J’ai lu récemment que les trois cents familles les plus riches du monde possédaient autant que les trois milliards d’humains les plus pauvres. Je ne saurais pas dire si l’information est exacte ni qui sont ces trois cents familles. Quoi qu’il en soit, jamais la dépossession n’a été aussi générale et pourtant beaucoup d’hommes font de la propriété une qualité inhérente à leur personne. Ils se pensent eux-mêmes dans les termes de la propriété et déclarent fièrement qu’ils gèrent leur « capital santé » ou proclament comme une conquête « mon corps m’appartient ». Tout leur parait pouvoir être l’objet d’une appropriation comme s’il appartenait à l’essence de l’homme d’être propriétaire. Ils protestent avec raison contre toute tentative de s’approprier leur personne mais ils le font dans les termes de la propriété. On peut leur concéder que de n’être pas la propriété d’autrui est une conquête mais faut-il pour cela que la propriété soit vue comme une qualité inhérente à la personne humaine ?
La propriété, dans sa forme moderne, est un produit de l’évolution des formes bourgeoises de société. Elle n’appartient nullement à l’essence de l’homme mais la brouille tout au contraire. Ses formes contemporaines sont si abstraites et médiatisées qu’on ne sait plus qui est propriétaire, sous quelles formes et quels pouvoirs en découlent. La propriété contemporaine est anonyme et se cache alors même que chacun la revendique. Mais d’où vient l’idée de propriété ? Comment est-elle parvenue à dominer les esprits au point de brouiller l’idée même de ce que l’homme pense être ? Pour répondre à cette question, il faut revenir à l’origine de l’idée moderne de propriété.
Marx situe le couronnement de la forme moderne de la propriété dans la déclaration des Droits de l’homme. Il a eu raison de ne pas lire cette déclaration comme un texte sacré mais d’y voir l’expression idéalisée des rapports sociaux réels et d’y repérer la volonté de construire l’organisation politique de la société autour de la propriété privée bourgeoise, de sa promotion et de sa défense. Il écrit dans « L’idéologie Allemande » (réédition 2012 page 201) : « Au début de la Révolution française, le libéralisme, c’est-à-dire les propriétaires privés libéraux, donnèrent une apparence libérale à la propriété privée en déclarant qu’elle constituait un droit de l’homme. [ …] de cette manière leur propre « combien », dont ils se préoccupaient avant tout, demeurait intact et se trouvait même garanti »
Oui, c’est bien de cela dont il s’agissait : ce qui s’émancipe avec la Déclaration des droits de l’homme ce n’est pas l’homme comme membre d’une collectivité unifiée et solidaire mais le bourgeois comme propriétaire privé et incarnation de l’individu « égoïste » soucieux de la préservation de ses biens. Le moment où les droits de l’homme sont proclamé est le moment de la révolution où la bourgeoisie devient la classe dominante et celui où on assiste à « la désagrégation de la vieille société ».
Dans la société féodale, il n’y avait pas, selon Marx, de séparation entre l’exercice du pouvoir politique et la mainmise sur la richesse produite. Cette société était directement politique, c’est-à-dire qu’elle ne nécessitait pas de système représentatif car « la propriété, ou la famille, ou le mode de travail, étaient, sous la forme de la seigneurie, de la caste et de la corporation, devenus des éléments de la vie de l’État ». Le suzerain possédait la terre, il avait pouvoir sur ceux qui y vivaient mais n’en disposait pas comme d’un bien qu’il aurait pu aliéner. Il n’en était pas propriétaire au sens moderne du terme. On ne parlait d’ailleurs pas de « la propriété » mais « des propriétés » qui se déclinaient en « propriété directe » ou seigneuriale et en « propriété utile » ou routière, lesquelles pouvaient se superposer sur un même sol. La « propriété allodiale » dite « libre » était une propriété saisonnière. Les produits de la terre faisaient également l’objet de droits partagés de même que les différents droits à taxation. Tous ces droits se superposaient avec des variations d’une province à l’autre. Ceci dura en France jusqu’à la révolution mais a pu perdurer bien plus longtemps dans d’autres pays. En effet, l’homme n’est pas naturellement propriétaire dans la forme que nous connaissons ; il ne l’est que dans la société bourgeoise. La propriété n’est pas un fait naturel. C’est précisément pourquoi elle a eu besoin d’être pensée comme un droit naturel avant d’être consacrée et proclamée comme un droit de l’homme.
Le paradoxe n’est qu’apparent : l’idéologie du droit naturel dont se réclament les droits de l’homme, l’idéologie dont ils disent sortir, fonde les droits nouveaux, liés à l’apparition de la société bourgeoise. Cette idéologie leur invente un fondement dans ce qui parait le plus originaire et immuable : la nature. Ce que les Droits de l’homme initient dans la société nouvelle en construction, ils affirment le trouver idéalement enraciné dans le passé de la nature. Les droits de l’homme attribuent aux droits proclamés une origine fictive qui dissimule leur origine réelle. Ainsi la propriété bourgeoise se développe à partir de la propriété féodale et en rupture avec elle. Elle en révèle la nature asociale, inaperçue dans le cadre de la société féodale.
La propriété n’a pas la même nature dans la société féodale et dans la société bourgeoise. La propriété féodale se pense comme un droit de domination et de possession dans le cadre de relations de vassalité et suzeraineté. Elle est consacrée par Dieu. Elle n’évolue vers propriété dans le sens moderne qu’au moment de la renaissance, après une lente maturation qui commence vers le XIIème siècle dans le cadre du vaste mouvement de révolte contre la domination féodale qui s’est poursuivi pendant plusieurs siècles dans toute l’Europe de l’ouest. Ce lent passage d’une forme de propriété à l’autre s’est fait dans les représentations dans le cadre d’un débat autour de l’idée nouvelle de droit naturel. Il faut donc faire un détour par l’origine de cette idée de droit naturel pour en suivre les contradictions et la maturation.
Selon l’historien britannique Brian Tiernay l’expression de droit naturel n’existait pas avant le 12ème siècle[1]. (Il réfute, par conséquent, les courants d’interprétation qui ramènent la notion à l’antiquité et à Thomas d’Aquin). L’historienne Florence Gauthier a contribué à le faire connaître en France. Je vais résumer ce qu’elle dit de l’origine de la propriété moderne dans le droit naturel.
L’idée et l’expression d’un droit naturel sont nées dans le contexte des luttes populaires contre le servage et du grand mouvement de révolte auquel ces luttes ont donné lieu pour la possession de la terre et de ses produits. On rencontre pour la première fois la notion de droit naturel dans les textes des juristes spécialistes du droit canon (les décrétistes). Le juriste Gratien est l’un de ses inventeurs. Il distingue trois niveaux de droit : le droit humain, le droit divin et le droit naturel dont il dit qu’il appartient à chaque être humain. Gratien redéfinit les rapports entre droit individuel, droit collectif, bien commun et propriété individuelle. Dans le Decretum, il écrit que chacun a droit à sa part sur le bien commun, que personne n’a le droit d’en prendre plus qu’il en a besoin et que celui qui a trop commet une violence envers les autres. Il expose cela en termes de droit et de devoir et non de charité (laissée à l’appréciation individuelle). Selon la droite raison, qui est le droit naturel, les nécessiteux doivent être aidés et la propriété individuelle ne peut pas être exclusive. C’est le droit à l’existence des autres qui lui impose sa limite.
Certains théoriciens du droit naturel ont considéré que la propriété n’est pas une conséquence du droit naturel, qu’elle n’est pas un droit naturel, mais qu’elle n’est qu’un droit humain (une institution purement humaine) tout comme l’esclavage ou le servage et, pour soutenir cela, ils ont proposé une interprétation de l’Éden et de la Chute. Ainsi, Huguccio et Isidore de Séville disaient que le paradis était un état de nature où tout était commun, un état d’innocence qui avait précédé la Chute. Les franciscains se référaient à cette interprétation quand ils disaient que Jésus avait vécu dans cet état de nature et d’innocence.
A cela Jean 22 a opposé la « thèse adamique » qui s’énonce ainsi : Dieu a donné le monde en propriété à Adam avec le pouvoir royal de le gouverner et d’en faire hériter son fils. Cette thèse est particulièrement importante car elle reste, (évidemment exprimée en termes modernes), pour l’essentiel, celle de l’Église puisque nous lisons dans le « Compendium de la doctrine sociale de l’Église »: « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité ». Les termes employés sont importants et doivent être lus avec attention. Les biens de la terre sont dits être « destinés » à l’usage de tous les hommes (et donc ils n’appartiennent pas également à tous les hommes); ils doivent « affluer » entre les mains de tous, et donc ne sont pas aux mains de tous mais de quelques-uns qui en sont propriétaires. En conséquence tous les hommes n’ont pas sur eux les mêmes droits. Les biens ne sont pas communs mais leurs produits sont répartis selon la justice et la charité (c’est-à-dire selon des principes politiques et religieux). De cela on peut conclure sans surprise que l’Eglise n’est clairement pas communiste mais qu’en revanche, elle ne défend pas et ne justifie pas non plus la propriété privée pour elle-même. Elle ne la justifie que sous condition de partage équitable. On peut dire que l’Église n’est pas économiquement libérale mais plutôt Keynésienne. Mais revenons à notre débat théologique.
Bien sûr cette thèse adamique fut combattue car elle conférait une origine divine à la propriété privée, à la souveraineté royale et à la domination masculine. Bonagratia de Bergame et guillaume D’Occam la contestent et reprennent au XIIIème siècle la conception de l’Éden d’avant la Chute affirmant que Dieu a donné le dominium du monde en commun à Adam, à Eve et à leurs descendants car il n’y avait pas de propriété privée avant la Chute. Ils placent l’origine de la propriété privée après la Chute dans le monde humain. Il n’y a donc pas, selon eux, de dominium privé mais un dominium commun qui peut être partagé. Mais c’est évidemment le développement de l’économie et la transformation des rapports sociaux qui ont tranché finalement cette dispute dans le sens de la propriété bourgeoise, c’est-à-dire de la propriété pleine et entière comme droit d’usus, de fructus et abusus. L’idéologie n’a fait que préparer et habiller tout cela sous la forme de la rationalité. La bourgeoisie, comme classe montante, apporte une nouvelle idéologie fondée sur la rationalité.
Au moment où la bourgeoisie commence à se constituer en classe, elle élabore la notion de propriété privée dans son sens moderne à partir des débats autour du droit naturel, et particulièrement de la thèse adamique, mais en la transposant dans le registre du droit. Le philosophe anglais John Locke, au 17ème siècle, pour la première fois, fait de la propriété un droit garant des libertés. L’homme, selon Locke, est l’unique propriétaire de sa personne et de son corps et c’est par le travail qu’on s’approprie les biens de la nature. Locke justifie ainsi la conquête de l’Amérique et la dépossession des indiens qui ne cultivaient pas leur terre. Le libéralisme moderne se réclame des idées de Locke en les poussant à l’extrême. C’est ainsi que Margaret Thatcher a pu affirmer que la société n’existe pas. Seul, selon elle, existe l’individu propriétaire et tout ce qui est accessible à l’homme est objet de propriété. L’excès même de cette « idéologie propriétaire » [2] en révèle l’absurdité. Elle croit parler de l’homme, elle ne fait que l’apologie du propriétaire privé.
L’évolution du statut juridique des propriétaires pendant les 17 et 18 ème siècles autorise l’affirmation du publiciste Joseph Comby : « la propriété est un mythe créé à la renaissance par l’invention « sur mesure » d’un droit romain [3]». C’est avec la Révolution puis avec le Code Civil, que ce statut est durablement scellé dans le droit positif. Les Droits de l’homme ne créent pas le droit de propriété, ils le consacrent et le mettent à l’abri de l’arbitraire de l’administration royale « achevant par là une évolution de plusieurs siècles » selon Joseph Comby.
Ainsi, les recherches historiques ont confirmé ce que l’opuscule de Marx « la question juive » affirmait dans un style qui devait encore beaucoup à Hegel : la propriété bourgeoise se développe sous la forme d’une négation et d’un dépassement de la propriété féodale. Marx pense ici sous le mode de sa dialectique matérialiste : il pense la propriété, comme toute chose, dans le processus de son développement. Ce développement n’est pas linéaire mais fait de négations, de ruptures et de passages à un niveau supérieur. A ce développement, qui est concrètement celui de l’emprise effective du « propriétaire » sur la terre et les hommes, correspond un développement dans les représentations : « leurs reflets dans notre cerveau, les concepts ».
Marx voit dans le passage de la propriété féodale à la propriété bourgeoise proprement dite un renversement dans les termes : dans la société féodale c’est la relation de suzeraineté qui était la base et le fondement de la possession de la terre, alors que dans la société bourgeoise, qui se met en place avec la révolution, c’est la propriété comme droit de posséder exclusivement une terre ou tout autre bien qui devient l’élément premier qui détermine la position et la fonction sociale du propriétaire. La domination n’a alors plus besoin de la caution divine et de la fiction du privilège de naissance pour se justifier. C’est, au contraire, la propriété qui justifie la domination mais elle n’est pas un droit réservé (un privilège) : tout homme peut être propriétaire. La société, qui était fermée, s’ouvre. Alors qu’est engagé un processus de prédation et de dépossession (que Marx, après Adam Smith, appellera « accumulation primitive »), les Droits de l’homme proclament que tous « naissent libres et égaux en droit » et sont donc tous potentiellement propriétaires. C’est précisément parce que la propriété ne peut plus, sans dispute, être présentée comme un droit naturel et c’est encore parce que la bourgeoisie en prive les classes dominées, par un mouvement tel que celui des enclosures, qu’elle la proclame comme l’un des droits de l’homme. En désarmant les classes populaires par la suppression des corporations et par la loi Le Chapelier, elle proclame comme un attribut universel de l’homme ce qu’elle se réserve pour elle seule.
Dans « L’idéologie allemande » Marx poursuit cette dialectique de la propriété en montrant qu’elle aboutit à une privatisation de l’État : « C’est à cette propriété privée moderne que correspond l’État moderne, dont les propriétaires privés ont fait peu à peu acquisition par les impôts, qui est entièrement tombé entre leurs mains par le système de la dette publique et dont l’existence dépend exclusivement, par le jeu de la hausse et de la baisse des valeurs de l’État à la Bourse, du crédit commercial que lui accordent les propriétaires privés, les bourgeois ». Remarque on ne peut plus actuelle !
Ainsi et pour résumer, l’idée de propriété a une histoire. Nous ne la percevons comme quelque chose allant de soi que dans la mesure où nous considérons la société dans laquelle nous vivons comme la seule possible ou au moins comme une société qui s’accorde à la nature humaine. Nous sommes ainsi embrouillés dans nos idées de « propriété » ou de « religion ». Nous sommes loin encore de savoir ce qu’est l’homme et ce que sera l’homme émancipé. Pour nous rapprocher de ce savoir, nous avons encore à poser la question de la personne humaine, de la politique et des rapports sociaux, ce qui sera l’objet d’un prochain article.
[1] Brian Tiernay : « the idea of natural righsts, studies on natural righst, natural law and church law ». 1997
[2] J’ai consacré une partie de mon article “comprendre la mondialisation (6)” à la question de l’idéologie propriétaire comme forme ultime de la propriété.
[3] Joseph Comby : « un droit inaliénable et sacré » ADEF 1990
Joseph Comby a une formation d’économiste et d’urbaniste. Il a fondé la revue « études foncières »
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