La question de l’homme

image 2Quand on lit Marx, il faut se garder de tout essentialisme, de toute conception figée de l’essence, car pour lui le mot « essence » ne renvoie pas à une nature donnée mais à un processus de développement. Il y a un développement des choses qui les pousse vers la réalisation de leur « essence » que seule la pensée anticipatrice peut concevoir  (avec tous les risques d’illusion que cela comporte). Ainsi, en va-t-il de « l’essence de l’homme », de ce qui la destination fondamentale de l’homme.

Nous pouvons peut dire de l’homme qu’il ne sera pleinement homme qu’au terme d’un processus d’émancipation et que dans la mesure où il saura mener ce processus vers son terme.  L’émancipation de l’être humaine se fait dans l’histoire. Elle est le passage d’un homme qui se pense dans les termes de la religion à un homme qui conquiert la maîtrise de son être en surmontant les contradictions de la société humaine. Elle est une conquête de l’être humain qui poursuit le processus qui l’a fait sortir de l’animalité.

Pour bien situer cela, faisons un détour par la lecture du livre de Patrick Tort « l’effet Darwin »[1]. Ce livre résume et défend l’apport de Charles Darwin dans la compréhension de ce qu’est l’être humain. Il dénonce les interprétations abusives et même mensongères qu’en font les promoteurs du Darwinisme social. J’en résume aussi brièvement que possible le propos :

Les êtres vivants se développent dans le cadre d’une compétition biologique et d’un affrontement avec le milieu. Cette lutte pour l’existence permet une sélection naturelle de variations organiques et d’instincts. Les moins aptes sont éliminés  et les avantages biologiques sont sélectionnés. Dans cette lutte même pour l’existence, la sélection des instincts sociaux et de l’accroissement des capacités mentales devient un avantage décisif. C’est ainsi que, du fait même de la sélection naturelle, se trouvent sélectionnés une forme nouvelle de développement. Cette variation est caractérisée par le dépérissement des instincts individuels et par la sélection de leur opposé : la sympathie qui permet la protection des plus faibles. L’humanité est le groupe qui réussit le mieux cette variation. Elle développe le sens moral et la civilisation. Ces nouvelles dispositions du  groupe humain permettent l’augmentation cumulative de son efficacité. Ces dispositions sont l’avantage cognitif et rationnel joint aux sentiments affectifs et au renforcement de l’altruisme et de la solidarité. Il y a en conséquence pour le groupe humain un dépérissement de l’élimination des plus faibles, une élimination de la sélection éliminatoire et une maitrise des conduites guerrières à l’intérieur du groupe. Ce que Patrick Tort a appelé l’effet réversif de l’évolution.

image 1A ce point de l’exposé, je quitte la présentation de Patrick Tort et l’apport de Darwin, pour jeter les bases de ce qui me parait être la poursuite de ce processus. Je reprends ce que j’ai déjà dit dans mon article du 26 Février « Droits de l’homme et spécificité humaine ». Je le cite : « cet effet réversif de l’évolution, fondateur des bases de la civilisation, crée des sociétés complexes où apparaissent des inégalités et des tensions. C’est ce mouvement contradictoire qui fait apparaitre à la fois des privilèges et l’exigence morale de leur dépassement. Ainsi l’évolution humaine est marquée dans son origine même par la contradiction ». La moralité, sélectionnée comme un avantage naturel, poursuit son effet sur un autre plan. Dans sa lutte contre les dominations qu’elle subit, l’humanité s’engage dans un processus nouveau qui voit la poursuite de la réalisation de l’essence humaine. Ce processus est celui de l’émancipation humaine. Cette émancipation prend différentes formes et passe par un processus, encore à peine engagé, de sortie de la religion. Avec ce processus « la question de l’homme » prend son véritable sens.

Revenons à Marx  et à son texte « la question juive » pour en situer la problématique. Nous sommes bien avant la publication de l’œuvre anthropologique de Darwin que Marx n’a pas connue et qui est d’ailleurs encore très peu connue. Marx ne pose donc pas la question de l’origine du mouvement émancipateur humain. Il le prend tel qu’il se présente à son époque et dans les termes de la philosophie de Feuerbach qui l’influence alors encore. Il distingue l’émancipation politique et l’émancipation humaine.  L’émancipation est d’abord  politique et laïque avant de pouvoir être émancipation humaine, c’est-à-dire émancipation en voie de pleine réalisation. Ainsi, l’émancipation politique peut être vue comme un moment de l’émancipation humaine, comme une forme non développée de ce qui sera l’émancipation humaine quand son essence sera pleinement exposée.

Marx nous dit que l’émancipation politique sanctionne ou avalise la division de l’homme en membre de la société civile et en citoyen. Mais cet aval donné à l’imperfection, à l’inaccomplissement n’est pas un mensonge, c’est la marque d’un développement en cours, d’un processus inabouti. Il y a dans l’idée même d’émancipation politique une contradiction dans les termes. C’est l’homme qui s’émancipe : qu’on puisse qualifier son émancipation de « politique » signifie qu’elle est incomplète. L’émancipation réalisée se passe de qualificatif ou ne supporte que le qualificatif d’humaine. C’est ce que Marx dit expressément : « Si vous voulez être émancipés politiquement, l’imperfection et la contradiction ne sont pas uniquement en vous, mais encore dans l’essence et la catégorie de l’émancipation politique ». Il ne s’agit pas pour lui de dire que l’émancipation politique ne doit pas être voulue. La revendication des droits égaux est légitime et positive mais elle ne doit être comprise comme une étape, comme un degré vers l’émancipation humaine, vers la réalisation complète et effective de l’émancipation et non comme un point d’arrêt dans le développement.

Notons que Marx est parfaitement clair et qu’on l’interprète mal quand on oppose droits formels et droits réels. Il écrit : « l’émancipation politique constitue, assurément, un grand progrès. Elle n’est pas, il est vrai, la  forme de l’émancipation, mais elle est la dernière forme de l’émancipation humaine dans l’ordre du monde actuel ». Il dit donc clairement que le développement humain passe par des étapes qui sont celles de la société tout entière. On ne peut critiquer une forme non aboutie qu’au nom de la forme aboutie. On critique l’égalité des droits au nom de la parité et en vue d’une égalité comme fin de la domination que vise l’idée d’émancipation. La critique de l’incomplétude ne vaut que parce qu’elle met en lumière les contradictions qui sont celles d’un développement incomplet. Elle n’est légitime que relativement à la forme accomplie. Elle ne l’est pas si elle est la critique de la chose même.

Si nous lisons dans cette optique la phrase de Marx : « L’État politique parfait est, d’après son essence, la vie générique de l’homme par opposition à sa vie matérielle », nous voyons que l’État politique parfait n’est pas ici une construction intellectuelle a priori mais le terme (visé par la pensée) d’un développement historique concret. Pour le marxisme développé, il ne s’agira d’ailleurs que du terme d’un moment de l’histoire et non d’un terme absolu. Engels le dit expressément dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (Éditions sociales 1966 page 13) : « Pas plus que la connaissance, l’histoire ne peut trouver un achèvement définitif dans un état idéal parfait de l’humanité ; une société parfaite, un « État » parfait sont des choses qui ne peuvent exister que dans l’imagination ; tout au contraire, toutes les situations qui se sont succédé dans l’histoire ne sont que des étapes transitoires dans le développement sans fin de l’histoire humaine progressant de l’inférieur au supérieur ».

 image 3L’État politique se développe à la fois à partir de ce qui devient par lui la Société Civile, mais aussi en contradiction avec cette Société Civile. De même l’essence générique de l’homme n’est pas une invention de la philosophie qui créerait un concept sur la base de la seule réflexion. C’est un concept certes, mais par lequel est exprimée la reconnaissance progressive par les hommes concrets de leur commune humanité, à travers le dépassement de leurs divisions et même en contradiction avec ces divisions effectives. Il ne s’agit pas d’une essence générique de l’homme préalablement posée, déjà là, et donc à découvrir, dont les hommes réels seraient la réalisation plus ou moins imparfaite, car l’homme ne sait pas d’emblée ce qu’est l’Homme (ce qui fait l’essence humaine). Cette essence humaine n’existe pas par elle-même indépendamment des circonstances où elle se réalise et avant elles. Cette essence générique se construit et se développe à travers l’histoire. Elle est d’abord pensée et concrétisée imparfaitement, incomplètement.

Chez Marx donc des concepts comme « essence générique de l’homme » ou « État politique parfait » n’expriment pas ce que sont l’Homme ou l’État comme notions universelles que l’intelligence humaine mettrait au jour. Ils expriment ce qui est en œuvre dans l’histoire et ce qu’elle tend à réaliser à travers la construction de l’État. La thèse de Norbert Elias confirme admirablement ce que Marx ne fait qu’entrevoir et suggérer : nous connaissons un processus de civilisation (donc une humanisation de l’Homme), grâce aux États. Lorsque les États, dans leur forme moderne, se sont construits, ont émergé, au sortir du moyen-âge, la construction étatique a permis, a induit, une modification de l’économie psychique des individus. Les pulsions et les émotions violentes ont dû être refoulées, les hommes se sont rapprochés et se sont reconnus comme hommes ; ils ont renoncé à leur agressivité destructrice au profit de l’État détenteur du monopole de la violence. De facteur de division, la violence est devenue un facteur de cohésion et de rapprochement des groupes humains. Le processus engagé dès la sélection  naturelle se poursuit donc sous une forme renouvelée.

L’engagement des hommes dans l’État, le processus de développement de l’État est un moment de la réalisation de l’essence générique de l’homme. Pour Marx à ce moment, la réalisation complète de cette essence générique de l’homme serait la réalisation de l’État politique parfait (Il ne semble pas imaginer alors un dépassement ou un dépérissement de l’État). Le processus dont il s’agit ici n’est donc pas celui d’une projection à la manière de Feuerbach mais d’un développement. La projection est une dépossession alors que le développement est un processus d’enrichissement. Il est un processus concret et chaotique puisque que c’est dans sa réalité celui de la création de l’État et de la société policée. Chez Feuerbach « l’homme projette d’abord son essence hors de lui, avant de la retrouver en lui-même ; son propre être lui est d’abord donné comme objet sous l’aspect d’un autre être »[2]. Marx rompt avec cette conception.

Ainsi, selon Marx les hommes sont engagés dans un processus de développement à la fois des bases matérielles de leur vie et des institutions politiques et, au cours de ce processus, leur être générique se construit et leur essence humaine émerge, se développe et s’affine. S’ils l’anticipent par la pensée dans leurs idéaux (et primitivement dans les projections religieuses), ils la construisent concrètement dans leur effort d’émancipation, qui est inscrit dans leur être naturel. Chaque étape, chaque forme de l’essence humaine est un moment du développement humain et des sociétés humaines. La formation de la subjectivité est un moment de la construction de l’essence humaine. Nous reviendrons sur le caractère contradictoire de ce moment (à la fois dépossession et affranchissement) qui n’est exprimé en ce début du développement de la pensée de Marx que par la relation contradictoire des hommes à l’État (qui les protège de la violence par la contrainte).

On comprend, cependant, que tant que l’essence humaine n’aura pas de réalité véritable (qu’elle reste à un moment premier de son développement), tant qu’il existera, selon l’expression de Marx,  « des hommes accablés par le malheur », la religion est destinée à survivre et à persister et donc à jouer un rôle dans les relations entre les êtres humains. On voit aussi qu’un texte, comme la déclaration des Droits de l’homme, qui proclame des « droits égaux » « sans distinction, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion » etc. ne réalise cette égalité qu’idéalement. Il donne des armes à ceux qui s’opposent aux discriminations mais il laisse subsister tout ce qui fait l’objet de ces discriminations : et en particulier la religion comme expression des souffrances humaines, car il laisse subsister les souffrances humaines. Il nous faut donc revenir à la question de la religion pour la situer dans ce processus émancipateur. Ce sera l’objet d’un prochain article.


[1] Patrick Tort : l’effet Darwin – Sélection naturelle et naissance de la civilisation – Éditions Seuil Septembre 208

Patrick Tort : philosophe, historien et théoricien des sciences, professeur détaché au Muséum. Il est le fondateur de l’Institut Charles Darwin International.

[2] Feuerbach, Manifestes philosophiques, textes choisis et traduits par Althusser, Paris, PUF, 1960, p. 72

La question juive

 image 3« A propos de la question juive » est le seul des ouvrages publiés par Marx qui traite de la question des droits de l’homme. C’est le plus souvent pour cela qu’on le mentionne aujourd’hui. Mais j’ai déjà consacré, le 3 février, un article à ce sujet. Je ne vais pas y revenir mais m’intéresser, cette fois, à l’autre partie de l’ouvrage, celle qui en est  l’essentiel et fait tout son intérêt. Car ce texte de jeunesse de Marx aurait dû  avoir plutôt pour titre « la question de l’homme » : il amorce un processus de rupture épistémologique qui renverse la conception théologique de l’homme et prélude à une compréhension de l’essence humaine complètement nouvelle. N’en déplaise à Althusser, ce n’est pas un antihumanisme théorique qui s’annonce dans ses pages mais un nouvel humanisme fondé sur une conception à la fois dialectique et matérialiste de l’homme.  Mais revenons d’abord au moment de sa parution.  

Marx le publie en 1843 dans la revue des exilés allemands « Deutsch-Französische Jahrbücher ». Quand il  le rédige, les Droits de l’homme ont été proclamés depuis un demi-siècle mais aucun pays n’y fait référence dans sa constitution. La France est une monarchie constitutionnelle et la Société des Droits de l’Homme est une association républicaine jacobine que Marx connaît vraisemblablement. L’Allemagne est divisée.  La population juive y vit séparée et souhaite continuer à vivre séparée mais elle revendique la levée des interdits qui la frappe et la reconnaissance de son droit à pratiquer sa religion. Elle revendique un droit au particularisme plus que les droits de l’homme. Selon le théologien et jeune hégélien Bruno Bauer, dans les débats sur la question juive  « on entend souvent les grands mots de ‘liberté, droits de l’homme, émancipation’ » mais ces mots ne sont finalement pas utiles car il y a discordance entre les revendications avancées et ces références. Selon lui, la question de l’émancipation des juifs allemands ne peut pas être celle des droits de l’homme car le particularisme juif n’est pas conciliable avec l’universalisme des droits de l’homme : « la question est plutôt de savoir si le Juif en tant que tel, c’est-à-dire le Juif qui reconnaît lui-même qu’il est contraint par sa vraie nature à vivre dans une éternelle séparation des autres, est capable de recevoir les droits de l’homme universels et de les accorder aux autres »[1]. N’y a-t-il pas incompatibilité entre la volonté d’une communauté de maintenir ses traditions et ses particularismes et les droits de l’homme ? L’œcuménisme chrétien peut-il s’accorder avec l’exclusivisme judaïque dont il est le dépassement ? Selon Bruno Bauer les juifs sont, dans la Pologne féodale comme dans la société bourgeoise, un groupe opportuniste qui vit hors de la moralité commune et utilise son particularisme pour tirer avantage des interdits, des blocages et des insécurités qui figent les sociétés : les juifs se font distillateurs d’eau de vie en Pologne ou usuriers là où sévissent le besoin et la misère.  Par leur refus de s’intégrer, ils se maintiennent hors du flot de l’histoire des peuples comme des idées et contribuent à leur propre exclusion. Selon Bruno Bauer les discriminations dont souffrent les juifs sont le fruit du sectarisme de leur religion[2] qu’ils maintiennent à travers les siècles alors que ce sectarisme a été transmué en prosélytisme universel par la religion chrétienne qui est ainsi sortie de la religion juive en rompant avec son intransigeance.

Toute religion isole l’homme dans son essence humaine : « Son essence ne le fait pas homme, mais juif, de même l’essence qui anime les autres n’en fait pas non plus des hommes, mais des chrétiens, des mahométans ». Les religions divisent l’humanité.

image 1Pour Bruno Bauer l’idée de droits de l’homme est née de la lutte contre les privilèges. Elle est le fruit des contingences de la révolution et de l’évolution de la conscience humaine. Il n’y voit pas une question philosophique impliquant celle de l’essence humaine : « La question des droits de l’homme n’a été découverte dans le monde chrétien qu’au siècle dernier. Elle n’est pas innée dans l’homme, au contraire elle ne s’est conquise que dans le combat contre les traditions historiques dans lesquelles l’homme a été élevé jusqu’ici. Ainsi les droits de l’homme ne sont pas un présent de la nature, pas un dot de l’histoire, mais le prix de la lutte contre le hasard de la naissance et contre les privilèges que l’histoire a transmis jusqu’ici de génération en génération. Ils sont le résultat de la culture, et ne peut les posséder que celui qui les acquis et mérités ». Bruno Bauer voit également dans l’opposition entre juifs et chrétiens un fait d’histoire que ceux-ci ne pourraient être capables de critiquer scientifiquement qu’en se niant en tant que juifs et chrétiens.

Dans son opuscule de 1843, Marx résume l’argumentation de Bruno Bauer, non pas pour contester ses analyses mais pour opérer le déplacement qu’a manqué l’auteur. Il fait passer la question de l’émancipation du terrain de la religion à celui de la philosophie. Il passe de la question des Droits de l’homme à celle de l’Homme et ne reviendra à la question des Droits de l’homme qu’une fois la seconde éclaircie. Deux pages lui suffisent pour récapituler les non-sens soulevés par la question de l’émancipation des juifs dans un État chrétien : se serait demander sa liberté à qui n’a pas la sienne, vouloir être assimilé sans accepter de s’assimiler, mettre en cause les privilèges et les préjugés sans renoncer aux siens ou encore bénéficier du mouvement de l’histoire sans y participer. Ce serait finalement opposer l’illusion à l’illusion car : « à la nationalité véritable [le juif] oppose sa nationalité chimérique, et à la loi, sa loi illusoire ».  Ce qui amène cette question que Marx pose autant en son nom qu’en interprétant Bruno Bauer : « A quel titre, vous autres juifs, exigez-vous donc votre émancipation ? A cause de votre religion ? Elle est ennemie mortelle de la religion d’État. Comme citoyens ? En Allemagne, il n’y a pas de citoyens. Comme êtres humains ? Vous n’êtes pas des êtres humains, pas plus que ceux à qui vous faites appel ». Ce qui est posé ici au sujet des juifs, c’est la  question dont se débarrasse Joseph de Maistre avec la même ironie quand il écrit : « il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe c’est bien à mon insu[3] ». Mais alors que Joseph de Maistre s’en débarrasse pour se débarrasser avec elle des Droits de l’homme, Marx la révèle dans toute son acuité. Ce qui est l’objet de cette question, c’est ce que Montaigne appelle « l’humaine condition » que le juif porte en lui autant que le chrétien et qui pourtant n’appartient ni au juif ni au chrétien. C’est ce qui est commun et n’est pourtant pas partagé par le Juif et le Chrétien. Alors que Bruno Bauer demande « comment sont-ils constitués [ …] le juif qui doit être émancipé et l’État chrétien qui doit émanciper [4]», la formule percutante employée par Marx «vous n’êtes pas des êtres humains » pose directement la question :  comment est constitué l’Homme ? Elle le fait avec une franchise provocante qui invite le lecteur à effectuer le déplacement que n’a pas effectué Bruno Bauer. 

Pour Bruno Bauer, c’est « en abolissant la religion » que l’Homme se réalise. Il retrouve sa véritable essence qui était recouverte. L’Homme serait le substrat recouvert et masqué par les particularismes ou, puisque c’est la dernière phrase de conclusion, « l’Homme est situé au-dessus du privilège et du monopole ».  En renonçant à imposer sa religion dans l’espace public, l’homme se débarrasse d’une identité illusoire et retrouve son unité : car le juif n’est juif qu’en se séparant ; (le juif est une illusion selon Bruno Bauer). Il en va de même pour le chrétien. En conséquence, le problème juif est résolu « du moment que juif et chrétien ne reconnaissent plus dans leur religion respective que des étapes du développement de l’esprit humain, des peaux de serpent rejetées par l’histoire, et qu’ils reconnaissent dans l’Homme le serpent qui a fait peau neuve en évoluant ». Débarrassé des illusions religieuses qui les opposent, les hommes sont révélés à eux-mêmes. Ils sont des êtres de raison : « La science constitue alors leur unité ». On devrait en conclure que la religion n’appartient pas à leur essence, qu’elle est une force étrangère qui les sépare. Cette force est ce qui anime l’État chrétien pour assigner à chaque communauté le statut qui lui convient et lui accorder les privilèges correspondants. L’État chrétien  n’est donc pas en mesure de  libérer les hommes de ce qui les sépare, à la fois entre eux et chacun de l’essence humaine, sans cesser d’être ce qu’il est. Ce serait contraire à son essence.

Là où Bruno Bauer pose la question de l’essence de l’État chrétien, le dépassement opéré par Marx invite à poser celle de l’essence de l’État. Ce dépassement s’opère en passant par la question des rapports de la religion et de l’État. Cette question est posée par Bruno Bauer comme celle de la sécularisation de l’État. Il considère cependant que cette sécularisation, qui est effective en France, ne suffit pas à régler la question juive aussi longtemps que le Juif considère que sa Loi est supérieure à celle de la République, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il reste Juif avant d’être homme.

Marx partage ce constat mais estime que « Bauer ne considère la question juive que d’un seul côté ». L’autre aspect de la question est celui de l’émancipation elle-même que manque Bruno Bauer. Marx, ici, distingue l’émancipation politique et l’émancipation humaine. Ce qui nous reconduit à la question de l’Homme. Il résume le renversement qu’il provoque de cette façon : « La question des rapports de l’émancipation politique et de la religion devient pour nous la question des rapports de l’émancipation politique et de l’émancipation humaine ».

image 2Si l’État peut être laïque sans que cela résolve la question de la religion (et donc la question juive), c’est « que l’État peut être libre sans que l’homme soit un homme libre ». Qu’est-ce donc qu’un homme libre ? A cela Marx répond qu’un homme libre politiquement n’est pas encore pleinement un homme libre. Il est libre « par l’intermédiaire de l’État » et donc « en contradiction avec lui-même ». L’homme libre politiquement se dédouble en homme civil soumis à sa religion et en homme libéré du joug de la religion dans l’État. L’homme est donc un être qui a la faculté de se réaliser sur un autre plan que celui de son être immédiat et concret et donc d’être en tant qu’être humain générique ce qu’il n’est pas en tant qu’individu singulier. Cette réalisation n’est cependant pas une opération purement imaginaire et fantasmée puisqu’elle prend, dans l’émancipation  politique, la forme d’institutions et de règles de droit propres à la république laïque.

L’Homme a la faculté d’avoir son essence hors de lui, c’est-à-dire de réaliser ce qui le fait pleinement homme non dans son être concret, dans sa personne, mais dans une institution qui le domine et le représente. Dans l’émancipation politique, l’homme ne participe à ce qu’il pense être son essence qu’en réalisant cet idéal hors de lui, dans l’État et dans la figure du citoyen qui est celle de l’homme face à l’État. Il y a donc une autoproduction de l’homme comme être générique à travers l’État politique. Cette réalisation, cette autoproduction accomplissent dans le champ politique l’émancipation à laquelle l’homme aspire, mais elles échouent à la réaliser dans son existence quotidienne. Les citoyens sont égaux face à l’État ou dans l’État par l’exercice de leur citoyenneté, tout en demeurant inégaux dans leurs relations dans la vie civile, quand ils commercent entre eux, quand ils accèdent aux biens disponibles. L’essence humaine est donc là, dans l’État, mais encore imparfaitement réalisée. Marx ne peut pas encore à ce stade de son analyse dire comment il la conçoit mais il a incontestablement fait un grand pas vers une nouvelle conception. A défaut de pouvoir en exposer la forme développée, puisqu’elle ne l’est pas effectivement, il peut définir l’essence de l’État qui atteint dans l’Europe du début du 19ème siècle sa forme achevée : « L’État politique parfait est, d’après son essence, la vie générique de l’homme par opposition à sa vie matérielle ». Cette formule de tournure encore très Feuerbachienne dit une chose très simple : l’État n’est pas une autorité extérieure à la société, il est le produit de ce dont il s’est séparé et qui par cette opération devient la société civile. Mais c’est un produit qui s’oppose à ce qui l’a produit, qui s’en sépare et le domine. Par lui la société civile, c’est-à-dire les hommes comme individus concrets réalisent politiquement, c’est-à-dire sur le plan du droit et d’institutions qui se voudraient neutres, ce qu’ils aspirent à être en tant qu’êtres humains accomplis. Cette réalisation sur le plan politique, c’est-à-dire à un niveau purement institutionnel, est par nature imparfaite. Ce qu’elle accomplit politiquement (l’égalité des droits), elle y fait obstacle pratiquement. Elle contribue à maintenir concrètement une inégalité qu’elle déclare abolie. Si l’État est par essence la vie générique de l’homme, c’est que ce qu’il réalise  est bien ce que les hommes pensent être inhérent au concept d’homme qu’ils se donnent, mais que ce n’est pas ce qui est constaté chez tous les individus. L’État politique parfait réalise de façon mystifiée ce que les hommes pensent être leur essence, ce que philosophiquement ils pensent être l’essence de l’Homme. Marx appelle cela « la sophistique de l’État politique ». Ici, donc l’État achevé, en fait la république laïque, est une réalisation incomplète de l’essence humaine telle qu’elle est conçue par les penseurs politiques du 19ème siècle. Il est  l’institution par laquelle l’Homme se libère politiquement de la religion ou de l’inégalité sociale tout en y restant matériellement soumis. On ne peut pas qualifier cette libération d’imaginaire ou d’abstraite puisqu’elle se manifeste concrètement sous la forme d’institutions, de droits et de prérogatives réelles comme le droit de vote égal ou l’enseignement laïque.

Peut-être faut-il ici s’arrêter à une difficulté de la lecture. Marx utilise le mot « essence » qui renvoie généralement à la métaphysique classique. Il faut d’abord s’extraire de cette interprétation réductrice et bien voir que ce mot prend un sens nouveau, non essentialiste ! Nous sommes dans le cadre d’une pensée dialectique. Pour savoir ce que cela signifie je renvoie à mon article du 16 juin 2013 « dialectique ». Je n’y reviens pas. Je vais seulement en développer les implications mais comme cela présente quelques difficultés, je le ferai dans un prochain article qui poursuivra et approfondira la lecture de « la question juive » et en fera plus clairement encore la question de l’homme.


[1]  La question juive par Karl Marx suivi de la question juive par Bruno Bauer : 10/18 union générale d’éditions 1968

[2] Affirmation démentie par la recherche historique. Selon l’historien israélien Shlomo Sand, le judaïsme était dans les premiers siècles une religion prosélyte. 7% à 8% de la population de l’empire romain était convertie au judaïsme et des royaumes juifs se sont créés aussi bien au Khazar qu’en Arabie heureuse et parmi les Berbères. La diaspora juive d’après la destruction du Temple en 70 serait largement un mythe ;

« Comment le peuple juif fut inventé » Shlomo Sand – Fayard 2008

[3] Joseph de Maistre : considérations sur la France 1796

[4] Dans la traduction de Maximilien Rubel – celle de Jean-Michel Palmier en 10/18 dit : « Quelle est demande-t-il la nature du Juif qui doit être émancipé, et quelle est la nature de l’État chrétien qui doit émanciper ?»

Des droits de l’homme aux droits fondamentaux, vers l’émancipation humaine

image 3Ce sont les révolutions qui ont donné les premières formulations des droits humains : la déclaration d’indépendance américaine, en 1776, puis la révolution française en 1789 et 1793 les ont exprimés avec une force et une radicalité croissante. Mais la vague révolutionnaire qui s’est poursuivie jusqu’en 1848 n’est pas parvenue à les imposer. Elle a proclamé les droits « de l’homme » mais a réalisé ceux du propriétaire privé capitaliste. Selon l’historien marxiste Eric J. Hobsbawm : « La grande révolution de 1789-1848 a été le triomphe non pas de « l’industrie » comme telle, mais de l’industrie capitaliste ; non pas de la liberté et de l’égalité en général mais de la classe moyenne ou de la société bourgeoise libérale». Les limites du processus révolutionnaire n’ont pas permis aux droits proclamés de devenir effectifs. Les pratiques institutionnelles et les corpus législatifs ont occulté ces références pendant tout le 19ème et jusqu’à la moitié du 20ème siècle. En France, l’unité politique issue de la résistance leur a donné une nouvelle vigueur. Et c’est avec le vote de la Constitution de 1946 que cette période de refoulement s’est achevée. Les droits de l’homme sont réapparus dans le droit mais avec un statut nouveau. Ils ne sont plus seulement une référence philosophique, un fondement moral de la constitution : ils acquièrent une valeur supérieure ; ils sont la norme suprême. Alors que, de la fin de la Révolution à la troisième république, la constitution était restée la loi fondamentale, le préambule de la Constitution française de 1946 fait apparaître une catégorie juridique nouvelle, d’essence supra-constitutionnelle, que son préambule proclame : les libertés et les droits fondamentaux. Les droits ainsi proclamés sont fondamentaux en ce qu’ils s’imposent au Constituant et au Législateur comme l’expression suprême  de la souveraineté populaire.

L’avènement de cette nouvelle catégorie de droits renouvelle les débats politiques et philosophiques autour des Droits de l’Homme car elle implique que les droits humains n’ont pas été proclamés en 1789 sous une forme définitive et pour l’éternité, avec un statut à jamais figé (gravé dans le marbre). Ils  peuvent et doivent s’étendre et se développer. Ils s’étendent effectivement puisque le préambule de la constitution crée des droits nouveaux. On ne peut pas leur assigner de limite : leur seule limite ne pouvant être que celle de l’émancipation humaine.

 Les droits humains, ainsi proclamés, sont à la fois historiques, transcendants au droit et en croissance, c’est là qu’est la nouveauté. D’autres pays, que la France, s’étaient déjà donné une norme suprême. Ils avaient  limité le pouvoir de faire des lois mais pas de cette façon radicale, jamais au nom de la souveraineté populaire et en instituant une nouvelle catégorie de droits. En Angleterre la Grande Charte de 1215 avait créé, dès le moyen-âge, un État de droit confirmé par le Bill of Rights de 1689. Les pouvoirs du souverain étaient  limités par le parlement. L’Autriche s’était dotée, en 1920, de la première Cour Constitutionnelle chargée de vérifier la constitutionnalité des lois mais la constitution restait la norme fondamentale. Aux États-Unis, depuis l’indépendance, le pouvoir de vérifier la constitutionnalité des lois appartient de façon informelle à tout juge. Le juge constitutionnel américain impose au législateur le respect de la hiérarchie de normes dont le fondement suprême réside dans la constitution et la déclaration d’indépendance.

Un pas supérieur est franchi encore avec la Déclaration Universelle des droits de l’homme de 1948. Cette déclaration ratifiée par 48 pays, sur les 58 États membres de l’ONU, est la première affirmation expressément universelle des droits fondamentaux, la première rédigée non par les représentants d’un peuple mais au niveau international pour l’ensemble des peuples à qui elle est adressée. Elle se fonde sur « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine » qui est l’essence même de la souveraineté populaire. Les libertés et les droits fondamentaux prennent ainsi incontestablement une valeur supra législative et supranationale qui assure la possibilité de leur extension à « tous les peuples et toutes les nations ». Est ainsi consacrée l’idée d’un développement et d’une universalisation des droits de l’homme et la possibilité de leur extension par l’affirmation de nouveaux droits, à mesure du développement humain, au-delà de ceux qui sont déjà effectivement garantis par les divers mécanismes de recours nationaux et internationaux. L’assemblée, qui proclame ces droits nouveaux, se reconnaît le droit et même le devoir de travailler à proclamer de nouveaux droits que les nations reconnaitront. Les droits proclamés en 1948 ont un fondement philosophique nouveau. Ils sont universels, non pas parce qu’ils sont déclarés « sous les auspices de l’Etre Suprême », mais parce qu’ils sont signés dans le cadre des Nations Unies qui ont vocation à unir l’ensemble des peuples de la terre. Leur développement est un fait puisque la déclaration de 1948 crée des droits nouveaux qui n’étaient pas prévus ou étaient seulement ébauchés par la déclaration de 1789, mais aussi parce que les Nations Unies sont une organisation qui regroupent des « programmes » et des « conventions » qui ont pour vocation de couvrir l’ensemble des activités humaines comme l’éducation, la santé, l’enfance, le commerce etc. Aucun frein n’étant mis à la possibilité d’y adjoindre des activités nouvelles. Ils sont l’expression de l’émancipation (à la fois politique et proprement humaine) qui est un trait spécifique à l’espèce humaine, dont toute l’histoire témoigne, qui est présent à toutes les époques et dans toutes les cultures.

image 3Mais l’idée d’un droit fondamental croissant à mesure de l’émancipation humaine, lié à l’élan émancipateur qu’on constate dans l’être humain, pose un ensemble de problèmes à la fois au juriste et au philosophe. La conception classique du droit ne sait pas quel statut leur accorder. Les droits fondamentaux sont  évités et même refusés par la conception positiviste du droit. Le concept de droits fondamentaux entre mal dans le cadre des catégories juridiques admises par la Doctrine, et les juristes peinent à en donner une définition.  Mireille Delmas-Marty les présente en s’efforçant de rester aussi neutre que possible et dit qu’ils sont « moins une espèce de droits que des bornes indiquant à tous et en tous domaines les limites à ne pas franchir ». Cette affirmation est  immédiatement contrebalancée par la suite de la phrase : « indiquant… les limites à ne pas franchir, et parfois la direction où s’engager »[1]. L’idée d’une borne qu’il est possible de franchir illustre bien la difficulté à comprendre ou à accepter la nature particulière des droits fondamentaux sans sortir du positivisme juridique tel qu’il a été développé par le juriste autrichien Hans Kelsen.

                 L’expression « ….  moins une espèce particulière de droits… » reflète l’incertitude où se trouve le juriste qui voudrait inventorier ces droits et les situer dans l’ensemble du droit positif. Les droits fondamentaux forment, en effet, une espèce particulière de droit par le fait qu’ils ne sont pas clairement délimités.  Certains pays évitent cette difficulté et énumèrent expressément dans leur constitution les droits qu’ils reconnaissent.  Ils voudraient par-là mieux les assurer mais,  du même coup, ils font obstacle à leur extension, ainsi en est-il de l’Allemagne, la Bulgarie, la Roumanie, la Pologne, la République Tchèque. Pour la France, Mireille Delmas-Marty essaie d’éviter l’inconvénient d’un inventaire potentiellement limitatif en s’efforçant d’en repérer les sources de manière à les objectiver selon ce critère. Parmi ces sources, elle cite le préambule de la constitution de 1946, la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, la convention européenne de sauvegarde des droits fondamentaux de 1950 (CESDH), les pactes des Nations unies de 1966 relatifs aux droits civils et politiques (PIDCP) et aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et enfin certains droits subjectifs inscrits au Code Civil pouvant être porteurs de droits fondamentaux « à la condition que leur valeur supra législative soit reconnue ». Cette détermination par les sources n’en limite pas expressément l’extension car il est toujours possible qu’un nouveau traité soit signé et vienne constituer une source nouvelle, ou qu’un droit subjectif soit désormais compris comme porteur d’un droit fondamental. La volonté populaire peut aussi exprimer l’exigence de la proclamation et du respect de nouveaux droits.

En France, la forme de la rédaction des textes constitutionnels et des traités confirme la possibilité d’une extension des droits fondamentaux. La constitution de 1946 proclame « comme particulièrement nécessaires à notre temps » un certain nombre de « principes politiques, économiques et sociaux ». Cette formulation ouverte laisse la possibilité que des temps nouveaux puissent permettre, ou exiger, le développement de droits nouveaux. L’expression « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » laisse entendre que les droits, garantis à l’alinéa suivants, ne peuvent pas constituer une liste limitative ; sinon il faudrait admettre que le « développement » de l’individu et de la famille est immédiatement stoppé après avoir été affirmé. Autrement il faudrait comprendre l’expression « Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection …. » comme étant limitative (chacun étant tour à tour enfant, puis vieux, et chaque femme pouvant être mère). Cette liste n’indique donc que les priorités du moment, ce que confirme l’usage de l’adverbe « notamment ».

Les protections garanties par la constitution ont été étendues par l’article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, ratifiée par la France le 14 octobre 1950. Cet article affirme que « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ». Sa ratification par la France ajoute l’idée d’une généralisation à « tout membre de la société » à ce qui avait déjà commencé à être mis en œuvre par les ordonnances d’octobre 1945 créant la Sécurité Sociale. Enfin quand le Conseil Constitutionnel utilise l’expression « les droits fondamentaux reconnus à toute personne par la Constitution », le contenu concret de ces droits est laissé ouvert par le texte constitutionnel ; il se crée ainsi la possibilité de nouvelles lectures du texte constitutionnel permettant une extension des droits et l’apparition de droits nouveaux. Dans la conception juridique française, les droits fondamentaux sont donc clairement extensibles.

C’est ce que confirme aussi l’expression « à tous et en tous domaines » utilisée par Mireille Delmas-Marty. Cela signifie qu’on ne peut pas soutenir que les droits fondamentaux ne s’appliqueraient qu’aux personnes privées mais ne seraient pas opposables aux Etats, aux personnes publiques, aux personnes morales et à toute espèce de groupements. On ne peut non plus y soustraire un domaine du droit. Les droits fondamentaux s’imposent donc aussi bien en droit privé qu’en droit public, en droit interne qu’en droit international.

Quant à la « direction à suivre », Mireille Delmas-Marty la voit dans l’introduction de droits économiques (de droits prestations) dans les droits affirmés par le préambule de la constitution de 1946. Elle fait remarquer que ces droits trouvent leur expression avec deux cents ans de retard car ils étaient  déjà en germe dans l’article 21 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 dont le texte dit : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ».

Il n’y a, en France au moins,  aucun obstacle légal au développement des droits fondamentaux. Les obstacles sont  de nature purement idéologique ou philosophique mais ils sont sous-tendus par des choix politiques. L’idée que l’abstraction des droits de l’homme serait le gage de leur universalité est la première avancée pour dresser ces obstacles. Cette idée a, certes, contribué à leur fondation. Cette assise rationnelle a favorisé le développement de la démocratie. Elle a eu un rôle historique positif mais elle  tire les droits du côté de la métaphysique en niant le poids inévitable de l’histoire. Elle ouvre la voie aux critiques émises dès le 19ème siècle par Burke et Joseph de Maistre. Si l’abstraction, en puissance universelle, des droits de l’homme repose sur l’idée d’une primauté de l’être humain abstrait,  Joseph de Maistre peut répliquer : « la constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l’homme or il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même grâce à Montesquieu, qu’on peut être persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu ». Cette question de l’abstraction des Droits s’est posée au Constituant. Elle a été débattue lors du travail préparatoire de la commission de l’Assemblée Constituante, notamment au cours du débat qui a opposé Mounier et Sieyès le 27 juillet 1789. Selon la présentation de Stéphane Rials (La déclaration des droits de l’homme et du citoyen –Pluriel Hachette 1988) : Mounier « est inquiet devant la tendance de nombre de Constituants à négliger le poids de l’histoire et condamne la démarche rationaliste de la table rase qui prétendrait construire comme si la France n’avait pas un long passé ou comme si le legs du passé n’était pas susceptible de comporter une certaine signification rationnelle. » Pour Sieyès, au contraire : « il s’agit de procéder à une reconstruction rationnelle sans égards envers une histoire qui, à ses yeux, n’engendre aucun titre opposable à la raison. ». Sieyès a donc une conception abstraite des droits tandis que Mounier en a une conception concrète quoique réservée. En  1793, le projet « d’économie politique populaire » de Robespierre tranche pratiquement cette question. Il veut donner un contenu concret aux droits de l’homme. Ce projet est, selon  l’historienne Florence Gauthier (université Paris 7 Diderot), « un développement concret des principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » qui subordonne « l’exercice du droit de propriété au droit à l’existence ». Seule donc la partie des révolutionnaires qui faisait du droit de propriété un droit absolu, a conçu les droits comme « abstraits » ;  l’aile gauche du Club des Jacobins les considérait comme concrets et effectifs et excluait du droit de propriété la propriété des personnes c’est-à-dire l’esclavage. Nous n’avons aucune raison aujourd’hui d’interpréter les droits de l’homme dans l’esprit de ceux qui voulaient les subordonner au droit de propriété et donc de les considérer a priori comme « abstraits ». Cela ne signifie pas que nous nions le rôle positif dans le développement de la démocratie qu’a pu avoir la solennité des droits liée à leur abstraction. Cela signifie seulement que cette abstraction devient un obstacle dès lors que les droits, qui ont été proclamés, sont réalisés ou au moins ne sont plus contestés.  Ne devons-nous pas, pour aller de l’avant, renoncer à cette conception métaphysique des Droits ? Il faut insister particulièrement là-dessus : traiter les droits de l’homme comme une abstraction, en rechercher en métaphysicien un fondement universel, c’est s’enfermer dans un débat du passé. C’est, sans doute sans le vouloir, se placer du côté de ceux qui, au moment où les Droits de l’homme ont été proclamés ont voulu en limiter autant qu’ils pouvaient la portée pratique. C’est se placer dans une problématique construite historiquement que de s’enfermer dans un débat purement théorique sur le caractère « universel » des droits humains. C’est aussi se placer dans une position qui ne permet pas de comprendre comment ces droits s’étendent et s’enrichissent de droits nouveaux.

image 2La métaphysique ne s’efforce qu’abstraitement et problématiquement à fonder l’idée que les Droits sont, dans leur essence, universels. Elle ne justifie pas qu’ils soient appelés à s’étendre, à se diversifier, à devenir de plus en plus concrets et effectifs. Elle ne permet pas de comprendre pourquoi ils devraient évoluer avec l’émancipation humaine et que leur développement est l’expression d’un élan émancipateur spécifique à l’homme. Le constat de l’évolution des Droits reste alors un constat de fait qui ne permet pas de comprendre les fondements ou les sources de ce mouvement d’émancipation humaine ni surtout pourquoi il prend la forme de l’affirmation de droits nouveaux. L’idée d’un élan émancipateur, ou d’une réponse à une demande d’émancipation, n’a jamais été évoquée par aucun des textes créant des droits nouveaux. L’émancipation est considérée souvent comme une notion obscure. Il faut la clarifier.

 Il est tentant de vouloir distinguer ou même opposer l’émancipation politique et l’émancipation humaine. Mais est-ce pertinent ? La première consisterait en la conquête des droits et libertés, en la mise en place d’un État de droit respectant la personne humaine. Elle concernerait l’individu. Tandis que la seconde (l’émancipation humaine) concernerait l’homme en société, donc les solidarités sociales. Cette distinction ne  paraît pas devoir être retenue. C’est une distinction créée par l’analyse mais qui se brouille dès qu’on examine les faits concrets. Elle tend à opérer une césure entre l’attribution des droits et les moyens de leur mise en œuvre. Elle conduit à opposer des « droits formels » et des « droits réels » le plus souvent au détriment des premiers. Elle est le fait d’une idéologie ou de pensées qui  voudraient opposer l’homme comme individu à la société, et qui voudraient repousser l’émancipation humaine à un futur encore indistinct. L’homme comme individu et comme être social sont un seul et même homme car l’homme procède de l’histoire comme l’histoire procède de l’homme. L’émancipation politique n’est qu’une étape dans l’émancipation humaine. Cela était déjà affirmé par Marx contre Bruno Bauer dans « la question juive » en 1843 quand il écrivait : «Assurément, l’émancipation politique constitue un grand progrès ; ce n’est certes pas la forme ultime de l’émancipation humaine en général, mais c’est la dernière forme de l’émancipation à l’intérieur de l’ordre mondial tel qu’il a existé jusqu’ici ». C’est cette émancipation qui donne son sens à l’histoire humaine car elle est inscrite dans l’effet cumulatif du développement humain aussi bien sur le plan économique que dans celui de la culture. Chaque génération construit à partir de ce qu’elle a reçu des précédente et se trouve ainsi en mesure de porter plus loin le développement humain.

Il faut affronter la difficulté à penser les droits fondamentaux et bien voir qu’à travers elle c’est la compréhension du sens du développement humain qui est en question. Cette difficulté n’est pas seulement le fait des juristes. Elle se retrouve aussi dans le débat philosophique. Non seulement la nature particulière des droits fondamentaux n’est pas théorisée par la philosophie contemporaine, mais elle est aussi combattue par beaucoup de philosophes. C’est que les droits fondamentaux bousculent les catégories philosophiques : ils sont à la fois historiques et universalisants. Ils prennent la forme du droit sans entrer dans les catégories juridiques jusqu’ici théorisées. Ils sont des droits humains (propre à l’être humain) et pourtant ils évoluent et se développent.  On constate une difficulté et parfois même une résistance à accepter cette idée ou même à la concevoir. La philosophie critique s’égare quand elle veut déconstruire l’idée de droits car ce qu’elle détruit ainsi ce n’est pas un « pouvoir » ou une domination mais la base même de l’émancipation humaine.


[1] Libertés et droits fondamentaux : Mireille Delmas Marty, Claude Lucas de Leyssac – Seuil 2002