par ailleurs démontrés par la science mais à une toute autre échelle de temps.

C’est l’évolution de l’être social de l’homme qui explique pourquoi il est si difficile aux historiens de comprendre les façons d’être socialement, d’agir et de penser des hommes dans des époques anciennes vivant sous des modes de production différents. Les hommes ne sont tout simplement pas socialement les mêmes d’une période de l’histoire à l’autre et dans une société développée ou dans une société primitive ; leur univers mental n’est pas le même, leur vision du monde et d’eux-mêmes n’est pas la même. Les modes de pensée de ces hommes ne sont pas les mêmes ainsi que l’ont montré notre article du 17 octobre 2013 (la pensée comme vision) et les suivants. Les types humains sont très divers dans des sociétés elles-mêmes diverses et qui, autrefois, communiquaient peu entre elles jusqu’à pouvoir s’ignorer. Chaque homme est lui-même unique par sa biographie, ses expériences et ses dispositions particulières. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas, chez les individus au-delà d’une base somatique commune, certains éléments constants, communs à toutes les époques et à toutes les sociétés. Il faut bien que l’unité de l’humanité ait un fondement par-delà sa diversité des types humains et en dépit de la variété infinie des individus pour que les hommes puissent communiquer entre eux, se reconnaitre une commune humanité et évoluer en convergence. Le simple fait que les hommes sont des êtres en évolution est déjà un premier élément de l’unité l’humanité. Les hommes ont en commun d’avoir une histoire, ce qui signifie qu’ils évoluent selon des modalités qui échappent à l’évolution naturelle et peuvent même dans une certaine mesure la contrarier. Mais, pour avoir une histoire, il faut que les hommes partagent quelque chose fondamental qui les fait sortir de l’animalité. Quelle est donc cette source originaire de l’unité humaine ?

Ce qui fait évoluer l’humanité, c’est son rapport spécifique à la nature qui prend la forme du travail. Marx l’affirme et s’appuie pour le soutenir sur l’idée qu’il y a des caractères communs à toute production humaine qui en fait un travail. Il pose cela comme un principe plutôt que comme quelque chose qui pourrait se vérifier. Il écrit : «… toutes époques de la production ont certains caractères communs. La production en général est une abstraction, mais une abstraction rationnelle, pour autant qu’elle met réellement en relief les caractères communs, les fixe, et nous épargne ainsi la répétition. Cependant ces caractères généraux, dégagés par comparaison, sont eux-mêmes organisés de manière complexe et divergent en déterminations diverses. Certains de ces caractères appartiennent à toutes les époques, d’autres ne sont communs qu’à quelques-unes ».

image 3Pour Marx l’unité de l’humanité se trouve dans la manière humaine de produire et par là de produire son propre être. Le premier caractère que Marx reconnaît comme commun à toute production humaine est d’être sociale : « Toute production est appropriation de la nature par l’individu dans le cadre et par l’intermédiaire d’une forme de société déterminée ». Pour Lukacs, les caractères communs à l’humanité sont liés à la forme spécifique du travail chez l’homme. Ils se ramènent à la « position téléologique » propre au travail humain. Le questionnement de Lukacs porte sur les points suivants : Comment expliquer l’hominisation de l’homme ? Comment des dispositions anatomiques et comportementales ont-elles permis le passage du singe à l’homme ? Comment passe-t-on des fonctions biologiquement fixées propres à l’animal à l’adaptation transmissible et évolutive propre à l’homme ? Comment expliquer l’apparition de la vie sociale et du langage ? Sa réponse se résume ainsi : ce passage fut sans doute extrêmement lent. Il n’en a pas moins le caractère d’une rupture et d’un saut qualitatif. Il parait avoir son origine, son point de départ, dans une activité en germe chez l’animal mais qui acquiert chez l’homme une forme qui lui appartient exclusivement. Cette activité est le travail. Il définit le travail et le caractérise en reprenant ce que Marx avait écrit dans Le capital : « Notre point de départ, c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habilité de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travailleur aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté ». Par le travail une position téléologique, un projet humain, se réalise matériellement. Cette réalisation s’accomplit au travers de médiations qui peuvent être très ramifiées et complexes. Cette forme propre au travail, d’être la réalisation d’une position téléologique, est la caractéristique commune à toutes les activités véritablement humaines. La généralisation de ce fait élémentaire est constitutive de l’expérience ou de l’activité de tout être humain. Elle est commune à toutes les modalités de ses expériences ou activités, des plus rudimentaires jusqu’aux plus complexes. Elle caractérise l’homme comme être sorti de l’animalité.

L’homme a besoin que tout ce qui arrive ait un sens. Dans la détresse et le désarroi, il voudrait connaitre le pourquoi des choses. Ce besoin, si persistant dans la vie quotidienne, pénètre tous les domaines de la vie personnelle immédiate. Il est la source de la morale (de l’affirmation de valeurs) et une condition nécessaire à l’expression des instincts sociaux. Le ramener à sa source originelle, à la logique du travail, exige un grand effort de lucidité. Il est peut-être encore plus difficile de comprendre que dans les pratiques magiques, dans la prière et l’imploration, la conscience est contaminée par la position téléologique qui a son origine dans le travail, que cette position est le fondement de la religiosité et de toutes les activités qu’elle inspire. La position téléologique est commune à l’ensemble de l’humanité et la source de l’aspiration humaine à l’émancipation. C’est en se projetant hors des nécessités immédiates, et en se donnant des buts toujours plus lointains, que les hommes peuvent se donner des valeurs, qu’ils entreprennent de maitriser le développement des sociétés.

Nous avions noté que Charles Darwin avait démontré que la sélection des instincts sociaux avait permis à l’humanité de sortir de l’animalité. Cela n’est pas contradictoire avec ce qui vient d’être dit mais le complète et donne un contenu concret à ce qui chez Darwin restait une idée très générale. L’effet réversif de l’évolution à l’origine de la sortie de l’humanité de l’animalité, a rendu possible la capacité humaine à travailler, c’est-à-dire à transformer la nature pour répondre à ses besoins. (Voir l’article du 4 mars 2014 « la question de l’homme » et celui 26 février « droits de l’homme et spécificité humaine »). Le point de divergence entre Darwin et Marx porte sur l’idée de saut qualitatif qui est étrangère à la théorie de Darwin et essentielle à celle de Marx. Le saut qualitatif est le moment où une autre logique, un autre système s’impose. Il se rapproche de ce que la science appelle une transition de phase.

image 1Aucune des théories de l’humanisation, développées par Darwin, par Marx et par Lukacs, ne contredit l’autre. Elles se complètent et s’articulent ensemble. Retenons que, parce qu’il implique une position téléologique et met en œuvre les instincts sociaux, le travail enclenche le processus de l’humanisation. Les autres caractéristiques de l’humain, comme le langage, présentent déjà un caractère social. Leurs particularités, leurs modes d’action ne se déploient que dans un être social déjà constitué. Elles présupposent que le saut vers l’humain ait déjà eu lieu. Seul le travail comme interaction de l’homme avec la nature, devenant consciente, engage un processus cumulatif, évolutif et transmissible qui est la condition première de l’histoire. La position téléologique imprègne toute la vie humaine. Par elle avoir une histoire est un élément de l’essence générique de l’homme. Travail, position téléologique et instincts sociaux font de l’homme un être dont l’évolution prend la forme de l’histoire. Mais l’histoire est-elle la sortie de la nature ?

Le travail, les instincts sociaux, la position téléologique sont la base de la constitution de l’humanité comme genre humain (distinct de l’animalité). Cela ne parait pas pouvoir être contesté mais cela ne signifie pas que ces caractères sont les seules spécificités de l’humanité. Rien n’autorise réellement à limiter les fondements de l’unité et de la spécificité humaine à une forme commune de production, on peut sans doute étendre cette unité à une forme commune de rapport entre les sexes et peut-être à bien d’autres activités nécessaires à la vie. Ce qui est certain c’est que nous ressentons, par de-là les continents, que nous appartenons à une humanité commune. Nous le ressentons parce que nous avons une histoire, que notre être n’est pas fixé. Nous voyons les autres hommes comme engagés dans un processus de développement historique où les uns nous paraissent en arrière par rapport à notre propre développement et d’autres en avance ou engagés dans une nouveauté qui nous est encore étrangère. Il y a bien évidemment des groupes humains dont le mode de vie semble figé à un stade primitif. Mais outre qu’une meilleure connaissance des groupes primitifs révèle une richesse culturelle qui n’apparaissait pas d’abord, il faut noter que ces groupes sont toujours restreints et isolés dans un environnement qui ne leur permet pas d’engager un véritable processus d’accumulation matérielle et culturelle. Ces groupes génèrent de très faibles surplus sociaux. Aucun groupe n’est véritablement hors l’histoire car cela signifierait qu’il serait définitivement hors de l’unité humaine.

L’humanité comme genre humain ne peut pas être pensée sans histoire. Le fait d’avoir une histoire est une spécificité humaine qui doit toujours être prise en compte. Penser l’homme hors de l’histoire, c’est forger une abstraction. Cette question de la prise en compte de l’histoire est l’objet de la rupture de Marx avec Feuerbach. Elle est ce qui a engagé le développement du marxisme comme philosophie nouvelle et originale. Si nous revenons aux premiers écrits de Marx, nous voyons qu’il faisait à Feuerbach le reproche de faire abstraction de l’histoire, de l’oublier, et de supposer un individu isolé donc étranger à la nature et à l’histoire. Or, nous venons de voir toute l’importance qu’a chez Marx le concept d’histoire. C’est l’histoire qui est le fondement, l’élément déterminant, de l’essence générique de l’homme. L’essence humaine n’est pas figée, elle est en développement, elle est prise dans l’histoire (collective et aussi individuelle).

Précisons un peu notre vocabulaire : nous parlons d’essence générique de l’homme quand l’homme est pensé dans son rapport à la nature et nous parlons d’essence humaine quand l’homme est pensé dans son rapport aux autres hommes. Mais ces deux rapports (le rapport à la nature et le rapport des hommes aux autres hommes) sont toujours présents dans toutes les sociétés. La conception marxiste de l’histoire non seulement ne fait abstraction ni de la collectivité humaine (des rapports des hommes entre eux), ni de la nature (des rapports des hommes à la nature) mais les lie en une unité : celle de l’histoire. Marx fait du rapport à la nature et du rapport aux hommes un seul rapport. Il affirme que « l’histoire est la véritable histoire naturelle de l’homme ». Cette idée sera développée dans un prochain article.

La question de la religion

image 1La religion est un phénomène complexe dont on trouve des variantes diverses dans toutes les sociétés. Elle est inscrite dans l’organisation de la psyché humaine. Sa forme la plus ancienne, l’animisme, se manifeste de façon instinctive chez le petit enfant. L’enfant croit que tous les corps sont vivants, que le caillou a peur qu’on le jette dans l’eau. Il manifeste un souci moral dont nous avons vu dans un précédent article qu’il était un trait dont la sélection naturelle a doté l’humanité. L’enfant imagine ainsi spontanément une causalité morale (il pense que le soleil est gentil parce qu’il le réchauffe). Il est finaliste ; il considère que tout a une fonction : “la nuit, c’est pour dormir”. Le psychologue suisse Jean Piaget nous dit aussi que la représentation du monde de l’enfant entre trois et six ans est caractérisée par l’artificialisme. L’enfant pense que tout a été fabriqué, ce sont des gens (souvent les papas) qui ont construit les montagnes. Il croit en outre pouvoir changer le cours des choses par des pratiques magiques, par exemple réaliser un souhait en marchant sur des dalles sans toucher les interstices.

Il ne faut pas en conclure pour autant que la religion manifeste une immaturité de l’esprit humain. Elle est certes une généralisation infondée de « la position téléologique » qui est propre au travail, c’est-à-dire à l’exécution d’une tâche créatrice ou transformatrice qui a conçu en imagination son objet avant de l’exécuter pratiquement (J’ai développé cela dans mon article du 26 décembre 2013 auquel je renvoie le lecteur). Cette limite inhérente à sa logique n’en réduit pas l’inventivité ; elle la stimule plutôt : Dans ses formes adultes, la religion est toujours très sophistiquée car elle a une fonction sociale primordiale. Elle est la forme la plus ancienne de structuration des sociétés humaines et d’organisation du lien social. Elle stabilise les rapports sociaux sous la forme d’institutions et scande les grands moments de la vie et des cycles naturels par des rites qui leur donnent un sens. Elle règle en particulier la parenté c’est-à-dire les rapports entre les sexes et les générations. Elle est de ce fait un support de la moralité et de la cohésion des sociétés ; elle participe par-là au développement des civilisations. Enfin, la religion est un système d’explication générale de l’état de monde, de l’origine des choses et de leur destinée qui répond aux besoins de la psyché humaine de façon beaucoup plus accessible que la science.

La religion est toujours ambivalente. Elle participe au maintien des dominations mais elle est aussi un exutoire pour les souffrances endurées. Elle est même parfois le ferment des révoltes. C’est ce double aspect du fait religieux que Marx a particulièrement mis en évidence et dont il a bien compris les implications politiques. Il a souligné la plurivocité du phénomène religieux dans un texte célèbre : « La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C’est la réalisation fantastique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine n’a pas de réalité véritable. […] La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. »

 Si l’on considère, avec Marx, que la religion est l’expression de la souffrance humaine face à « un monde sans cœur », qu’elle est à la fois protestation et acceptation, on voit bien qu’elle ne peut être supprimée ni par une critique purement philosophique, ni par le simple développement de la science. Il ne peut pas y avoir sécularisation du monde tant que le monde n’est pas formé humainement. On comprend que, tant que l’essence humaine n’aura pas de réalité véritable (tant qu’elle reste à un moment premier de son développement), tant qu’il existera des hommes « accablés par le malheur », la religion est destinée à survivre et à persister et donc à jouer un rôle dans les relations entre les êtres humains. Tant que s’exerceront des dominations et des luttes contre ces dominations, nous pourrons constater un flux et un reflux du fait religieux, un mouvement de sécularisation et de désécularisation des sociétés, recouvrant un mouvement plus profond de « désenchantement du monde ».

La sécularisation des sociétés modernes est une réalité trop visible pour qu’il y ait lieu de s’arrêter à prouver sa réalité, mais c’est un processus complexe qui est l’objet d’un vaste malentendu. Elle est partie intégrante de la modernité mais on a eu tort d’en conclure que la religion est destinée à disparaitre.  Pour l’analyser ce point, je reprends presque mot pour mot les travaux du sociologue Manlio Graziano : la sécularisation n’est pas une conséquence mécanique et nécessaire de la modernité. Elle n’a jamais été un processus seulement spontané et autonome d’éloignement de la pratique religieuse au moment du passage de la société agricole à la société industrielle. Elle a été un outil politique de la bourgeoise émergente, de la bourgeoisie révolutionnaire, dans sa lutte contre l’ancien régime. L’égalité des droits proclamée par les « droits de l’homme » est un moment de ce combat, de passage à la laïcité, et un saut qualitatif dans le processus d’émancipation humaine. Mais, nous le savons bien aujourd’hui, ce qui s’est fait peut se défaire : quand la bourgeoisie cesse d’être une classe émergente et que, de révolutionnaire, elle devient conservatrice, voire réactionnaire, son attitude change. Cela avait été signalé brillamment et avec beaucoup d’humour par Engels dans la préface de l’édition anglaise de « socialisme utopique et socialisme scientifique » : face à la révolte ouvrière « Il ne restait qu’une ressource aux bourgeoisies française et allemande: laisser tomber discrètement leur libre pensée, ainsi que le jeune homme, à l’heure où il sent venir le mal de mer, jette à l’eau le cigare avec lequel il se pavanait en s’embarquant: l’un après l’autre, les esprits forts adoptèrent les dehors de la piété, parlèrent avec respect de l’Église, de ses dogmes et de ses rites et en observèrent eux-mêmes le minimum qu’il était impossible d’éviter. La bourgeoisie française fit maigre le vendredi et les bourgeois allemands écoutèrent religieusement à leurs bancs d’église le dimanche les interminables sermons protestants. »

On peut lire aussi dans « L’idéologie allemande » (réédition 2012 page 423) : « Lorsque l’évolution ultérieure eut amené la chute de la noblesse et fait entrer la bourgeoisie en conflit avec son antagoniste, le prolétariat, la noblesse tourna à la piété dévote et la bourgeoisie à la solennité moralisante,  elle manifesta beaucoup de rigueur dans ses théories, ou bien encore tomba dans l’hypocrisie évoquée plus haut ; en pratique toutefois, la noblesse ne renonça nullement aux plaisirs et ceux-ci prirent même, chez les bourgeois, une forme économique officielle – le luxe ». Il est remarquable que cela soit encore juste aujourd’hui. La vieille noblesse se maintient dans ses prétentions et ses traditions en restant rigidement attachée à un catholicisme traditionnel, tandis que les classes aisées d’origine bourgeoise (la bourgeoisie de province honnie par Chabrol) se signalent  par ses mœurs plus hypocrites que strictes. Les nouvelles classes montantes favorisées par le libéralisme, en particulier le milieu des nouveaux travailleurs intellectuels aisés, se manifestent et revendiquent une hégémonie culturelle par un esprit libertaire et la remise en cause tapageuse des normes sociales les plus anciennes (mariage pour tous, GPA, PMA etc.). Cette couche sociale se considère comme irréligieuse mais est particulièrement réceptive au tournant de la philosophie vers la question des modes de vie, du souci de soi, initié dans les années soixante-dix par des philosophes comme Michel Foucault, Roland Barthes, Gilles Deleuze ou Pierre Hadot. Elle adopte aussi parfois des formes personnelles de religion exotique.

Ainsi l’attitude face à la religion varie selon que les couches sociales s’affirment ou se trouvent menacées.  Face aux bouleversements de l’ordre social, la classe dominante revient à la religion, elle s’appuie sur l’ordre moral et les traditions là où ils paraissent les garants les plus sûrs de son hégémonie (comme aux États-Unis). Elle promeut la religion dans la mesure où celle-ci sert ses intérêts et elle cède à la petite bourgeoisie intellectuelle dans la mesure où elle a besoin de conserver son alliance et souvent aussi parce que les combats sociétaux font obstacle à la compréhension des contradictions sociales fondamentales. 

image 2Ainsi que je l’ai montré dans quelques articles précédent, l’idéologie favorisée par la classe dominante découvre, ou plutôt elle invente une nature religieuse de la déclaration des droits de l’homme et les présente comme une expression profane des idéaux qui seraient depuis son origine ceux de la religion. Mais elle les limite autant qu’elle peut à leur formulation primitive de 1789. Les articles que j’ai consacrés à ce sujet le démontrent amplement : l’idéologie dominante tente ainsi de limiter la portée à la fois politique et pratique des revendications de droit venues des classes populaires. Elle s’efforce de rejeter les aspirations populaires dans un au-delà où leur expression sera d’autant plus sacrée qu’elle sera destinée à rester inopérante. Elle sacralise les droits de l’homme et s’efforce de les recouvrir par le fait religieux ou de les noyer sous une sophistique de haute philosophie. Elle les promeut sous des formes dévoyées comme des égalités de façade dans des domaines sociétaux où ils perdent tout sens. Comme je l’ai déjà affirmé en commentant Marx (mon article du  3 février 2014), tels qu’ils sont traités par l’idéologie dominante,  les « droits de l’homme » fonctionnent comme un leurre. Marx avait raison d’en dénoncer les limites. Les droits de l’homme ne valent que dans leur développement, comme manifestation du mouvement émancipateur humain. Ils sont eux aussi ambivalents.

Je peux ajouter maintenant que la laïcité qu’ils ont promue a contribué à masquer un mouvement de reflux historique. Parce qu’ils rejettent illusoirement la religion hors du champ politique pour en faire une affaire privée, les droits de l’homme (et plus spécifiquement leur application sous la forme de la séparation de l’Église et de l’État) ont contribué à cacher la puissance politique des mouvements religieux dont nous voyons actuellement le retour (sous une forme, il est vrai, bien souvent renouvelée). La période de ce basculement peut être située dans les décennies soixante-dix et quatre-vingt. Pour le catholicisme on peut en situer l’émergence au moment de la rencontre et de l’alliance du Pape Jean-Paul II et de Ronald Reagan. En quelques années le régime Gomulka en Pologne a été renversé par un mouvement qui est passé de la revendication démocratique à l’agitation religieuse. Pour l’Islam, c’est la chute du nationalisme arabe après la défaite de 1973 dans la guerre du Kippour, et la révolution iranienne de 1979 qui ont provoqué le basculement et la montée en puissance des mouvements islamiques. Les mobilisations ont changé de registre –  la force de mobilisation du nationalisme politique ou du républicanisme a cédé devant la force de mobilisation de la religion.

La conviction positiviste que la religion était en train de disparaître n’a pas permis de prendre la mesure du regain religieux. Cet aveuglement a laissé le champ libre aux forces qui se sont servi et continuent de se servir des religions pour jouer un rôle politique ou social. Il leur a permis d’agir sans presque rencontrer d’obstacle. Pour preuve de cette myopie, on peut citer des progressistes qui sont tombés dans ce piège et ont mordu à l’hameçon positiviste : quand Régis Debray dit en 1981 que la religion « n’est plus l’opium du peuple mais la vitamine de faible », il est persuadé qu’il est en train de narguer Marx alors qu’il dit exactement la même chose, l’adaptant aux transformations en cours et en particulier à la révolution iranienne. La preuve la plus flagrante de l’aveuglement général, c’est que beaucoup de marxistes se sont indignés des propos de Régis Debray : il y a eu une incompréhension mutuelle, aggravée en France par le fait qu’il y a dans le système politique français une sorte de laïcisme obligatoire d’État, issu de la proclamation des droits de 1789, qui a transformé la séparation de la politique et de la religion en un véritable dogme. Ce particularisme a rendu  incompréhensible et absurde toute tentative de voir la religion comme un phénomène politique et plus encore anthropologique  et par conséquent d’en saisir les nouveaux enjeux.

L’effet de cet aveuglement face à l’importance du fait religieux est d’autant plus dommageable qu’il s’exerce alors que le monde extérieur est de plus en plus plein « de créatures accablées par le malheur » et que ce mouvement s’est accéléré au cours des dernières années : on a vu le retour en force des religions dans l’arène politique et on a assisté à un processus de désécularisation, de retour du fait religieux. Comme il a été dit, cette désécularisation du monde se manifeste depuis la fin des « trente glorieuses » et du mythe de l’amélioration progressive et incessante des conditions d’existence d’une génération à l’autre. L’industrialisation des pays en voie de développement, la financiarisation des économies, déracinent des millions de personnes qui passent brutalement d’un mode de vie et de traditions séculaires à des réalités le plus souvent incompréhensibles et hostiles. Le cycle mondial libre échangiste a provoqué un profond séisme géopolitique qui a fini par effacer les équilibres internationaux nés de la dernière guerre et toutes les superstructures idéologiques qui ont été brodées autour de ces équilibres internationaux. Depuis lors, progressivement dans les sociétés avancées, et brutalement dans les pays en voie de développement, les points de repères autour desquels se structurait la vie sociale des individus et des communautés, ont été affaiblis, transformés, voire détruits (parmi ces points de repère, on peut citer : l’État-nation, l’identité nationale, les idéologies politiques, la sécurité sociale, la solidarité, la famille, les traditions ancestrales, les habitudes liées à la vie agricole ou nomade). La rapidité des événements a amené les individus et les communautés à la recherche parfois désespérée, parfois effrénée de  nouvelles identités  ou de la réaffirmation des vieilles identités qui semblaient avoir été balayées par l’inhumanité de la société industrielle. Dans ce contexte, la religion peut servir tantôt d’opium, tantôt de vitamine, parfois des deux : elle redevient plus que jamais une force politique.  Il faut la traiter comme telle mais surtout il faut comprendre que les proclamations laïques, la répétition machinale du principe d’égalité, (de l’égalité de tous indépendamment de l’appartenance religieuse), sont sans effet sur ce phénomène, que les « Droits de l’homme » de ce point de vue sont formels c’est-à-dire sans effet sur la réalité humaine. L’actualité nous montre que les Droits de l’homme, réduits aux droits et aux libertés politiques les plus formels, sont brandis par les puissances qui portent les plus lourdes responsabilités dans l’état du monde et qui se servent ouvertement de la religion dont ils disent qu’elle est du domaine de la sphère privée. La nature imparfaite, incomplète et par-là possiblement mystifiante des principes énoncés en 1789 se révèle ainsi tous les jours.

Mais il ne faut pourtant pas confondre les mouvements de recul stratégique des classes dominantes sous la forme d’un retour dans l’espace public du fait religieux, ou la manifestation sous des formes de fondamentalisme religieux de la détresse sociale, avec le mouvement de fond que Marcel Gauchet, après Max Weber, a appelé « le désenchantement du monde », par lequel se manifeste la montée inéluctable de l’autonomie individuelle. Ce qu’analyse Marcel Gauchet parait plus fondamental que les phénomènes conjoncturels. Cela concerne le fait religieux  comme fait anthropologique et cela participe en profondeur au mouvement de dévoilement de l’essence humaine dont j’ai posé les bases dans mon précédent article.

image 3Selon Marcel Gauchet le monde de la religion est celui de l’hétéronomie. Dans la religion, les hommes sont soumis au sacré. Ils reportent hors d’eux, hors de la société, le lieu du fondement. La religion consiste dans « l’établissement d’un rapport de dépossession entre l’univers des vivants-visibles et son fondement ». Elle est, par essence, incompatible avec l’autonomie du sujet. Le développement de l’individualisme et du subjectivisme, propre au modernisme, efface la soumission au sacré. Il est une manifestation de l’émancipation du sujet moderne qui accède à une relation rationnelle au monde. Une religion s’adapte particulièrement à ce mouvement : c’est le christianisme. Il est la religion d’émancipation du sujet moderne car cette religion établit une forme rationnelle et confiante de la relation du sujet autonome à la divinité. Le christianisme est une religion d’adhésion et non de dépossession et, dans la perspective de Marcel Gauchet, une forme dégradée de la religion. Il est « la religion de la sortie de la religion ». Le monde désenchanté est celui où, par l’économie et par l’État, la société se produit elle-même, celui où la religion a perdu l’essentiel de sa fonction de structuration sociale ou plutôt où elle s’est adaptée et n’est plus qu’un support à la structuration de la société directement par le droit et l’économie. C’est le monde où les rapports sociaux sont directement perçus et où, par conséquent, va se poser le problème du lien entre l’essence humaine et les rapports sociaux.

Résumons, à ce stade, les thèses de Marcel Gauchet : Selon ses analyses, le christianisme met fin à la religion comme pouvoir et comme organisation du monde, mais cela ne signifie pas que les institutions religieuses  ont pour autant épuisé leur rôle politique et social. La religion devient au contraire l’expression privilégiée du conservatisme. (En France, on constate une forte corrélation entre la pratique religieuse et le vote à droite). La capacité de mobilisation de l’Église dépasse très largement celle des syndicats ou des partis de gauche comme l’ont montré ses actions pour l’école confessionnelle ou contre le mariage homosexuel. La religion a encore, et aura encore longtemps, un rôle à jouer dans les sociétés et dans l’économie de la psyché humaine mais un autre facteur se manifeste : les rapports sociaux. L’essence humaine se développe et se complexifie. Ceci sera l’objet de prochains articles.

Condition de l’homme moderne : l’oeuvre

image 2Hannah Arendt commence ce quatrième chapitre de « condition de l’homme moderne »,  chapitre consacré à l’œuvre, en convenant une nouvelle fois de la faiblesse de la tripartition des activités humaines en travail, œuvre et action, distinction qui est pourtant la base de son étude. Les domaines se recouvrent et même se confondent à tel point que l’amalgame semble justifié ! Elle écrit (page 189) : «  Bien que l’usage ne soit pas la consommation, pas plus que l’œuvre n’est le travail, ils paraissent se recouvrir en certains domaines importants, au point que l’accord unanime avec lequel les savants comme le public ont confondu ces choses différentes semble bien justifié ». Il lui faut donc, pour maintenir sa distinction, à la fois accentuer l’opposition entre travail et œuvre et lui découvrir un fondement ontologique.

Première opposition encore superficielle : fin et destin : la qualité première des produits de l’œuvre est leur durabilité. Celle-ci n’est pas « absolue » mais elle est la fin visée par l’homo faber lors de leur création, alors que « la destruction est la fin inhérente » aux produits du travail ; leur destin est d’être détruit dans la consommation.

Opposition fondamentale : c’est la position des hommes face aux produits de l’œuvre qui  distingue fondamentalement  ces produits des fruits du travail. Les produits de l’œuvre ont une présence, une objectivité qui s’impose à la subjectivité humaine et s’oppose à elle. « A la subjectivité des hommes s’oppose l’objectivité du monde fait de main d’homme bien plus que la sublime indifférence d’une nature vierge ». La nature renvoie l’homme à son être biologique. Il prend conscience de sa faiblesse et de sa finitude. Mais, face à ses produits, l’homme dépasse sa finitude : il sent un sujet. Le thème romantique cède devant l’épopée prométhéenne du progrès.  

Toute opposition de ce type est éminemment contestable mais il est inutile ici d’entrer dans une discussion. Il parait plus intéressant de voir comment Hannah Arendt va renforcer l’opposition, comment elle la creuse.  Je ne suivrai pas ici l’ordre de la présentation. Les ressorts de l’argumentation paraissent bien mieux si on en restitue la logique. Une logique en deux temps : il s’agit d’abord de dévaluer le travail pour marquer une distance avec l’œuvre. Ensuite, il s’agira d’attribuer à l’œuvre une vigueur ontologique que n’a pas le travail.

Un exemple de la dévaluation est donné par ce passage : « A la différence de l’animal laborans dont la vie est grégaire et sans monde, et qui par conséquent est incapable de construire ou d’habiter un domaine public, du-monde, l’homo faber est parfaitement capable d’avoir un domaine public à lui, même s’il ne s’agit pas de domaine politique  à proprement parler. Son domaine public, c’est le marché …. ». Encore une fois, il me parait inutile de vouloir réfuter une affirmation aussi manifestement construite pour produire un effet. Qui dira que les producteurs céréaliers ont un comportement plus grégaire que ceux qui qui produisent des meubles, ou qu’ils ignorent ce qu’est un marché ? Ce qui apparait surtout c’est qu’une nouvelle fois la définition du travail a subi une inflexion. Son image est maintenant celle de l’ouvrier d’usine et même plus spécifiquement celui du travailleur à la chaîne. Page 149, les fruits du travail étaient voués à la consommation immédiate. Cela les différenciait des produits de l’œuvre qui constituaient le monde humain. Or, s’il est un objet qui a modifié notre environnement au cours du dernier siècle, c’est bien l’automobile. Difficile de ne pas la voir comme un produit de l’œuvre. Pourtant le travailleur de l’industrie automobile ne participe pas à l’œuvre mais au travail. Voyons pourquoi :  

image 1L’activité des ouvriers de l’automobile relève du travail et non de l’œuvre parce que toute créativité en a été retirée. Le travail prend ici, en fait, le sens de « labeur ». Il n’est plus défini par son produit comme au chapitre précédent mais par sa forme. Le thème marxiste de l’aliénation semblait s’imposer pour le décrire. Quelques passages vont dans ce sens, mais ce n’est pas le fond. Le discours bascule à l’inverse : l’ouvrier se plait à son travail ! Ainsi : « Toutes ces théories semblent très contestables du fait que les ouvriers expliquent eux-mêmes de façon toute différente leur préférence pour le travail répétitif. Ils le préfèrent parce qu’il est mécanique et n’exige pas d’attention, de sorte qu’en  l’exécutant ils peuvent penser à autre chose ». Les travailleurs de la chaine « paraissent trouver dans le fonctionnement de la machine le même plaisir que dans tout travail répétitif ».

Traditionnellement le travail répétitif est celui qui s’accompagne de chants. Sur cette base, l’œuvre et le travail s’opposent : le travail est mécanique et rythmé, l’artisan varie son rythme et ne chante qu’une fois l’ouvrage achevé. « Le travail, et non pas l’œuvre,  exige pour bien réussir une exécution rythmée, et lorsque plusieurs travailleurs font équipe, il faut une coordination rythmique de tous les gestes individuels ».  L’œuvre exige l’initiative. Le travail est un processus vital : « l’activité de travail fait intégralement partie [du processus vital] elle ne [le] transcende jamais ». On suppose qu’il faut comprendre ici « vital » comme opposé à social.

Enfin, l’homo faber est celui qui allège le labeur de l’animal laborans, ce qui achève de les opposer et les hiérarchise clairement. Cette dernière différence permet de passer au deuxième temps de la stratégie de rétablissement de la distinction entre travail et œuvre : la différence ontologique. Elle s’exprime ainsi : « L’œuvre factuelle de fabrication s’exécute sous la conduite d’un modèle conformément auquel l’objet est construit ». C’est la position téléologique dont Marx faisait un trait constitutif de l’humanité et qu’il rapportait au travail comme fait anthropologique, comme  « acte qui se passe entre l’homme et la nature ».

Hannah Arendt n’utilise pas l’expression « position téléologique » car cette expression ne s’accorderait  pas avec sa volonté de la réserver à un type d’homme : l’homo faber. Elle dévie vers une discussion au sujet de Protagoras et de son « homme mesure de toute chose ». Je ne développerai pas cela car il me semble que c’est hors de propos et qu’il faudrait discuter le sort fait à Protagoras par Platon. Ce n’est pas le sujet !

Restons en à la position téléologique. Qu’est-ce que la position téléologique ? Marx en fait la base de l’humanisation de l’homme, de la sortie de l’homme du règne animal. Si, pour expliquer cela, je reprends intégralement mon article facebook du 13 janvier (d’après Lukàcs), c’est que je n’ai pas trouvé le moyen de le résumer. Le voici donc :

« « Comment expliquer l’hominisation de l’homme ? Comment des dispositions anatomiques et comportementales ont-elles permis le passage du singe à l’homme ? Comment passe-t-on des fonctions biologiquement fixées propres à l’animal à l’adaptation transmissible et évolutive propre à l’homme ? Comment expliquer l’apparition de la vie sociale et du langage ?

Ce passage fut sans doute extrêmement lent. Il n’en a pas moins le caractère d’une rupture et d’un saut qualitatif. Il pourrait avoir son origine, son point de départ, dans une activité en germe chez l’animal mais qui acquiert chez l’homme une forme qui lui appartient exclusivement. Cette activité est, selon Marx, le travail. Il le définit et le caractérise ainsi : « Notre point de départ, c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habilité de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travailleur aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté ».

image 3Par le travail une position téléologique, un projet humain, se réalise matériellement. Cette réalisation s’accomplit au travers de médiations  qui peuvent être très ramifiées et complexes. Cette forme propre au travail d’être la réalisation d’une position téléologique est  la caractéristique commune à toutes les activités véritablement humaines. La généralisation de ce fait élémentaire est constitutive de l’expérience ou de l’activité de tout être humain. Elle est commune à toutes les modalités de ses expériences ou activités, des plus rudimentaires jusqu’aux plus complexes.

Parce qu’il implique une position téléologique, le travail enclenche le processus de l’humanisation. Les autres caractéristiques de l’humain, comme le langage, présentent déjà un caractère social. Leurs particularités, leurs modes d’action ne se déploient que dans un être social déjà constitué. Elles présupposent que le saut vers l’humain ait déjà eu lieu. Seul le travail comme interaction de l’homme avec la nature, devenant consciente, engage un  processus cumulatif, évolutif et transmissible.

Les plus grands penseurs, d’Aristote à Hegel, ont compris de la manière la plus claire le caractère téléologique du travail. Leurs analyses conservent aujourd’hui toute leur validité à ceci près toutefois qu’ils ne limitent pas la position téléologique au travail et aux pratiques humaines mais l’élèvent au rang d’une catégorie générale cosmologique : ils empruntent aux religions l’idée d’une finalité du monde et créent ainsi une concurrence constante, une antinomie entre  téléologie et causalité. Hegel fait de la téléologie le moteur de l’histoire et de toute sa conception du monde.  Aristote a pour modèle la biologie, il est fasciné par l’apparente finalité qui préside au développement du vivant. Il invente la notion de cause finale. Descartes imagine la création continuée et Leibniz  l’idée d’harmonie préétablie.

Pour les philosophes, le problème est de concilier la causalité comme principe d’un mouvement autonome avec cette téléologie généralisée qui implique un créateur conscient initiant les processus du réel. La téléologie cosmologique  comporte nécessairement la fixation d’un objectif et par conséquent une conscience qui le pose. Elle est pensée sur le modèle des séries causales initiées par la conscience humaine mais en raffine la forme pour satisfaire le besoin  humain d’un sens de l’existence.

L’homme a besoin  que tout ce qui arrive ait un sens. Dans la détresse et le désarroi, il voudrait connaitre le pourquoi des choses. Ce besoin, si persistant dans la vie quotidienne, pénètre tous les domaines de la vie personnelle immédiate. Le ramener à sa source originelle, à la logique du travail, exige un grand effort de lucidité. Il est peut-être encore plus difficile de comprendre que dans les pratiques magiques, dans la prière et l’imploration, la conscience est contaminée par la position téléologique qui a son origine dans le travail, que cette position est le fondement de la religiosité et de toutes les activités qu’elle inspire. » »

Ce qui chez Marx est la caractéristique commune à toutes les activités humaines (et dont la genèse ontologique est dans le travail) se trouve ramené à l’œuvre seule (en opposition au travail qui est, du coup,  dévalorisé). Hannah Arendt retient essentiellement l’idée que les moyens, les méthodes mises en œuvre sont dictées par le but anticipé. Mais un jardinier n’anticipe-t-il donc pas ? lui dont l’activité relevait du travail au sens qu’il avait au chapitre 3. C’est un des procédés qui revient constamment dans « condition de l’homme moderne » : reprendre une idée et la calibrer pour l’ajuster à son propos. C’est ce qui est fait aussi avec le thème de la « réification » qui se trouve ramené au sens de fabriquer des objets. Il me parait, dès lors, inutile de le discuter puisqu’il est purement tautologique : il est déjà contenu dans la définition de l’œuvre. L’autre procédé consiste à revenir sur ce qui vient d’être dit pour l’atténuer ou le réajuster. Le chapitre IV n’échappe pas à cela mais, pour ne pas être trop long, je reviendrai dans un prochain article sur ce qui, dans le même chapitre, contrarie la mise en valeur de l’œuvre et l’éloigne de la pensée et de l’art (qui font leur apparition comme activités humaines non mentionnées jusque là).