Qu’est-ce que la monnaie ? (4)

image 3La monnaie apparaît comme une chose « vivante », c’est-à-dire comme quelque chose qui ne se maintient que par une activité incessante et de constantes interactions entre divers opérateurs. On peut dire qu’elle partage avec le travail cette particularité d’être la seule chose vivante dans l’économie. Les marchandises, les moyens de productions matériels, les richesses accumulées, ne sont que du travail mort. Ils s’échangent en empruntant la forme de la vie sous la forme de la monnaie. Par la monnaie le travail vivant imprègne les choses qui s’échangent pour leur insuffler une nouvelle vie et une nouvelle valeur. C’est de cette façon qu’un objet produit dans un passé lointain peut avoir une valeur au présent. La monnaie supplée à l’impossibilité de réanimer un travail passé en lui substituant l’idée d’un travail présent. Par la monnaie, l’ensemble des choses échangées est imprégné d’une valeur dont la source se trouve dans le travail présent. Des choses, dont la valeur travail ne peut plus être mesurée, ont ainsi un prix. Ce sont les échanges des productions nouvelles, fruit d’un travail actuel, qui permettent que des choses dont les conditions de production sont oubliées ou ne sont pas reproductibles peuvent avoir une valeur et un prix au présent. Cela ne fonctionne que pour autant que l’échange de ces choses (comme des œuvres d’art par exemple) ne constitue qu’une très faible part des échanges globaux. Cette logique se perturbe quand la finance domine l’économie et que les échanges financiers l’emportent sur les autres. Ainsi dans le cadre du capitalisme contemporain, le volume des échanges financiers est complètement déconnecté du volume des échanges de marchandises et prend une ampleur démesurée. Une spéculation financière effrénée perturbe le fonctionnement de l’économie et provoque l’apparition de « bulles spéculatives » qui frappent les domaines les plus divers.

Rappelons ce que nous ont appris les articles précédents : la monnaie apparaît comme un phénomène économique qui ne peut se saisir qu’au présent, où dans un moment déterminé du développement de l’économie. On ne peut en parler abstraitement que de façon très générale et superficielle. Cependant, le caractère lui aussi incomplet, de la présentation qui nous avons faite, pose des questions. La première est celle des limites de sa validité. La conception qui a été proposée ne constitue pas une critique et encore moins une réfutation des conceptions qui ont pu être développées au sujet d’autres formes de la monnaie, fonctionnant selon d’autres modalités. Celles de Ricardo et de Marx restent, en fait, parfaitement valables pourvu qu’on accepte qu’elles s’appliquent à des monnaies fondées sur l’étalon or et s’appuyant sur des réserves en or ou en métaux précieux. Elles sont liées à la période du développement industriel du capitalisme et à la généralisation des rapports sociaux du capitalisme. Nous avons vu qu’on trouve chez Ricardo l’une des premières utilisations d’une approche de la monnaie. Mais pour Ricardo, la monnaie avait la forme de l’or et de l’argent. Or l’or et l’argent ont une valeur intrinsèque, qu’il pouvait dire : « non arbitraire, dépendant de leur rareté, de la quantité de travail nécessaire pour les produire, et de la valeur du capital employé dans les mines qui les produisent ». Cette valeur est celle d’une marchandise. Pourtant, la monnaie n’est pas une marchandise comme les autres. D’emblée la valeur de la monnaie et celle des autres marchandises se distinguent. Selon Ricardo, la valeur de la monnaie tient, dans le cours terme, à sa rareté et ne dépend de ses coûts de production que sur le long terme. La valeur de la monnaie qui est émise est soumise à des déterminations complexes où jouent la rareté et le court terme, le travail et le long terme, et où le mécanisme d’attribution du crédit (que nous avons considéré comme le déterminant essentiel) n’intervient pas. Ricardo explique la différence de valeur entre l’or et l’argent par la différence de la quantité de travail nécessaire pour les produire, mais il corrige ou redouble cette différence en invoquant la rareté de la monnaie en général. Il introduit le paramètre de l’évolution de la masse monétaire pour expliquer l’évolution des prix. La masse monétaire en circulation détermine selon lui le niveau des prix, mais elle est elle-même modulée par la valeur intrinsèque de l’or et de l’argent qui dépend de la quantité de travail nécessaire à leur production. La valeur travail de l’or et de l’argent joue pour Ricardo le rôle que nous avons attribué au marché monétaire. Il assure un ajustement de la masse monétaire à la valeur des marchandises échangées. Si l’or est abondant et que sa valeur libératoire baisse, la production d’or va diminuer. Pour nous, une banque qui prête inconsidérément a une trésorerie déficitaire et va être sanctionnée par le marché. Elle devra réajuster son offre de crédit. Chez Ricardo, la quantité de monnaie en circulation peut aussi devenir excédentaire si la valeur des marchandises diminue (sous l’effet de l’innovation ou d’une meilleure organisation du travail). Alors, l’abondance relative de monnaie fait qu’elle se dévalorise. Les valeurs des marchandises et de la monnaie croissent et décroissent jusqu’à ce qu’ils s’ajustent. Les prix s’ajustent selon un mécanisme complexe où le travail joue le rôle du déterminant en dernier ressort en agissant à la fois sur la valeur des marchandises proposées sur le marché et sur la valeur propre de l’or et de l’argent qui en assurent l’échange.

image 1Pour Ricardo, l’économie est indifférente à la quantité de monnaie papier émise. Si trop de papier est émis, les prix nominaux vont monter. Il faudra une quantité supérieure de monnaie papier pour exprimer le prix de l’or, la quantité d’or restant inchangée. L’équilibre se rétablit par une égalisation des prix de l’or marchandise, de la valeur de l’or monnaie et de la valeur libératoire des billets de banque en circulation. La régulation se fait par le marché de la monnaie qui imite ou retrouve la détermination par les coûts de production. Ainsi, la production conserve toujours sa primauté, en particulier dans la détermination des taux d’intérêts, qui dépendent du taux de profit pouvant être réalisé. Ces dernières considérations nous autorisent à estimer que globalement les théories économiques initiées par Ricardo valident notre approche de la monnaie à partir du crédit. Elles en font apparaître les prémisses sous la forme de systèmes de validation des valeurs par des mécanismes de rétroaction sur les marchés. Cette approche se retrouve dans les théories monétaristes. Elle est largement admise par l’économie considérée comme scientifique. Rappelons toutefois que chacune de ces théories s’applique à la monnaie à un moment de son évolution et qu’aucune n’est définitive.

Cependant la description de Ricardo aboutit à un équilibre que l’histoire ne valide pas (ce point est corrigé par Marx dans un cadre plus large). Si on regarde l’histoire des émissions de monnaie fiduciaire, on constate une série récurrente de crises en 1848, 1870, 1914, 1926 et 1936 qui aboutissent à la non-convertibilité des billets en or. Les crise monétaires sont dues souvent au fait que la quantité de monnaie émise dépend de l’action d’un organisme émetteur extérieur aux relations économiques. En 1848, par exemple, la crise économique et politique contraint le gouvernement à proclamer le cours forcé des billets de banque et l’obligation de les accepter en paiement à l’égal des pièces métalliques. Le même mécanisme se répète en 1870. Il apparaît que les émissions monétaires pour financer les dépenses publiques ajoutent aux aléas des marchés monétaires. Ils sont un type d’émission qui ne correspond ni au schéma théorisé par Ricardo ni au schéma dont nous sommes partis. La nature de la monnaie est perturbée par des émissions de monnaie qui ne s’appuient pas sur le constat d’une valeur déjà là. Les déficits publics en sont un exemple. Nous avons constaté aussi qu’une émission monétaire peut se faire sans avoir à se valider sur le marché monétaire. C’est le cas des émissions qui ont abouties à la crise de 2007 qui, par le mécanisme de titrisation, trouvaient à se valider sur le marché financier et se présentaient sous la forme de « produits dérivés » qui ne permettaient plus d’évaluer les risques de non remboursement.

image 2Dans le fonctionnement de la monnaie, l’État et les marchés financiers interviennent d’une autre manière que les acteurs économiques. Ils sont des agents économiques qui, par leur action, brouillent la nature de la monnaie et influent fortement sur son pouvoir libératoire. L’État a le monopole d’émission de la monnaie et il est en charge de sa gestion. Il augmente ou diminue l’offre de monnaie en agissant sur les taux d’intérêt. Mais il est aussi demandeur de monnaie. En France un circuit monétaire spécifique gère la trésorerie de l’État et des collectivités locales : c’est le circuit du Trésor. Il fait les avances nécessaires aux dépenses continues de l’État comme le paiement du salaire des fonctionnaires ; ce faisant il crée de la monnaie. Dans cette opération, la monnaie créée n’a pas encore une nature essentiellement différente de celle émise par les banques commerciales. Mais l’État peut aussi recourir volontairement au déficit et choisir de financer ce déficit par la création monétaire. Il fait alors un pari sur l’avenir dont la rationalité est différente de celle de la création monétaire pour le financement de l’économie. Dans la zone euro, ce type de financement est en principe interdit par les statuts de la banque centrale. On a vu que l’ampleur de la crise l’a contrainte à passer outre à ses propres règles.

Mais la monnaie est surtout politique par les choix politiques fondamentaux opérés : dévaluation, accords monétaires, organisation des marchés et même création d’une nouvelle monnaie comme l’Euro. Toutes ces politiques ont une rationalité qui leur est propre mais qui n’est pas celle mise en œuvre dans les crédits à l’économie. Elles sont l’effet des tentatives plus ou moins conscientes d’adapter la monnaie aux nécessités du stade de développement du capitalisme. Elles font de la monnaie un instrument politique par le lequel un groupe politique assure sa domination sur les autres. Ainsi les politiques de dérèglementation des marchés de capitaux ont permis de renforcement la domination du secteur financier sur le reste de l’économie et sur l’ensemble des sociétés. Elles ont modifié profondément les rapports sociaux. Dans ces fonctions, la monnaie prend la forme du capital. Elle est ce en quoi s’exprime la puissance du capital. Elle est l’expression d’un rapport de domination de classe.

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Concluons : la nature de la monnaie est complexe. Elle est à la fois la constatation d’une valeur et le moyen par lequel les marchandises expriment leur valeur relative. Mais elle est aussi le support d’un rapport social entre créancier et débiteur et plus généralement d’un rapport de domination. Elle irrigue l’ensemble du corps social et peut devenir un support pour les relations sociales les plus diverses et les plus éloignées des relations économiques. Enfin, la monnaie est le vecteur et le moyen d’expression du capital et donc d’un rapport de domination de classe qui est au centre de toute l’organisation sociale. La monnaie est plus ou moins à la fois tout cela dans toutes ses formes. Mais ses formes (ses avatars) sont suffisamment diverses pour qu’on ne puisse pas la caractériser autrement que dans un moment de son histoire, dans une configuration économique spécifique. Elle n’est pas aujourd’hui ce qu’elle était il y a un siècle et ne sera sans doute pas dans un siècle ce qu’elle est aujourd’hui.

Qu’est-ce que la monnaie ? (3)

image 1Lorsqu’une banque accorde un crédit, elle créée la monnaie correspondante en inscrivant sa créance à l’actif de son bilan. La contrepartie de cette écriture conventionnellement débitrice est l’inscription du même montant au crédit du compte de l’emprunteur dans les livres de la banque (au passif de son bilan). Les paiements que l’emprunteur effectuera débiteront son compte pour créditer le compte d’un fournisseur. Si ce compte est tenu dans un autre établissement, cette opération s’effectuera entre les banques par un virement entre leurs comptes auprès de la banque centrale. (Nous avons vu qu’en fait c’est le solde des opérations croisées qui est viré).

Parmi les fournisseurs, il s’en trouve un qui livre une marchandise particulière : sa force de travail. Il reçoit un salaire en échange duquel, il a le devoir d’exécuter le travail demandé. Dans le fonctionnement du mécanisme de crédit, deux relations de pouvoir se mettent en place. La monnaie qui lui a été prêtée donne à l’emprunteur un pouvoir sur le salarié mais aussi dans une moindre mesure sur quiconque se trouve dans la situation de fournisseur. Mais l’emprunteur subit le pouvoir de la banque qui peut faire valoir ses garanties en cas de non remboursement.

La monnaie a l’apparence d’un bien, mais elle est l’instrument d’un rapport social. Elle est selon Marx la forme réifiée d’un rapport social. Nous avons déjà développé cette idée dans l’article du 21 mars intitulé « rapports sociaux ». Rappelons ce qui été dit :

« L’échange des marchandises ne peut se faire que sur le marché car la valeur d’échange ne se réalise que sur le marché. Pour qu’il y ait marché, dit Marx, les individus qui y amènent leurs marchandises « doivent se reconnaître réciproquement comme propriétaires privés ». Dans cette seule remarque nous retrouvons tous les éléments par quoi Danièle Kergoat définit un rapport social.

1) Il y a un enjeu et une tension. Deux volontés se confrontent et cherchent à tirer le meilleur avantage de l’échange. Autour de cet enjeu se constituent deux groupes sociaux : les vendeurs et les acheteurs. Dans cette situation s’invente, ou plutôt est en œuvre, une façon spécifique de penser. Les protagonistes se constituent en groupes antagonistes. Ils se voient et se pensent « comme propriétaires privés », comme acheteurs et comme vendeurs, c’est-à-dire selon des déterminations à la fois institutionnelles et abstraites.

2) Les groupes antagonistes « ne sont pas donnés au départ » puisqu’il faut le marché pour qu’ils puissent se reconnaître. Être propriétaire privé et reconnu comme tel n’est pas une donnée liée à la personne humaine en tant qu’être naturel (voir à ce sujet l’article : « la question de la propriété ») non plus qu’être acheteur ou vendeur.

3) Dans la transaction commerciale, l’acheteur et le vendeur sont indifférents à la personne de leur protagoniste. Les acheteurs viennent avec leur besoin que la marchandise comme valeur d’usage peut satisfaire, mais ils n’ont pas nécessité de connaître les besoins de l’autre. Chacun contracte « sans s’inquiéter si sa propre marchandise a pour le possesseur de l’autre une valeur utile ou non ». Dans ce sens, dit Marx : « l’échange est pour lui un acte social général » c’est-à-dire que c’est une forme interaction sociale codée, qui se déroule selon des normes que chacun a intégrées sans en avoir conscience.

image 2C’est à l’aboutissement de ce raisonnement, ici résumé, que Marx introduit la monnaie comme « équivalent général ». Il reconstruit succinctement le processus historique de son apparition. L’argent ou la monnaie dont la marchandise « équivalent général » est le signe, se forme dans les échanges. Elle est un produit des rapports marchands, produit issu d’un développement historique. L’argent se forme dans un processus de scission de ce qui deviendra l’équivalent général : par « le dédoublement de la marchandise en marchandise et en argent ». Ce qui amène Marx à cette conclusion : ce dédoublement est possible parce que « sous l’apparence d’un objet extérieur, la monnaie déguise en réalité un rapport social ». »

Notre analyse de la création monétaire dans les économies modernes a montré que ce n’est pas « dans les échanges » mais par le prêt que se crée la monnaie. Cette évolution n’invalide pas la conception de Marx mais l’élargit au contraire. La forme moderne de la monnaie met potentiellement l’ensemble des interactions sociales sous le sceau de l’intérêt égoïste.

Par le prêt le prêteur a un pouvoir sur les biens du débiteur. Il peut, s’il s’est correctement couvert, s’en emparer en cas de non remboursement (d’où les garanties prises par la banque). La monnaie est aussi la matière du salaire du travailleur et l’instrument du pouvoir de l’employeur. Dans le contrat de travail, le temps de travail contre de la monnaie permet au détenteur du capital, possesseur des moyens de production, de garder l’entière propriété du produit du travail. Avec la généralisation de la monnaie scripturale, le rapport de domination que permet la possession ou l’émission de la monnaie, devient invisible. Les paiements se font sans rencontre et uniquement sous la forme d’inscriptions dans des livres comptables. C’est ainsi que les salariés peuvent ne jamais rencontrer les actionnaires de la société qui les emploient. Ils peuvent ne rien savoir de ceux qui exercent une domination sur eux et ils ne connaissent de cette domination que les effets qui leur sont le plus proche (sous la forme d’un contremaître, par exemple).

La monnaie est à la fois constatation d’une valeur et instrument d’une relation sociale. Elle est plus qu’un instrument économique. Elle est plutôt, dans une société comme la nôtre, le liant des relations sociales, ce sous quoi toutes les relations sociales peuvent se fondre et ce par quoi elles peuvent se faire voir. Ainsi, un dommage causé à autrui, volontairement ou non, peut donner lieu à un dédommagement dont le montant n’a pas de relation objective avec le dommage (lequel ne peut généralement pas être mesuré en temps de travail social et n’a donc en lui-même pas de valeur économique estimable). L’offre de monnaie (sous forme de don) peut aussi devenir une marque d’affection ou elle peut se considérer comme l’expression d’un sentiment. Elle déborde alors sa fonction économique pour se charger d’affects.

Dans la société capitaliste contemporaine, le rapport social fondamental (celui dont l’action sur le devenir social est le plus puissant) est celui exercé par le capital sous la forme des institutions financières et le crédit est la source première de la création monétaire. Il est donc logique que nous ayons abordé la monnaie en commençant par analyser les conditions de l’octroi d’un crédit. Si l’économie classique (et Marx en particulier) commence son analyse par l’étude de la relation d’achat de marchandise et plus spécifiquement d’achat de la force de travail, c’est sans doute le reflet de la domination du capital industriel sur la société du 19ème siècle, c’est qu’au moment de la révolution industrielle ce phénomène était celui qui modifiait le plus directement la société. C’est la forme de l’économie (le rapport social de production dominant) qui détermine la forme de la monnaie et dicte le moyen de son étude.

image 3La monnaie a une histoire puisque sa forme est liée à ce qui, à un moment, est le ferment des évolutions sociales. Ses changements de forme suivent l’évolution de l’ensemble de la société, elles en sont une composante essentielle qui marque le passage à un nouveau stade. Il n’est donc pas possible de traiter de la monnaie en général, dans un absolu qui ne tient pas compte de son histoire. Un discours sur la monnaie « en général » sans autre précision ne pourrait être que très superficiel. La monnaie n’a cessé d’évoluer pour des raisons impératives, indépendantes de l’intelligence ou de la sensibilité des opérateurs. Ces déterminations ont justifié des choix politiques (ces choix politiques ont eux-mêmes leur rationalité propre). En phase avec le développement de l’économie capitaliste et à travers ses crises, nous sommes passés d’une monnaie or, au bimétallisme, pour revenir à l’étalon or (gold exchange standard). Celui-ci a eu un cours forcé qui a été abandonné de 1914 à 1926 puis repris avec des aménagements. Un étalon devise, s’est alors imposé. Le lingot d’or comme étalon est devenu ensuite la norme. Les institutions monétaires ont été réorganisées à Bretton Woods et se sont maintenues de 1944 à 1971. Ce système a été remis en cause et remplacé par divers systèmes de cours flottants. Le dollar s’est finalement imposé comme monnaie de réserve mais cela n’a rien de définitif. En fait la monnaie évoluent sans cesse à la fois dans ce qu’elle représente, dans ses formes et ses avatars. On ne peut donc pas considérer qu’il y a une unité d’essence de la monnaie à travers l’histoire et d’un système économique à l’autre.

La monnaie est de part en part une réalité historique. Ses différents avatars sont autant de réalités différentes. A chacune des époques, les composants de la masse monétaire et les contreparties de la masse monétaire en circulation ne sont pas les mêmes, les rationalités mises en œuvre diffèrent et les institutions qui émettent la monnaie ne sont pas les mêmes. Cela signifie que la monnaie n’est, en fait, pas la même. Elle n’a de commun, sous ses différents avatars, que d’être le médium par lequel les valeurs s’expriment et les échanges se réalisent. Les comparaisons du pouvoir libératoire de la monnaie dans le temps n’ont pas véritablement de signification. Les prix mêmes, exprimés en monnaie d’une époque à l’autre, ne se comparent de très théoriquement et assez grossièrement. On peut estimer des valeurs de 1914 en monnaie actualisée mais cela n’a qu’une signification indicative. La comparaison des valeurs n’a un fondement réel que là où des échanges ont effectivement lieu, et même seulement là où il existe un marché suffisamment actif. La monnaie n’a donc de sens que dans le présent. Il n’y a pas d’échange entre un opérateur en 1914 et un opérateur de 2014. La comparaison du pouvoir libératoire des monnaies à des périodes si éloignées n’est pas vérifiable car à aucun moment n’est à l’œuvre cette validation par la pratique continue qui dans le présent valide toute création monétaire. Cela confirme qu’il n’y a pas de valeur de la monnaie en elle-même mais un pouvoir libératoire, au présent qui se fait et se défait à chaque instant et plus particulièrement au moment de chaque émission de crédit. Le rôle de la compensation et des marchés monétaires est, à chaque instant, de construire de maintenir et de faire évoluer cette valeur. Cela se fait sous la direction des banques centrales et sous la contrainte du marché des changes. Le marché monétaire sanctionne et harmonise les émissions monétaires de chaque banque pour assurer la stabilité du pouvoir libératoire de la monnaie ayant cours légal à un moment. Hors de ce mécanisme à tous instants en œuvre, il n’y a ni monnaie ni pouvoir libératoire de la monnaie, quelque forme qu’elle revête. Une crise généralisée des institutions de crédit ou des mécanismes de compensation interbancaire aurait pour conséquence l’effondrement de toute monnaie et le blocage des échanges marchands.

Si des pièces anciennes gardent un pouvoir libératoire apparent, ce n’est que par leur qualité de marchandise (en particulier du fait leur teneur en métal précieux et à cause l’intérêt qu’elles suscitent). Ce n’est pas la croyance de celui qui la détient qui fait le pouvoir libératoire de la monnaie mais l’activité incessante de l’économie et des marchés monétaires. En dernier ressort, c’est l’activité de production et d’échange qui est créatrice de valeur puisque ce n’est que par le travail productif que se créent des richesses et qu’il est possible que les crédits soient remboursés. Le marché financier ne crée pas de valeur. Il contribue à l’allocation de la rente, c’est-à-dire au partage des excédents de valeur (des plus-values) qui sont mobiles du fait de l’inégalité des producteurs en concurrence.

Rapports sociaux

image 3« L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux » : cette idée énoncée par Marx dans sa VIème thèse sur Feuerbach n’est pleinement intelligible que pour autant qu’on  puisse dire ce qu’on entend par « rapports sociaux » et quel « ensemble » forment les rapports sociaux. La meilleure définition d’un rapport social qu’une rapide recherche sur internet permet de trouver nous dit que « le concept de rapport social désigne un principe de division d’une formation sociale de dimension macro et de portée politique ». Elle est due au sociologue Alain Bihr. Son premier mérite est d’écarter la confusion fréquente entre rapport social et relation sociale. Le premier désigne les interactions entre des groupes, tandis que l’expression « relation sociale » s’applique aux liens interpersonnels, aux diverses relations dans lesquelles s’engagent les individus entre eux.

Disposer d’une bonne définition, écarter une confusion, ce n’est qu’un premier pas. Il faut aller plus loin. On ne peut pas dire qu’on a compris ce que contient le concept créé par Marx, si on n’a pas fait une analyse sérieuse de ce que contient la notion de rapports sociaux et si on ne va pas voir ce qu’il en est réellement des rapports sociaux dans nos sociétés. Or, on ne trouve pas ce concept explicitement développé chez Karl Marx. Ce qui est souligné seulement, c’est le caractère historique et la réalité institutionnalisée et réifiée des rapports sociaux. Ainsi on peut lire dans « l’Idéologie allemande » : « En un mot, la rente foncière, le profit, etc., modes d’existence réels de la propriété privée, sont des rapports sociaux correspondant à une phase de production déterminée et ils ne sont des rapports « individuels » que tant qu’ils ne sont pas devenus une entrave des forces productives existantes ». Cette rapide énumération de quelques unes des déclinaisons institutionnelles du rapport social fondamental qu’est la propriété privée contient quelques indications fondamentales. Elle fait un lien, qui devra être étudié en détail, entre institutions et rapports sociaux. Elle pose le problème de l’articulation entre les rapports sociaux et les relations sociales et semble considérer que le rapport social commence quand sont passées les limites des relations interpersonnelles ou lorsque ces relations ne suffisent plus au développement des forces productives. Cela peut se comprendre dans le déroulement de l’histoire : une domination sur la terre, d’abord fondée sur le seul rapport de force ou directement sur la violence, prend avec le temps des formes reconnues et sanctionnées dans les coutumes et les lois de telle sorte que les relations nouvelles s’organisent dans un cadre institutionnel. Il y a alors une inclusion des relations sociales dans les rapports sociaux. Les rapports individuels sont pris dans les rapports sociaux car elles ont évolué pour se cristalliser en rapports sociaux. Marx le dit expressément dans un autre passage de l’idéologie allemande : « Les rapports personnels évoluent de façon nécessaire et inévitable vers des rapports de classes et se cristallisent en rapports de classes[1]

Nous pouvons aller plus loin avec la sociologue Danièle Kergoat qui a le mérite de nous proposer une définition et une analyse des rapports sociaux largement acceptée par sa discipline. Dans « dynamique et consubstantialité des rapports sociaux» en 2009, elle écrit : « Un rapport social est une relation antagonique entre groupes sociaux, établie autour d’un enjeu. C’est un rapport de production matérielle et idéelle ». Le qualificatif « antagonique » apporte une indication particulièrement précieuse : celle de la conflictualité toujours inhérente aux rapports sociaux, qui les distingue plus encore des relations sociales. Un  rapport social est une différenciation, une contradiction, un antagonisme qui oppose des groupes sociaux qui se découvrent et se produisent par et dans cette conflictualité (qui donc ne lui préexistent pas en tant que tels). Il peut prendre la forme d’une domination, d’une oppression ou d’une exploitation. Il implique une inégalité de situation. Il faut bien noter et retenir un autre point fondamental. Les groupes sociaux n’entrent pas dans les rapports sociaux comme les individus peuvent nouer des relations et les rompre (faire connaissance ou se quitter). Les groupes sociaux n’existent, ne se sont constitués que dans et par les rapports sociaux.  L’expression « rapport de production matérielle et idéelle » ne doit pas donner lieu à confusion : Le premier objet de la production, d’une sorte de production continuée, c’est le groupe lui-même comme collectivité agissante (production matérielle) mais c’est aussi son idée (production idéelle) dans les représentations partagées par ceux qui y participent. Ce n’est qu’en un second temps que le rapport social peut être un rapport de production en ce que c’est sous sa forme que s’accomplit la production matérielle (de biens) et celle d’idées (de représentations) : par la division du travail.

image 1Les groupes sociaux (de sexe, de classe, de race etc.) se constituent dans la relation qui les opposent. Ce que Danièle Kergoat exprime ainsi : « Le rapport social peut être assimilé à une tension qui traverse la société ; cette tension se cristallise peu à peu en enjeux autour desquels, pour produire de la société, pour la reproduire ou pour inventer de nouvelles façons de penser et d’agir, les êtres humains sont en confrontation permanente. Ce sont ces enjeux qui sont constitutifs des groupes sociaux. Ces derniers ne sont pas donnés au départ, ils se créent autour de ces enjeux par la dynamique des groupes sociaux ».[2]

Il faut être plus clair encore et aller jusqu’au bout de l’idée : ce ne sont pas seulement les groupes sociaux qui sont produits dans la « tension qui traverse la société » mais l’humanité elle-même comme genre humain s’auto connaissant comme tel. Ce point est fondamental dans notre effort pour clarifier le concept « d’essence humaine » puisqu’il nous dit comment l’essence humaine est produite par le rapport social. Selon Danièle Kergoat, en effet, les êtres humains ne forment pour eux (dans leurs représentations) une espèce qu’en se différenciant en groupes sociaux antagonistes, c’est-à-dire au moment où ils se savent d’une ethnie, d’une classe, d’un sexe en lesquels l’humanité se différencie, c’est à dire quand leurs antagonismes leurs permettent d’accéder à l’abstraction. Car les êtres humains n’ont besoin de se comprendre et de se définir que lorsqu’ils n’ont plus l’expérience immédiate de leur communauté. Ils n’accèdent, par conséquent, à l’idée d’un « genre humain » qu’à travers la confrontation qui les oppose entre groupes sociaux, éventuellement en déniant la pleine humanité au groupe antagoniste. Ce processus est renforcé encore dans la société industrielle par l’extension au niveau mondial du commerce et des communications qui rapproche chaque homme de l’ensemble des hommes. Chaque homme se trouve relié à l’humanité tout entière. Les biens consommés peuvent avoir été produits aux antipodes et ceux produits localement peuvent être destinés à des marchés lointains, ils répondent aux goûts  comparables et aux besoins semblables d’hommes qui ne se rencontreront jamais.

Les hommes n’en ont pas pour autant une claire conscience de leur essence. Bien au contraire : la division du travail, la spécialisation dans l’accomplissement des tâches, l’accroissement des inégalités et le développement inégal, accentuent la distance à la totalité humaine et en brouille l’image. Avec la généralisation des échanges monétaires, la société tout entière parait devoir fonctionner selon une rationalité instrumentale où tout devrait être prévisible et calculable. Les rapports sociaux prennent la forme de relations entre des choses et se stabilisent dans et sous la forme d’institutions qui dominent les hommes et s’imposent à eux comme des puissances étrangères. L’homme parait enfermé et assujetti  dans un cadre qui le domine et le façonne mais qui est pourtant une création humaine : l’État étant l’institution qui forme la clé de voûte dans laquelle se stabilise et se pérennise le rapport social de classe. La famille étant celle par laquelle s’organise le rapport social entre les sexes et les générations. L’institution fait retour sur l’essence humaine pour en habiller le contenu. L’État fait de l’homme un citoyen et la famille lui alloue un statut (un état) civil par lequel il se connait tout autant qu’il se travestit. 

Dans ce cadre l’individu est comme Fabrice à Waterloo : il n’appréhende d’abord ses relations aux autres hommes que dans l’immédiateté : sous la forme illusoire de relations entre individus autonomes et rationnels motivés par la satisfaction égoïste de leurs besoins. Chacun pense être maitre du choix de son mode de vie, de ses façons d’être et du développement de sa culture. Mais il est limité par des rapports sociaux dont il ne peut pas sortir, en dehors desquels il n’est rien. Chacun se trouve en fait façonné par les rapports sociaux de son temps et de sa société si bien qu’on voit souvent de nos jours les mêmes personnes proclamer leur autonomie et dénoncer dans le même temps le façonnement social. Le sexe est déclaré une « construction » par celles et ceux qui ne voudraient pour rien au monde être autres qu’ils ne sont ! Chacun de ces hommes pris dans les contradictions des rapports sociaux de son temps, se comprend comme appartenant au genre humain mais à travers un processus d’abstraction redoublé : doublement masqué d’abord par le biais de son habillement institutionnel puis sous la forme d’une unité humaine idéalisée. C’est pourquoi l’essence humaine est une chose si problématique et si difficile à saisir et qu’elle se trouve recouverte de tant de travestissements, de réductions, d’illusions et d’idéologie. Mais nous reviendrons à la question de l’essence humaine quand nous aurons complétement éclairci le concept de rapport social.

Peut-être faut-il proposer un exemple pour rendre plus intelligible ce concept de rapport social qui apparait maintenant singulièrement complexe. Mettons-le à l’épreuve en le confrontant au moins intuitif des rapports sociaux : celui que représente la monnaie, car la monnaie est un rapport social. Cette formulation quelque peu énigmatique ne peut se comprendre que si on suit le raisonnement qui l’amène et la justifie.

Elle se trouve chez Marx au livre I chapitre II du Capital (« les échanges »). Mais commençons par le chapitre I pour suivre le raisonnement qui y mène. Dans ce chapitre I, Marx a défini la marchandise comme valeur d’usage et valeur d’échange. Mais l’échange des marchandises ne peut se faire que sur le marché car la valeur d’échange ne se réalise que sur le marché. Pour qu’il y ait marché, dit Marx,  les individus qui y amènent leurs marchandises « doivent se reconnaître réciproquement comme propriétaires privés »[3]. Dans cette seule remarque nous retrouvons tous les éléments par quoi Danièle Kergoat définit un rapport social.

1)      Il y a un enjeu et une tension. Deux volontés se confrontent et cherchent à tirer le meilleur avantage de l’échange. Autour de cet enjeu se constituent deux groupes sociaux : les vendeurs et les acheteurs. Dans cette situation s’invente, ou plutôt est en œuvre, une façon spécifique de penser. Les protagonistes se constituent en groupes antagonistes. Ils se voient et se pensent « comme propriétaires privés », comme acheteurs et comme vendeurs, c’est-à-dire selon des déterminations à la fois institutionnelles et abstraites.  

2)      Les groupes antagonistes « ne sont pas donnés au départ » puisqu’il faut le marché pour qu’ils puissent se reconnaître. Être propriétaire privé et reconnu comme tel n’est pas une donnée liée à la personne humaine en tant qu’être naturel (voir à ce sujet l’article : « la question de la propriété ») non plus qu’être acheteur ou vendeur. On remarquera pourtant que l’idéologie se plait à brouiller cela en s’efforçant de cliver et de figer chacun dans un rôle : consommateur, usager etc.

3)      Dans la transaction commerciale, l’acheteur et le vendeur sont indifférents à la personne de leur protagoniste. Les acheteurs viennent avec leur besoin que la marchandise comme valeur d’usage peut satisfaire, mais ils n’ont pas nécessité de connaître les besoins de l’autre. Chacun contracte « sans s’inquiéter si sa propre marchandise a pour le possesseur de l’autre une valeur utile ou non ». Dans ce sens, dit Marx : « l’échange est pour lui un acte social général » c’est-à-dire que c’est une forme interaction sociale codée, qui se déroule selon des normes que chacun a intégrées sans en avoir conscience.

 

Résumons donc : un rapport social n’est pas une relation sociale. Il est le lieu où l’homme se pense dans le cadre d’une abstraction comme élément d’un groupe social et où il agit dans le cadre d’institutions et selon des codes. (Ce qui ne signifie pas que les relations sociales n’incluent jamais aucun code : politesse, respect, pudeur etc.)

C’est à l’aboutissement de ce raisonnement, ici résumé, que Marx introduit la monnaie comme « équivalent général ». Il reconstruit succinctement le processus historique de son apparition. L’argent ou la monnaie dont la marchandise « équivalent général » est le signe, se forme dans les échanges. Elle est un produit des rapports marchands, produit issu d’un développement historique. L’argent se forme dans un processus de scission de ce qui deviendra l’équivalent général : par « le dédoublement de la marchandise en marchandise et en argent ». Ce qui amène Marx à cette conclusion : ce dédoublement est possible parce que « sous l’apparence d’un objet extérieur, la monnaie déguise en réalité un rapport social ».

La monnaie déguise un rapport social dans le sens où un rapport social n’apparaît jamais en lui-même. Il est toujours vécu dans le cadre d’abstractions. Ainsi tout ce que Danièle Kergoat avait mis sous son concept de « rapport social » se retrouve bien dans le cas de la monnaie.

image 2Nous pouvons récapituler, à partir de cet exemple, ce qui apparait de l’examen du concept de rapport social : un rapport social confronte des groupes sociaux mais toujours sous une forme institutionnalisée et souvent sous une forme réifiée. Un groupe social est un ensemble d’individus pensés sans distinction de personnes, ces personnes sont pensées seulement sous la qualité requise par le rapport visé, qualité complémentaire à celle du groupe protagoniste (producteurs et consommateurs, par exemple). Le rapport social ne se manifeste que sous et par la médiation d’une institution : la monnaie, le contrat de travail, la famille etc. Il s’accompagne toujours de normes qui peuvent être (et sont souvent à la fois) religieuses, morales, coutumières ou juridiques. Chaque rapport social ne dévoile toujours qu’un aspect, une facette, de l’essence humaine. Cela sera développé dans un prochain article.


[1] « L’idéologie allemande » réédition 2012

Marx précise aussi, ce qu’il entend par le mot social (en opposant rapport naturel et rapport social) : « social en ce sens que l’on entend par là l’action conjuguée de plusieurs individus, peu importe dans quelles conditions, de quelle façon et dans quel but ».

[2] Dans « penser la différence des sexes : rapports sociaux et division du travail entre les sexes»– 2005

[3] Le Capital Livre premier tome I – Karl Marx – éditions sociales volume 1 page 95