La question de la politique

image 2Il me semble utile, pour l’éventuel lecteur comme pour moi, de faire un point de la réflexion déroulée dans mes derniers articles : j’ai montré que les droits de l’homme se développent, qu’ils s’enrichissent et entrent dans le droit positif (un grand moment de leur extension étant la déclaration universelle de 1948). Pourtant, bien qu’ils progressent, ces droits sont combattus ou au moins critiqués, et quelques fois invalidés, par ceux-là même qui en bénéficient et souvent les instrumentalisent. Mais toutes ces critiques, toutes ces réticences, se heurtent à la condamnation unanime des violations les plus graves de la dignité humaine. Les auteurs des pires violations, eux-mêmes, n’osent pas affronter l’humanité de leurs victimes. Les droits de l’homme, ou plutôt les droits fondamentaux, ne sont donc pas seulement un fait irrécusable, leur valeur est là qui s’imposent à nous.

Ce constat paradoxal m’a amené à chercher comment pourraient être fondés à nouveau ces droits fondamentaux. Fonder signifie pour moi ceci : démontrer que la proclamation des droits de l’homme, et le développement des droits fondamentaux, ne sont pas un fait contingent de l’histoire, que les droits de l’homme ne sont pas le produit d’une initiative historique heureuse mais qu’ils sont une donnée nécessaire du développement humain, qu’ils répondent à une nécessité qui ne pouvait pas manquer de se concrétiser d’une façon ou d’une autre quand le stade de développement des sociétés les rendaient nécessaires, ceci pour la raison qu’ils sont inscrits dans l’essence même de l’homme, c’est-à-dire qu’ils sont relatifs à ce qui fait que l’homme est homme.

Pour mener cette opération de refondation, j’ai effectué un renversement qui a été l’objet de mon article du 26 février « droits de l’homme et spécificité humaine ». Ce renversement a consisté à passer de la question « qu’est-ce qui fait la valeur universelle des droits de l’homme ? » à celle-ci : « qu’est-ce qui, dans l’homme, a fait qu’il se donne ou se proclame des droits ?». Mes articles suivants ont  commencé l’exploration de cette question de « l’essence humaine ».

Je ne suis pas le premier à avoir effectué un tel renversement. Je ne l’ai pas inventé mais je l’ai trouvé dans l’article de Karl Marx de 1843 « la question juive ». Mes derniers articles se sont appuyés sur une lecture commentée de ce texte, lecture qui montre que Marx passe de la question juive à la question de l’émancipation humaine. Cette émancipation pose la question de l’État, la question de la religion, celle de propriété, toutes questions qui font obstacle à l’émancipation humaine et par conséquent au dévoilement de l’essence humaine. J’appelle essence humaine ce qui ferait la spécificité d’un homme complément émancipé, ce qui se découvre dans le développement des sociétés humaines et de l’homme lui-même.

Ce point étant fait, et le sens de mon travail étant bien fixé, je peux achever la lecture de « la question juive » et écarter un voile qui brouille l’essence humaine : la réduction de l’homme à son statut d’animal politique. Je reprends le cours de ma lecture en commençant par un rappel.

Lorsque, dans son opuscule, Marx émet ses critiques sur le caractère limité et politiquement connoté des Droits de l’homme, il ne les conteste pas  en eux-mêmes. Il ne dit nullement que les hommes ne doivent pas être libres et égaux ou qu’ils ne doivent pas être préservés de l’arbitraire. Il constate seulement l’inachèvement du développement historique et le fait que la proclamation des droits de l’homme est un moment d’un processus révolutionnaire où la classe bourgeoise s’émancipe. Ainsi, selon lui, si « aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse .. l’homme égoïste » c’est que «l’homme vrai et authentique » c’est-à-dire l’homme historiquement réalisé, c’est le bourgeois égoïste – ce par quoi il faut comprendre que l’homme en chair et en os, l’homme historiquement présent, ne réalise pas l’essence humaine. C’est un être inaccompli parce que limité par son statut social. Pour bien voir cela, il faut être clair ici sur le sens du qualificatif « égoïste ». Il ne s’agit pas d’un trait de caractère ou de personnalité propre à certaines personnes. Le bourgeois ne se définit pas ici, comme c’est souvent le cas dans la littérature, par un mode de vie ou un type de personnalité et moins encore par une façon de s’habiller ou de se comporter en société. L’égoïsme doit être compris ici comme le trait distinctif et limitatif d’une classe sociale, comme ce qui résulte de sa situation particulière dans les rapports sociaux de production.

Ce qui fait que les droits de l’homme sont incomplets, inaboutis et souvent considérés comme une fiction, ce n’est pas l’égoïsme personnel de leurs rédacteurs mais le fait que la société est divisée en classes dont les intérêts ne sont pas conciliables, qu’il y a des bourgeois égoïstes dans la mesure où une partie de la société est séparée de ses moyens de subsistance.  Le bourgeois est ici le membre d’une classe défini et limité par sa position sociale et non par sa personnalité, car la propriété privée divise la société concrètement en deux groupes dont les intérêts s’opposent et elle mutile aussi bien le possédant que celui qui est sans possession. Mais pourquoi avoir retenu ce qualificatif d’égoïste ?

L’adjectif « égoïste » vient de Feuerbach qui l’utilise pour caractériser le judaïsme. Au paragraphe 10 de la première partie de « l’essence du christianisme », Feuerbach écrit : « Le principe qui lui [au judaïsme] est fondamental n’est pas … tant celui de la subjectivité que celui de l’égoïsme (…) L’utilitarisme, l’utilité est le principe suprême du judaïsme (…) Au contraire [des grecs] les Israélites n’ouvraient à la nature que leurs sens gastriques …. Manger est l’acte le plus solennel ou même l’initiation à la religion juive… Leur principe, leur Dieu est le principe le plus pratique du monde – l’égoïsme, à savoir l’égoïsme sous la forme de la religion ». On voit clairement à la lecture de ce passage, où pointe le préjugé antisémite, que la pensée de Feuerbach reste une pensée essentialiste dans le sens où elle considère qu’une chose comme le judaïsme est partout et en tous temps la même. Feuerbach considère que le judaïsme est destiné à rester le même et qu’il correspond au poncif qu’il répète à son sujet : à savoir qu’il est la religion de l’égoïsme.  

Cet adjectif « égoïste » est repris par Bruno Bauer. De là il se retrouve chez Marx en écho au réquisitoire  de Bruno Bauer : « Vous êtes, vous autres juifs, des égoïstes », expression que Marx reprenait  et qu’il faisait suivre du  rappel agressif de l’inaccomplissement de l’essence humaine : « vous n’êtes pas des hommes, pas plus que ceux à qui vous faites appel ». Rappel qui ramène à la question de l’essence humaine en la posant dans le cadre du développement historique qui a vu le développement de la société bourgeoise

L’usage que fait Marx du même adjectif aurait pu laisser croire qu’il transpose sur le bourgeois le poncif appliqué par Feuerbach au juif et à sa religion si la façon dont il en introduit le thème n’en faisait un produit de l’histoire et une caractéristique de la position de classe de la bourgeoisie. Il faut le répéter contre les lectures malveillantes : l’égoïsme du bourgeois n’est pas un trait de sa personnalité mais la forme de son comportement social et politique induite par sa situation de propriétaire privé, c’est sa nature politique et la marque du caractère limité de cette nature.

image 1Cette mise au point étant faite et cet obstacle à la compréhension étant levé, il est possible de passer à la question de la politique telle que Marx l’analyse : comme lieu de la lutte des classes. Cela suppose d’aller au-delà des discours sur les droits de l’homme et la laïcité (ce qui n’est pas y renoncer), pour découvrir la réalité qu’ils masquent. C’est ce qu’avait fait Marx dans son texte de 1843 quand il a écrit que, dans la réalité, il n’y a « Personne d’autre que le membre de la société bourgeoise » et qu’il n’y a pas d’autres rapports que ceux propres à cette société réelle : des rapports de production et d’échange et des rapports de pouvoir dans lesquels les hommes sont englués et qui ne leur permettent de réaliser leur être. Le rapport de l’homme au citoyen est la représentation théorisée et idéalisée de ces rapports et de leurs limites. Il est la forme, dans la pensée, d’un rapport réel qui est un rapport de soumission de l’individu particulier à l’hégémonie du groupe dominant qui s’exerce par la contrainte étatique : deux siècles d’exercice du suffrage universel nous le démontrent. Mais il faut le lire dans le texte même de la Déclaration des droits de l’homme.

 L’article 29 de la déclaration de 1789 proclame : « chaque citoyen a un droit égal de concourir à la formation de la loi et à la nomination de ses mandataires ou de ses agents ». Pourtant l’exercice de ce droit ne fait que reproduire sur le plan politique les dominations qui s’exercent dans la société. Les citoyens ont un droit mais subissent une « gouvernance. J’ai développé cette idée dans mon article du 23 novembre 2013 « comprendre la mondialisation (4) ». J’y renvoie le lecteur. Il y verra que la démocratie, dans une société de classe, est par nature faussée et qu’elle ne vaut que pour autant qu’elle permet l’acceptation de la domination de classe. Les droits de l’homme contribuent à masquer cette réalité.

Aujourd’hui, comme au moment où Marx écrivait, le rapport de l’homme au citoyen est une projection sublimée des rapports réels. Par conséquent, comme l’écrivait Marx, il est de même nature que « le rapport de  l’État politique à la société bourgeoise » (laquelle, dans son rapport à l’État se pense et se désigne comme société civile). Il est l’inversion dans la pensée d’un rapport réel : celui de l’individu à la collectivité. L’individu singulier, qui n’existe que dans et par la collectivité, qui en est le produit, se pense comme l’unité de base de la société qu’il imagine produire en consentant à entrer en relation avec d’autres individus qui seraient comme lui autant de monades autonomes. Cette inversion est la base des idées de contrat social comme fondation originaire de la société. Elle révèle une contradiction que le développement historique ne peut pas encore résoudre au moment où les droits de l’homme sont proclamés et que, par conséquent, on ne peut pas, ou ne veut pas, voir. Cette contradiction se révèle et se dénonce dans le destin, au cours de la révolution, de quelques-uns des révolutionnaires qui ont participé activement à la proclamation des Droits de l’homme. Ainsi Barnave, qui fut en 1789, un promoteur de leur proclamation, voulut en limiter l’application quand les débats portèrent en 1791 sur les colonies. Il était bien conscient de la contradiction qui existait entre les principes de la déclaration, qu’à titre personnel il approuvait, et le système colonial esclavagiste, qu’en tant que représentant des colonies, il entendait voir perdurer. Il s’opposa ouvertement à leur application dans les colonies pour lesquelles il proposait une constitution spécifique. Pour lui, la révolution et la Déclaration des droits n’étaient et ne devaient être qu’un moment du réajustement du pouvoir politique pour le conformer aux formes de propriété bourgeoises. Ils n’étaient qu’un habillage idéologique et un moyen d’ouvrir la voie à la propriété capitaliste naissante.

La même Déclaration était pour le mouvement populaire la réalisation projetée de l’émancipation sociale. La Déclaration était donc le lieu d’une confrontation politique (parfois même d’un déchirement intime) et non une réalité simple et univoque, figée à jamais, comme le voudraient ceux qui la sacralisent mais souhaitent en limiter la portée. La révolution n’a d’ailleurs pas produit une déclaration des droits mais plusieurs versions successives d’un texte toujours en discussion.  Le rapport de force entre le mouvement populaire et les représentants de la bourgeoise ascendante dans cette discussion et au cours de la révolution, se lit d’ailleurs directement par la place donnée à la propriété dans l’énumération des droits dans les différentes rédactions de la déclaration.

image 3Parce qu’ils sont un moment dans une lutte de classes et un nœud autour duquel se déroule cette  lutte, les droits de l’homme ne peuvent pas, au moment de leur proclamation répondent à l’ambition qu’ils affichent. Ce que consacrent, dans les termes de leur proclamation de 1789, c’est l’émancipation de la bourgeoisie comme classe. Ce que la déclaration sanctifie, c’est à la fois l’émancipation politique de la bourgeoisie et l’inaboutissement de l’émancipation humaine ; ce qui est ratifié c’est le développement inachevé de l’émancipation humaine, c’est sa limitation à l’émancipation politique et, par-là, la réduction de l’homme à un animal politique.

Les droits de l’homme sont, comme il a déjà été dit, une étape du développement humain ou du découvrement de l’essence humaine. Ils sont la concrétisation d’un tournant dans un processus historique dont l’aboutissement ne peut être que la fin de la séparation de l’homme et de son être social. Ils sont  un tournant essentiel puisque c’est le moment où se noue l’idée d’essence humaine et celle de droits humains. Le lien de l’essence humaine aux droits humains demeure encore mystifié mais il s’amorce. L’aboutissement de la réalisation de l’essence humaine,  que Marx, dans le Manifeste du parti communiste, dit être celui où « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », sera celui de la réalisation pleine et entière des droits humains, c’est le moment de leur abolition dans leur réalisation. C’est le surmontement, non seulement de la division des sociétés en classes antagoniques, mais aussi de la dualité inhérente à toute existence humaine qui fait de tout homme à la fois, et souvent dans la discorde et la frustration, un individu singulier et un être social à qui sa position de classe et, par elle son être, est assigné par la société tout autant qu’il le conquiert dans et par elle. Car l’essence humaine ne se découvre et ne se réalise véritablement qu’à l’aboutissement du processus engagé dont la Révolution et la proclamation des droits, comme événements historiques, ne sont qu’un moment paroxystique. L’essence humaine ne se réalise que lorsque l’homme fait retour à lui-même au terme d’un développement historique. Marx dit cela de la façon suivante : « L’émancipation humaine n’est réalisée que lorsque l’homme a reconnu et organisé ses propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique ».

Cependant, l’expression « force sociale » reste obscure et imprécise. Marx peine à exprimer ce qui fait l’essence humaine. Il fait un pas de plus dans la lettre qu’il adresse à Feuerbach le 11 août 1844 quand il écrit : « L’unité de l’homme, fondée sur la différence réelle entre les hommes, le concept du genre humain ramené du ciel de l’abstraction sur la terre réelle, qu’est-il d’autre que le concept de la société ».

Ce qui était d’abord désigné comme « la force sociale » puis comme « la société », devient dans la VIème thèse sur Feuerbach « les rapports sociaux ». Cette thèse dit exactement : « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». L’analyse et la compréhension de cette célèbre thèse, analyse menée conformément au mode de pensée de Marx, devraient nous permettre de découvrir et de comprendre la nature des processus d’émancipation humaine et de réalisation des droits fondamentaux humains et par conséquent nous permettre d’aller vers la résolution du problème de leur fondation. Car il faut encore le rappeler : fonder les droits humains c’est  à la fois en comprendre leur genèse ontologique et comprendre les processus historiques concrets qui réalisent l’essence humaine, c’est comprendre la réalité humaine dans son développement en cours.

La question de la propriété

image 3J’ai lu récemment que les trois cents familles les plus riches du monde possédaient autant que les trois milliards d’humains les plus pauvres. Je ne saurais pas dire si l’information est exacte ni qui sont ces trois cents familles. Quoi qu’il en soit, jamais la dépossession n’a été aussi générale et pourtant beaucoup d’hommes font de la propriété une qualité inhérente à leur personne. Ils se pensent eux-mêmes dans les termes de la propriété et déclarent fièrement qu’ils gèrent leur « capital  santé » ou proclament comme une conquête « mon corps m’appartient ». Tout leur parait pouvoir être l’objet d’une appropriation comme s’il appartenait à l’essence de l’homme d’être propriétaire. Ils protestent avec raison contre toute tentative de s’approprier leur personne mais ils le font dans les termes de la propriété.  On peut leur concéder que de n’être pas la propriété d’autrui est une conquête mais faut-il pour cela que la propriété soit vue comme une qualité inhérente à la personne humaine ?

La propriété, dans sa forme moderne, est un produit de l’évolution des formes bourgeoises de société. Elle n’appartient nullement à l’essence de l’homme mais la brouille tout au contraire. Ses formes contemporaines sont si abstraites et médiatisées qu’on ne sait plus qui est propriétaire, sous quelles formes et quels pouvoirs en découlent. La propriété contemporaine est anonyme et se cache alors même que chacun la revendique. Mais d’où vient l’idée de propriété ? Comment est-elle parvenue à dominer les esprits au point de brouiller l’idée même de ce que l’homme pense être ? Pour répondre à cette question, il faut revenir à l’origine de l’idée moderne de propriété.

Marx situe le couronnement de la forme moderne de la propriété dans la déclaration des Droits de l’homme. Il a eu  raison de ne pas lire cette déclaration comme un texte sacré mais d’y voir l’expression idéalisée des rapports sociaux réels et d’y repérer la volonté de construire l’organisation politique de la société autour de la propriété privée bourgeoise, de sa promotion et de sa défense. Il écrit dans  « L’idéologie Allemande » (réédition 2012 page 201) : « Au début de la Révolution française, le libéralisme, c’est-à-dire les propriétaires privés libéraux, donnèrent une apparence libérale à la propriété privée en déclarant qu’elle constituait un droit de l’homme. [ …] de cette manière leur propre « combien », dont ils se préoccupaient avant tout, demeurait intact et se trouvait même garanti »

Oui, c’est bien de cela dont il s’agissait : ce qui s’émancipe avec la Déclaration des droits de l’homme ce n’est pas l’homme comme membre d’une collectivité unifiée et solidaire mais le bourgeois comme propriétaire privé et incarnation de l’individu « égoïste » soucieux de la préservation de ses biens. Le moment où les droits de l’homme sont proclamé est le moment de la révolution où la bourgeoisie devient la classe dominante et celui où on assiste à « la désagrégation de la vieille société ».

Dans la société féodale, il n’y avait pas, selon Marx, de séparation entre l’exercice du pouvoir politique et la mainmise sur la richesse produite. Cette société était directement politique, c’est-à-dire qu’elle ne nécessitait pas de système représentatif car « la propriété, ou la famille, ou le mode de travail, étaient, sous la forme de la seigneurie, de la caste et de la corporation, devenus des éléments de la vie de l’État ». Le suzerain possédait la terre, il avait pouvoir sur ceux qui y vivaient mais n’en disposait pas comme d’un bien qu’il aurait pu aliéner. Il n’en était pas propriétaire au sens moderne du terme. On ne parlait d’ailleurs pas de « la propriété » mais « des propriétés » qui se déclinaient en « propriété directe » ou seigneuriale et en « propriété utile » ou routière, lesquelles pouvaient se superposer sur un même sol. La « propriété allodiale » dite « libre » était une propriété saisonnière. Les produits de la terre faisaient également l’objet de droits partagés de même que les différents droits à taxation. Tous ces droits se superposaient avec des variations d’une province à l’autre. Ceci dura  en France jusqu’à la révolution mais a pu perdurer bien plus longtemps dans d’autres pays.  En effet, l’homme n’est pas naturellement propriétaire dans la forme que nous connaissons ; il ne l’est que dans la société bourgeoise. La propriété n’est pas un fait naturel. C’est précisément pourquoi elle a eu besoin d’être pensée comme un droit naturel avant d’être consacrée et proclamée comme un droit de l’homme.

Le paradoxe n’est qu’apparent : l’idéologie du droit naturel dont se réclament les droits de l’homme, l’idéologie dont ils disent sortir, fonde les droits nouveaux, liés à l’apparition de la société bourgeoise. Cette idéologie leur invente un fondement dans ce qui parait le plus originaire et immuable : la nature. Ce que les Droits de l’homme initient dans la société nouvelle en construction, ils affirment le trouver idéalement enraciné dans le passé de la nature. Les droits de l’homme attribuent aux droits proclamés une origine fictive qui dissimule leur origine réelle. Ainsi la propriété bourgeoise se développe à partir de la propriété féodale et en rupture avec elle. Elle en révèle la nature asociale, inaperçue dans le cadre de la société féodale.

La propriété n’a pas la même nature dans la société féodale et dans la société bourgeoise. La propriété féodale se pense comme un droit de domination et de possession dans le cadre de relations de vassalité et suzeraineté. Elle est consacrée par Dieu. Elle n’évolue vers propriété dans le sens moderne qu’au moment de la renaissance, après une lente maturation qui commence vers le XIIème siècle dans le cadre du vaste mouvement de révolte contre la domination féodale qui s’est poursuivi pendant plusieurs siècles dans toute l’Europe de l’ouest. Ce lent passage d’une forme de propriété à l’autre s’est fait dans les représentations dans le cadre d’un débat autour de l’idée nouvelle de droit naturel. Il faut donc faire un détour par l’origine de cette idée de droit naturel pour en suivre les contradictions et la maturation.

 Selon l’historien britannique Brian Tiernay l’expression de droit naturel n’existait pas avant le 12ème siècle[1]. (Il réfute, par conséquent, les courants d’interprétation qui ramènent la notion à l’antiquité et à Thomas d’Aquin). L’historienne Florence Gauthier a contribué à le faire connaître en France. Je vais résumer ce qu’elle dit de l’origine de la propriété moderne dans le droit naturel.  

image 2L’idée et l’expression d’un droit naturel sont nées dans le contexte des luttes populaires contre le servage et du grand mouvement de révolte auquel ces luttes ont donné lieu pour la possession de la terre et de ses produits. On rencontre pour la première fois la notion de droit naturel dans les textes des juristes  spécialistes du droit canon (les décrétistes). Le juriste Gratien est l’un de ses inventeurs. Il distingue trois niveaux de droit : le droit humain, le droit divin et le droit naturel dont il dit qu’il appartient à chaque être humain. Gratien redéfinit les rapports entre droit individuel, droit collectif, bien commun et propriété individuelle. Dans le Decretum, il écrit que  chacun a droit à sa part sur le bien commun, que personne n’a le droit d’en prendre plus qu’il en a besoin  et que celui qui a trop commet une violence envers les autres. Il expose cela en termes de droit et de devoir et non de charité (laissée à l’appréciation individuelle). Selon la droite raison, qui est le droit naturel, les nécessiteux doivent être aidés et la propriété individuelle ne peut pas être exclusive. C’est le droit à l’existence des autres qui lui impose sa limite.

Certains théoriciens du droit naturel ont considéré que la propriété n’est pas une conséquence du droit naturel, qu’elle n’est pas un droit naturel, mais qu’elle n’est qu’un droit humain  (une institution purement humaine) tout comme l’esclavage ou le servage et, pour soutenir cela, ils ont proposé une interprétation de l’Éden et de la Chute. Ainsi, Huguccio et Isidore de Séville disaient que le paradis était un état de nature où tout était commun, un état d’innocence qui avait précédé la Chute. Les franciscains se référaient à cette interprétation quand ils disaient que Jésus avait vécu dans cet état de nature et d’innocence. 

 A cela Jean 22 a opposé la « thèse adamique » qui s’énonce ainsi : Dieu a donné le monde en propriété à Adam avec le pouvoir royal de le gouverner et d’en faire hériter son fils. Cette thèse est particulièrement importante car elle reste, (évidemment exprimée en termes modernes),  pour l’essentiel, celle de l’Église puisque nous lisons dans le « Compendium de la doctrine sociale de l’Église »: « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité ». Les termes employés sont importants et doivent être lus avec attention. Les biens de la terre sont dits être « destinés » à l’usage de tous les hommes (et donc ils n’appartiennent pas également à tous les hommes); ils doivent « affluer » entre les mains de tous, et donc ne sont pas aux mains de tous mais de quelques-uns qui en sont propriétaires. En conséquence  tous les hommes n’ont pas sur eux les mêmes droits. Les biens ne sont pas communs mais leurs produits sont répartis selon la justice et la charité (c’est-à-dire selon des principes politiques et religieux). De cela on peut conclure sans surprise que l’Eglise n’est clairement pas communiste mais qu’en revanche, elle ne défend pas et ne justifie pas non plus la propriété privée pour elle-même. Elle ne la justifie que sous condition de partage équitable. On peut dire que l’Église n’est pas économiquement libérale mais plutôt Keynésienne. Mais revenons à notre débat théologique.

 Bien sûr cette thèse adamique fut combattue car elle conférait une origine divine à la propriété privée, à la souveraineté royale et à la  domination masculine. Bonagratia de Bergame et guillaume D’Occam la contestent et reprennent au XIIIème siècle la conception de l’Éden d’avant la Chute affirmant que Dieu a donné le dominium du monde en commun à Adam, à Eve et à leurs descendants car il n’y avait pas de propriété privée avant la Chute. Ils placent l’origine de la propriété privée après la Chute dans le monde humain. Il n’y a donc pas, selon eux, de dominium privé mais un dominium commun qui peut être partagé. Mais c’est évidemment le développement de l’économie et la transformation des rapports sociaux qui ont tranché finalement cette dispute dans le sens de la propriété bourgeoise, c’est-à-dire de la propriété pleine et entière comme droit d’usus, de fructus et abusus. L’idéologie n’a fait que préparer et habiller tout cela sous la forme de la rationalité. La bourgeoisie, comme classe montante, apporte une nouvelle idéologie fondée sur la rationalité.

Au moment où la bourgeoisie commence à se constituer en classe, elle élabore la notion de propriété privée dans son sens moderne à partir des débats autour du droit naturel, et particulièrement de la thèse adamique, mais en la transposant dans le registre du droit. Le philosophe anglais John Locke, au 17ème siècle, pour la première fois, fait de la propriété  un droit garant des libertés. L’homme, selon Locke, est l’unique propriétaire de sa personne et de son corps et c’est par le travail qu’on s’approprie les biens de la nature. Locke justifie ainsi la conquête de l’Amérique et la dépossession des indiens qui ne cultivaient pas leur terre. Le libéralisme moderne se réclame des idées de Locke en les poussant à l’extrême. C’est ainsi que Margaret Thatcher a pu affirmer que la société n’existe pas. Seul, selon elle, existe l’individu propriétaire et tout ce qui est accessible à l’homme est objet de propriété. L’excès même de cette « idéologie propriétaire » [2] en révèle l’absurdité. Elle croit parler de l’homme, elle ne fait que l’apologie du propriétaire privé.

L’évolution du statut juridique des propriétaires pendant les 17 et 18 ème siècles autorise l’affirmation du publiciste Joseph Comby : « la propriété est un mythe créé à la renaissance par l’invention « sur mesure » d’un droit romain [3]». C’est avec la Révolution puis avec le Code Civil, que ce statut est durablement scellé dans le droit positif. Les Droits de l’homme ne créent pas le droit de propriété, ils le consacrent et le mettent à l’abri de l’arbitraire de l’administration royale « achevant par là une évolution de plusieurs siècles » selon Joseph Comby.

 image 1Ainsi, les recherches historiques ont confirmé ce que l’opuscule de Marx « la question juive » affirmait dans un style qui devait encore beaucoup à Hegel : la propriété bourgeoise se développe sous la forme d’une négation et d’un dépassement de la propriété féodale. Marx pense ici sous le mode de sa dialectique matérialiste : il pense la propriété, comme toute chose, dans le processus de son développement. Ce développement n’est pas linéaire mais fait de négations, de ruptures et de passages à un niveau supérieur. A ce développement, qui est concrètement celui de l’emprise effective du « propriétaire » sur la terre et les hommes, correspond un développement dans les représentations : « leurs reflets dans notre cerveau, les concepts ».

Marx voit dans le passage de la propriété féodale à la propriété bourgeoise proprement dite un renversement dans les termes : dans la société féodale c’est la relation de suzeraineté qui était la base et le fondement de la possession de la terre, alors que dans la société bourgeoise, qui se met en place avec la révolution, c’est la propriété comme droit de posséder exclusivement une terre ou tout autre bien qui devient l’élément premier qui détermine la position et la fonction sociale du propriétaire. La domination n’a alors plus besoin de la caution divine et de la fiction du privilège de naissance pour se justifier. C’est, au contraire, la propriété qui justifie la domination mais elle n’est pas un droit réservé (un privilège) : tout homme peut être propriétaire. La société, qui était fermée, s’ouvre. Alors qu’est engagé un processus de prédation et de dépossession (que Marx, après Adam Smith, appellera « accumulation primitive »), les Droits de l’homme proclament que tous « naissent libres et égaux en droit » et sont donc tous potentiellement propriétaires.  C’est précisément parce que la propriété ne peut plus, sans dispute, être présentée comme un droit naturel et c’est encore parce que la bourgeoisie en prive les classes dominées, par un mouvement tel que celui des enclosures, qu’elle la proclame comme l’un des droits de l’homme. En désarmant les classes populaires par la suppression des corporations et par la loi Le Chapelier, elle  proclame comme un attribut universel de l’homme ce qu’elle se réserve pour elle seule. 

Dans « L’idéologie allemande » Marx poursuit cette dialectique de la propriété en montrant qu’elle aboutit à une privatisation de l’État : « C’est à cette propriété privée moderne que correspond l’État moderne, dont les propriétaires privés ont fait peu à peu acquisition par les impôts, qui est entièrement tombé entre leurs mains par le système de la dette publique et dont l’existence dépend exclusivement, par le jeu de la hausse et de la baisse des valeurs de l’État à la Bourse, du crédit commercial que lui accordent les propriétaires privés, les bourgeois ».  Remarque on ne peut plus actuelle !

Ainsi et pour résumer, l’idée de propriété a une histoire. Nous ne la percevons comme quelque chose allant de soi que dans la mesure où nous considérons la société dans laquelle nous vivons comme la seule possible ou au moins comme une société qui s’accorde à la nature humaine. Nous sommes ainsi embrouillés dans nos idées de « propriété » ou de « religion ». Nous sommes loin encore de savoir ce qu’est l’homme et ce que sera l’homme émancipé. Pour nous rapprocher de ce savoir, nous avons encore à poser la question de la personne humaine, de la politique et des rapports sociaux, ce qui sera l’objet d’un prochain article.


[1] Brian Tiernay : « the idea of natural righsts, studies on natural righst, natural law and church law ».          1997

[2] J’ai consacré une partie de mon article “comprendre la mondialisation (6)” à la question de l’idéologie propriétaire comme forme ultime de la propriété.

[3] Joseph Comby : « un droit inaliénable et sacré » ADEF 1990

Joseph Comby a une formation d’économiste et d’urbaniste. Il a fondé la revue « études foncières »

La question juive

 image 3« A propos de la question juive » est le seul des ouvrages publiés par Marx qui traite de la question des droits de l’homme. C’est le plus souvent pour cela qu’on le mentionne aujourd’hui. Mais j’ai déjà consacré, le 3 février, un article à ce sujet. Je ne vais pas y revenir mais m’intéresser, cette fois, à l’autre partie de l’ouvrage, celle qui en est  l’essentiel et fait tout son intérêt. Car ce texte de jeunesse de Marx aurait dû  avoir plutôt pour titre « la question de l’homme » : il amorce un processus de rupture épistémologique qui renverse la conception théologique de l’homme et prélude à une compréhension de l’essence humaine complètement nouvelle. N’en déplaise à Althusser, ce n’est pas un antihumanisme théorique qui s’annonce dans ses pages mais un nouvel humanisme fondé sur une conception à la fois dialectique et matérialiste de l’homme.  Mais revenons d’abord au moment de sa parution.  

Marx le publie en 1843 dans la revue des exilés allemands « Deutsch-Französische Jahrbücher ». Quand il  le rédige, les Droits de l’homme ont été proclamés depuis un demi-siècle mais aucun pays n’y fait référence dans sa constitution. La France est une monarchie constitutionnelle et la Société des Droits de l’Homme est une association républicaine jacobine que Marx connaît vraisemblablement. L’Allemagne est divisée.  La population juive y vit séparée et souhaite continuer à vivre séparée mais elle revendique la levée des interdits qui la frappe et la reconnaissance de son droit à pratiquer sa religion. Elle revendique un droit au particularisme plus que les droits de l’homme. Selon le théologien et jeune hégélien Bruno Bauer, dans les débats sur la question juive  « on entend souvent les grands mots de ‘liberté, droits de l’homme, émancipation’ » mais ces mots ne sont finalement pas utiles car il y a discordance entre les revendications avancées et ces références. Selon lui, la question de l’émancipation des juifs allemands ne peut pas être celle des droits de l’homme car le particularisme juif n’est pas conciliable avec l’universalisme des droits de l’homme : « la question est plutôt de savoir si le Juif en tant que tel, c’est-à-dire le Juif qui reconnaît lui-même qu’il est contraint par sa vraie nature à vivre dans une éternelle séparation des autres, est capable de recevoir les droits de l’homme universels et de les accorder aux autres »[1]. N’y a-t-il pas incompatibilité entre la volonté d’une communauté de maintenir ses traditions et ses particularismes et les droits de l’homme ? L’œcuménisme chrétien peut-il s’accorder avec l’exclusivisme judaïque dont il est le dépassement ? Selon Bruno Bauer les juifs sont, dans la Pologne féodale comme dans la société bourgeoise, un groupe opportuniste qui vit hors de la moralité commune et utilise son particularisme pour tirer avantage des interdits, des blocages et des insécurités qui figent les sociétés : les juifs se font distillateurs d’eau de vie en Pologne ou usuriers là où sévissent le besoin et la misère.  Par leur refus de s’intégrer, ils se maintiennent hors du flot de l’histoire des peuples comme des idées et contribuent à leur propre exclusion. Selon Bruno Bauer les discriminations dont souffrent les juifs sont le fruit du sectarisme de leur religion[2] qu’ils maintiennent à travers les siècles alors que ce sectarisme a été transmué en prosélytisme universel par la religion chrétienne qui est ainsi sortie de la religion juive en rompant avec son intransigeance.

Toute religion isole l’homme dans son essence humaine : « Son essence ne le fait pas homme, mais juif, de même l’essence qui anime les autres n’en fait pas non plus des hommes, mais des chrétiens, des mahométans ». Les religions divisent l’humanité.

image 1Pour Bruno Bauer l’idée de droits de l’homme est née de la lutte contre les privilèges. Elle est le fruit des contingences de la révolution et de l’évolution de la conscience humaine. Il n’y voit pas une question philosophique impliquant celle de l’essence humaine : « La question des droits de l’homme n’a été découverte dans le monde chrétien qu’au siècle dernier. Elle n’est pas innée dans l’homme, au contraire elle ne s’est conquise que dans le combat contre les traditions historiques dans lesquelles l’homme a été élevé jusqu’ici. Ainsi les droits de l’homme ne sont pas un présent de la nature, pas un dot de l’histoire, mais le prix de la lutte contre le hasard de la naissance et contre les privilèges que l’histoire a transmis jusqu’ici de génération en génération. Ils sont le résultat de la culture, et ne peut les posséder que celui qui les acquis et mérités ». Bruno Bauer voit également dans l’opposition entre juifs et chrétiens un fait d’histoire que ceux-ci ne pourraient être capables de critiquer scientifiquement qu’en se niant en tant que juifs et chrétiens.

Dans son opuscule de 1843, Marx résume l’argumentation de Bruno Bauer, non pas pour contester ses analyses mais pour opérer le déplacement qu’a manqué l’auteur. Il fait passer la question de l’émancipation du terrain de la religion à celui de la philosophie. Il passe de la question des Droits de l’homme à celle de l’Homme et ne reviendra à la question des Droits de l’homme qu’une fois la seconde éclaircie. Deux pages lui suffisent pour récapituler les non-sens soulevés par la question de l’émancipation des juifs dans un État chrétien : se serait demander sa liberté à qui n’a pas la sienne, vouloir être assimilé sans accepter de s’assimiler, mettre en cause les privilèges et les préjugés sans renoncer aux siens ou encore bénéficier du mouvement de l’histoire sans y participer. Ce serait finalement opposer l’illusion à l’illusion car : « à la nationalité véritable [le juif] oppose sa nationalité chimérique, et à la loi, sa loi illusoire ».  Ce qui amène cette question que Marx pose autant en son nom qu’en interprétant Bruno Bauer : « A quel titre, vous autres juifs, exigez-vous donc votre émancipation ? A cause de votre religion ? Elle est ennemie mortelle de la religion d’État. Comme citoyens ? En Allemagne, il n’y a pas de citoyens. Comme êtres humains ? Vous n’êtes pas des êtres humains, pas plus que ceux à qui vous faites appel ». Ce qui est posé ici au sujet des juifs, c’est la  question dont se débarrasse Joseph de Maistre avec la même ironie quand il écrit : « il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe c’est bien à mon insu[3] ». Mais alors que Joseph de Maistre s’en débarrasse pour se débarrasser avec elle des Droits de l’homme, Marx la révèle dans toute son acuité. Ce qui est l’objet de cette question, c’est ce que Montaigne appelle « l’humaine condition » que le juif porte en lui autant que le chrétien et qui pourtant n’appartient ni au juif ni au chrétien. C’est ce qui est commun et n’est pourtant pas partagé par le Juif et le Chrétien. Alors que Bruno Bauer demande « comment sont-ils constitués [ …] le juif qui doit être émancipé et l’État chrétien qui doit émanciper [4]», la formule percutante employée par Marx «vous n’êtes pas des êtres humains » pose directement la question :  comment est constitué l’Homme ? Elle le fait avec une franchise provocante qui invite le lecteur à effectuer le déplacement que n’a pas effectué Bruno Bauer. 

Pour Bruno Bauer, c’est « en abolissant la religion » que l’Homme se réalise. Il retrouve sa véritable essence qui était recouverte. L’Homme serait le substrat recouvert et masqué par les particularismes ou, puisque c’est la dernière phrase de conclusion, « l’Homme est situé au-dessus du privilège et du monopole ».  En renonçant à imposer sa religion dans l’espace public, l’homme se débarrasse d’une identité illusoire et retrouve son unité : car le juif n’est juif qu’en se séparant ; (le juif est une illusion selon Bruno Bauer). Il en va de même pour le chrétien. En conséquence, le problème juif est résolu « du moment que juif et chrétien ne reconnaissent plus dans leur religion respective que des étapes du développement de l’esprit humain, des peaux de serpent rejetées par l’histoire, et qu’ils reconnaissent dans l’Homme le serpent qui a fait peau neuve en évoluant ». Débarrassé des illusions religieuses qui les opposent, les hommes sont révélés à eux-mêmes. Ils sont des êtres de raison : « La science constitue alors leur unité ». On devrait en conclure que la religion n’appartient pas à leur essence, qu’elle est une force étrangère qui les sépare. Cette force est ce qui anime l’État chrétien pour assigner à chaque communauté le statut qui lui convient et lui accorder les privilèges correspondants. L’État chrétien  n’est donc pas en mesure de  libérer les hommes de ce qui les sépare, à la fois entre eux et chacun de l’essence humaine, sans cesser d’être ce qu’il est. Ce serait contraire à son essence.

Là où Bruno Bauer pose la question de l’essence de l’État chrétien, le dépassement opéré par Marx invite à poser celle de l’essence de l’État. Ce dépassement s’opère en passant par la question des rapports de la religion et de l’État. Cette question est posée par Bruno Bauer comme celle de la sécularisation de l’État. Il considère cependant que cette sécularisation, qui est effective en France, ne suffit pas à régler la question juive aussi longtemps que le Juif considère que sa Loi est supérieure à celle de la République, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il reste Juif avant d’être homme.

Marx partage ce constat mais estime que « Bauer ne considère la question juive que d’un seul côté ». L’autre aspect de la question est celui de l’émancipation elle-même que manque Bruno Bauer. Marx, ici, distingue l’émancipation politique et l’émancipation humaine. Ce qui nous reconduit à la question de l’Homme. Il résume le renversement qu’il provoque de cette façon : « La question des rapports de l’émancipation politique et de la religion devient pour nous la question des rapports de l’émancipation politique et de l’émancipation humaine ».

image 2Si l’État peut être laïque sans que cela résolve la question de la religion (et donc la question juive), c’est « que l’État peut être libre sans que l’homme soit un homme libre ». Qu’est-ce donc qu’un homme libre ? A cela Marx répond qu’un homme libre politiquement n’est pas encore pleinement un homme libre. Il est libre « par l’intermédiaire de l’État » et donc « en contradiction avec lui-même ». L’homme libre politiquement se dédouble en homme civil soumis à sa religion et en homme libéré du joug de la religion dans l’État. L’homme est donc un être qui a la faculté de se réaliser sur un autre plan que celui de son être immédiat et concret et donc d’être en tant qu’être humain générique ce qu’il n’est pas en tant qu’individu singulier. Cette réalisation n’est cependant pas une opération purement imaginaire et fantasmée puisqu’elle prend, dans l’émancipation  politique, la forme d’institutions et de règles de droit propres à la république laïque.

L’Homme a la faculté d’avoir son essence hors de lui, c’est-à-dire de réaliser ce qui le fait pleinement homme non dans son être concret, dans sa personne, mais dans une institution qui le domine et le représente. Dans l’émancipation politique, l’homme ne participe à ce qu’il pense être son essence qu’en réalisant cet idéal hors de lui, dans l’État et dans la figure du citoyen qui est celle de l’homme face à l’État. Il y a donc une autoproduction de l’homme comme être générique à travers l’État politique. Cette réalisation, cette autoproduction accomplissent dans le champ politique l’émancipation à laquelle l’homme aspire, mais elles échouent à la réaliser dans son existence quotidienne. Les citoyens sont égaux face à l’État ou dans l’État par l’exercice de leur citoyenneté, tout en demeurant inégaux dans leurs relations dans la vie civile, quand ils commercent entre eux, quand ils accèdent aux biens disponibles. L’essence humaine est donc là, dans l’État, mais encore imparfaitement réalisée. Marx ne peut pas encore à ce stade de son analyse dire comment il la conçoit mais il a incontestablement fait un grand pas vers une nouvelle conception. A défaut de pouvoir en exposer la forme développée, puisqu’elle ne l’est pas effectivement, il peut définir l’essence de l’État qui atteint dans l’Europe du début du 19ème siècle sa forme achevée : « L’État politique parfait est, d’après son essence, la vie générique de l’homme par opposition à sa vie matérielle ». Cette formule de tournure encore très Feuerbachienne dit une chose très simple : l’État n’est pas une autorité extérieure à la société, il est le produit de ce dont il s’est séparé et qui par cette opération devient la société civile. Mais c’est un produit qui s’oppose à ce qui l’a produit, qui s’en sépare et le domine. Par lui la société civile, c’est-à-dire les hommes comme individus concrets réalisent politiquement, c’est-à-dire sur le plan du droit et d’institutions qui se voudraient neutres, ce qu’ils aspirent à être en tant qu’êtres humains accomplis. Cette réalisation sur le plan politique, c’est-à-dire à un niveau purement institutionnel, est par nature imparfaite. Ce qu’elle accomplit politiquement (l’égalité des droits), elle y fait obstacle pratiquement. Elle contribue à maintenir concrètement une inégalité qu’elle déclare abolie. Si l’État est par essence la vie générique de l’homme, c’est que ce qu’il réalise  est bien ce que les hommes pensent être inhérent au concept d’homme qu’ils se donnent, mais que ce n’est pas ce qui est constaté chez tous les individus. L’État politique parfait réalise de façon mystifiée ce que les hommes pensent être leur essence, ce que philosophiquement ils pensent être l’essence de l’Homme. Marx appelle cela « la sophistique de l’État politique ». Ici, donc l’État achevé, en fait la république laïque, est une réalisation incomplète de l’essence humaine telle qu’elle est conçue par les penseurs politiques du 19ème siècle. Il est  l’institution par laquelle l’Homme se libère politiquement de la religion ou de l’inégalité sociale tout en y restant matériellement soumis. On ne peut pas qualifier cette libération d’imaginaire ou d’abstraite puisqu’elle se manifeste concrètement sous la forme d’institutions, de droits et de prérogatives réelles comme le droit de vote égal ou l’enseignement laïque.

Peut-être faut-il ici s’arrêter à une difficulté de la lecture. Marx utilise le mot « essence » qui renvoie généralement à la métaphysique classique. Il faut d’abord s’extraire de cette interprétation réductrice et bien voir que ce mot prend un sens nouveau, non essentialiste ! Nous sommes dans le cadre d’une pensée dialectique. Pour savoir ce que cela signifie je renvoie à mon article du 16 juin 2013 « dialectique ». Je n’y reviens pas. Je vais seulement en développer les implications mais comme cela présente quelques difficultés, je le ferai dans un prochain article qui poursuivra et approfondira la lecture de « la question juive » et en fera plus clairement encore la question de l’homme.


[1]  La question juive par Karl Marx suivi de la question juive par Bruno Bauer : 10/18 union générale d’éditions 1968

[2] Affirmation démentie par la recherche historique. Selon l’historien israélien Shlomo Sand, le judaïsme était dans les premiers siècles une religion prosélyte. 7% à 8% de la population de l’empire romain était convertie au judaïsme et des royaumes juifs se sont créés aussi bien au Khazar qu’en Arabie heureuse et parmi les Berbères. La diaspora juive d’après la destruction du Temple en 70 serait largement un mythe ;

« Comment le peuple juif fut inventé » Shlomo Sand – Fayard 2008

[3] Joseph de Maistre : considérations sur la France 1796

[4] Dans la traduction de Maximilien Rubel – celle de Jean-Michel Palmier en 10/18 dit : « Quelle est demande-t-il la nature du Juif qui doit être émancipé, et quelle est la nature de l’État chrétien qui doit émanciper ?»

Droits de l’homme et spécificité humaine

image 2Les droits de l’homme sont attaqués, instrumentalisés, bien souvent par ceux-là mêmes qui se présentent comme leurs défenseurs. Ne pouvant les refouler, ils veulent en réduire la portée pour n’en faire que des armes contre les formes les plus violentes de tyrannie, quand ils ne s’en servent pas comme d’un argument polémique. Beaucoup s’efforcent de les ramener à leur formulation de 1789 et refusent obstinément de voir leur développement et leur mise en œuvre dans le droit positif. Tout cela, je l’ai illustré et dénoncé dans mes précédents articles. J’ai dévoilé le caractère réactionnaire de ces attaques et de cette instrumentalisation.  J’en ai montré aussi les limites : ces attaques échouent. Elles sont sans force face à la volonté des peuples de vivre libres et respectés. Elles ne peuvent empêcher que les droits fondamentaux se développent et s’internationalisent (s’universalisent pratiquement) ; ils ne peuvent plus être pensés, et ne sont plus pensés, sous les catégories du droit naturel classique. La critique philosophique de leur compréhension métaphysique et idéaliste a été faite. Sa validité ne peut pas être contestée. Mais elle rencontre une limite dans la condamnation unanime et universelle des crimes contre l’humanité. Que faire alors ? Comment ne pas prendre acte à la fois de la pertinence des critiques de l’idéalisme et de l’exigence de droit qui s’exprime ?  Comment maintenir l’exigence des droits de l’homme dans toute leur extension autrement qu’en les refondant. Pour cela il faut s’efforcer de passer à une élaboration constructive : il faut penser les droits fondamentaux positivement et dans toute leur extension pour en comprendre la nature.

 La recherche d’un nouveau fondement doit abandonner les spéculations métaphysiques et abstraites. Elle doit aussi renoncer à discuter indéfiniment le contexte historique et philosophique de la proclamation de 1789, car cela ne permet pas de comprendre pourquoi les droits de l’homme se développent, pourquoi ils progressent et sont acceptés et revendiqués de plus en plus universellement, par l’ensemble des nations, pourquoi ils sont portés par des institutions internationalement reconnues comme représentant l’ensemble de l’humanité. Il faut partir de ce constat et renverser l’interrogation. Non plus essayer de comprendre ce qui dans la nature des droits ferait que leur respect serait universellement exigé mais essayer de comprendre ce qui dans l’homme fait qu’il se proclame des droits et veut les faire respecter. Quelle est donc cette spécificité humaine qui fait qu’il veut avoir des droits, que ses aspirations à l’émancipation s’expriment par la proclamation de droits ?  Les nouvelles formes de l’interrogation seront les suivantes :

–          comment penser l’homme comme être social, pris dans l’histoire, en conflit avec ses semblables et animé du désir de s’émanciper et de faire respecter ses droits

–          comment penser l’idée des droits fondamentaux dans leur relation à la situation humaine, à l’homme pris dans des rapports qui s’imposent à lui et le modèlent

             Nous constatons que les droits fondamentaux se développent, qu’ils s’universalisent et que  leur développement ne fait pas obstacle à leur reconnaissance générale. Leur reconnaissance de plus en plus large n’est pas cependant la manifestation d’une téléologie (d’une finalité conçue comme ayant un pouvoir agissant). Elle se fait au prix de combats sans cesse repris. L’humanité est poussée en avant, elle est animée par un besoin d’émancipation que l’on constate à toutes les époques et dans toutes les sociétés. Ce besoin ancré en chaque homme pousse les sociétés humaines en avant. Mais quel en est la source ? Nous pensons pouvoir la trouver dans une anthropologie fondée sur l’idée que l’être social de l’homme en fait un être ouvert à des possibles, tendu vers le meilleur, à la différence de l’animal qui est limité par ses instincts.

image 1Nous constatons qu’il est particulier à l’homme d’aller vers toujours plus d’émancipation et vers la libération de ses potentialités. Cela nous conduit donc à interroger l’idée d’une « essence humaine ». Nous avons constaté que les critiques les plus vives contre les droits fondamentaux se heurtaient à une dignité humaine que personne ne peut refuser à son prochain sans s’en dépouiller en même temps. Celui qui perpétue les plus graves atteintes à l’humanité en l’autre s’enferme dans la dénégation ou n’a pas conscience de ce qui fait sa propre humanité. Il n’y a aucune époque, ni aucune société, où les consciences ne se soient élevées contre les traitements inhumains et contre la dégradation de l’être humain. Ceux qui ont perpétué les crimes les plus graves contre la personne humaine, comme les conquistadors espagnols ou les bourreaux nazis, ont voulu cacher leurs crimes et ont tenté de nier l’humanité de leurs victimes plutôt que de l’affronter. Ils ne se sont donc jamais reconnu le droit moral d’infliger des traitements inhumains à des êtres humains. Ils ne pouvaient ignorer que de tels crimes seraient condamnés. Leurs contemporains ne leur ont jamais reconnu un tel droit et ont réprouvé leurs crimes. Toutes les générations répètent cette condamnation.  Pourtant, malgré cette reconnaissance de l’unité et de la dignité humaine,  l’idée d’une nature ou d’une essence humaine, d’une unité de l’humanité, restent problématiques. Son lien avec l’idée d’émancipation n’est pas pensé. La norme, le droit et l’aspiration au droit comme fondement de la relation de l’humain à l’humain ne sont pas explorés.

L’homme se pense à la fois comme individu et comme espèce humaine ; la philosophie a tantôt pensé une primauté de l’individu sur la société, tantôt la primauté du social sur l’individu. Il faut articuler ces deux approches, individualiste et sociologique. L’homme doit être vu à la fois comme être moral, perçu dans sa dignité, et comme être empirique mû par le besoin ; l’un ou l’autre pôle domine selon que la philosophie est spiritualiste ou matérialiste. L’homme se pense aussi à la fois dans son unité, comme genre humain, et dans sa diversité. La diversité humaine est celle des cultures que la sociologie et l’ethnologie étudient mais elle est aussi celle des sexes et des conditions sociales. La philosophie doit composer avec cette opposition entre unité et diversité ; elle doit s’en saisir. Elle doit interroger l’idée d’humanité sur tous ces aspects dans le but de dégager ce qui peut être soutenu aujourd’hui au regard du développement des sciences de l’homme.

Nous voyons que ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est que l’homme, par le travail, accumule ses productions matérielles et intellectuelles hors de lui, dans le monde social, et de façon potentiellement illimitée. L’homme crée hors de lui les bases concrètes à partir desquelles se forment les individus. Chaque homme ne peut s’assimiler qu’une part limitée des produits du développement humain, il ne s’assimile toujours qu’une partie des moyens de son émancipation. Son émancipation est donc toujours inachevée. Il est toujours arrêté dans son développement. La société lui en offre à la fois les moyens et lui en dicte les limites. L’individu et la société sont le produit l’un de l’autre et se développent  l’un par l’autre, mais sont aussi limités l’un par l’autre. C’est ici, dans ce fait premier, que se lient l’essence humaine et l’idée d’émancipation.

Cette spécificité de l’être humain ne le sépare pas de la nature. Charles Darwin, dans son ouvrage de 1871 « la filiation humaine », explique scientifiquement comment elle est le fruit de l’évolution. Par la seule dynamique d’avantages sélectionnés et transmis, l’espèce humaine a accédé à sa position d’éminence évolutive, représentée par l’état de « civilisation », lequel substitue des institutions protectrices, une éducation altruiste et une morale de la bienveillance, du secours et de la sympathie, à la violence de l’élimination naturelle des plus faibles. Mais cet effet réversif de l’évolution fondateur des bases de la civilisation crée des sociétés complexes où apparaissent des inégalités et des tensions. C’est ce mouvement contradictoire qui fait apparaitre à la fois des privilèges et l’exigence morale de leur dépassement. Ainsi l’évolution humaine est marquée dans son origine même par la contradiction.

Si le développement humain ne se fait que dans et par la société, les rapports contradictoires que les hommes ont entre eux en seront le moteur ou le frein selon que chacun se voit reconnu, ou non, des droits sur les productions humaines à la fois intellectuelles et matérielles. La question des rapports que les hommes ont entre eux, dans la société, est donc fondamentale. Ces rapports sont un frein dans les sociétés oppressives, ils ouvrent des possibilités de développement personnel dans les sociétés qui reconnaissent à l’individu les droits à s’émanciper.

La question des droits que les hommes se reconnaissent apparait ici originairement dans la question des rapports sociaux à la fois oppressifs et potentiellement libérateurs. Le droit et plus particulièrement la proclamation des droits fondamentaux, sont l’outil par lequel l’homme agit sur son développement. Le droit est l’expression consciente et objective, mais aussi réifiée, des rapports sociaux. Il n’est jamais un outil neutre, une technique purement rationnelle de régulation de la société. Il est toujours politique et moral en ce sens qu’il participe toujours à la fois de l’un et l’autre. Même quand il s’en défend, le droit participe toujours du politique et du moral, il intervient dans leur champ comme ils interviennent en lui. La prétention parfois affirmée du droit à être politiquement neutre est elle-même politique. Sa prétention à ignorer le bien comme le mal le rendrait irrecevable comme droit. Le lien entre droit, morale et politique, leur consubstantialité, se sont imposés dès que le droit, comme norme édictée et imposée par une autorité humaine, a supplanté la norme religieuse vécue comme procédant une autorité transcendante.

Nous avons constaté que la protestation politique, au nom des droits fondamentaux ou pour la proclamation de nouveaux droits, est d’abord une protestation morale. Elle est l’exigence d’une moralisation du droit, c’est-à-dire de la reconnaissance par le droit de la volonté humaine d’émancipation. Certes, dans les sociétés modernes et capitalistes le droit voudrait apparaître comme une technique neutre et rationnelle par laquelle toutes choses semblent prévisibles et calculables. Le positivisme juridique théorise cela et veut séparer droit et éthique, légalité et légitimité (souvent en rappelant et en maintenant leur désignation ancienne comme loi positive et loi naturelle). Il veut réduire le droit à une technique et l’éthique à une réflexion sur les valeurs. Pourtant droits et éthique sont intimement liés comme plusieurs philosophes l’ont soutenu[1]. La morale est au cœur du droit et aucun droit ne peut se faire accepter et réguler une société pacifiée sans avoir un contenu moral. Le droit est donc naturellement l’outil par lequel s’exprime l’émancipation humaine et par lequel ce qu’il y a d’humain en l’homme s’affirme et se développe. Les droits humains sont donc à la fois le moyen et l’expression première de l’émancipation humaine.

image 3Il faut clarifier le lien qui va de l’essence humaine aux rapports sociaux et des rapports sociaux au droit et du droit comme technique aux droits fondamentaux comme expression des aspirations humaines. Etablir ce lien, en comprendre l’émergence, c’est donner une base solide et rationnelle à l’idée de droits fondamentaux. En faisant des droits fondamentaux l’expression de l’essence humaine, nous réfutons toutes les critiques qui nient leur validité et veulent les relativiser ou en limiter la portée et l’extension. Nous établissons  que leur proclamation et leur extension marquent les étapes historiques de l’émancipation humaine et du développement de l’essence humaine. Les droits fondamentaux ne sont ni atemporels ni transcendants, ils sont historiques. Mais ils n’en n’ont pas moins une valeur universelle, ils sont universalisants, car ils sont l’expression d’un fait fondamental qui se retrouve à toutes les époques et dans toute les sociétés : la volonté de développement et d’émancipation qui anime les hommes, qui est liée à l’essence humaine.

Une démarche philosophique constructive doit aller de la question de l’essence humaine à celle des rapports sociaux et des rapports sociaux au droit comme expression des aspirations humaines. Mais ces questions ne sont séparées que dans l’analyse. On ne peut les séparer pratiquement. C’est la question des fondements du droit qui conduit à poser celle de l’essence humaine, et dès qu’on pose la question de l’essence humaine, la question des rapports sociaux et celle du droit comme régulateur des rapports sociaux est posée. Essence humaine et rapports sociaux sont intimement liés. Un texte fondateur l’affirme. Nous partirons de sa lecture. Ce texte c’est « à propos de la question juive » de Karl Marx. Il fera l’objet d’un prochain article.


[1] Habermas, Dworkin, contre Kelsen et Max Weber.

Des droits de l’homme aux droits fondamentaux, vers l’émancipation humaine

image 3Ce sont les révolutions qui ont donné les premières formulations des droits humains : la déclaration d’indépendance américaine, en 1776, puis la révolution française en 1789 et 1793 les ont exprimés avec une force et une radicalité croissante. Mais la vague révolutionnaire qui s’est poursuivie jusqu’en 1848 n’est pas parvenue à les imposer. Elle a proclamé les droits « de l’homme » mais a réalisé ceux du propriétaire privé capitaliste. Selon l’historien marxiste Eric J. Hobsbawm : « La grande révolution de 1789-1848 a été le triomphe non pas de « l’industrie » comme telle, mais de l’industrie capitaliste ; non pas de la liberté et de l’égalité en général mais de la classe moyenne ou de la société bourgeoise libérale». Les limites du processus révolutionnaire n’ont pas permis aux droits proclamés de devenir effectifs. Les pratiques institutionnelles et les corpus législatifs ont occulté ces références pendant tout le 19ème et jusqu’à la moitié du 20ème siècle. En France, l’unité politique issue de la résistance leur a donné une nouvelle vigueur. Et c’est avec le vote de la Constitution de 1946 que cette période de refoulement s’est achevée. Les droits de l’homme sont réapparus dans le droit mais avec un statut nouveau. Ils ne sont plus seulement une référence philosophique, un fondement moral de la constitution : ils acquièrent une valeur supérieure ; ils sont la norme suprême. Alors que, de la fin de la Révolution à la troisième république, la constitution était restée la loi fondamentale, le préambule de la Constitution française de 1946 fait apparaître une catégorie juridique nouvelle, d’essence supra-constitutionnelle, que son préambule proclame : les libertés et les droits fondamentaux. Les droits ainsi proclamés sont fondamentaux en ce qu’ils s’imposent au Constituant et au Législateur comme l’expression suprême  de la souveraineté populaire.

L’avènement de cette nouvelle catégorie de droits renouvelle les débats politiques et philosophiques autour des Droits de l’Homme car elle implique que les droits humains n’ont pas été proclamés en 1789 sous une forme définitive et pour l’éternité, avec un statut à jamais figé (gravé dans le marbre). Ils  peuvent et doivent s’étendre et se développer. Ils s’étendent effectivement puisque le préambule de la constitution crée des droits nouveaux. On ne peut pas leur assigner de limite : leur seule limite ne pouvant être que celle de l’émancipation humaine.

 Les droits humains, ainsi proclamés, sont à la fois historiques, transcendants au droit et en croissance, c’est là qu’est la nouveauté. D’autres pays, que la France, s’étaient déjà donné une norme suprême. Ils avaient  limité le pouvoir de faire des lois mais pas de cette façon radicale, jamais au nom de la souveraineté populaire et en instituant une nouvelle catégorie de droits. En Angleterre la Grande Charte de 1215 avait créé, dès le moyen-âge, un État de droit confirmé par le Bill of Rights de 1689. Les pouvoirs du souverain étaient  limités par le parlement. L’Autriche s’était dotée, en 1920, de la première Cour Constitutionnelle chargée de vérifier la constitutionnalité des lois mais la constitution restait la norme fondamentale. Aux États-Unis, depuis l’indépendance, le pouvoir de vérifier la constitutionnalité des lois appartient de façon informelle à tout juge. Le juge constitutionnel américain impose au législateur le respect de la hiérarchie de normes dont le fondement suprême réside dans la constitution et la déclaration d’indépendance.

Un pas supérieur est franchi encore avec la Déclaration Universelle des droits de l’homme de 1948. Cette déclaration ratifiée par 48 pays, sur les 58 États membres de l’ONU, est la première affirmation expressément universelle des droits fondamentaux, la première rédigée non par les représentants d’un peuple mais au niveau international pour l’ensemble des peuples à qui elle est adressée. Elle se fonde sur « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine » qui est l’essence même de la souveraineté populaire. Les libertés et les droits fondamentaux prennent ainsi incontestablement une valeur supra législative et supranationale qui assure la possibilité de leur extension à « tous les peuples et toutes les nations ». Est ainsi consacrée l’idée d’un développement et d’une universalisation des droits de l’homme et la possibilité de leur extension par l’affirmation de nouveaux droits, à mesure du développement humain, au-delà de ceux qui sont déjà effectivement garantis par les divers mécanismes de recours nationaux et internationaux. L’assemblée, qui proclame ces droits nouveaux, se reconnaît le droit et même le devoir de travailler à proclamer de nouveaux droits que les nations reconnaitront. Les droits proclamés en 1948 ont un fondement philosophique nouveau. Ils sont universels, non pas parce qu’ils sont déclarés « sous les auspices de l’Etre Suprême », mais parce qu’ils sont signés dans le cadre des Nations Unies qui ont vocation à unir l’ensemble des peuples de la terre. Leur développement est un fait puisque la déclaration de 1948 crée des droits nouveaux qui n’étaient pas prévus ou étaient seulement ébauchés par la déclaration de 1789, mais aussi parce que les Nations Unies sont une organisation qui regroupent des « programmes » et des « conventions » qui ont pour vocation de couvrir l’ensemble des activités humaines comme l’éducation, la santé, l’enfance, le commerce etc. Aucun frein n’étant mis à la possibilité d’y adjoindre des activités nouvelles. Ils sont l’expression de l’émancipation (à la fois politique et proprement humaine) qui est un trait spécifique à l’espèce humaine, dont toute l’histoire témoigne, qui est présent à toutes les époques et dans toutes les cultures.

image 3Mais l’idée d’un droit fondamental croissant à mesure de l’émancipation humaine, lié à l’élan émancipateur qu’on constate dans l’être humain, pose un ensemble de problèmes à la fois au juriste et au philosophe. La conception classique du droit ne sait pas quel statut leur accorder. Les droits fondamentaux sont  évités et même refusés par la conception positiviste du droit. Le concept de droits fondamentaux entre mal dans le cadre des catégories juridiques admises par la Doctrine, et les juristes peinent à en donner une définition.  Mireille Delmas-Marty les présente en s’efforçant de rester aussi neutre que possible et dit qu’ils sont « moins une espèce de droits que des bornes indiquant à tous et en tous domaines les limites à ne pas franchir ». Cette affirmation est  immédiatement contrebalancée par la suite de la phrase : « indiquant… les limites à ne pas franchir, et parfois la direction où s’engager »[1]. L’idée d’une borne qu’il est possible de franchir illustre bien la difficulté à comprendre ou à accepter la nature particulière des droits fondamentaux sans sortir du positivisme juridique tel qu’il a été développé par le juriste autrichien Hans Kelsen.

                 L’expression « ….  moins une espèce particulière de droits… » reflète l’incertitude où se trouve le juriste qui voudrait inventorier ces droits et les situer dans l’ensemble du droit positif. Les droits fondamentaux forment, en effet, une espèce particulière de droit par le fait qu’ils ne sont pas clairement délimités.  Certains pays évitent cette difficulté et énumèrent expressément dans leur constitution les droits qu’ils reconnaissent.  Ils voudraient par-là mieux les assurer mais,  du même coup, ils font obstacle à leur extension, ainsi en est-il de l’Allemagne, la Bulgarie, la Roumanie, la Pologne, la République Tchèque. Pour la France, Mireille Delmas-Marty essaie d’éviter l’inconvénient d’un inventaire potentiellement limitatif en s’efforçant d’en repérer les sources de manière à les objectiver selon ce critère. Parmi ces sources, elle cite le préambule de la constitution de 1946, la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, la convention européenne de sauvegarde des droits fondamentaux de 1950 (CESDH), les pactes des Nations unies de 1966 relatifs aux droits civils et politiques (PIDCP) et aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et enfin certains droits subjectifs inscrits au Code Civil pouvant être porteurs de droits fondamentaux « à la condition que leur valeur supra législative soit reconnue ». Cette détermination par les sources n’en limite pas expressément l’extension car il est toujours possible qu’un nouveau traité soit signé et vienne constituer une source nouvelle, ou qu’un droit subjectif soit désormais compris comme porteur d’un droit fondamental. La volonté populaire peut aussi exprimer l’exigence de la proclamation et du respect de nouveaux droits.

En France, la forme de la rédaction des textes constitutionnels et des traités confirme la possibilité d’une extension des droits fondamentaux. La constitution de 1946 proclame « comme particulièrement nécessaires à notre temps » un certain nombre de « principes politiques, économiques et sociaux ». Cette formulation ouverte laisse la possibilité que des temps nouveaux puissent permettre, ou exiger, le développement de droits nouveaux. L’expression « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » laisse entendre que les droits, garantis à l’alinéa suivants, ne peuvent pas constituer une liste limitative ; sinon il faudrait admettre que le « développement » de l’individu et de la famille est immédiatement stoppé après avoir été affirmé. Autrement il faudrait comprendre l’expression « Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection …. » comme étant limitative (chacun étant tour à tour enfant, puis vieux, et chaque femme pouvant être mère). Cette liste n’indique donc que les priorités du moment, ce que confirme l’usage de l’adverbe « notamment ».

Les protections garanties par la constitution ont été étendues par l’article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, ratifiée par la France le 14 octobre 1950. Cet article affirme que « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ». Sa ratification par la France ajoute l’idée d’une généralisation à « tout membre de la société » à ce qui avait déjà commencé à être mis en œuvre par les ordonnances d’octobre 1945 créant la Sécurité Sociale. Enfin quand le Conseil Constitutionnel utilise l’expression « les droits fondamentaux reconnus à toute personne par la Constitution », le contenu concret de ces droits est laissé ouvert par le texte constitutionnel ; il se crée ainsi la possibilité de nouvelles lectures du texte constitutionnel permettant une extension des droits et l’apparition de droits nouveaux. Dans la conception juridique française, les droits fondamentaux sont donc clairement extensibles.

C’est ce que confirme aussi l’expression « à tous et en tous domaines » utilisée par Mireille Delmas-Marty. Cela signifie qu’on ne peut pas soutenir que les droits fondamentaux ne s’appliqueraient qu’aux personnes privées mais ne seraient pas opposables aux Etats, aux personnes publiques, aux personnes morales et à toute espèce de groupements. On ne peut non plus y soustraire un domaine du droit. Les droits fondamentaux s’imposent donc aussi bien en droit privé qu’en droit public, en droit interne qu’en droit international.

Quant à la « direction à suivre », Mireille Delmas-Marty la voit dans l’introduction de droits économiques (de droits prestations) dans les droits affirmés par le préambule de la constitution de 1946. Elle fait remarquer que ces droits trouvent leur expression avec deux cents ans de retard car ils étaient  déjà en germe dans l’article 21 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 dont le texte dit : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ».

Il n’y a, en France au moins,  aucun obstacle légal au développement des droits fondamentaux. Les obstacles sont  de nature purement idéologique ou philosophique mais ils sont sous-tendus par des choix politiques. L’idée que l’abstraction des droits de l’homme serait le gage de leur universalité est la première avancée pour dresser ces obstacles. Cette idée a, certes, contribué à leur fondation. Cette assise rationnelle a favorisé le développement de la démocratie. Elle a eu un rôle historique positif mais elle  tire les droits du côté de la métaphysique en niant le poids inévitable de l’histoire. Elle ouvre la voie aux critiques émises dès le 19ème siècle par Burke et Joseph de Maistre. Si l’abstraction, en puissance universelle, des droits de l’homme repose sur l’idée d’une primauté de l’être humain abstrait,  Joseph de Maistre peut répliquer : « la constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l’homme or il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même grâce à Montesquieu, qu’on peut être persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu ». Cette question de l’abstraction des Droits s’est posée au Constituant. Elle a été débattue lors du travail préparatoire de la commission de l’Assemblée Constituante, notamment au cours du débat qui a opposé Mounier et Sieyès le 27 juillet 1789. Selon la présentation de Stéphane Rials (La déclaration des droits de l’homme et du citoyen –Pluriel Hachette 1988) : Mounier « est inquiet devant la tendance de nombre de Constituants à négliger le poids de l’histoire et condamne la démarche rationaliste de la table rase qui prétendrait construire comme si la France n’avait pas un long passé ou comme si le legs du passé n’était pas susceptible de comporter une certaine signification rationnelle. » Pour Sieyès, au contraire : « il s’agit de procéder à une reconstruction rationnelle sans égards envers une histoire qui, à ses yeux, n’engendre aucun titre opposable à la raison. ». Sieyès a donc une conception abstraite des droits tandis que Mounier en a une conception concrète quoique réservée. En  1793, le projet « d’économie politique populaire » de Robespierre tranche pratiquement cette question. Il veut donner un contenu concret aux droits de l’homme. Ce projet est, selon  l’historienne Florence Gauthier (université Paris 7 Diderot), « un développement concret des principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » qui subordonne « l’exercice du droit de propriété au droit à l’existence ». Seule donc la partie des révolutionnaires qui faisait du droit de propriété un droit absolu, a conçu les droits comme « abstraits » ;  l’aile gauche du Club des Jacobins les considérait comme concrets et effectifs et excluait du droit de propriété la propriété des personnes c’est-à-dire l’esclavage. Nous n’avons aucune raison aujourd’hui d’interpréter les droits de l’homme dans l’esprit de ceux qui voulaient les subordonner au droit de propriété et donc de les considérer a priori comme « abstraits ». Cela ne signifie pas que nous nions le rôle positif dans le développement de la démocratie qu’a pu avoir la solennité des droits liée à leur abstraction. Cela signifie seulement que cette abstraction devient un obstacle dès lors que les droits, qui ont été proclamés, sont réalisés ou au moins ne sont plus contestés.  Ne devons-nous pas, pour aller de l’avant, renoncer à cette conception métaphysique des Droits ? Il faut insister particulièrement là-dessus : traiter les droits de l’homme comme une abstraction, en rechercher en métaphysicien un fondement universel, c’est s’enfermer dans un débat du passé. C’est, sans doute sans le vouloir, se placer du côté de ceux qui, au moment où les Droits de l’homme ont été proclamés ont voulu en limiter autant qu’ils pouvaient la portée pratique. C’est se placer dans une problématique construite historiquement que de s’enfermer dans un débat purement théorique sur le caractère « universel » des droits humains. C’est aussi se placer dans une position qui ne permet pas de comprendre comment ces droits s’étendent et s’enrichissent de droits nouveaux.

image 2La métaphysique ne s’efforce qu’abstraitement et problématiquement à fonder l’idée que les Droits sont, dans leur essence, universels. Elle ne justifie pas qu’ils soient appelés à s’étendre, à se diversifier, à devenir de plus en plus concrets et effectifs. Elle ne permet pas de comprendre pourquoi ils devraient évoluer avec l’émancipation humaine et que leur développement est l’expression d’un élan émancipateur spécifique à l’homme. Le constat de l’évolution des Droits reste alors un constat de fait qui ne permet pas de comprendre les fondements ou les sources de ce mouvement d’émancipation humaine ni surtout pourquoi il prend la forme de l’affirmation de droits nouveaux. L’idée d’un élan émancipateur, ou d’une réponse à une demande d’émancipation, n’a jamais été évoquée par aucun des textes créant des droits nouveaux. L’émancipation est considérée souvent comme une notion obscure. Il faut la clarifier.

 Il est tentant de vouloir distinguer ou même opposer l’émancipation politique et l’émancipation humaine. Mais est-ce pertinent ? La première consisterait en la conquête des droits et libertés, en la mise en place d’un État de droit respectant la personne humaine. Elle concernerait l’individu. Tandis que la seconde (l’émancipation humaine) concernerait l’homme en société, donc les solidarités sociales. Cette distinction ne  paraît pas devoir être retenue. C’est une distinction créée par l’analyse mais qui se brouille dès qu’on examine les faits concrets. Elle tend à opérer une césure entre l’attribution des droits et les moyens de leur mise en œuvre. Elle conduit à opposer des « droits formels » et des « droits réels » le plus souvent au détriment des premiers. Elle est le fait d’une idéologie ou de pensées qui  voudraient opposer l’homme comme individu à la société, et qui voudraient repousser l’émancipation humaine à un futur encore indistinct. L’homme comme individu et comme être social sont un seul et même homme car l’homme procède de l’histoire comme l’histoire procède de l’homme. L’émancipation politique n’est qu’une étape dans l’émancipation humaine. Cela était déjà affirmé par Marx contre Bruno Bauer dans « la question juive » en 1843 quand il écrivait : «Assurément, l’émancipation politique constitue un grand progrès ; ce n’est certes pas la forme ultime de l’émancipation humaine en général, mais c’est la dernière forme de l’émancipation à l’intérieur de l’ordre mondial tel qu’il a existé jusqu’ici ». C’est cette émancipation qui donne son sens à l’histoire humaine car elle est inscrite dans l’effet cumulatif du développement humain aussi bien sur le plan économique que dans celui de la culture. Chaque génération construit à partir de ce qu’elle a reçu des précédente et se trouve ainsi en mesure de porter plus loin le développement humain.

Il faut affronter la difficulté à penser les droits fondamentaux et bien voir qu’à travers elle c’est la compréhension du sens du développement humain qui est en question. Cette difficulté n’est pas seulement le fait des juristes. Elle se retrouve aussi dans le débat philosophique. Non seulement la nature particulière des droits fondamentaux n’est pas théorisée par la philosophie contemporaine, mais elle est aussi combattue par beaucoup de philosophes. C’est que les droits fondamentaux bousculent les catégories philosophiques : ils sont à la fois historiques et universalisants. Ils prennent la forme du droit sans entrer dans les catégories juridiques jusqu’ici théorisées. Ils sont des droits humains (propre à l’être humain) et pourtant ils évoluent et se développent.  On constate une difficulté et parfois même une résistance à accepter cette idée ou même à la concevoir. La philosophie critique s’égare quand elle veut déconstruire l’idée de droits car ce qu’elle détruit ainsi ce n’est pas un « pouvoir » ou une domination mais la base même de l’émancipation humaine.


[1] Libertés et droits fondamentaux : Mireille Delmas Marty, Claude Lucas de Leyssac – Seuil 2002

L’échec des critiques des droits de l’homme

image 1Les critiques des droits fondamentaux sont souvent embarrassées.  Même les plus hostiles voudraient éviter de laisser paraitre leur inhumanité. Nietzsche par exemple s’efforce d’éviter de nommer clairement ce qu’il critique (il parle de « droits égaux » en mélangeant science et politique). On ne trouvera nulle part un rejet franc et total parce qu’il ne pourrait être qu’un cri de haine dépourvu de toute raison.

Les critiques les plus violentes sont formulées dans des termes obscurs, sous forme de sophismes ou même sous le masque de l’humour. Beaucoup de critiques s’accompagnent de la proposition d’une alternative plus ou moins crédible qui se présente toujours comme un mieux disant, que ce soit l’évocation d’un « droit d’avoir des droits », d’un « droit des anciens » ou même du « droit naturel » sans autre précision. Quelques-unes s’abritent derrière une critique  de l’insuffisance des droits du fait de leur impuissance face aux violations les plus graves, elles évitent ainsi un rejet du principe même de l’idée de droits humains fondamentaux en adoptant la posture de celui qui ne fait qu’un regrettable constat.  Personne de ceux qui veulent en bénéficier ne soutient clairement que les droits humains constituent un phénomène culturel qui vaudrait pour une partie seulement de l’humanité et dont il ne serait  pas légitime de souhaiter le respect dans toutes les sociétés. Ceux qui accusent les droits d’eurocentrisme laissent entendre qu’ils ne font là qu’un constat et qu’ils déplorent cette insuffisance sans doute inévitable.

Surtout, il ne se trouve personne pour dire que les violations les plus graves ne sont pas une atteinte à l’humanité commune, que ces violations dans une partie du monde n’ont pas à concerner l’autre. Les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité sont unanimement condamnés. La condamnation des violences les plus graves développe une jurisprudence qui fait entrer les droits dans les faits. Chaque acte de violence est défini et qualifié juridiquement et ceux qui les commettent ne peuvent continuer à ignorer qu’ils encourent une condamnation. Ainsi en est-il clairement aujourd’hui de l’enrôlement d’enfants soldats ou des viols collectifs. Toutes ces pratiques qui ont accompagné la guerre pendant des millénaires sont devenues des crimes passibles de punitions. Les discussions récentes autour d’un droit d’ingérence humanitaire, son application (même très contestable), montrent qu’il n’est pas accepté que la protestation morale reste impuissante. De fortes pressions tendent à ce que l’indignation s’exprime sous la forme d’une condamnation au nom du droit. Les droits fondamentaux imposent donc leur force d’émancipation en dépit de toutes les critiques, malgré leur instrumentalisation. Qu’il reste beaucoup à faire, personne le contestera, mais faut-il rappeler que c’est là une question politique et non philosophique.

Tout cela oblige à admettre que l’universalisme n’est pas seulement un idéal, ou un programme à mettre en œuvre. C’est une exigence qui s’impose mais dont il faut comprendre la nature. Aucune des philosophies qui critiquent l’idée de droits humains ne peut l’ignorer. Toutes composent avec la force de ce mouvement d’émancipation en voulant lui donner une autre forme ou en essayant de le dévier dans des voies impraticables. Elles ne peuvent l’ignorer car elles se voient contraintes de tenter de contourner l’obstacle.

image 3Ainsi, à défaut de pouvoir contester le fait de la condamnation unanime et universelle des crimes contre l’humanité, le philosophe Stamatios Tzitzis voudrait détacher cette condamnation de l’affirmation des droits fondamentaux. Il écrit : « Nous croyons que la définition des crimes contre l’humanité [..] a trait à l’inhumanité et non à la violation des droits fondamentaux, et cela pour la raison suivante. On peut contester l’existence de tels droits mais on ne saurait nier l’humanité sans rejeter l’idée même d’homme ». L’idée semble être que la condamnation des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre est une condamnation morale. Elle précède par conséquent à la fois historiquement, et dans ses fondements, leur définition juridique. Elle précède évidemment la signature des conventions de Genève et la création de la Cour pénale internationale ou celle du tribunal de Nuremberg. On peut même dire qu’elle les a permis. Cette condamnation morale est universelle et vaut en dehors de toute référence au droit. Dire qu’elle est universelle signifie ici qu’elle ne peut pas être discutée sans rejeter l’idée d’homme, c’est-à-dire sans rejeter le sentiment qu’ont les hommes de partager une dignité commune. Celui qui conteste la dignité humaine et la valeur de l’homme conteste sa propre dignité et sa propre valeur ; cela a la force de l’évidence. Seulement Tzitis passe de cette idée indiscutable à la mise en doute de la validité des droits fondamentaux. Il passe du sentiment au droit. Du fait que le sentiment (la réprobation morale) se passe du droit, il induit que la référence au droit est superflue. Ce paralogisme est permis par l’emploi du mot « définition » dont le registre n’est pas clair dans le contexte. Il se dénoue facilement. Rappelons simplement que  le fait que les crimes contre l’humanité sont la négation de toute idée d’humanité commune (et qu’ils sont donc l’objet d’une condamnation morale unanime), n’implique pas qu’ils ne violent pas les droits fondamentaux de la personne humaine. Les crimes contre l’humanité violent à la fois les droits fondamentaux de l’homme et l’idée même d’humanité commune, sans qu’il y ait lieu d’opposer ces notions l’une à l’autre. Ils sont d’ailleurs couramment  définis en référence aux droits fondamentaux comme une « violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux »[1]. A cela s’ajoute que la condamnation morale reste impuissante, seule la définition des droits lui donne un pouvoir dans l’espace politique. Elle ne oppose pas à l’idée de droit mais l’épaule et la soutient. Il ne peut être contesté, car c’est un fait historique, que la condamnation morale est restée sans effet tant qu’elle n’a pas reçu la forme du droit. Tant que le droit à la vie n’a pas été affirmé et consacré comme droit fondamental, il est resté sans effet. Le 19ème siècle a vu la destruction des civilisations indiennes d’Amérique du Nord et le génocide des populations sans que cela ne soit dénoncé autrement que par les esprits les plus avancés. L’indignation morale a été sans effet, seul le droit lui donne une force et un pouvoir qu’elle ne peut avoir autrement.

La tentative de Tzitzis de détacher la proscription des crimes contre l’humanité de l’affirmation des droits fondamentaux n’est pas étrangère au caractère extensible de ces droits. Elle lui est même clairement liée. Tzitzis termine effectivement son argumentation par cette affirmation : « Les droits de l’homme, ainsi considérés d’une manière unilatérale et absolue, peuvent conduire à une prolifération inconsidérée. Certes, lorsqu’on demande aux citoyens de signer pour des nouveaux droits de l’homme, contre les guerres, les inégalités ou les pollutions, c’est une bonne œuvre. Toutefois, la pléthore de ces droits peut avoir des effets fâcheux ». Il nous confirme par-là que c’est bien le caractère extensible des droits fondamentaux qui est le motif (le plus souvent non-dit) des critiques qui leur sont adressées et des attaques dont ils sont l’objet. Il ne dit bien-sûr rien de ces « effets fâcheux ».

image 2Ce sont toujours les droits sociaux affirmés en 1948 qui sont visés dans les critiques des droits de l’homme. Ils le sont même là où ils ne sont pas mentionnés. On choisit de les ignorer, de les faire oublier parce qu’ils gênent. Leur potentiel émancipateur dérange : ils ne font pas qu’aménager l’espace politique, ils sont l’ébauche de l’idée d’une autre société plus solidaire, plus juste et plus égalitaire. Autour de la question des droits de l’homme c’est toujours une lutte de classe plus ou moins sournoise qui se joue. Il faut y être attentif.

Reste pourtant le cas de ces esprits forts qui croient en avoir fini avec la question des droits de l’homme comme avec la question des religions quand ils se gaussent de la croyance dans « les arrières mondes ». C’est le cas de Nietzsche, mais il faut être aussi borné que celui-là pour imaginer qu’il est nécessaire de croire en ce genre de transcendance pour se réclamer des droits de l’homme. Il suffit de constater que les droits de l’homme et les droits fondamentaux sont l’expression de l’aspiration à une émancipation venue de la multitude de ceux qui souffrent de la domination. Ils sont une réalité, non parce qu’ils siègeraient dans on ne sait quel ciel, mais au contraire parce qu’ils s’élèvent de façon tout à fait concrète contre la plus réelle des dominations (car, comme l’a dit K. Marx « une idée devient une force quand elle s’empare des masses »). Les droits fondamentaux existent dans les têtes et dans les cœurs mais aussi dans le marbre, dans chaque mairie, chaque édifice public. Ils sont connus, cités et revendiqués et ils entrent, sous la pression populaire, dans le droit positif.

Il en va des droits fondamentaux comme de la croyance en dieu. On n’en en finit pas avec la religion en niant l’existence d’une entité substantielle dont ne sait trop quelle serait la nature. Ce n’est pas de savoir que dieu n’existe pas qui importe, c’est de comprendre ce qui s’exprime par la croyance en dieu : comment elle est à la fois l’expression aliénée d’une aspiration à l’émancipation et l’agent d’une domination. Alors on  peut comprendre que la même aspiration s’exprime sous la forme de la religion dans les sociétés qui sont organisées par la religion et qu’elle s’exprime sous la forme d’une revendication de droit dans les sociétés qui sont organisées sous la forme du droit. Quand on a fait ce chemin, on en revient à Marx et à la question de l’émancipation humaine telle qu’il la pose.


[1] Dictionnaire de la culture juridique, dir. Denis Alland et Stéphane Rials, éd. PUF, 2003

Les ennemis des droits de l’homme

image 2Oui il y a des ennemis des droits de l’homme ! Le premier nom qui vient à l’esprit est celui de Carl Schmitt. Je ne lui ferai pourtant aussi peu de place que possible car il a été un idéologue nazi auquel l’idée d’humanité, et par conséquent de droits humains, était étrangère. Selon lui l’idée de normes du droit ou celle de fondement rationnel du droit, ne sont qu’une théologie laïque, une forme sécularisée de transcendance. Il les refuse et les combat comme il s’oppose à l’idée de guerre humanitaire ou de droit de la guerre. Il prétend que la loi ne peut avoir d’autre source que l’autorité politique, c’est-à-dire la force. En conséquence, il traite les droits fondamentaux et les droits de l’homme comme des fictions, mais conscient peut-être de son néant,  sa rhétorique leur oppose le droit naturel chrétien reposant sur l’idée d’une hiérarchie des êtres et des ordres (ce à quoi justement les droits de l’homme ont mis fin).  Je m’étonne que de telles prises de position puissent trouver un écho  chez certains philosophes contemporains considérés comme d’extrême gauche. Je ne comprends pas comment une compagnie aussi nauséabonde ne provoque pas un sursaut. Elle donne pourtant la mesure de l’égarement de ce gauchisme philosophique adepte de la destruction des valeurs.

D’autres s’attaquent aux droits de l’homme en jouant les esprits supérieurs. Ils ont une si haute idée du droit qu’elle ne saurait inclure un produit de l’action populaire ! Ils nient donc purement et simplement la validité des droits de l’homme. Leur position est surtout polémique. Elle est philosophiquement très faible. On la trouve chez un auteur comme Michel Villey qui se qualifie lui-même de réactionnaire et qui considère que le droit romain est la forme la plus achevée de l’essence du droit[1]. Dans son ouvrage « le droit et les droits de l’homme » Michel Villey instruit un procès contre les droits de l’homme, en général, y compris ceux de la Déclaration des droits de 1789. L’argumentation de l’auteur relève du persiflage. Il ne connaît que les déclarations de 1776 et 1789 et trouve les droits qu’elles proclament « contradictoires », « générateurs d’injustices » « inconsistants » etc. Il estime impossible de donner une définition de ce que sont le Droit et l’Homme. Selon lui, « les droits de l’homme sont irréels. Leur impuissance est manifeste », « ces formules sont indécentes » (il fait référence aux droits à la culture ou aux loisirs qu’auraient en vain les habitants du Sahel). C’est pourquoi il ironise : « leur tort est de promettre trop : la vie – la culture – la santé égale pour tous : une greffe du cœur pour tout cardiaque ». On voit ici l’incapacité à faire la différence entre un droit et un fait ! Ou plutôt le refus de faire cette distinction[2]. Ce qui est confondu c’est le droit à la santé et le droit d’être en bonne santé. Le premier a un sens, le second est inconsistant. (Nous prenons ici volontairement un droit réellement affirmé et non un droit inventé comme le droit aux loisirs !). La mise en œuvre du droit à la santé dépend  évidemment de la capacité effective des Etats et des institutions de santé à répondre aux demandes de soin. Il n’est pas jugé indécent ou même irréel par ceux qui le réclament. C’est celui que les Haïtiens, par exemple, rappellent aux pays les plus puissants, quand ils sont dans la plus extrême détresse. Il est celui affirmé dans la constitution de l’OMS. Il dit qu’aucun homme ne peut se voir refuser des soins en raison de sa race, de sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique et sociale. Il affirme donc que les Haïtiens ont droit à des secours et que les pays riches ont le devoir de leur apporter dans la mesure de leurs moyens. Ce que personne n’a osé contester. Il suppose que les pouvoirs publics créent des conditions telles que chacun puisse jouir du meilleur état de santé possible. Comme tout droit, il oblige mais ne peut pas en lui-même contraindre. Michel Villey ne peut pas ignorer sérieusement ces distinctions élémentaires entre droit et fait, entre le droit et la force, et entre droit à la santé et droit à être en bonne santé. Il sait très bien que le droit  à « la santé égale pour tous » est une absurdité qu’on ne peut pas sérieusement confondre avec le droit de recevoir les soins appropriés à son état de santé.  Ce n’est que parce qu’il entretient une telle confusion qu’il peut opposer les droits entre eux. Il écrit aussi : « Chacun des prétendus droits de l’homme est la négation d’autres droits de l’homme, et pratiqué séparément est générateur d’injustices » rien évidemment n’est dit à l’appui de cette affirmation, il n’est pas mentionné de cas réels d’injustice due au respect des droits de l’homme et il n’est pas non plus expliqué ce que signifie l’expression « pratiqué séparément ». Michel Villey emploie des arguments qu’Aristote auraient classés comme sophismes. Il conteste par exemple l’idée « d’homme » en jouant sur l’homonymie en français entre homme comme individu de sexe masculin et homme comme membre de l’espèce humaine. Il écrit : « Mais en vérité, de nature, les individus se révèlent divers : mâles et femelles qui ne sont pas identiques aux mâles, à moins que les sophistications de Simone de Beauvoir ne leur aient enlevé leur féminité naturelle – vieux et jeunes, sages et imbéciles. L’ordre naturel régit aussi cette diversité ». Au nom du droit des anciens, le professeur de droit romain M. Villey veut régir le droit moderne, pour mieux nier la validité de l’idée d’égalité : « Le droit n’a pas à se mêler de l’ordre interne de la famille (relations du père avec ses enfants et les esclaves), ni des relations entre cités. Car le juriste ne saurait déterminer une proportion qu’entre des personnes différentes mais égales à certains égards. Les ressortissants d’une même famille, unis par l’amour, communiant dans la même vie économique, ne sont pas suffisamment « autres » les uns relativement aux autres – « le fils est quelque chose du père ». Le facteur d’égalité manque entre citoyens et étrangers ».  Il confond ici l’égalité naturelle et l’égalité de droit (le droit d’être jugé par exemple indépendamment de sa condition) et plus généralement, il ignore la différence entre l’égalité naturelle et celle que peut assurer la société (celle des revenus ou des fortunes par exemple). En disant que le droit n’a pas à régir les « relations entre les cités », c’est tout simplement le droit international que M. Villey évacue sans plus de procès !

image 1Michel Villey critique aussi les droits de l’homme en les suspectant d’être le produit de l’individualisme. Selon lui, ils sont « un rêve, aspiration subjective de l’individu à être infini, mythe individualiste ».  Il se place ici sur le plan d’une conception supposée de l’homme qu’aucun constituant de 1789 n’a revendiquée. Sa critique combine la protestation morale et la réprobation esthétique. On peut trouver le même type de contestation de la validité des droits chez un auteur comme Tzitzis, mais exprimée de façon plus embarrassée ou plus retenue, quand il écrit : « Nous ne nions pas les droits de l’homme ; c’est leur appellation qui nous gêne. A notre avis, ils sont plutôt des présupposés esthétiques pour achever l’image de l’homme comme œuvre d’art ». Evidemment, rien dans les travaux de l’Assemblée Constituante, qui a adopté la déclaration de 1789, ne peut étayer une telle vision « esthétique ». Elle est une pure invention de l’auteur.

Mais aux attaques purement réactionnaires contre les droits de l’homme s’ajoutent des critiques qui se veulent plus subtiles et s’appuie sur la pensée postmoderne. Effectivement, une des faiblesses de la pensée postmoderne, c’est qu’elle donne des armes aux pires théories réactionnaires. On le voit avec quelqu’un comme Alain de Benoist qui utilise les expressions  typiquement postmodernes comme celle de « monde social unifié  mais pluraliste » avec son corollaire la  « justification partielle et théorique des droits fondamentaux ». La première faisant référence à la relativité de l’idée de vérité, la seconde à l’idée d’eurocentrisme des droits de l’homme. La charge destructrice de ces deux idées devient évidente quand elles sont reprises, sous une forme radicale, par ce publiciste d’extrême droite[3] : il ne parait pas nécessaire de s’attarder à le démontrer plus avant.

Ce polémiste met également au service de ses choix politiques, en forçant la charge, des idées venues d’Hannah Arendt ou prises chez les philosophes du droit Myriam Revault d’Alonnes et Jean-François Kervégan. Ces auteurs font la critique des droits fondamentaux en  les présentant, dans la lignée d’Hayek, comme ceux de l’individu contre la collectivité. Cela conduit Mme Revault d’Alonnes à soutenir, en accord avec Jean-François Kervégan,  qu’  « il faut renoncer à toute fondation métaphysique, anthropologique ou même morale des droits de l’homme ». Elle pense que les droits doivent être « fondés politiquement ». En cela, elle rejoint Hannah Arendt. Ces analyses et cette caution, permettent à Alain de Benoist d’introduire l’idée de communauté (implicitement de communauté nationale ou à base ethnique). Il veut réhabiliter la notion d’appartenance à une « communauté politique » (sans laquelle l’idée de politique n’aurait, selon lui, pas de sens) et « sans laquelle la liberté, l’égalité et la justice ne sont que des abstractions inopérantes ». Il cite Mme Revault d’Alonnes  : « il faut revoir la question du fondement individualiste du social et penser la singularité individuelle en termes de singularité d’appartenance ou encore de singularité plurielle ». Cet oxymore de la « singularité plurielle » vise, sans doute, la même idée que celle du « monde unifié et pluraliste », utilisée par H. Pallard et Tzitzis. Elle permet de mieux en comprendre le sens possible ou d’en révéler les non-dits.  Il s’agit toujours et encore de rabattre la valeur universalisante et supra nationale des droits fondamentaux pour en faire l’expression d’une communauté politique ; le but est de la saper en la réduisant à un droit communautaire. Ceci avec cette restriction ou cette correction que cette communauté est qualifiée de « plurielle » comme est pluriel (ou divers) le monde occidental.

image 3Le même auteur, Alain de Benoist, conteste la liberté garantie par les droits de l’homme en lui opposant la mythique « liberté des anciens », c’est-à-dire une participation directe à la chose publique (dans une communauté réduite) qui ne peut manquer de faire penser à l’idée d’Arendt de « droit d’avoir des droits ». Cette idée de « liberté des anciens » est reprise de Benjamin Constant mais au rebours de la position libérale de l’auteur. En se référant au philosophe, critique des Lumières Isaiak Berlin, A. de Benoist considère que la liberté des anciens est une liberté positive et qu’elle est « indissociable d’une participation active à la vie publique » ; à l’inverse la liberté des Modernes, définie par les droits de l’homme est négative, car : « la liberté des Modernes ou liberté négative consiste en une série de droits permettant de se soustraire à cette obligation » (à savoir l’obligation de participer à la vie publique). Cette apparence d’exigence habille un rejet de fait des droits fondamentaux et en premier lieu des libertés publiques. Car la liberté des Anciens est une utopie. On sait qu’elle est impraticable dans une société moderne complexe, fondée sur le travail. Elle suppose une compétence et des loisirs qu’on image avoir été ceux des grecs de l’âge classique (en omettant la base esclavagiste de la société grecque).  Du fait de l’impraticabilité de l’alternative proposée, la critique d’A. De Benoist se ramène donc finalement au rejet des droits fondamentaux et du libéralisme politique en général.


[1] Michel Villey (1914 – 1988) : Le droit et les droits de l’homme – 1983 – réédité en 2008

On lit en quatrième de couverture : « La politique contemporaine fait grand usage des « droits de l’homme ». Et s’il s’agissait d’une expression mal formée, d’une idée mal pensée, s’il n’existait pas de droits de l’homme ? »

[2] Notre critique ici répète celle d’un mémoire présenté par JD Fruchaud sous la direction de Jean Morange.

JD Fruchaud relève comme nous une critique radicale à travers des adjectifs que M. Villey emploient (la « fausseté » des droits de l’homme), ou des affirmations paradoxales « il n’y a pas de droit de l’homme »

[3] Article : Au-delà des droits de l’homme : politique, liberté, démocratie.

Les faux amis des droits de l’homme

image 2Le plus souvent la critique des droits fondamentaux se masque et prend des formes détournées. Elle se présente comme un refus de voir. Ainsi certains se comportent comme si toute une partie de l’histoire n’était pas parvenue à leur connaissance : alors que l’extension des droits est notoire depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, ils continuent  à ne les penser que sous leur forme initiale, comme limitation du pouvoir de l’Etat, tels qu’ils ont été formulés dans la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et dans les limites de cette formulation initiale. Ils veulent ignorer que l’indivisibilité et l’interdépendance  des droits humains ont été maintes fois rappelées par diverses instances internationales et, qu’en particulier, la Déclaration Universelle des Droits de l’homme de 1948 a consacré l’indivisibilité et l’interdépendance de tous les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels.

 La répugnance à admettre l’extension des droits fondamentaux se manifeste par l’obstination à présenter les droits sociaux en utilisant l’expression  de « droits créances »[1] et par l’insistance à dire que les nouveaux droits, apparus en particulier en 1948, auraient l’inconvénient d’accroître les pouvoirs d’Etat. Pour Hayek, ces droits collectifs seraient une violence faite à la société, ils seraient destructeurs : « Toute politique se proposant comme but un idéal de justice distributive substantielle mène nécessairement à la destruction de l’état de droit »[2]. Mais cela est affirmé sans se soucier du démenti des faits, au nom d’une antinomie entre justice et liberté et en postulant que les droits collectifs font obstacle aux droits individuels.

Les philosophes et juristes Henri Pallard et Stamatios Tzitzis reprennent les mêmes idées sous une forme moins radicale. Leur objectif est de séparer les droits de l’homme proclamés en 1789 et les droits fondamentaux affirmés par la déclaration universelle de 1948. Ils distinguent et opposent deux types de droits fondamentaux en ces termes : « Ces deux visions différentes de l’Etat et des droits reflètent des projets de culture et de société différents ;  sont-ils aussi valables l’un que l’autre ? ». A cette question, ils répondent finalement par la négative puisqu’ils contestent le caractère « opposable », c’est-à-dire la force légale, des « droits à prestations ». Ils en font, comme Hayek, une espèce de contrainte imposée à la société. Ils considèrent que, pour être opposables, les droits fondamentaux (de 1948) devraient posséder un caractère atemporel ayant une validité universelle. Ils  devraient être compris en échappant à « l’historicisme » c’est-à-dire hors de leur contexte d’apparition et de développement. Leur validité serait à ce prix car, pour ces auteurs, accepter  historicité des droits fondamentaux, qui est la conséquence obligée de leur extensibilité, serait «  déconsidérer les droits fondamentaux, leur enlever leur caractère de fondement et soumettre leur réalisation aux fins de l’histoire ». Seuls donc les droits proclamés en 1789 auraient un caractère vénérable, sacré et « atemporel », par leur ancienneté, et à cause du caractère fondateur de la Révolution française.

image 1La démonstration de cette thèse est particulièrement confuse même si son objectif est clair : la volonté de limiter les droits à leur formulation de 1789. On en trouve un exemple dans une réponse de Stamatios Tzitzis à un article du philosophe américain John Rawls et dans le débat qui s’en est suivi : Rawls avait écrit que « les droits de l’homme ne sont pas la conséquence  d’une philosophie particulière, ni d’une façon parmi d’autres de voir le monde ». Il s’agissait d’affirmer le caractère universel (c’est-à-dire ici non partisan, non idéologique) des droits de l’homme (implicitement réduits à leur formulation de 1789). Tzitzis répond à cela : « Nous sommes d’accord sur le caractère non-philosophique de ces droits, à condition de préciser qu’il s’agit des droits de la Déclaration de 1789 »[3]. Il revendique ainsi la limite que Rawls s’était bien gardé de laisser voir.

Pour l’un comme pour l’autre des débateurs, le caractère « non-philosophique » supposé des droits de l’homme, était compris comme une qualité (philosophique étant pris ici comme le synonyme d’idéologique donc dans un sens péjoratif). L’attribution de cette qualité supposée (d’être « non philosophique ») à la seule déclaration de 1789 implique, chez Tzitzis, que ce qui est postérieur ne la possède pas, qu’aucune innovation, qu’aucun ajout ne peut être fait à ce qui a été proclamé une seule fois et, dans un geste fondateur, gravé dans le marbre pour être figé à jamais. Cela signifie qu’à l’inverse, les droits fondamentaux et en particulier la déclaration universelle de 1948, venus  après 1789, auraient un caractère « philosophique » et seraient entachés de particularisme culturel. Toutefois, Tzitzis se garde de tirer explicitement cette conclusion (pourtant logique). Sa rhétorique la sous-entend seulement. Elle le dit en développant une théorie brumeuse du moment historique de « l’universel » qu’il est difficile de rendre en termes clairs.

 Tzitzis introduit une césure dans l’histoire qui serait le moment de la révolution française et de son geste fondateur : selon lui, ce qui vient avant la révolution serait  « religieux », ce qui vient après serait « philosophique ». La révolution serait le moment de « l’universel » par lequel se fait le passage du religieux dans le profane (ou le philosophique). L’universel est hors l’histoire qu’il coupe en un avant et un après.  Cependant Tzitzis se garde d’être aussi explicite, il suggère cela. Ce qui est véritablement intelligible de son discours se limite à l’idée que les ébauches de droits apparues avant 1789 étaient d’obédience chrétienne. Ce serait de cette racine chrétienne que seraient sortis le droit naturel et les Droits de l’homme. Mais cette sortie (moment de « l’universel » ou de la révolution française) serait à la fois une consécration et un parachèvement : elle sacralise ce à quoi elle met le point final. Elle se serait faite au prix d’une tombée dans le profane donc d’une perte : celle de la valeur absolue des droits naturels,  de leur valeur transcendante. Tzitzis semble ainsi opposer un fondement religieux (à ses yeux universel, « catholique ») à un fondement philosophique donc relatif. Quand on se tourne vers le passé et vers le fondement des droits de l’homme, on trouve leur source religieuse catholique et universelle : ils ont ainsi une valeur universelle. Quand on les considère du point de vue du futur, c’est-à-dire de leur mise œuvre concrète, ils perdent cette valeur universelle car ils s’historisent. L’hommage que leur adresse Tzitzis est donc en même temps un adieu.

image 3Toute cette rhétorique est rendu possible par l’ambiguïté du mot « philosophique » tel que l’utilise John Rawls et tel que le reprend Tzitzis.  La philosophie est désignée par Rawls comme une « façon parmi d’autres de voir le monde » qui se distingue, sans doute, par sa rigueur et sa cohérence. Sa capacité à dire le vrai est implicitement contestée. Elle n’a pas vocation à l’universalité ou à la transculturalité, donc à la vérité. La Vérité s’atteint en adoptant une position indépendante de tout point de vue « philosophique » c’est-à-dire indépendante du droit que s’accorde le philosophe et des « brevets » qu’il se décerne. Cette position de Vérité serait atteinte, selon Rawls, par « les droits de l’homme » (sans plus de précision) ; ce que, comme nous l’avons vu, Tzitzis n’accepte que pour la déclaration de 1789. Il ne parait pas possible de clarifier plus le débat confus entre ces deux auteurs. Leur intention partagée reste cependant claire : hypostasier les droits proclamés en 1789 pour mieux contester tout ce qui vient après. Ils sont ce que j’appelle des faux amis des droits de l’homme. D’autres s’embarrassent moins et s’en déclarent ouvertement les ennemis. Nous verrons qui ils sont dans un prochain article.


[1] Expression dont les intentions sont parfois clairement exprimées. On lit par exemple sur Wikiberal : «Les « droits à » (ou droits-créances) sont de « faux-droits » économiques et sociaux : le droit à la sécurité sociale, le droit aux congés payés, le droit à l’éducation, le droit au logement, droit à l’environnement, droit à polluer, etc. Ces « droits » se sont développés sans référence à la propriété, à la responsabilité et à la liberté de contracter de l’individu. »

Ou encore sur un blog libertarien « contrepoint » : « D’abord constituée de droits contre la puissance publique (droit-résistances), l’acception moderne et erronée du terme englobe aussi des droits sur l’État (droit-créances, ou faux droits), c’est-à-dire aux dépens d’autres citoyens par l’intermédiaire de l’impôt, comme l’éducation ou la culture. »

[2] La route de la servitude, Librairie de Médicis, 1946

[3]  : Droits fondamentaux et spécificités culturelles – l’Harmattan 1997 page 17

Henri Pallard, directeur de « Personne, culture et droits », est professeur titulaire au département de droit et justice de l’Université Laurentienne, à Sudbury (Ontario), Canada. Il est docteur en philosophie du droit et avocat au barreau de l’Ontario.

Stamatios TZITZIS, directeur de recherche au CNRS, dirige le département de philosophie pénale de l’Institut de criminologie de Paris (Université Panthéon-Assas, Paris II) et codirige les Essais de philosophie pénale et de criminologie

Postmodernisme et droits de l’homme

image 1                Je qualifie de postmodernes ces philosophies du soupçon qui nourrissent un procès en légitimité contre les droits fondamentaux et les accusent d’eurocentrisme. Ces philosophies ont leur source dans le perspectivisme nietzschéen dont j’ai fait la critique dans mon article du mois de juin 2013 « Nietzsche et les droits de l’homme ». Ce perspectivisme est relayé par les heideggériens, notamment les déconstructionnistes : L’une de leurs armes est un relativisme culturel qui commence par la critique des idées de progrès et de civilisation et s’étend à la remise en cause de l’idée même de vérité (dont les bases seraient incertaines). Les droits de l’homme sont réputés ethnocentriques. On omet que leur Déclaration universelle a été adoptée par tous les États fondateurs d’une citoyenneté mondiale supérieure à tous les nationalismes. Ce thème culturaliste passe ainsi de l’extrême droit ethniciste à la gauche et à l’extrême gauche et fait l’ordinaire des études culturelles (cultural studies) et postcoloniales.

La critique postmoderne est dangereuse. Elle n’est que théorique mais n’en a pas moins des effets pratiques. Elle postule que l’idée de droits fondamentaux est constitutivement liée à la philosophie des Lumières et du sujet dont la pensée postmoderne fait le procès. Elle peut aboutir ainsi à une affirmation comme celle, attribuée à Horkheimer et Adorno, que les Lumières (la raison) ont certes rendu possible le progrès intellectuel, social et matériel affiché par la société occidentale moderne, mais que par un retournement contre elles-mêmes, elles sont à l’origine de cette régression vers la barbarie primitive qu’a connu l’Europe du vingtième siècle. Cette implication des Lumières dans le développement du fascisme et du nazisme est choquante. Elle est un paradoxe insoutenable.

Que la politique la plus folle et la plus criminelle ait sa part de rationalité, cela semble inévitable dès lors qu’elle réussit. Mais cette part de rationalité n’est pas « à l’origine » de cette politique, elle l’accompagne comme elle peut accompagner un délire paranoïaque. Il ne peut pas être contesté sérieusement que le nazisme et le fascisme ont voulu détruire les Lumières et ne leur doivent rien.  Rappelons que le théoricien nazi Rosenberg est venu à Paris en novembre 1940 prononcer une conférence publiée sous le titre « sang et or » et sous-titrée « règlement de comptes avec la révolution de 1789 », où il attaquait « la France raisonneuse » au nom « du mythe immémorial qui attaque de sa flamme à nouveau jaillissante le sens caché des millénaires », c’est-à-dire au nom du racisme (« Rassenseele »). Il ne se réclamait pas des Lumières, il voulait les détruire ! Contre le renversement insupportable, tenté par Adorno et Horkheimer,  Lukacs  voulut démontrer dans « la destruction de la raison [1]» que le « terrain de la philosophie » où le nazisme a trouvé ses précurseurs, et où il les a d’ailleurs revendiqués,  se trouve dans la pensée hostile au rationalisme (sous la forme de la pensée dialectique), particulièrement chez Schelling, Schopenhauer, Kierkegaard et surtout Nietzsche. En se fondant sur une analyse idéologique Lukacs a montré comment à partir de Schelling jusqu’à Heidegger[2], « la pensé allemande aurait subi un processus d’irrationalisation de plus en plus aigu et forcené, dont l’échéance nécessaire a été le triomphe de la démagogie nationale-socialiste ».

Le culturalisme qu’exploite la pensée postmoderne trouve l’une de ses sources dans l’opuscule signé par Claude Levi Strauss « race et histoire ». Il oublie que cet écrit est une brochure publiée par l’Unesco pour combattre le racisme et que c’est, de ce fait, un ouvrage polémique. Même si Claude Lévi-Strauss dépasse largement son sujet, il en respecte l’esprit. Il accumule les arguments contre toute espèce de hiérarchisation quitte à tomber dans l’excès inverse et à soutenir un relativisme qui ne résiste pas à l’examen. Il oppose  « faits biologiques » et « faits de culture » et prend acte de l’évolution des premiers démontrée par Darwin. Puis il passe aux seconds mais raisonne comme si l’idée d’évolution ne pouvait s’y penser que selon les mêmes schémas. Il peut donc écrire « pourtant une hache ne donne pas physiquement naissance à une hache, à la façon d’un animal ». Dire qu’une hache a évolué serait donc «une formule métaphorique, dépourvue de  rigueur scientifique ». Il fait ainsi totalement l’impasse sur l’innovation, sur sa transmission et sur l’éducation. Il élude le fait que ce qui évolue c’est la savoir humain que la hache incorpore et que rapporter l’évolution à la hache et non au savoir est juste une façon plus maladroite que métaphorique d’exprimer cela. Le choix de cette expression et l’oubli du sens qui l’accompagne permettent à Claude Lévi-Strauss de jeter le doute sur l’idée même d’évolution. Il peut donc écrire : « la notion d’évolution sociale ou culturelle n’apporte, tout au plus, qu’un procédé séduisant, mais dangereusement commode, de présentation des faits ». Le reste de l’ouvrage renforce cette idée d’un chapitre à l’autre et fonctionne selon le même procédé. Ainsi le passage du travail de l’os ou de la pierre à la poterie puis à la métallurgie est bien une évolution. Ce qui devrait autoriser l’affirmation que : « Ces formes successives s’ordonnent donc dans le sens d’une évolution et d’un progrès : les unes sont supérieures aux autres ». L’idée de progrès ne pourrait donc pas être récusée. La discuter « se réduirait à une exercice rhétorique ». Mais Claude Lévi-Strauss la récuse néanmoins de cette façon : « Et pourtant, il n’est pas si facile qu’on croit de les ordonner [les progrès] en une série régulière et continue ». On voit bien ici que de la même façon qu’il associait un schéma Darwinien à l’idée d’évolution, il associe cette fois à l’idée de progrès celle d’une évolution continue et régulière. Il lui suffit ensuite de montrer que les outils modernes peuvent être bien plus élémentaires que certains outils anciens pour réfuter cela et récuser l’idée de progrès. Il met ensuite en doute de la même façon l’idée du caractère cumulatif de l’histoire.

 image 2Le risque inhérent à une telle position apparait immédiatement : elle fait le lit du conservatisme et s’oppose à tout développement humain et partant au développement des droits humains et à leur extension à toutes les sociétés. L’idée de développement est vidée de tout contenu si on récuse celles d’évolution des cultures et de progrès des sociétés.  Le danger est de les jeter par-dessus bord par crainte des usages abusifs qui en sont faits alors qu’on dispose avec le « développement humain » d’un critère objectif d’évaluation. Le « développement humain » est une notion reconnue et consacrée internationalement : par le PNUD et par l’ONU (article 1 de la déclaration sur le droit au développement de l’Assemblée générale du 4 décembre 1986). Il est défini ainsi : « Le droit au développement est un droit inaliénable de l’Homme en vertu duquel toute personne humaine et tous les peuples ont le droit de participer et de contribuer à un développement économique, social, culturel et politique dans lequel tous les droits de l’Homme et toutes les libertés fondamentales puissent être pleinement réalisés et de bénéficier de ce développement. » ou « Le principal objectif du développement humain est d’élargir la gamme des choix offerts à la population, qui permettent de rendre le développement plus démocratique et plus participatif. Ces choix doivent comprendre des possibilités d’accéder aux revenus et à l’emploi, à l’éducation et aux soins de santé et à un environnement propre ne présentant pas de danger. L’individu doit également avoir la possibilité de participer pleinement aux décisions de la communauté et de jouir des libertés humaines, économiques et politiques ». Ainsi il suffit de donner à l’idée de développement un contenu clair pour qu’elle devienne irréfutable et exempte de relativisme.

La remise en cause des droits humains fondamentaux par le culturalisme postmoderne est insidieuse. Elle en sape les bases sans s’y affronter expressément. Cela à quelques exceptions près comme celle de Richard Rorty.

Rorty est l’un des philosophes classés comme postmodernes qui s’est prononcé sur la question des droits de l’homme. Il les considère comme une manifestation de la culture eurocentrique que caractérisent deux penchants « rationalité et sentimentalité ». Selon lui, les droits de l’homme seraient la rationalisation de l’aversion que ressent l’homme occidental pour certaines formes de violences jugées par sa culture contraires à l’idée qu’il se fait de ce qu’est un être humain. Les sentiments qui justifieraient l’attachement aux droits de l’homme ne seraient pas différents des sentiments de ceux qui les violent ouvertement. Ceux-ci considèrent que ceux sur qui ils exercent leur violence n’appartiennent pas véritablement à l’humanité, tout comme les tenants des droits de l’homme jugent que les comportements contraires aux droits de l’homme sont indignes d’êtres humains. Or, nous ne saurions pas définir ce qui est véritablement humain. Darwin aurait mis à mal tout ce que nous pensions savoir de nous-mêmes.  Il est par conséquent, selon Richard Rorty, inutile de vouloir le chercher car ce qui importe ce n’est pas qu’elle est notre nature mais « que voulons faire de nous-mêmes ».

image 3Cette position qu’on pourrait juger un peu facile ou même désinvolte dans ses équivalences insoutenables ne prend sens que si on la rapproche des thèmes essentiels de sa philosophie : Rorty est un descendant du pragmatisme américain de James et Dewey pour qui la vérité n’a pas l’importance qu’on lui accorde. Selon lui, il n’existe rien de tel que LA VERITE qui serait à découvrir. La prétention d’un discours à dévoiler la réalité est illusoire et les querelles entre réalistes et constructionnistes autour de cette prétention sont vaines. Le problème n’est pas de rendre vrai un énoncé mais de le justifier. Or, selon Rorty, la justification ne peut être que ce qui met d’accord les membres compétents d’un groupe ou d’une communauté. Faute de point de vue universel, il ne peut y avoir d’accord ultime ou de justification objective. Néanmoins, Rorty n’accepte pas de réduire le vrai à l’utile car ce qui est faux peut être utile.

Rorty prétend donc dissiper les illusions autour du mot « vrai ». Pour lui, dire qu’un énoncé est vrai, ce n’est rien de plus que de dire qu’on s’accorde avec ceux qui l’approuvent : c’est « lui donner une petite tape rhétorique dans le dos ». C’est aussi considérer qu’on peut s’y fier et qu’on pourra le défendre contre ceux qui voudraient le contrer[3].

                Que peut-on opposer à cela ? Prouver qu’une théorie rend parfaitement compte du réel est difficile : mais est-ce insurmontable ?[4] Faudrait-il renoncer à toute prétention au réalisme. Est-ce d’ailleurs seulement possible ? Je ne le pense pas : on ne peut pas se passer de la norme du vrai ; comment croire une chose sans croire qu’elle est vraie c’est-à-dire qu’elle dit quelque chose du monde. La notion de vérité joue un rôle central dans ce qui nous permet de communiquer.

Une justification est-elle toujours relative à un auditoire ? Ce qui est objectif n’est-il pas ce qui vaut pour tout auditoire ? Rorty dirait sans doute qu’il n’existe rien de tel que « tout auditoire ». Mais quand on dit qu’un discours est vrai objectivement, c’est qu’on argumente indépendamment de tout auditoire, pour aucun auditoire en particulier. On ne fait pas que proposer de changer un discours pour un autre (une interprétation pour une autre), on estime pouvoir clore toute discussion. Une saine méfiance contre les prétentions à dire le vrai est nécessaire et utile mais une méfiance généralisée n’est-elle pas pire que le mal ? Ceux qui se voudraient relativistes mais poussent soudain de hauts cris et s’indignent quand un ministre dit que « toutes les civilisations ne se valent pas » ne se dédisent-ils pas ? S’il n’y a pas de vérité, pourquoi y-aurait-il des propos intolérables qu’il faudrait unanimement rejeter ? Si la communauté à qui ces propos étaient adressés les approuvait, ils étaient vrais pour cette communauté tout autant qu’il est vrai que « toutes les civilisations se valent » puisque nous vivons avec des gens qui approuvent cette affirmation et sont prêts à la défendre. N’est-on pas contraint alors à faire un constant grand écart comme Michel Foucault qu’on entendait (selon Pascal Engel) expliquer en chaire au Collège de France dans les années 70 que la vérité n’était rien d’autre que l’instrument du pouvoir mais qu’on pouvait voir ensuite défiler dans la rue derrière une banderole réclamant « vérité et justice ».

Ne sommes-nous pas contraints de constater qu’il est des choses qu’on ne peut pas évacuer et les droits humains et l’idée de vérité sont de celles-là. Richard Rorty dénonce l’ « eurocentrisme » c’est-à-dire le relativisme des droits de l’homme, mais comment pourrait-il en être autrement dans le cadre d’une pensée où la vérité est elle-même relative ? Si la vérité est relative, cette relativité contamine l’ensemble des normes humaines. Cette contamination est inévitable dès lors qu’on ne peut pas s’extraire du processus historique dans lequel les droits sont apparus et où ils font sens pour se placer dans le cadre d’un développement de l’homme et des sociétés, de la connaissance et de la maitrise humaine sur la vie. Or on remarque que la pensée de Richard Rorty ignore l’histoire. Elle oppose relativisme et universalisme, alors que si on pense une chose comme les droits humains dans le cadre des processus historiques, on oppose relativisme et dialectique. C’est alors l’impossibilité de penser dialectiquement qui expliquerait pourquoi la philosophie de Rorty ne peut pas penser positivement quelque chose comme les droits humains.


[1] Georges Luckàs : La destruction de la raison – Editions Delga – 2006 (deux volumes)

[2] Cette dénonciation de Heidegger comme adversaire de la raison et des droits humains est pleinement confirmée par les travaux de JP Faye et Emmanuel Faye sur les ressorts cachés de sa métaphysique

[3] D’après : « A quoi bon la vérité » – Pascal Engel – Richard Rorty – Nouveau collège de philosophie Grasset – septembre 2005

[4] En fait la critique des conceptions qui remettent en cause la validité des sciences est facile à faire. Ces conceptions se focalisent toujours exclusivement sur la manière dont les sciences tirent des conclusions de données résultant de l’observation et non pas sur la manière dont ces données sont elles-mêmes obtenues (elles discutent par exemple de la validité logique de l’induction). Or, les données sur lesquelles travaillent les sciences, sont elles-mêmes le résultat du travail scientifique et non un point de départ pour lui. Les sciences ne sont pas une activité d’interprétation de données mais une entreprise coopérative à grande échelle pour concevoir des techniques de recherche productives de phénomènes interprétables. Ces techniques consistent en une activité coopérative intercalée entre les sens et les phénomènes, elles sont des moyens d’agir sur les objets extérieurs, de produire des effets pour mieux les connaitre et mieux les utiliser. Les informations acquises grâce à la pratique scientifique sont toujours obtenues et vérifiées dans un contexte de coopération – puisque les résultats auxquels parvient un individu doivent résister à la vérification des autres. Dans la plupart des cas, les techniques mises en œuvre pour cette vérification impliquent la coopération d’un grand nombre d’individus. Elles mettent en œuvre un savoir lui-même validé scientifiquement. Dans ces conditions, il semble raisonnable d’affirmer que pour autant qu’une information soit vérifiée, elle l’est par une activité sociale pratique, et uniquement grâce à elle. Dès lors qu’on prend en considération la totalité de l’activité sociale qu’est la science, (son activité de production des phénomènes, de mesure, d’interprétation et de vérification), on comprend que c’est l’ensemble de cette activité qui est le garant de la validité de ses productions et non un type particulier de procédure (ramené à la catégorie de « l’interprétation »).

Arendt et Agamben face aux droits de l’homme

image 1La critique que Hannah Arendt adresse aux Droits de l’homme repose sur une dérobade. Elle reprend la critique de Marx : les droits de l’homme promulgués en 1789 sont en réalités ceux du citoyen. Mais c’est pour la retourner en une attaque. Il ne s’agit pas pour elle de les compléter puisqu’elle ignore délibérément leur développement sous la forme de la déclaration universelle de 1948. Il s’agit de les révoquer en adoptant la posture de celle qui surenchérit, de les invalider en leur opposant deux situations  face auxquelles ils seraient impuissants : la situation de l’apatride et celle du déporté en camp de concentration.

Le cadre historique restreint qu’adopte Hannah Arendt lui permet d’affirmer que l’apatride, parce qu’il n’appartient à aucune communauté, n’a aucun droit. Sans doute, les apatrides n’avaient, avant la signature de la convention de 1951 sur les réfugiés et apatrides, que les droits très limités que leur reconnaissaient les législations nationales. Mais une telle législation existait dans tous les États de droit.  Cette carence relative du droit était un problème politique lié à la montée des extrêmes droites et de la xénophobie qu’elles diffusaient. Elle a certes eu des effets dramatiques dans la période historique que considère Hannah Arendt : période où le nombre de personnes dans la situation d’apatrides a augmenté rapidement en Europe du fait de la recomposition des États-nations (que Hannah Arendt diagnostique comme une disparition des États-nations). Cette situation a été corrigée dès le retour de la paix et l’était au moment où Hannah Arendt écrivait.

De même, la victime du système concentrationnaire se voit refuser tout droit par son bourreau. Elle est exclue de l’humanité, elle est un « sans droits » mais elle ne l’est que du point de vue de son bourreau mais certainement pas du point de vue des États signataires de la Déclaration des droits de l’homme de 1948. Il est vrai que les États-nations se sont trouvés, des années trente à 1945, dans l’incapacité de protéger les victimes du système génocidaire nazi mais elles n’en n’ont affirmé qu’avec plus de force le droit et les droits fondamentaux en condamnant leurs bourreaux. Hannah Arendt ne pouvait pas l’ignorer mais elle a préféré ne pas le voir pour légitimer une posture refondatrice.

image 2Elle veut aller au-delà des droits proclamés, dont elle estime qu’ils reposent sur une métaphysique qu’elle récuse, elle veut théoriser leur auto-fondation. Ce qui importe pour Hannah Arendt, ce ne sont pas des droits,  dont elle affirme qu’ils se sont avérés impuissants face au scandale de la négation de la personne humaine, mais le « droit d’avoir des droits ». Ce droit est celui de participer à une communauté politique agissante, celui d’avoir la « capacité politique ». Dans cette capacité politique se fondent à la fois les droits et la politique elle-même. Mais, il semble bien que la nécessité d’une refondation n’est que l’effet du postulat selon lequel les droits de l’homme sont en réalité ceux du citoyen, qu’ils ont  leur fondement dans l’État-nation et que cela devrait être dépassé.

Selon Hannah Arendt, les droits ne sont garantis à un homme que par son statut de citoyen et non par son appartenance au genre humain car, selon elle, seule la communauté politique est créatrice de droit. C’est oublier que ce dépassement, déjà présent dans l’esprit des constituants de 1789, est accompli par la déclaration de 1948 qui est d’emblée universelle et qui est aussi explicitement un acte politique. Les droits fondamentaux de 1948 sont garantis par les États signataires mais ils s’imposent à eux comme venant de l’humanité rassemblée dans l’organisation des nations unies. Ils sont mis en œuvre concrètement par des institutions supranationales : par l’instauration de tribunaux internationaux (en premier celui de Nuremberg) ; par la Cour Européenne des droits de l’homme, qui peut être saisie par toute victime de la violation des droits (après épuisement des voies de recours normales), qu’un apatride peut saisir ; par la Cour internationale de justice et le tribunal pénal international de La Haye qui peuvent se saisir eux-mêmes. Il y a donc bien, en matière de Droits Humains, un dépassement déjà effectif de l’État-nation. Il importe de donner à ce dépassement toute sa puissante effective mais c’est affaire d’action politique et non de remise en cause de l’acquis.

L’échec des Droits de l’Homme, dénoncé par Hannah Arendt, parait démenti par l’histoire. Ce n’est d’ailleurs, dans sa pensée, qu’un échec de principe, qui résulterait de leur abstraction. Selon elle, les droits de l’homme devraient être des droits à la singularité, des droits qui reconnaissent à chacun sa différence, car les hommes sont non seulement différents mais inégaux. Elle le dit expressément dans « Impérialisme » : « Les hommes sont inégaux en fonction de leur origine naturelle, de leurs organisations différentes et de leur destin historique ». Or, (c’est sa deuxième critique), les Droits de l’homme sont affirmés avec le plus de force dans les sociétés où l’uniformisation des conditions et des comportements est la plus forte. Dans ces sociétés, plus les hommes ont des droits, plus aussi pèse sur eux un appareil bureaucratique de plus en plus inquisiteur. Cette critique reprend celle que Tocqueville adressait à l’égalité. Mais, c’est une critique inopérante, puisqu’elle vaut aussi bien pour le droit en général. Il est vrai que dans les sociétés développées, l’arsenal juridique est proliférant et couvre l’ensemble des activités sociales ; tous les aspects de la vie humaine sont objet de politique. Cependant, cela atteint moins les droits fondamentaux, qui sont supranationaux, que le droit positif et surtout les nombreux règlements, statuts, codes, qui enserrent l’individu et lui prescrivent ses conduites. Les droits fondamentaux n’interviennent que là où il y a carence du droit. Ils sont plutôt une arme contre les excès législatifs comme le montre l’importance prise par les recours en inconstitutionnalité contre les lois nouvelles.

On trouve chez Agamben une idée semblable mais sous une forme à la fois plus subtile et plus atténuée. C’est celle de « vie nue ». La vie nue est celle de l’individu réduit à sa vie biologique, celle de l’homme dépourvu de tout droit. Elle évoque un état de nature mais qui serait un état d’abandon, de misère et de dépendance. C’est l’état d’un homme livré au pouvoir sans médiation, sans un statut juridique protecteur. La vie nue est la vie réduite au silence, c’est celle des réfugiés, des déportés ou des bannis. Elle est, selon Agamben, l’objet propre de la biopolitique mais aussi celle qui oppose au pouvoir « une biopolitique mineure », c’est-à-dire une lutte pour survivre menée sur le terrain de la biopolitique. Elle est alors la vie des drogués, des emprisonnés, du sans-papiers, du chômeur secouru mais forcé au travail gratuit, de tous ceux dont la vie privée est soumise à l’action publique et qui y résistent. Les pouvoirs contrôlent ces vies nues, les identifient, les immatriculent, les insèrent dans des statuts et des programmes tandis qu’elles luttent pour affirmer leur propre identité (et qu’Agamben leur propose une autre politique par la thématique de « la déprise de soi »).

Ce thème de la vie nue prend une autre dimension quand Agamben invite à lire à sa lumière la déclaration des droits de l’homme et du citoyen (celle de 1789 puisque lui aussi préfère ignorer les droits proclamés en 1948). Selon Hannah Arendt les droits proclamés en 1789 ne valaient que pour les citoyens ; ceux qui n’avaient pas la citoyenneté ne pouvaient pas les faire valoir. Selon Agamben, ces non citoyens, plus citoyens ou pas encore citoyens  peuvent être considérés comme « vie nue ». Les Droits de l’homme en font la matière qui leur permet d’avoir pour fonction la formation de l’État-nation. Ils font  que « la vie naturelle qui était dans l’Ancien Régime politiquement insignifiante et appartenait à Dieu comme vie de la créature […] émerge désormais au premier plan dans la structure de l’Etat, et devient le fondement terrestre de sa légitimité et de sa souveraineté ».

image 3L’article 1 de la déclaration est cité comme démonstration : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».  Ce qu’Agamben interprète en disant « La vie naturelle….  s’efface immédiatement au profit de la figure du citoyen ». Ce qui se confirme aussi par le fait que l’étymologie de nation viendrait de naître. Avec la Déclaration des droits la vie naturelle « devient le porteur immédiat de la souveraineté ». « Le principe de naissance et le principe de souveraineté… s’unissent désormais irrévocablement dans le corps du « sujet souverain » ». Cela aurait inauguré la vocation biopolitique de l’État moderne dont le fondement est «la vie nue ».

La critique faite ici aux droits de l’homme est très singulière et oblique. Elle oublie que si l’article 1 mentionne la naissance ce n’est pas comme fait biologique mais pour renverser les droits attachés à la naissance privilégiée, c’est pour supprimer le droit de naissance noble au profit d’un droit pour tous. Les droits ne transforment pas la « vie nue » en citoyenneté mais une société où l’on appartient à un ordre en une société où chacun est également citoyen. En outre, la critique d’Agamben considère implicitement, dans la lignée de Foucault, que la biopolitique est une politique de contrôle et de dressage des corps. Ainsi le fascisme et le nazisme sont désignés comme « deux mouvements biopolitique dans le sens propre du terme » et la citoyenneté est considérée comme liée au droit du sol et du sang (rapproché du Blud und Boden de l’idéologue nazi Rosenberg). Tout ceci omet tout l’aspect protecteur et progressiste donc démocratique des politiques de santé et d’éducation et le fait que le droit du sol ouvre la citoyenneté plutôt qu’elle exclue (et n’a rien à voir avec le racisme nazi).

Agamben ne fait dans tout cela aucun procès explicite des droits de l’homme. Il affirme seulement que la limitation de leur application (par exemple par le cens) est inscrite dans leur origine et lié à « leur signification biopolitique ». Ils se trouvent ainsi renversé en un principe d’exclusion. La citoyenneté se définit alors par exclusion, d’où les flots de réfugiés entre les deux guerres. Ce qui signe l’échec des Droits comme celui de la SDN « et plus tard de l’ONU ». La discrimination est présentée comme un processus qui rend  à la vie naturelle (à une vie nue) ceux qui sont victimes. Le renversement qui est ici opéré se fait entièrement au détriment de l’idée de Droits. La conclusion rejoint directement celle d’Hannah Arendt : « Il convient de séparer définitivement le concept de réfugié (et la figure de la vie qu’il représente) du concept des droits de l’homme, et de prendre au sérieux la thèse d’Arendt qui lie le sort des droits de l’homme à celui de l’État-nation moderne, de sorte que le déclin et la crise de celui-ci impliquent nécessairement l’obsolescence de ceux-là ».

Les droits fondamentaux sont déclarés obsolescents alors même qu’ils se développent. Ils sont déclarés liés aux États-nations, alors qu’ils s’universalisent. Ils sont ainsi laissés aux puissances qui en font l’objet de leur rhétorique. La position d’Agamben appelle sur ce plan les mêmes critiques que celle d’Hannah Arendt. Sous l’aspect d’une exigence supérieure se cache le renoncement.