Yvon Quiniou m’a déçu

image 1Je n’ai lu jusqu’à présent que les vingt-cinq premières pages du livre d’Yvon Quiniou « critique de la religion ». J’avoue que je suis assez déçu et quelque peu surpris face à un écrit dont j’avais lu qu’il faisait une critique très solide et radicale de la religion. Ce que j’ai lu jusqu’à présent me parait plutôt embarrassé et assez faible.

Yvon Quiniou déclare entreprendre une critique de la religion et non de la foi. Il la distingue donc d’abord de celle-ci (de la croyance religieuse) qu’il présente comme une forme de conduite de la pensée qui se traduit par l’adoption, non rationnellement fondée, de thèses métaphysiques sur « l’origine du monde, homme inclus, sa finalité et son sens ». La religion s’appuie sur une foi mais consiste, quant à elle, en « un ensemble de pratiques – le culte, les rites – et, la plupart du temps, une communauté régie par une Église, la communauté de ceux qui partagent la même foi et pratiquent le même culte ». La religion, limitée en fait aux religions monothéistes, est ainsi présentée, de façon purement descriptive, comme une institution sociale sans que la fonction de cette institution soit clairement spécifiée. Cela laisse l’objet de la critique dans le vague car la fonction de la religion a varié et varie selon les époques et les sociétés et a toujours été complexe (si ce n’est contradictoire). Elle a été en occident chrétien un mode d’organisation des sociétés qui a d’abord conforté puis a pris le relais de l’empire romain en déclin pour épanouir dans le cadre du féodalisme. Ce mode d’organisation a eu beaucoup de mal à accepter et continue à avoir parfois beaucoup de mal à accepter la généralisation des formes laïques d’organisation sociale. L’Islam a été, dès son apparition, un facteur d’unification de sociétés dispersées et un outil de constitution, de consolidation, d’expansion et d’unification d’un empire. Il se mue de plus en plus, (ponctuellement avec une extrême crispation), en un facteur de repli identitaire et de résistance à l’occidentalisation. Le judaïsme a été longtemps une religion prosélyte mais a connu très tôt un repli identitaire d’abord dans le cadre des sociétés chrétiennes et musulmanes puis comme support d’une entreprise colonialiste.

Le flou dans l’objet même visé par l’attaque affaiblit considérablement la critique annoncée par ce titre de chapitre : « un bilan terriblement négatif ». Cette critique porte curieusement non pas sur la fonction sociale de la religion mais sur la croyance qui la supporte, qui avait pourtant d’abord été écartée. Elle se résume à « dogmatisme, fanatisme, délire, superstition, enfermement dans la lettre d’un texte supposé révélé, croyance par conséquent en une révélation irrationnelle, surestimation de l’importance de la religion dans l’existence humaine ». La critique se tourne contre les doctrines sans que soit pris en compte le fait que ces doctrines sont produites par des autorités religieuses, que leur élaboration s’étalent sur des siècles, avec des moments de syncrétisme, d’autres de rejet, des moments où les autorités temporelles interviennent, d’autres où c’est le peuple qui vient bouleverser les équilibres souvent dans une irruption révolutionnaire. L’objet même du fanatisme est variable et devrait s’interpréter différemment selon les périodes et les couches sociales qui y prennent part.

Il est assez curieux ici qu’il ne soit pas envisagé que ce soit l’importance effective de la religion pour la cohésion sociale (en particulier dans le monde très divers de l’empire romain étendu à toutes les rives de la méditerranée) qui soit le facteur, la cause, de la tendance ponctuellement très violente au dogmatisme. On trouve la même tendance dans l’Islam dans le cadre de la lutte acharnée pour maintenir l’unité du Coran contre toute variante ou toute interprétation divergente et autour de la légitimité du pouvoir lié à « la succession du prophète ». On constate que la consolidation des sociétés et en particulier la constitution des entités qui ont abouti aux états modernes (royaumes de France et d’Angleterre, espace germanique etc.) a donné lieu à la fragmentation très conflictuelle de l’espace chrétien centré sur Rome. De même les conflits entre les religions auraient pu aussi être lus comme leur instrumentation dans le cadre des luttes d’influences entre les sociétés pour le contrôle des routes commerciales, des ressources et plus près de nous pour les débouchés. Clairement, l’éludation de la fonction sociale des religions, renverse l’ordre des choses et tend à réduire la critique à ce qu’on appelle aujourd’hui le sociétal c’est-à-dire essentiellement à ce qui relève des comportements et de l’idéologie. C’est logiquement que la critique aboutit à affirmer que les religions « divisent les hommes qu’elles prétendent unir et ce, sur la seule base d’un critère de croyance dont la vérité n’est en rien assurée ».

Monsieur Quiniou est présenté généralement, et se présente, comme marxiste, comme un chantre du matérialisme. On s’étonne ! Le voilà qui enfourche d’emblée le cheval de bataille de l’idéalisme : ce sont les idées (ici les croyances) qui sont le facteur causal des conflictualités sociales et des formes répressives d’organisation sociale. Cette dernière critique aboutit à la sentence : « la religion a été une extraordinaire puissance anti-science ». Les exemples invoqués (Galilée, Giordano Bruno, le darwinisme) visent particulièrement la religion catholique. Pourtant c’est bien dans l’occident chrétien (et en particulier catholique) que la science s’est développée – en partie en rupture avec les pratiques alchimistes. Il manque ici quelques explications.

Yvon Quiniou ne les donne pas et ne semble pas voir ce qui fait problème. Il introduit une seconde distinction, dont j’avoue qu’elle m’étonne un peu : il distingue morale et éthique. Le critère de distinction est la légitimité de l’opposition des valeurs positives et négatives. La morale « repose sur la distinction, parfaitement fondée, du bien et du mal » ce qui fonde son universalité. L’éthique fait une distinction entre bon et mauvais propre à un groupe ou même à un individu. Cette distinction ne serait donc pas « parfaitement fondée » et ne pourrait par conséquent pas prétendre à l’universalité. Une éthique ne vaudrait que pour autant qu’elle ne porte pas atteinte à la morale. Cela suppose une supériorité de la morale sur l’éthique et une légitimité de l’autorité morale à limiter les innovations éthiques.

Le problème ici est de savoir qui sera juge de la légitimité de la distinction morale « parfaitement fondée » entre bien et mal et delà qui sera légitime pour régler les mœurs en disant ce qui est moral et ce qui ne l’est pas. Qui dira ce qui appartient à la morale et ce qui relève de l’éthique ? Le reproche qui est fait à la religion est de prétendre définir des normes qu’elles « s’autoriseraient alors à vouloir imposer à l’humanité entière ». En somme, il est reproché à chaque religion de vouloir faire de son éthique une morale universelle et de se présenter comme l’instance habilitée à dire le bien et le mal « parfaitement fondé ».

image 2Deux exemples sont donnés, qui n’en font en réalité qu’un seul : le mariage et la sexualité. La religion catholique prohibe le divorce et la liberté sexuelle. C’est un fait. Mais il y a tout de même un problème : quand le code civil napoléonien en France a interdit le divorce et a prévu des sanctions contre l’adultère (essentiellement pour les femmes), n’est-ce que des considérations religieuses qui se sont imposées ? Dans toutes les sociétés où le mariage s’accompagne de la transmission de biens ou de titres, est-ce cela ou son renforcement par les prescriptions religieuses qui sont la source des prohibitions ? Là encore revient la question du rôle de la religion dans l’organisation sociale (ici en l’occurrence dans la stabilisation du rapport social de sexe) et en particulier dans la justification idéologique de normes qui trouvent leurs sources ailleurs.

Yvon Quiniou se voit contraint de démontrer que la distinction morale entre bien et mal est rationnellement fondée tandis que la distinction éthique entre mauvais et bien (et en particulier l’éthique religieuse) ne l’est pas. Cela suppose qu’il y ait une morale vraie c’est-à-dire rationnellement fondée. Tout ne serait pas éthique et par conséquent relatif bien que « dans l’absolu, toute éthique est arbitraire et ne peut recevoir de justification rationnelle décisive ».

La première solution donnée à ce problème est clairement sophistique puisqu’elle consiste à invoquer la supériorité indéniable du plaisir sur la douleur et de la joie sur la tristesse (sont évoqués ici Épicure et Spinoza). Seulement ni le plaisir ni la douleur, ni la joie ni la tristesse ne sont à proprement parler des valeurs morales. Il y a des plaisirs moraux et des plaisirs immoraux (c’est-à-dire ici conformes ou non aux mœurs telles qu’elles se pratiquent ou se revendiquent).

Une deuxième sortie de l’impasse est proposée qui relève implicitement de l’éthique de la discussion propre à Habermas : on ne peut militer pour l’imposition d’une éthique, pour l’ériger en modèle (en faire une morale) « qu’à condition de respecter la dimension de liberté, de discussion publique et démocratique ». Tout cela est assez flou et pose bien plus de problèmes que cela ne peut en résoudre. C’est donc sagement laissé en suspens.

Vient la solution définitive au problème : « une valeur essentielle, la vie elle-même ». Seule une éthique favorisant l’épanouissement de la vie peut légitimement prétendre à se dire morale. Ce n’est qu’à partir d’une telle éthique qu’on peut légitimement juger des éthiques et des morales (et les condamner puisqu’on s’appuie sur la valeur essentielle qu’elles ne respectent pas).

Ici, c’est Nietzsche qui est invoqué. Cela pose un sérieux problème car qu’est-ce que la vie selon Nietzsche ? Effectivement, pour Nietzsche l’homme se donne des valeurs. Il est un animal évaluateur. Ses valeurs lui viennent de la vie (de « complexes pulsionnels »), du biologique ou de l’historique. Elles sont entièrement relatives à la vie qu’elles servent et qui les secrète ; mais la vie, selon Nietzsche est agressivité, volonté de dominer, de discriminer. Il affirme (dans par-delà le bien et le mal) que « vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l’étranger, l’opprimer lui imposer durement ses formes propres, l’assimiler ou tout au moins (c’est la solution la plus douce) l’exploiter».

Nietzsche critique la religion au nom de la vie tout comme veut le faire Yvon Quiniou. Il la définit comme une puissance anti-vie, ce que reprend Yvon Quiniou textuellement. Seulement ce que propose Nietzsche sur cette base, c’est une morale de classe (ou même de caste) hostile à la démocratie et aux droits de l’homme (voir mon article du 12 juin 2013 : Nietzsche et les droits de l’homme). La vie comme « valeur essentielle » apparait donc pour le moins problématique. Elle est chez Nietzsche réactionnaire, violente et misogyne.

Le respect de la vie est aussi fortement revendiqué par les religions chrétiennes qui s’appuient sur lui pour s’opposer au recours à l’avortement ou à toute forme d’eugénisme. Tout chrétien soutiendra que la vie est une valeur chrétienne.

La conception chrétienne de la vie n’est évidemment pas la même que celle que revendique Yvon Quiniou. La sienne est clairement hédoniste. Elle se refuse à réprimer la vie sexuelle. Il est reproché ici à la religion sa tendance à « refouler la vie sexuelle, avec toute sa luxuriance, et même à refuser le plaisir spécifique qu’elle apporte aux êtres humains, cette espèce de félicité unique (et sans Dieu !) dont rien ne justifie qu’on y voit une forme de vice qu’il faudrait fuir ».

Mais l’hédonisme ne suffit pas à régler les mœurs. Y. Quiniou ne le dit pas mais semble l’admettre implicitement. Il introduit un dernier critère ou une dernière conception de la vie. Il s’agit, au nom de la morale (parfaitement fondée), de dénoncer « l’instrumentalisation de l’homme, le refus de l’égalité et de la liberté politiques des hommes, l’acceptation des tyrannies, l’emprise des religions sur les consciences et les institutions du pouvoir, l’inégalité de l’homme et de la femme, etc. ». Nous voici revenus au rôle social de la religion.

Mais pourquoi invoquer un fétiche comme « la vie » pour appuyer cette dénonciation ? La chose devrait paraitre simple à un marxiste et à un matérialiste. Les hommes vivent dans des sociétés structurées par des rapports sociaux où s’opposent des dominants et des dominés. Ces rapports sont des rapports de classe, de sexe, de génération, de race et aussi de religion. Les dominants s’efforcent de pérenniser leur domination en la scellant dans des institutions régies, selon les sociétés et leur développement historique, soit par la religion soit par le droit. Ils l’appuient sur une production idéologique (dont religion et droit sont des parties) et sur des normes religieuses et morales, souvent confirmées par des rites. C’est tout naturellement que ces institutions fondées sur des normes sont contestées par l’invocation de normes affirmées et proclamées supérieures (et qui le sont puisqu’elles représentent les aspirations de la partie dominée qui constitue toujours le plus grand nombre). L’éthique du privilège est contestée par la morale de l’égalité. Cette morale lui est supérieure, non pas parce qu’elle serait conforme à « la vie », mais parce qu’elle vaut pour tous les hommes, qu’elle vise à unir les hommes en mettant fin à leur division entre dominants et dominés. Elle ne conteste pas « la vie » des dominants mais seulement la domination. En ce sens l’égalité est une valeur objective et fondée. Elle est plus complète et plus vraie que celle qui reste une valeur sans référence aux tensions sociales et aux dominations (voir à ce sujet mon article du 31 janvier 2014  » les ABCD de l’égalité« ). L’égalité comme fin des dominations ne peut pas ne pas apparaitre comme revendication dans une société divisée, quels que puissent être les aléas de l’histoire qui en retardent ou en modulent la formulation. Elle vise par nature à l’universalité.

image 3De même dans une société de classe comme la société capitaliste, les capitalistes s’efforcent de réduire les travailleurs à leur force de travail qu’ils sont contraints de vendre. Les travailleurs résistent à cette exploitation et à cette aliénation en invoquant leur droit au temps libre, à la culture, aux loisirs et au plein épanouissement de leur personne. Le fondement dans les tensions inhérentes aux rapports sociaux de classe de cette liberté effective revendiquée est plus vrai et plus réel que celui qui s’appuie uniquement sur une volonté hédoniste (dont Michel Clouscard a dénoncé les illusions). Sur cette base, avec ces fondements, les valeurs proclamées, les droits fondamentaux affirmés apparaissent comme des valeurs objectivement fondées sur les besoins même de l’humanité dans son mouvement d’émancipation. Ces valeurs sont universelles parce que le genre humain est unique.

J’en suis, comme je l’ai dit, à la page 25 du livre. Peut-être que la suite va amender ce qui pèche dans l’introduction. Je l’espèce. Il reste qu’un travail ainsi engagé est comme une partie d’échecs mal commencée : son succès est compromis.

PS : si on veut attaquer la religion sur le plan des croyances, ne faudrait-il pas s’attaquer à la croyance au diable plutôt qu’à la croyance en dieu (cf : » God is gay« )

Alcoolisme et répétition (3)

image 1L’idée de répétition apparaît chez Freud dans « la dynamique du transfert », liée à celle de remémorisation. Ce que Freud résume ainsi : « Les motions inconscientes ne veulent pas être remémorées comme la cure le souhaite, mais aspirent à se reproduire, conformément à l’atemporalité et à la capacité hallucinatoire de l’inconscient ». La théorie psychanalytique veut que ce qui se répète (ou plutôt aspire à se reproduire) soit nécessairement lié à l’enfance et plus spécifiquement à un échec, une non satisfaction, des aspirations toujours agissantes parce ancrées dans ce qu’il y a de plus près du biologique : les pulsions sexuelles infantiles. C’est ce à quoi l’enfant a dû renoncer et qu’une partie de l’appareil psychique ne veut pas ou ne peut pas laisser accéder à la conscience, ce qu’il refoule. Mais le refoulement lui-même est occulté par le phénomène plus général de l’amnésie d’enfance. Les faits de la petite enfance sont oubliés ou plutôt ils sont couverts par quelques souvenirs-couverture dont la véracité n’est pas assurée. Ces souvenirs, que l’entourage comme le sujet lui-même ont contribué à retravailler, font écran à des faits, des situations toujours agissants mais moins dicibles. Ils sont des obstacles à la remémoration souvent d’autant plus puissants que ce qui s’agite n’est jamais parvenu à la conscience, n’a jamais trouvé sa place dans l’économie psychique et n’a donc pas pu être oublié.

La répétition apparaît ainsi comme le resurgissement de ce qui était enfoui. Mais il n’y a pas de relation directe entre ce qui resurgit et l’expérience nouvelle qui permet à la pulsion inassouvie de s’exprimer à nouveau. La répétition n’est pas un revécu mais une expérience nouvelle à travers laquelle d’anciennes aspirations trouvent à se revivre mais sans se dire et sans accès à la mémoire. Elle n’est pas la redécouverte d’une expérience ancienne bien qu’elle en soit la réactivation. Ce qui revient remonte à un temps de l’enfance où cela ne pouvait qu’être vécu sans compréhension. Celui qui répète une conduite ancienne ne le sait donc pas. Il répète sans savoir qu’il répète. Freud dit que le retour de l’ancien est un « après coup » c’est-à-dire une réanimation rétroactive d’une expérience enfouie et qui le reste. L’idée d’après coup signale aussi que la temporalité de la vie psychique profonde n’est pas celle de la vie conscience. L’expérience ancienne n’est pas retrouvée dans un passé ancien et vécu comme tel. Elle reste toujours aussi vive et présente aussi longtemps qu’elle n’a pas quitté les couches profondes de la psyché. Selon Freud, l’inconscient ne connaît pas le temps. Tout y est donc également présent et actuel, aussi tendu vers la satisfaction tout en étant de plus en plus éloigné du vécu conscient. La vie psychique consciente doit ainsi sans cesse composer avec des désirs archaïques et inassimilables mais toujours actifs aussi longtemps qu’ils ne sont pas parvenus à trouver une issue acceptable. Elle est par conséquent faite nécessairement de beaucoup de répétions.

Seulement, les exemples proposés par Freud dans « Remémoration, répétition et perlaboration » ruinent la complexité et la richesse de la théorie. Freud nous dit à propos d’un de ses patients : « L’analysé ne raconte pas qu’il se souvient d’avoir été frondeur et incrédule envers l’autorité de ses parents, mais il se comporte de cette même façon envers le médecin ». Le lecteur ne peut que s’étonner d’un tel appareillage théorique pour rendre compte d’un fait aussi banal que celui-ci : voilà quelqu’un dont le caractère n’a pas changé et qui donc ne trouve rien de remarquable dans son comportement aussi bien actuel qu’ancien. Ce comportement a toujours été le sien, il est l’expression de sa personnalité. Il n’y trouve rien qui justifie d’en fixer le souvenir ou qui soit digne d’être raconté. Il ne se souvient pas des petits faits de son enfance mais cela ne le distingue en rien de toute autre personne. Le deuxième exemple que propose Freud est tout aussi problématique : « Il ne se remémore pas le fait d’être resté arrêté, désemparé et en désaide, dans recherche sexuelle infantile, mais il apporte tout un tas de rêves et d’idées incidentes confus, se lamente de ne réussir en rien et soutient que c’est son destin de ne jamais mener une entreprise à son terme ». Le patient est donc en situation d’échec. Mais comment peut-on être assuré qu’il y a une relation entre ses échecs d’adulte et un hypothétique échec d’une hypothétique curiosité sexuelle infantile. Ici, la répétition est postulée plus qu’elle n’est illustrée et les échecs présents du patient lui sont entièrement imputés sans autre forme de procès. Ces exemples surprenants par leur décalage avec ce que semblait annoncer l’exposé théorique, ont cependant à nos yeux, l’intérêt de confirmer qu’un comportement banal en lui-même peut constituer la répétition d’un autre comportement plus ancien. Cela permet de maintenir l’idée que la conduite alcoolique pourrait être une répétition en ce sens, quoique sous une forme plus complexe.

Freud croit pourtant pouvoir déduire des exemples qu’il donne que l’analysé « commence la cure par une telle répétition ». La répétition est alors un phénomène provoqué ou amplifié par la situation de cure analytique. Les comportements du patient au début de sa cure seraient autant d’indices sur les faits occultés de sa petite enfance. Ils seraient autant de pistes à explorer pour deviner ce qui devrait être ramené à la conscience. La répétition dans la cure est ici plutôt une hypothèse de travail qu’une théorie vérifiée et complément établie. Freud remarque pourtant que le patient qui commence sa cure « ne sait quoi dire ». Mais cela n’infirme pas son hypothèse puisqu’il qu’il interprète ce mutisme immédiat ainsi : « Naturellement, cela n’est rien d’autre que la répétition d’une attitude homosexuelle ». Il voit dans le mutisme du patient, non pas une objection à son hypothèse que la cure commence par la répétition de comportements anciens mais au contraire une confirmation. Seulement, même le lecteur le plus complaisant ne peut qu’être sidéré par une telle interprétation. Quelle peut bien être cette attitude homosexuelle qui se répète ? Quel rapport peut-il y avoir entre l’homosexualité et le mutisme ? En quoi consiste « l’attitude homosexuelle » d’un tout petit enfant ? (aucun des stades de l’évolution sexuelle infantile ne se caractérise par des tendances homosexuelles). Le texte ne justifie en rien ce surprenant diagnostic mais Freud n’en déduit pas moins à l’existence d’un « rapport de cette contrainte de répétition au transfert et à la résistance ».

image 2Même si le texte ne la justifie pas, cette dernière remarque n’en est pas moins fondamentale. Elle donne la clé de tout ce qui se joue entre l’analyse et son patient dans la cure psychanalytique. Le transfert est, en effet, selon la définition de J. Laplanche et J.B. Pontalis : « le processus par lequel les désirs s’actualisent sur certains objets dans le cadre d’un certain type de relation établis avec eux et éminemment dans le cadre de la relation analytique. Il s’agit d’une répétition de prototypes infantiles vécue avec un sentiment d’actualité marqué ». Ainsi défini, le transfert tout entier est une répétition dans la situation analytique et vers la personne de l’analyste des désirs, des demandes, et des comportements qui sont la source des troubles. Ce que Freud résume ainsi : « Le transfert n’est lui-même qu’un fragment de répétition et [ …] la répétition est le transfert du passé oublié ». On peut en conclure que « le transfert est classiquement reconnu comme le terrain où se joue la problématique de la cure psychanalytique ». Cela fait de la répétition du même comportement dans la relation à autrui un trait fondamental de la personnalité et l’expression de ce qui la constitue.

Or, nous avons vu que le comportement alcoolique consiste d’abord en la répétition d’un comportement, aux règles implicites, adressé à l’entourage et à un cercle de relations sélectionné pour sa capacité à entrer dans le jeu que l’alcoolique lui propose. L’alcoolique redoute les situations d’intimité tout en les désirant. Il trouve un substitut à ces situations dans les relations qui se vivent autour de l’alcool où il s’efforce d’assouvir son besoin d’intimité par sa consommation excessive d’alcool et les épanchements qu’elle permet. L’alcoolique est donc celui qui voue sa vie à la répétition, comme l’analysé, il « s’abandonne à la contrainte de répétition, qui remplace maintenant l’impulsion de remémoration ». Cette dernière remarque donne d’ailleurs un sens à l’idée que l’alcoolique boit pour oublier. Elle incite à voir dans la répétition de la conduite alcoolique une forme particulière mais pourtant complète de la répétition telle que l’a théorisée Freud.

Pour sortir du cercle des répétitions, l’alcoolique devrait à la fois vaincre son addiction, rompre avec la forme de ses relations sociales et avec leurs protagonistes pour finalement retrouver le fragment de vie refoulé qu’il répète sans en avoir conscience et avec lequel il doit se réconcilier. Seulement la théorie exposée par Freud voudrait que la répétition soit suscitée par la relation analytique alors que chez l’alcoolique elle précède la cure. La répétition fait la trame de vie de l’alcoolique et se trouve figée dans sa forme. Elle devrait entraver le transfert plutôt que le constituer. L’alcoolique devrait, par conséquent, être un patient rebelle à la relation transférentielle.

Ces conjectures valent-elles encore si on considère, comme cela semble être souvent le cas, que le malade alcoolique réagit à une situation traumatisante, qui lui rend dorénavant douloureuse ou impossible toute situation d’intimité : comme une rupture, une séparation d’avec son milieu ou la perte de sa situation sociale. Dans ce cas, ce qui provoque la conduite alcoolique ne trouve pas son origine dans la petite enfance mais dans un fait connu, tout à fait présent à la conscience et dont l’alcoolique ne se rappelle que trop bien. La répétition alcoolique ne correspondrait alors pas à celle théorisée par Freud en 1914. Ne correspondrait-elle pas plutôt à celle intégrée à la théorie psychanalytique en 1920 dans « Au-delà du principe de plaisir » ?

En 1920, en effet, Freud est amené à intégrer à sa théorie les observations relatives aux « névroses de guerre ». Il remarque que les rêves traumatiques des victimes de guerre ne correspondent pas ce qu’ils avaient analysés dans « l’interprétation des rêves ». Ils ne protègent pas le sommeil et n’accomplissent aucun désir mais ramènent sans travestissement le rêveur à une situation de danger qu’il a vécue dans la réalité. Ils ne sont pas gouvernés par le « principe de plaisir ». Comme dans les situations de traumatisme provoquées par un accident, ces rêves font revivre à celui dont la vie a été mise en danger, les circonstances qui les ont provoqués et l’effroi qu’il avait alors ressenti. Ils répètent ou font écho à un choc émotionnel.

image 3Pour en comprendre l’économie, Freud a le génie de les rapprocher d’un jeu commun à tous les enfants qui consiste à faire disparaître un objet pour jouir du plaisir de le faire revenir. Il y voit la figuration de l’épreuve que sont pour lui les départs de sa mère, (figuration ludique et finalement plaisante puisque l’enfant se donne le moyen de faire revenir son jouet). Mais figuration initiatrice aussi car ce que l’enfant s’exerce à vivre dans son jeu est aussi ce que ne manqueront pas de lui faire vivre sous de multiples formes ses attachements divers (car toute vie connaît des déceptions et des déboires). L’enfant répète ainsi une situation traumatique pour la déjouer. Il s’apprend à vivre.

Or, ce que l’enfant semble faire d’instinct, c’est aussi ce que fait le patient dans la cure analytique quand il rejoue dans le transfert, sans en avoir aucune conscience, les épreuves génératrices de sa névrose. Il les rejoue en investissement l’analyste du rôle de celui ou de celle qui les a provoquées. Il l’entraine dans le jeu dont il demande à être libéré. Freud peut donc s’autoriser à postuler que l’analysé cède à la force du même instinct qui animait le jeu de l’enfant. Il postule une tendance originelle chez tout être humain à rejouer les expériences premières qui les ont marqués, dont ils n’ont pas le souvenir et qu’ils ne peuvent pas dire. Il substantialise cette tendance sous le nom de « compulsion de répétition » et la définit ainsi : « La compulsion de répétition ramène ainsi des expériences du passé qui ne comportent aucune possibilité de plaisir et qui même en leur temps n’ont pas pu apporter de satisfaction, pas même aux motions pulsionnelles ultérieurement refoulées. »

Cette compulsion ainsi mise au jour se distingue des pulsions qui sont l’expression de l’appétit de vie de l’être humain, en ce qu’elle le pousse de façon incoercible et inconsciente à revivre les situations pénibles, à rétablir un état antérieur, fusse-t-il pénible. On ne peut pas la considérer comme un mécanisme de résistance à la remémorisation car elle ne s’oppose pas à un désir cherchant à s’assouvir. Elle installe le psychisme dans la réanimation d’une souffrance qu’elle ne contribue pas à apaiser. Elle est la manifestation d’un mode de fonctionnement de l’appareil psychique qui échappe au principe de plaisir, qui se situe donc dans un « au-delà du principe de plaisir ». Freud considère que cette compulsion a un caractère destructeur ou plutôt même qu’elle est l’expression d’une tendance primordiale à la destruction, la même qui s’exprimerait dans le masochisme et serait une composante de la constitution sexuelle de l’être humain. Ce que Freud substantialise cette fois sous le nom de « pulsion de mort ».

Ces deux concepts « compulsion de répétition » et « pulsion de mort » permettent à la psychanalyse de rendre compte des états régressifs. Ils lui ouvrent la voie de la compréhension des psychoses. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est que précisément la conduite alcoolique est clairement la répétition d’un comportement d’auto avilissement. L’alcoolique se détruit et ne cesse de renouveler l’expérience d’une perte de contrôle de soi destructrice. Il faudrait alors considérer qu’il ne cherche pas à vivre, même sur un mode dégradé, une situation d’intimité. Cette situation serait pour lui une souffrance qu’il renouvelle chaque fois qu’il perd le contrôle de soi sous l’effet de l’alcool. L’alcoolique ne chercherait pas à retrouver un plaisir à jamais perdu ou vainement désiré, il rejouerait le malheur de ne pas savoir vivre un plaisir de ce type sous une forme pure. Il serait donc comme le masochiste quelqu’un qui cherche une satisfaction qu’il n’atteint que par la souffrance.

*

image 4Nous ne trancherons pas ici cette question. Nous ne savons, après tout, s’il est absolument sûr que le problème de l’alcoolique trouve réellement son origine dans sa difficulté à vivre les situations d’intimité. Ce n’est qu’une thèse séduisante défendue par l’analyse transactionnelle, qui a le mérite de s’accorder avec ce qu’on peut observer autour de soi. Nos villes ont toutes des lieux publics voués à la consommation d’alcool et l’on voit bien que c’est là où les boissons servies sont le plus souvent alcoolisées que se réunit une clientèle presque exclusivement masculine et solitaire. Les casernes et les autres lieux du même genre où sont rassemblés de jeunes hommes retirés de leur univers familier sont toujours également des lieux où les boissons alcoolisées sont consommées souvent avec excès. Le service militaire était autrefois le moment de la vie où s’installaient les addictions. Enfin, l’alcool est fréquemment utilisé pour assurer la cohésion d’un groupe. Il est donc bien en relation avec l’absence d’intimité ou avec le besoin de recréer une atmosphère qui voudrait s’en rapprocher. L’abus d’alcool est souvent aussi la conséquence des ruptures et des accidents de la vie qui affectent l’harmonie des relations familières. Il est utilisé pour calmer les frustrations et les souffrances qu’on ne peut pas partager.

Cependant, si l’analyse transactionnelle permet de caractériser la source probable des tendances à l’alcoolisme, elle ne permet pas de comprendre ce qui dans les profondeurs de la psyché fait qu’un individu se révélera plus vulnérable qu’un autre. Les concepts de répétition et de compulsion de répétition ouvrent des pistes qui restent assez incertaines. Il faut sans doute considérer que la genèse de l’alcoolisme ne correspond pas à celle des névroses ; ce que semble confirmer le fait que son évolution n’est pas celle des névroses. Les recherches les plus récentes tendent à la situer du côté de l’idée de « clivage du moi » avancée par Freud en 1927 dans le cadre d’une réflexion sur les psychoses et le fétichisme. Le problème de l’alcoolique ne viendrait pas alors de son rapport à l’intimité mais à la réalité.

Ouvrages consultés :
Obstination de l’inconscient: « remémoration, répétition et perlaboration » Sigmund Freud, 1914 Editeur : Paris : In Press, 2004
Au-delà du principe du plaisir : Sigmund Freud ; traduit de l’allemand par Janine Altounian, André Bourguignon, Pierre Cotet, Alain Rauzy ; préface de Jean Laplanche Editeur : Paris : Presses universitaires de France, DL 2010 (61-Lonrai : Impr. Normandie Roto impression)

Des jeux et des hommes: psychologie des relations humaines / Eric Berne,.. ; traduit de l’américain par Léo Dilé Editeur : Paris : Stock, 1984, cop. 1967

De l’interprétation : Paul Ricœur ; Editions du Seuil 1965

Consulté mais non utilisé :
Pour une psychanalyse de l’alcoolisme : A. de Mijolla, S.A. Shentoub Edition : Nouv. éd. Editeur : Paris : Payot : Rivages, 2004
Explication : cet ouvrage s’appuie sur l’audition de malades alcooliques internés (le plus souvent sous contrainte) faites dans des conditions qui ne leur permettaient pas de se faire entendre : assis sur une chaise au face au psychanalyste qu’ils n’avaient jamais rencontré auparavant, au centre d’une petite pièce enfumée où s’entassait une trentaine de témoins, la plupart inconnus du malade. Toute personne de bonne foi reconnaitra que, dans de telles conditions, il est naturel que les sujets ne fassent qu’exprimer une protestation contre la violence qui leur est ainsi faite. Ils le font avec leurs moyens (souvent très limités) et en devant ménager l’autorité qui s’impose à eux. Ils réagissent comme tout un chacun sommé de présenter à une autorité : ils se limitent à réciter leur CV aussi objectivement qu’ils le peuvent.
Les interprétations de leurs propos par le psychanalyste sont manifestement abusives, accusatrices et parfois extravagantes.image 6

Alcoolisme et répétition (2)

image 4La valeur explicative des « principes » postulés par la psychanalyse reste assez faible surtout si on veut l’appliquer à des conduites complexes comme l’alcoolisme (voir article précédent). Ils n’ont pas d’implications théoriques qui s’imposeraient d’emblée : il n’y a pas de processus qui en seraient la cause immédiatement identifiable et il ne peut pas y en avoir puisque l’appareil psychique est conçu comme le lieu de forces en conflit ; son fonctionnement est par nature non prédictible. Les principes interviennent comme régulateurs sur un fond de pulsions c’est-à-dire de poussées de l’énergie psychique venues de l’organisme (qui sont multiples mais se rangent en termes opposés (pulsions de vie/pulsions de mort, pulsions du moi /pulsions sexuelles). La postulation des « principes » a, cependant, pour mérite de renouveler complètement l’idée de « nature humaine » en la dotant d’une certaine plasticité, d’une malléabilité liée à la biographie (que n’a pas l’idée de « facultés »). Mais dans le même temps, elle importe dans la psychanalyse les problèmes posés par l’idée d’une nature humaine innée et indépendante de l’histoire. On pourrait même dire que cette postulation aggrave les problèmes posés par l’idée de nature humaine : ils maintiennent, sans la formuler, l’idée d’une nature (présentée comme « constitutionalité pulsionnelle ») en la rendant moins directement accessible. En transportant les motivations humaines de la conscience à l’inconscient, en multipliant les sources de motilité, et en les complexifiant encore par l’introduction de processus transformateurs comme la sublimation, le refoulement, la latence etc. (alors que les philosophies s’efforcent plutôt de ramener toutes les actions à un principe unique), la notion de principe ne permet pas de comprendre comment les motivations individuelles s’articulent à l’histoire et aux différentes cultures. Elle a pour conséquence que Freud n’envisage le rapport de l’homme à la culture que sous la forme très générale de la lutte de l’Éros contre la « civilisation » (qu’il mythologise et dont l’expression est un « malaise » qu’il croit percevoir), c’est-à-dire sous une forme idéologisée.

Or, nous avons noté d’emblée que l’alcoolisme se présente souvent comme une pathologie apparue sur la base de difficultés sociales. Dans un premier temps, nous n’allons donc pas chercher si la conduite alcoolique peut être décrite par la modélisation proposée par la psychanalyse. Nous n’essayerons pas de savoir si elle est la manifestation d’une recherche de plaisir ou un processus d’autodestruction car il parait possible de soutenir l’un comme l’autre selon que l’on privilégie un moment ou l’autre des comportements alcooliques. Parler ici de principe de plaisir ou de principe de nirvana, ne serait que parer de mots nouveaux une description purement phénoménale et ce serait surtout entrer dans un discours sans fin. Il semble beaucoup plus productif de mettre la théorie freudienne entre parenthèse, de la différer, et de s’en tenir aux choses les plus simples et les plus communément admises. Celles qui assument pleinement leur caractère purement descriptif.

Au risque de faire de la psychologie naïve, nous nous en tiendrons à ce que les mères ou les nourrices se répètent du développement du psychisme et qui vient directement de leur pratique. Ce que nous savons, et que toutes les mères ou toutes les nourrices disent, c’est qu’un nourrisson a besoin d’être manipulé pour se développer normalement : il faut le bercer, le porter, le caresser. Une trop grande privation émotive risquerait de le faire dépérir. Il n’en va pas différemment chez les adultes. Des faits récents nous apprennent qu’une des tortures les plus violente et les plus efficace consiste dans la privation sensorielle : elle peut rendre un homme psychotique en quelques jours. Les stimuli nécessaires au nourrisson comme à l’adulte ne peuvent pas être seulement physiques. Tout être humain a besoin de relations sociales pour ne pas tomber dans le marasme. Les relations sociales agissent comme des formes subtiles ou symboliques de manipulation. Il parait inutile à ce stade de la description de vouloir qualifier de « sexuelles » les satisfactions recherchées par les stimulations physiques ou de parler de « sublimation » pour caractériser le passage de l’appétit de satisfaction à l’appétit de reconnaissance ou d’amour qui se manifeste dans les relations sociales. A partir de ce schéma grossier, on peut soutenir, et cela suffit à notre propos, qu’une relation sociale réussie est celle qui permet une stimulation gratifiante. Elle comporte un échange de gratifications réciproques ou de « caresses ». L’observation des situations les plus banales suffit à le vérifier.

Nous constatons également que les échanges sociaux ne supportent pas la vacuité. Pour être stimulants, ils ont besoin de revêtir un sens c’est-à-dire de s’inscrire dans une activité, un projet, un rite qui les structurent. Le plus banal échange verbal a besoin de se donner un objet pour se maintenir, pour éviter que s’installe le malaise qu’on appelle « l’ennui ». En suivant les théories empiriques développées sous le nom d’analyse transactionnelle, nous allons appeler « jeu » l’ensemble des activités qui ont pour objet d’échapper à l’ennui en maintenant, en faisant durer et en structurant, une relation sociale gratifiante c’est-à-dire qui permet la reconnaissance mutuelle (l’échange de « caresses »). A l’inverse du « jeu », l’intimité sera la relation gratifiante qui se passe de formes convenues ou implicites. L’intimité sera donc la relation où l’individu se livre ou se donne à l’autre sans retenue.

image 5Ce que nous constatons, c’est qu’un échange gratifiant et structuré, un « jeu », ne réussit que si chacun des protagonistes adopte l’attitude qui convient. L’analyse transactionnelle (dont il faut rappeler qu’elle a été fondée par Éric Berne et développée par Claude M. Steiner), distingue ici trois postures : celle du parent, celle de l’adulte et celle de l’enfant. La première est celle qui se présente comme une figure parentale, donc qui prescrit, qui commande ou recommande. La seconde est orientée vers une appréciation objective de la réalité et la troisième cherche la séduction et le plaisant. Cette tripartition rappelle évidemment la division freudienne de l’appareil psychique en surmoi, en moi, et en çà. Mais elle ne va pas plus loin que la simple constatation que certains échanges exigent d’adopter l’une ou l’autre attitude selon le type de gratification qui est recherchée. Certains échanges demandent d’être ouvert à la fantaisie et aux dialogues ludiques, d’autres les excluent complètement. Un échange n’est gratifiant et structuré que si chacun s’adapte à ce qu’il exige. Ce que l’analyse transactionnelle fait observer aussi, c’est que les échanges sont rarement faits d’un seul type d’échange. Ils passent par des phases où les protagonistes savent adopter l’attitude qui est attendue. Un excès de rigidité d’un protagoniste ne permet pas à la transaction d’aboutir. Chacun doit savoir se positionner comme il convient à la fois pour ne pas subir une domination désagréable, pour s’affirmer face à l’autre et pour dans le même temps se soumettre à une règle commune. Le malaise s’installe si quelqu’un se positionne à contretemps ou se refuse à entrer dans le rite attendu.

Il résulte de tout cela que chacun va rechercher le type d’échanges dans lesquels il est à l’aise, dont il maîtrise les règles implicites, et où il trouve les gratifications qu’il attend. Chacun tendra à créer ou à recréer autour de lui les situations qui lui permettent d’entrer dans les échanges dont il maîtrise les règles et où il trouve une satisfaction. Les mêmes relations et les mêmes échanges ont ainsi tendance à se maintenir et à se recréer. Ils se répètent et ont une influence sur le cours de la vie (sur le destin). Dans ce cadre, il est possible de comprendre quelles sont les relations que recherche l’alcoolique et quelle gratification il en retire.

Nous allons décrire à présent la conduite alcoolique comme un « jeu » : ce qui va caractériser l’alcoolique sera alors sa propension à recréer des situations qui donnent lieu à l’absorption de boissons alcoolisées. C’est un constat banal que l’alcoolique, au moins jusqu’à ce que s’installe une addiction aux bases physiologiques, a tendance à boire dans des situations qu’il crée et qu’il tend à vouloir imposer aux autres : l’apéritif précédant le repas en est la forme la plus banale. L’alcoolique va donc chercher la compagnie de gens « qui prennent l’apéritif ». Il fuira les cuistres qui refusent ce plaisir.

Si on observe la conduite de l’alcoolique à la lumière de l’analyse transactionnelle, on voit qu’il n’y a aucune nécessité de rechercher un trouble psychique à l’origine d’une habitude alcoolique. Il faut seulement comprendre en quoi et pour qui, elle peut être une conduite structurée et gratifiante. On voit alors que l’alcoolique joue un rôle dans un ensemble de transactions qui exigent des rôles complémentaires. Il se conforme à un modèle social avec ses lieux de sociabilité et ses modes d’échanges spécifiques. Cette sociabilité n’est pas exactement la même selon que l’on dans un pays à cafés ou un pays à pubs, ni selon qu’on est dans un milieu populaire ou dans une classe sociale supérieure. Comme Sganarelle, dans le Don Juan de Molière, vante les « manières obligeantes » de celui qui use du tabac, on voit que l’alcool est le vecteur de nombreuses formes sociabilité. (Qui ne le propose pas à un visiteur de « prendre quelque chose » ?). Cette sociabilité est souvent même plus ou moins contrainte dans certains milieux de telle sorte qu’il est difficile de s’y refuser.

La sociabilité liée à la consommation d’alcool mobilise des personnages qu’on peut identifier. Ici l’analyse transactionnelle fait une remarque intéressante. Selon elle, le personnage central et récurant qui donne la réplique à l’alcoolique est celui du « persécuteur » ou plutôt le plus souvent de la « persécutrice ». Ce rôle est celui le plus souvent de la conjointe dont les reproches sont d’autant plus inefficaces qu’ils s’accompagnent d’un soutien gratifiant puisqu’ils sont une marque d’intérêt. La gratification obtenue par l’alcoolique de son persécuteur ou de sa persécutrice est ambivalent. Robert P. Knight la décrit ainsi : « L’usage de l’alcool comme un calmant de son désappointement et de sa rage, comme puissant moyen de réaliser ses impulsions hostiles en heurtant ses parents et amis, comme méthode pour s’assurer un avilissement masochique, enfin comme gratification symbolique de son besoin d’affection, l’enferme [l’alcoolique] dans le cercle vicieux névrotique ». Effectivement, la même personne ou une autre peut jouer le rôle du sauveteur qui s’intéresse au malade en raison même de sa maladie. Par l’intérêt qu’il suscite de ceux ou celles qui veulent le sauver, l’alcoolique participe à un échange de gratifications avec le « sauveteur ». Ici on voit que ce seul besoin de retrouver cette situation de réciprocité gratifiante suffit à expliquer qu’une même personne va avoir successivement des conjoints alcooliques tout en paraissant vouloir les éviter .

Comme dans toutes les addictions, intervient aussi le personnage du ravitailleur. Il « comprend » l’alcoolique, s’efforce de le limiter mais le manipule. Seulement, alors que pour les drogues illicites ou même pour le tabac, le ravitailleur n’est pas un personnage sympathique, l’image de celui qui propose ou vend de l’alcool est le plus souvent très positive. Le lieu de consommation d’alcool, comme le bistrot, est vécu par l’alcoolique comme un second foyer où il peut échanger sans avoir à assumer les difficultés de l’intimité. L’analyse transactionnelle fait observer, effet, que l’alcoolique a généralement peur de l’intimité ; elle considère que c’est là le ressort profond de sa conduite. L’alcoolique recherche à travers la consommation d’alcool, et au risque de l’addiction, à vivre des relations gratifiantes où il trouve les satisfactions qu’il ne parvient pas à trouver dans l’intimité (soit parce qu’il n’a jamais appris à vivre une relation intime, soit parce qu’un trouble psychique l’en empêche, soit aussi parce qu’un accident de la vie le prive de ces relations). Aussi longtemps qu’il n’est capable de vivre une relation intime, l’alcoolique ne peut sortir de son habitude alcoolique que s’il parvient à trouver un cercle de relations où il réitère les mêmes échanges en continuant à éviter les situations d’intimité, qu’il redoute et qu’il recherche tout à la fois.

image 6Les lieux de consommations d’alcool, comme les cafés, sont des lieux de fausse intimité. Il s’y crée des liens dans lesquels Karl Abraham voyait une « composante homosexuelle ». Il s’agit ici apparemment d’une homosexualité virile, c’est à dire qui se déguise en son contraire et voudrait que boire beaucoup et entre hommes prouve un haut degré de virilité. Boire de l’alcool en excès se serait être du côté des hommes contre les femmes. Les cercles comme ceux des alcooliques anonymes conservent cette composante et offrent ces possibilités de continuer les relations centrées autour de l’alcool en faisant que l’objet des échanges devient son évitement et non plus sa consommation. L’alcool reste le centre de la sociabilité mais cette fois par son absence. Il permet aux participants de se livrer à des confessions qui sont l’inverse et pourtant la copie des épanchements auxquels la consommation excessive d’alcool donne lieu. Dans ce cercle, à nouveau, l’intimité est factice et chacun peut jouer tour à tour le personnage du sauveteur et celui inversé de ravitailleur (qui ne donne plus de l’alcool mais des consignes de vie).

La sortie de l’alcool sous la forme de l’entrée dans un groupe tel que les alcooliques anonymes ne brise donc pas le cercle du jeu tourné autour de l’alcool. Elle le maintient au contraire. On peut appeler ici « réitération » cette répétition de la même transaction dans un autre cadre. La réitération répète le même jeu mais sous une apparence nouvelle, sous une image inversée même. Elle est une fausse sortie de la répétition. De là peut-être les fréquents échecs et souvent même les échecs collectifs des groupes d’alcooliques anonymes (qu’on voit soudain reprendre leur ancien jeu quand le nouveau a épuisé son potentiel de gratifications). L’expression de « rechute » exprime bien le caractère fatal de la répétition alcoolique quand la sortie de l’addiction ne s’accompagne pas de l’entrée dans une forme nouvelle de relations sociales. Cette rechute est d’autant plus fréquente que l’alcoolique ne vise pas l’alcool en tant que tel mais les relations sociales qu’il crée et l’évitement de l’intimité qu’il permet. La rechute parait fatale aussi longtemps que l’alcoolique ne parvient pas à vivre des relations intimes véritables.

Cette question de l’évitement de l’intimité, dans un environnement qui la mime, est l’élément central des relations liées à la consommation excessive d’alcool. Elle nous ramène à la question de la répétition telle que la pense la psychanalyse. Mais, ce qui se répète, ce n’est pas le fait de boire avec excès (qui n’est que le moyen) mais celui de fuir l’intimité en se réfugiant dans des relations qui la parodient : dans les épanchements alcooliques. Cela jusqu’à ce que l’aggravation de l’addiction l’emporte sur tout le reste et aboutisse au retrait social complet. Ce qui se répète n’est pas la réalisation d’un désir mais plutôt celle de l’évitement de ce qui est pourtant désiré et cela pose des questions qui nous ramènent nécessairement à la psychanalyse. Nous revenons donc à la psychanalyse mais avec une idée claire de ce qui se répète dans la rechute alcoolique et avec cette question : cette répétition est-elle celle théorisée par Freud ?

Cela sera l’objet du prochain article …. à suivre donc……

Alcoolisme et répétition (1)

image 1Alors que pour Hobbes ou le Darwinisme social, l’homme est violent dans ses conduites mais que son âme est simple, avec Freud, il peut bien être policé dans ses mœurs, son psychisme est le lieu de toutes les noirceurs. Il n’entre en société qu’en sacrifiant une sexualité asociale, en s’imposant des troubles psychiques dont l’analyse ne semble jamais parvenir à le libérer complètement. Si on lit les historiens critiques de la psychanalyse, le tableau est plus sombre encore : on voit bien que la théorie psychanalytique est construite sur une suite d’échecs répétés, d’histoires tragiques le plus souvent occultées par son fondateur. Ni Dora, ni « l’homme aux rats », ni « l’homme aux loups » n’ont guéri et pourtant leur analyse nous confronte avec quelque chose qui s’agite au fond de notre âme. L’homme aux loups peut bien nier avoir été témoin de « la scène primitive » imaginée par Freud, ce fantasme qu’il soit celui de Freud ou celui de son patient appartient aussi un peu à tout homme. Il en est de même du complexe d’Œdipe dont on ressent la force de vérité plutôt qu’on ne la comprend. La question n’est pas de savoir ce qui est vrai ou faux dans la théorie psychanalytique mais ce qu’elle exprime des profondeurs de la psyché humaine.

Nous n’allons donc pas confronter la psychanalyse à la question de l’alcoolisme en nous demandant si elle est capable d’obtenir du malade alcoolique qu’il renonce à son penchant. Il semble que cela ne soit pas le cas. Nous ne forcerons pas non plus les concepts psychanalytiques pour les appliquer au vécu de l’alcoolique. Ce qui va nous intéresser au contraire, c’est que la conduite alcoolique met à mal ces concepts. Elle permet de les questionner. L’alcoolique répète un geste qui le détruit mais il y prend un plaisir étranger à la pulsion sexuelle, un plaisir qui détruit même ses pulsions sexuelles. On pourrait, et cela a été fait, rappeler que la bouche est une zone érogène, que le liquide qui brûle et chauffe le corps peut évoquer le lait maternel. Mais cela s’applique mal à une conduite où le désir semble avoir si peu de place. L’absorption excessive d’alcool ne paraît pas être un symptôme dont il faudrait comprendre la signification et l’origine, elle est elle-même la maladie. Il ne fait pas de doute qu’elle profite souvent d’un terrain favorable pour s’installer (une personnalité névrotique, voire psychotique), elle n’en est pas moins autonome. Elle n’est pas l’effet de la psychose ou de la névrose. On ne peut pas la traiter comme un symptôme qui pourrait disparaître si le conflit psychique sous-jacent était résolu. Elle fait obstacle au traitement du problème psychique mais son rythme d’évolution est indépendant de celui de la maladie psychique. Elle peut être aigüe sur la base d’un problème en lui-même bénin. Elle n’en est pas l’expression. Elle le masque au contraire. On voit d’ailleurs qu’elle peut s’installer tout aussi bien sur la base de difficultés sociales, comme le chômage, le divorce, ou même simplement comme effet d’un environnement où elle est tolérée sinon encouragée. Elle a donc l’allure d’une maladie opportuniste, d’une sorte de complication qui peut avoir les bases les plus diverses. En cela déjà, elle est une difficulté pour le psychanalyste. Il semble au premier abord inutile qu’il en recherche les origines dans des problèmes psychiques non résolus. Ceux-ci peuvent exister, c’est certain, mais ils en semblent indépendants. Le psychanalyste peut mettre à jour une situation œdipienne classique non résolue, cela sera le terrain favorable mais non la cause de l’addiction.

Il y a pourtant au moins un concept psychanalytique qui parait adapté à l’addiction alcoolique, c’est celui de répétition. Mais si le psychanalyste parle plus volontiers de « compulsion de répétition » que de « répétition », c’est qu’il n’en reste pas au constat du retour incessant du même geste : il postule un affect inconscient inassouvi qui cherche satisfaction et ramène toujours la même conduite. Il faut voir si ce qu’implique le concept de « répétition » s’applique bien au comportement de l’alcoolique. A ce concept d’autres théories opposent celui de « jeu » qui suppose l’idée d’une gratification obtenue par la conduite elle-même. La recherche continuelle de cette gratification, même si elle n’est pas présente à la conscience, ne trouverait pas son origine dans une pulsion venue des instincts, elle se serait installée avec l’imprégnation alcoolique. Comme l’alcoolique a appris à boire, il aurait appris à tirer de ses excès d’alcool un bénéfice psychique que seuls ceux-ci peuvent lui apporter. Nous avons enfin un troisième mot qui revient toujours quand on parle de l’addiction à l’alcool. C’est celui de rechute. Il n’est pas lié comme les deux premiers à une théorie de la maladie, il appartient au vocabulaire populaire et se veut descriptif. Il constate que l’alcoolique lutte le plus souvent en vain contre son addiction et que celle-ci ne s’accommode d’aucun aménagement : un seul verre d’alcool suffit à provoquer le retour de la maladie, souvent sous une forme encore aggravée.

Avant de voir en quel sens la conduite alcoolique est une « répétition », il nous semble nécessaire de voir ce qu’apportent les notions de « jeu » et de « rechute ». La répétition sera le concept qui pourrait combler les manques des approches descriptives.

*

image 2L’approche de Freud n’est pas descriptive. Elle interprète les phénomènes psychiques à partir d’une modélisation théorique qui n’est pas directement issue de la pratique mais permet d’en rationaliser les observations. Les modèles que Freud appelle « métapsychologie » sont le fruit de ses efforts pour ramener le fonctionnement de l’appareil psychique à des principes, c’est-à-dire à des processus constants qui règlent les mouvements de l’énergie psychique dans un cadre de plus en plus dynamique. Freud distingue des compartiments du psychisme dans lesquels les processus seraient différents. Il appelle primaires les processus qui seraient ceux de l’inconscient et secondaires ceux de la conscience. Les premiers ne sont saisis qu’indirectement par l’analyse du rêve, les seconds s’observent dans le fonctionnement de la conscience. A ce niveau (celui de la conscience), l’énergie psychique prend la forme de la pensée et se manifeste dans et par le langage. Elle est donc en quelque sorte domestiquée. Elle obéit à des règles, qui sont à la fois celles du langage et du réel, qui la contraignent et lui interdisent les opérations, inadaptées à la confrontation au réel, qui sont celles du rêve (que Freud appelle « travail du rêve » pour bien marquer que le sujet ne les maitrise pas). Dans le vocabulaire freudien l’énergie psychique, prise dans les processus secondaires, est dite « liée » (celle de l’inconscient serait a contrario libre). Ce vocabulaire peut paraître paradoxal dans la mesure où dans l’inconscient la règle semble plutôt être celle d’une nécessité implacable que celle de la liberté. Cette liberté doit par conséquent se voir comme celle de l’animal sauvage plutôt comme une liberté de choix telle que la propose une société. La liaison de l’énergie psychique se comprend comme une domestication. Le vocabulaire freudien véhicule ici une conception pessimiste de la société, il renvoie l’image d’une société qui brime les pulsions et qui civilise en mutilant. La liaison de l’énergie psychique dans la conscience est vue comme un processus de soumission à des règles venues de l’extérieur, à des règles sociales, qui mobilise une partie de l’énergie pour la retourner contre elle-même. En prenant la forme de la pensée, l’énergie psychique se trouve contrainte par le langage mais en même temps, elle se détend à la manière d’un système où une chambre de condensation permet à un gaz de se refroidir. Le sauvage, en quelque sorte, dépose les armes et s’habille. Mais au vocabulaire du libre et du domestiqué, se surajoute celui de la thermodynamique. Freud imagine le fonctionnement de l’appareil psychique comme celui d’un système thermodynamique. En thermodynamique, on parle aussi de « principes : le premier principe est celui de la conservation de l’énergie, le second celui de la dégradation de l’énergie (de la diffusion entropique), un troisième, controversé, postule un état quantique stable qui serait celui du zéro absolu. On retrouve assez fidèlement ces principes dans ceux postulés par Freud dans sa modélisation de l’appareil psychique.

image 3Ainsi, le premier modèle de l’appareil psychique élaboré par Freud est encore partiel et n’inclut que le premier principe (de la conservation de l’énergie). Il reste marqué par les acquis de la physique galiléenne. L’appareil psychique y est censé avoir tendance à retourner à l’équilibre comme le ferait une toupie qui dissipe l’énergie du choc qu’on lui a donné pour retourner à son mouvement d’équilibre premier. Le principe affirmé est celui de la « constance » et le rôle du thérapeute sera de mettre à jour ce qui a perturbé le fonctionnement de l’appareil et de permettre la dissipation de l’énergie perturbatrice par l’abréaction. Freud n’abandonne pas complètement ce modèle quand il élabore sa première et sa seconde topique. Il y surajoute plutôt celui d’un fluide. La toupie devient un tourbillon dont il faut expliquer en quelque sorte quelle force l’entraîne et dans quel sens il tourne, comment il garde le mouvement qui le maintient. Dans ce modèle, la voie d’évacuation d’une perturbation est celle de la conscience, elle passe par la décharge d’affect qui accompagne la mise en mots de l’énergie refoulée. Il y a ainsi une véritable dégradation de l’énergie qui la rend acceptable.

Si on poursuit l’image du tourbillon, le sens de sa rotation sera donné par le principe de plaisir. Selon ce principe l’activité de l’appareil psychique, au moins dans sa partie inconsciente, est d’éviter le déplaisir et donc de tendre toujours vers une satisfaction accompagnée de plaisir. Au niveau de la conscience, ce plaisir peut se masquer, il n’en domine pas moins (tout comme dans un tourbillon, les eaux de surface peuvent paraître retourner en arrière tandis que la masse liquide en dessous poursuit son mouvement). Ce principe s’accompagne d’un second principe, le principe de réalité, qui est celui qui commande à la liaison de l’énergie psychique lors de son passage dans le système conscient. Le principe de réalité est celui qui commande le processus de domestication (de dégradation) de l’énergie psychique. Il succède au principe de plaisir sans l’annuler puisqu’il permet au plaisir de revêtir une forme que la conscience et les contraintes sociales puissent tolérer. Après 1920 et la rédaction de « Au-delà du principe de plaisir » Freud introduit un nouveau principe, sur le modèle du troisième principe de la thermodynamique : le principe de nirvana. Il postule un mouvement vers la mort psychique qui serait sa manifestation mais qui ne s’observe jamais à l’état pur. Pas plus qu’un système thermodynamique se refroidit ou peut être refroidi pour atteindre le zéro absolu, ce principe n’agit directement. Il est postulé qu’il n’agit qu’en collaborant avec le principe de plaisir.

…. à suivre ….. cet article est le premier d’une série qui en comptera quatre ou cinq et formeront un ensemble qui devrait répondre à la question de l’application de l’idée de « répétition » à l’alcoolisme. Le prochain article présentera plus amplement la démarche.

L’âme : stature, voix, vêtement (2)

image 1Comme il a été dit dans le précédent article, si l’âme est à l’image de l’homme, elle n’a pas de substance. Quand Achille veut serrer Patrocle dans ses bras, l’âme se dérobe : « il tendit les mains, sans le saisir ; l’âme, sous la terre, comme une fumée s’enfuit en criant ». Le poème d’Homère se poursuit comme s’il était fait pour enseigner à ceux qui l’entendent ce qu’il en est de la survie dans l’au-delà (ce qui était sans doute l’une de ses fonctions). Homère fait ainsi dire à Achille : « Hélas ! il y a donc, même dans la maison d’Hadès, une âme et un fantôme, mais sans organe vital ? »La même leçon est répétée au chant XI de l’Odyssée quand Ulysse veut serrer l’ombre de sa mère dans ses bras. Chaque fois elle se dérobe : « trois fois je m’élançai, mon cœur me pressait de l’étreindre, trois fois hors de mes mains, pareille à une ombre ou un songe, elle s’enfuit. »

L’homme moderne espère une survie sans organes. Cette idée atténue plutôt l’angoisse qu’il éprouve face à la mort. Il imagine l’âme comme exempte des souffrances du corps, comme débarrassée de la lourdeur terrestre et comme bienheureuse. Pour un grec homérique, au contraire, la privation des organes semble être une souffrance atroce que ne pourra calmer que l’état de léthargie dans laquelle l’âme sera plongée dans l’Hadès. Achille le dit : « toute la nuit, l’âme du malheureux Patrocle s’est tenue au-dessus de moi, gémissant et pleurant ».

Le mort hante les vivants parce qu’il souffre tant qu’il n’a pas obtenu de sépulture. Ou, s’il ne les hante pas, il les menace. Ainsi Elpénor le compagnon d’Ulysse mort accidentellement lui rappelle ses devoirs : « Ne pars pas en m’abandonnant sans sépulture et sans larmes, attirant la colère des dieux, mais brûle moi avec toutes les armes que j’avais ». Ce que dit Elpénor est très clair : laisser un mort sans sépulture, c’est introduire un désordre dans l’univers. L’âme du mort sans sépulture n’a pas de place dans le monde. Elle en dérange l’ordre et cela irrite les dieux qui sont gardiens de cet ordre. Chaque chose doit être à sa place : l’âme dans l’Hadès, les ossements dans l’urne ensevelie dans la terre.

Le mort a été arraché à la vie et ne jouit plus de la lumière du ciel. Il est plongé sous la terre et aspire à l’état de torpeur et d’oubli qui va le calmer. Il est comme un malade qui réclame le calmant qui va réduire ses souffrances en le plongeant dans un état d’hébétude et de torpeur, d’engourdissement où il va s’oublier lui-même et où il n’aura plus qu’un regret languissant de la lumière et de la vie. Les funérailles sont la médecine que le mort réclame. Elles sont la remise en ordre de l’univers après l’horreur de la mort. Ainsi, Patrocle supplie Achille : « Ensevelis-moi au plus tôt, que je franchisse les portes d’Hadès. Elles me repoussent au loin, les âmes, les fantômes des défunts, et ne me laissent pas encore me mêler à elles, au-delà du fleuve ». On peut imaginer qu’une âme non apaisée par ses funérailles est trop agitée, trop chargée d’émotions et de sentiments pour entrer dans le silence et l’oubli de l’Hadès. Elle est comme un bois encore sec que l’eau « repousse » et qui ne s’enfonce pas mais flotte en surface où il est balloté par les flots. Pourtant, le mort de toutes façons est déjà de l’autre côté comme le bois tombé à l’eau (Patrocle dit : «Moi, la divinité odieuse m’a englouti »). Il est par conséquent dans un entre-deux. Elpénor est à l’entrée de l’Hadès. C’est lui qu’Ulysse rencontre le premier. Il n’est pas encore engourdi comme le sont les âmes reçues. Il a une pleine conscience de son malheur et n’a pas besoin, comme les autres ombres, de boire du sang pour retrouver la parole.

Certains commentateurs voient une anomalie dans le fait qu’Elpénor soit déjà dans l’Hadès, quand Ulysse y descend, alors qu’il n’a pas encore eu de funérailles. Pourtant, il en est de même de Patrocle ; Achille le dit au chant XXIII de l’Iliade : « Sois content de moi, Patrocle, même dans la demeure de d’Hadès ! car je vais, pour toi, accomplir tout ce que j’ai promis ». Plus loin Patrocle dit d’ailleurs clairement : « j’erre en vain dans le haut de la demeure d’Hadès, aux larges portes ». Le problème n’est donc pas d’être ou de n’être pas dans « la demeure d’Hadès » mais plutôt d’obtenir cette anesthésie qui calme la souffrance des morts. Patrocle est dans Hadès mais peut encore en revenir, non pas parce qu’il n’y est pas retenu, mais parce qu’il est encore trop vif. Son âme n’a pas obtenu l’engourdissement apaisant que donne l’accomplissement des funérailles. On peut par-là supposer que pour les grecs homériques un certain nombre d’âmes restaient aux portes d’Hadès mais que ne revenaient hanter les vivants que celles qui trouvaient encore sur la terre des vivants les parents qui avaient en charge de les aider à trouver le repos. Celles qui n’avaient personne pour les secourir restaient dans la souffrance mais loin des vivants.

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image 2La souffrance de l’âme est une souffrance liée à la vie. Il semble que les grecs Homériques projetaient sur le mort leur propre douleur. Le mort était vu comme apaisé par les funérailles comme l’étaient les vivants après cette période d’épanchement, de larmes et de douleur par laquelle ils se purgeaient. Après les funérailles, le deuil n’est plus qu’une longue souffrance muette que les proches gardent dans leur cœur comme les morts dans l’Hadès souffrent sourdement dans leur torpeur. L’état de l’âme du mort est par conséquent analogue à celui du cœur de ses proches. L’âme du mort éprouve une vive souffrance dans les moments qui suivent la mort comme le font les proches. Cette souffrance des proches est d’autant plus vive que le corps du défunt est là et qu’ils voient de leurs yeux l’horreur de la mort, elle est extrême quand le corps n’est pas respecté et ne reçoit pas de soins. Les funérailles sont un moment de catharsis qui apaise la douleur des vivants comme celle du mort. Puis, l’âme du mort souffre languissamment quand les funérailles sont passées, tout comme souffrent les proches pour qui l’image du disparu s’efface peu à peu. La souffrance est ranimée par les cérémonies qui rappellent le mort comme les âmes défuntes sont ranimées en buvant le sang du sacrifice qu’Ulysse a fait pour elles aux portes de l’Hadès.

Dès que l’âme est vivifiée, sa douleur revient comme celle des vivants. Ainsi en est-il d’Agamemnon quand il reprend conscience. Ulysse dit : « Il me reconnut dès qu’il eut bu le sang noir, alors il gémit très haut et pleura de chaudes larmes ». Il en est de même de l’âme d’Achille dont la plainte exprime à la fois sa douleur et celle de son père, puisqu’il dit : « Si, pour l’aider, j’étais encore sous les feux du soleil tel que je fus jadis dans la vaste plaine de Troie, tuant l’élite des soldats pour défendre les Grecs, si, tel je revenais un seul instant dans son palais, que je ferais haïr ma force et mes mains redoutables à ceux qui le contraignent et l’écartent des honneurs. » On voit bien que ce même Achille qui, un instant plus tôt, disait qu’il aimerait mieux « être sur terre domestique d’un paysan » donc être un homme sans honneur plutôt que d’être honoré comme mort, n’a pas d’autre souci que ceux de son père et ceux de son clan dont il assurait la suprématie. Ce n’est pas tant un regret sentimental de la vie et de la lumière qu’exprime Achille, comme on le lit souvent, mais le regret qui est celui de ceux de son clan et surtout de son père qui n’a plus son soutien. Achille était le héros d’un clan, la fierté et le soutien de son père. Il est regretté pour cela et donc regrette cela. Quand il parle pour lui-même, quelques vers plus tôt, Achille n’a aucun souci d’honneur et pas mêmes de chaleur et de lumière. A Ulysse qui lui dit « ne regrette donc pas la vie », il répond clairement qu’il ne regrette, quant à lui, rien d’autre et qu’il serait aussi bien domestique. Il semble bien par conséquent que ce soit en s’identifiant à son clan, à sa famille, que le héros grec aspire à la mort héroïque qui lui donnera cette forme d’immortalité qui est celle d’une longue renommée. Pour lui-même quand il se laisse aller comme le fait Achille à exprimer des aspirations personnelles, il n’a pas d’autre souci que ceux d’une vie sans souffrance.

Le tertre élevé sur les cendres du héros, et qui se voit de loin, signale la puissance du clan. Le mort le réclame au nom du clan pour la gloire de sa famille et pour que perdure sa noblesse. Sa mort est au service des siens, sa gloire et sa mémoire les servent. Il n’y a aucun des héros nobles d’Homère qui ait souci de sa vie pour lui-même. Et, il n’y a qu’Achille, qui est dit « sans reproche » mais manifeste pourtant une indépendance dangereuse. Il peut dès lors exprimer un vœu personnel aussi peu conforme à sa gloire que d’être domestique. En toutes choses Achille dépasse la mesure : vivant il met les Achéens en danger par excès d’orgueil, mort il néglige d’abord les honneurs jusqu’à l’excès. Il montre ainsi ce à quoi on s’expose quand on néglige son rôle social. Mais à chaque fois, bien-sûr, Achille se reprend et redevient le champion de son clan : vivant, il reprend le combat qui lui fera perdre la vie, mort il renonce à ses regrets pour exprimer ceux des siens (rétablir leur puissance). La douleur du mort est donc bien celle des vivants, elle s’éveille quand s’éveille celle des vivants. Les regrets du mort sont ceux des vivants, ce sont des soucis d’honneur, de préséance, de rang social. La mort ne rompt pas les liens sociaux.

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image 3Les funérailles vont par conséquent être une affaire collective et elles seront menées par les proches, par ceux qu’elle expose à la déchéance : l’épouse, l’enfant, l’ami. On retrouve dans le déroulement des funérailles les attributs dont était parée l’âme : le vêtement, la voix, la stature.

L’ordre est inversé et c’est le vêtement qui vient en premier. Il n’en est que plus important. Ainsi, le suaire de Laërte est tissé par Pénélope. Dans une représentation moderne, il y aurait sans doute quelque chose d’atroce à préparer le linceul d’un homme encore vivant. Il n’apprécierait sans doute pas ce genre d’hommage. Mais dans le monde Homérique, le vêtement a une telle importance que c’est au contraire un honneur tout particulier d’avoir un linceul luxueux. Pénélope, qui a déjà rempli les coffres de vêtements pour Ulysse en prévision de son retour, passe ainsi ses jours à tisser le linceul de Laërte. Ce thème de l’offrande du tissu funèbre se retrouve dans l’Oreste d’Euripide. Le tissu funèbre est pourpre et il est sans doute brodé de motifs qui rappellent les exploits et la vie du défunt. C’est un éloge féminin. Au chant XXII de l’Iliade Andromaque aussi tissait une toile pourpre pendant qu’Hector mourrait : « elle tissait une toile (au fond de sa haute demeure) double, pourpre, et y répandait des fleurs variées ». Il n’est pas dit que c’était un linceul mais cela le devient puisqu’Hector meurt en ce moment.

Après le vêtement, vient la voix. Les lamentations sont le premier acte des funérailles où tous les participants pleurent et gémissent bruyamment. C’est ainsi que commencent les funérailles d’Hector : « sur un lit ciselé à jour, ils mirent le corps, et, auprès, placèrent des chanteurs, guides des lamentations, qui gémirent leur chant. » Andromaque, l’épouse, commence les plaintes. Pour Patrocle, c’est Achille qui mène les lamentations et commence les plaintes les deux mains posées sur la poitrine du mort. Ces plaintes expriment la perte de l’épouse, de l’enfant, de l’ami et du clan tout entier, qui sont exposés aux dangers par la mort de leur protecteur et soutien. Elles sont reprises par chaque proche et répétées par le groupe tout entier.

Viennent ensuite les soins apportés à brûler le corps. Et dans la préparation du bûché funèbre, c’est la stature du défunt qui est rappelée. Elle n’est pas dite mais elle est cependant indiquée par la quantité de bois qu’il est accumulée pour le bûché. Là encore Achille se signale par ses excès. Mais pour Hector aussi la quantité de bois est formidable : « pendant neuf jours, ils […] apportèrent une immense quantité de bois ». Cette immense quantité, comme la quantité formidable de graisse employée pour activer la combustion signale un corps d’une charpente tout à fait hors du commun. La stature du mort est ainsi non seulement rappelée mais elle est magnifiée.

Puis, quand le corps est brûlé, à nouveau, il faut aux ossements un vêtement ; ils sont mis dans une urne couverte d’un voile pourpre. Là aussi l’urne doit être magnifique et luxueuse à la mesure de la noblesse de celui dont elle enferme les ossements.

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Ainsi et pour conclure : dans tout ce qui concerne la mort, l’âme, le corps du mort et son clan, se confondent. La douleur du mort est celle de son clan, ses soucis sont les soucis de son clan, ses qualités sont celles par lesquelles il s’imposait aux siens et se faisait redouter des autres. Cependant, trois attributs restent toujours présents : la stature, la voix, le vêtement. Ils appartiennent aussi bien au corps qu’à l’âme. C’est par eux que se fait voir la puissance de l’homme homérique. Ils sont l’homme.

L’âme : stature, voix, vêtement (1)

image 1Chez Homère, l’homme grec au moment de la mort ne semble pas avoir souci de son âme mais de son corps. Alors qu’Achille commence à le dépouiller de ses armes, Hector, dont il a transpercé la gorge, le supplie : « par ton âme et tes genoux, par tes parents, ne laisse pas les chiens me dévorer près des vaisseaux achéens ! ». Ce qui l’angoisse c’est que sa dépouille mortelle sera au pouvoir de son meurtrier, qu’il ne recevra peut-être pas les hommages funèbres qui lui permettraient de trouver sa place dans l’Hadès. Il en appelle aux qualités d’Achille (son âme et ses genoux). L’âme ici c’est le souffle qui anime Achille, c’est sa vaillance, c’est l’énergie qui lui permet d’animer ses genoux et ses « pieds rapides ». Hector n’attend pas de pitié. Il espère en la générosité et la fierté d’Achille, en sa noblesse.

Au moment de la mort d’Hector « son âme, s’envolant de ses membres, [va] chez Hadès ». Elle est donc bien l’énergie qui animait « ses membres » et non un esprit qui se libère de la prison de chair pour accéder à une réalité supérieure. Elle est chassée du corps et va chez Hadès « déplorant son sort, laissant la virilité et la jeunesse ». Elle ne s’élève pas mais chute, elle ne s’ouvre pas à une réalité supérieure mais perd ses qualités et sa substance. La mort ne la rapproche pas du divin.

C’est pourtant à l’instant de sa mort qu’Hector a des pouvoirs de divination. Il prophétise et les derniers mots qu’il adresse à Achille lui annoncent sa mort : « les dieux […] Pâris et Phébus Apollon, tout noble que tu es, te perdront près de la porte Scée ». Hector en mourant participe au sacré mais seulement dans un ultime éclair après lequel ne vient qu’un spasme corporel. C’est comme s’il brûlait toute son énergie dans une fulgurance. Après il s’éteint. Pour chacun des héros à l’instant de la mort, Homère décrit le dernier spasme, le moment où le corps cesse d’être animé. S’il est debout les genoux du héros se désunissent, s’il est couché une ombre voile son regard, comme s’il était soudainement débranché. Son corps perd l’énergie qui l’animait. Il n’est plus qu’un corps mort.

Tout ce qui concerne la mort, à l’exception de l’ultime moment de conscience vivante, est affaire du corps. En conséquence, ce sont les égards accordés au corps qui décideront de la destinée dans l’au-delà. Il n’y a ni jugement, ni châtiment, seulement un destin dont les proches et la collectivité sont responsables. La cérémonie funèbre décide de ce qu’il adviendra du défunt. Dès lors, il nous faut, pour comprendre comment les grecs Homériques, concevaient l’âme, écouter comment Homère en parle et comprendre comment l’organisation des funérailles pouvait assurer sa destinée. L’apparition de l’âme de Patrocle et la visite d’Ulysse aux enfers nous diront ce qu’il en est de l’âme. Nous verrons ensuite ce qui dans les funérailles assure l’entrée dans l’Hadès. Nous suivrons donc les funérailles de Patrocle et d’Hector. Ce sont des funérailles exceptionnelles qui devraient révéler les valeurs qui soudent la collectivité.

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Ce qui est l’objet des funérailles, c’est le corps évidemment mais ce qu’il s’agit de préserver d’un destin funeste, c’est ce que nous appellerons l’âme tout en ayant conscience que ce mot est complètement investi pour nous de représentations chrétiennes. Il faut d’abord écarter ces représentations pour voir ce que c’est que l’âme pour un grec homérique.

Après la mort, l’âme n’est que le reflet du corps. Elle est comme un hologramme qui donne à voir le corps. Plus précisément encore l’âme est la conscience du mort en tant que celui-ci est « ombre » c’est-à-dire corps non substantialisé. Ainsi l’âme de Patrocle lui ressemble ; elle est « toute semblable à lui par la taille, les beaux yeux, la voix même ; pareils aussi étaient, sur son corps les vêtements ». Elle est comme une image effacée du corps mais elle n’est pas véritablement décrite, pas plus que ne l’était le corps vivant. Homère ne fait à aucun moment le portrait ses personnages. Il n’indique selon les situations que ce qui les met en valeur ; principalement : la taille, la voix, le vêtement. Il faut faire l’hypothèse que la mention des « beaux yeux » est inhabituelle et qu’elle signale la force du lien qui attachait Achille à Patrocle.

La taille est, en revanche, un attribut usuel de l’âme. Elle est, dans l’Iliade et l’Odyssée, un des éléments essentiels de la personnalité. Par conséquent, elle se retrouve naturellement comme la première caractéristique de l’âme. Une haute stature, des épaules larges sont la marque de la noblesse. Même quand les signes de l’opulence sont absents, elle est la preuve de la noblesse. Celle-ci ne consiste pas dans la richesse mais dans des qualités personnelles ; elle appartient à type d’hommes et se transmet par la naissance. Ainsi au chapitre XXIV de l’Odyssée, Ulysse dit à Laërte son père, duquel il ne s’est pas fait reconnaître : « rien en toi n’annonce un esclave, ni la stature ni l’aspect : tu aurais plutôt l’air d’un roi. » Ulysse lui-même, chaque fois qu’il se fait reconnaître, se trouve soudain plus grand et plus large d’épaules. Ce n’est pas le miracle d’un homme qui change d’aspect qui le fait reconnaître mais comment il est transformé, comment il est grand et fort. Au chant XVIII de l’Odyssée quand Ulysse se bat contre le mendiant Iros, Homère note : « Il troussa ses haillons sur sa virilité, montrant de belles grandes cuisses, et l’on vit ses larges épaules, sa poitrine, ses bras puissants ; car Athéna s’était approchée ». La puissance physique, la haute taille, la poitrine large, sont comme des grâces divines. Elles ne sont pas vues comme des avantages naturels fortuits et qui n’impliqueraient aucun mérite personnel. Elles appartiennent à l’âme autant qu’au corps. Le corps se modèle plutôt sur l’âme. Une âme vile donnera un corps sans qualités. Ainsi, Thersite au chant II de l’Iliade est un homme vil. Il n’est pas noble et cela se voit jusqu’à la caricature. Homère le présente ainsi : « il était le plus laid des hommes venus devant Ilion : louche, boiteux d’une jambe, la poitrine creuse entre des épaules voûtées ; là-dessus une tête pointue, où végétait un rare duvet ».

Il a aussi une voix aigüe et intervient dans l’assemblée en « criant très fort ». En effet, la voix aussi caractérise l’homme. Ménélas qui est puissant et Diomède qui est vaillant sont dits « bons pour le cri de guerre ». Dans sa traduction Philippe Jaccottet emploie le mot « vociférateur ». Cela indique encore plus clairement qu’ils ont une voix puissante, capable de s’imposer dans l’assemblée ou d’entraîner leurs guerriers au combat. Au chant XIX de l’Iliade Talthybios, l’officiant du sacrifice, est dit « semblable à un dieu pour la voix ». Les vieillards de Troie, qui avec Hélène, assistent au combat du haut des remparts, n’ont pas la voix forte mais ils l’ont mélodieuse : « L’âge les éloignait du combat, mais ils parlaient bien, semblables à des cigales qui, dans les bois, posées sur un arbre, font entendre une voix claire comme le lis ». Les hérauts qui haranguent eux-aussi un grand nombre d’hommes ont seulement la « voix claire ». Ils sont des gens estimables mais non nobles.

image 2Enfin, les vêtements aussi font l’homme et ils se retrouvent par conséquent dans l’âme. Ils sont la marque du statut social et ont souvent une valeur symbolique. Homère insiste sur leur splendeur. Ainsi au chant X, le vêtement d’Agamemnon est décrit en quelques vers : « il passa sur sa poitrine une tunique, sous ses pieds brillants attacha de belles sandales, autour de lui jeta la peau rouge d’un grand lion fauve, qui lui tombait jusqu’aux pieds ». Chaque détail dans cet accoutrement est symbolique ou signe manifeste de noblesse. Les pieds sont « brillants », les sandales « belles » et surtout cette peau de lion indique à la fois la majesté et la force. Ce lion est grand et puissant comme celui qui le porte, sa fourrure est rouge ce qui indique la violence. Il est fauve, c’est-à-dire indompté. Plus loin dans le texte, c’est Nestor qui s’habille. Il est puissant mais de rang inférieur à Agamemnon et ne porte donc pas de peau de lion : « Nestor couvrit sa poitrine d’une tunique, sous ses pieds brillants attacha de belles sandales, autour de lui agrafa un manteau pourpre, double, ample, dont la laine bourrue frisait ». Son manteau est pourpre, ce qui est le symbole du pouvoir (et le sera encore à Rome) ; il est luxueux, donc preuve d’un statut social supérieur, car il est « double » et « ample » mais il n’est que de laine.

image 3Au chant XXIII de l’Odyssée, la reconnaissance d’Ulysse passe par le vêtement. Alors qu’il a passé l’épreuve, (bandé son arc), et qu’il a massacré les prétendants, il ne peut pas encore être reconnu par Pénélope et l’accepte : « parce que je suis sale et couvert encore de haillons, elle ne peut me respecter ni croire que c’est moi ». Il lui faut de la splendeur pour se faire reconnaître ; il dit à Télémaque : « je vais te dire donc ce qui me paraît le meilleur. Tout d’abord, lavez-vous et revêtez vos capes ; dites aux femmes du palais de prendre de beaux vêtements ». Lui-même se fait apprêter par la nourrice Eurynomé. Elle « lavait le généreux Ulysse et l’oignait d’huile, le vêtait d’une belle robe et d’un manteau ». Ce n’est qu’un homme propre, parfumé et richement vêtu qui peut être reconnu comme noble. Le vêtement est donc bien un attribut essentiel de l’homme et, avec la haute stature et la forte voix, la marque du statut social. L’âme ne perd pas son statut social. Le noble est noble dans l’âme. L’image de l’âme résume ainsi ce qui est remarquable dans l’homme : les qualités pour lesquelles les siens, comme les étrangers le reconnaissent et le respectent et ces mêmes qualités pour lesquelles il voudrait que sa mémoire soit honorée. Portées par l’âme, ces qualités confirment ses exploits guerriers et sa mort héroïque. (Ce qui sera l’objet du prochain article)

Une lettre de Hegel

image 1Le lundi 13 octobre 1806, le jour où Iéna fut occupé par les Français et où l’Empereur Napoléon entra dans ses murs, Hegel venait tout juste d’envoyer à l’impression le manuscrit de sa grande œuvre « la phénoménologie de l’Esprit ». Il écrit à son ami Niethammer.

« Quel souci j’ai dû avoir à propos des envois du manuscrit mercredi et vendredi derniers, c’est ce que vous voyez d’après la date. – Hier soir vers le coucher du soleil je vis les coups de feu tirés par les patrouilles françaises, venant à la fois de Gempenbachtal et de Winzerla ; les Prussiens furent chassés de cette dernière localité durant la nuit, la fusillade dura jusqu’après minuit, et aujourd’hui entre 8 et 9 heures pénétrèrent dans la ville les tirailleurs français – et une heure après les troupes régulières. Cette heure fut une heure d’angoisse, particulièrement du fait que les gens ignoraient le droit que chacun possède, d’après la volonté de l’Empereur lui-même, à l’égard de ces troupes légères à savoir, ne pas obtempérer à leurs réquisitions, mais leur donner en toute tranquillité ce qui leur est nécessaire. Beaucoup de gens se sont trouvés dans l’embarras par suite d’un comportement maladroit et par manque de prudence. Cependant madame votre belle-soeur, ainsi que la maison Döderlein, en a été quitte pour la peur et s’en est tirée sans dommage. Elle m’a prié – comme je lui parlais ce soir du départ de la poste – d’écrire à Mme Niethammer et à vous ; elle loge maintenant 12 officiers. J’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine. »

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Aveugle et visionnaire, voilà comment apparait Hegel dans ce courrier : aveugle à ce qu’il voit effectivement et visionnaire par la pensée – une pensée qui désenchante le monde pour magnifier l’histoire.

Il est sobre jusqu’à la sécheresse pour dire ce qu’il a vu de la prise de la ville et exalté pour exprimer sa vision de l’empereur passant sous ses fenêtres.

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C’est de son appartement que Hegel a assisté à la prise de la ville par les troupes françaises et au passage de Napoléon sous ses fenêtres. Il rapporte ce qu’il a vu des évènements qui ont précédés l’arrivée de l’empereur dans un style très sobre, avec les mots les plus simples. Il écrit « je vis » ce qui exprime une espèce de neutralité, une absence de tension qui contraste avec ce qu’on peut imaginer du drame. Il n’utilise que des adjectifs purement fonctionnels, sans tonalité particulière, seulement pour mieux situer les choses : « dernière localité » pour renvoyer au village de Winzela, dans les faubourgs de la ville ; « troupes régulières » et « troupes légères » pour mieux caractériser les différents corps d’armée qui sont entrés dans la ville. Enfin, il parle du « comportement maladroit » de ceux « qui se sont trouvés dans l’embarras ». Il n’utilise aucun adverbe.

Il raconte les premiers accrochages du dimanche 12 octobre entre troupes françaises et prussiennes en témoin passif, comme s’il s’agissait de choses lointaines et indifférentes. Il écrit « je vis les coups de feu » et parle de « fusillade » alors qu’une grande bataille s’annonçait qui pouvait bien se dérouler dans la ville. On dirait qu’il n’a rien entendu de ce qui devait pourtant être une canonnade nourrie plutôt qu’une « fusillade » et qui a duré toute la soirée. Il écrit « les Prussiens furent chassés… durant la nuit » pour rapporter le revers des troupes qui protégeaient la ville. Nous comprenons qu’après que la canonnade se soit tue, les combats se sont poursuivis jusqu’au petit matin. Mais Hegel semble n’éprouver aucune communauté d’intérêt avec ces malheureux soldats tombés dans la nuit. Pourtant, s’il n’est pas originaire de la ville, il y réside et y enseigne depuis cinq ans. Et, peut-être quelques-uns de ceux qui sont morts là et de ceux qui allaient mourir en plus grand nombre encore dans les jours proches avaient été de ses étudiants ou étaient passés par l’université où il enseignait.

image 3La journée du 13 octobre, au soir de laquelle Hegel rédige sa lettre, a été particulièrement dramatique puisque, après les combats de la nuit, la ville est laissée sans défense et les troupes napoléoniennes y pénètrent au début de la matinée ; « entre 8 et 9 heures » écrit Hegel. On imagine l’atmosphère pesante d’une ville ouverte, les familles dans l’angoisse du sort des leurs, la rudesse des soldats vainqueurs, harassés par une nuit de combat et dans l’attente de batailles plus violentes encore. On imagine le bruit lourd des canons tirés par les chevaux, le martèlement des troupes à pied, le cliquetis des armes et les fenêtres obstinément fermées, les portes closes. On imagine les odeurs fortes, les ordres criés et les sommations d’ouvrir les maisons à la troupe. De tout cela Hegel dit « Cette heure fut une heure d’angoisse ». Peut-être veut-il rassurer son correspondant car, à entendre cette expression, on pourrait penser qu’il n’y a eu aucun désordre et que, comme il l’écrit, seuls des maladroits « se sont trouvés dans l’embarras ». Ce dernier mot, si anodin, ne permet guère d’imaginer les choses. Selon Hegel, les troupes par ordre de l’empereur, n’avaient droit de réquisition que pour « ce qui leur [était] nécessaire ». Mais comment discuter avec une troupe de soldats en arme de qu’ils jugent leur être nécessaire. Comment les habitants d’une ville qui vient de tomber seraient-ils en position d’argumenter avec un occupant dont ils ne comprennent pas la langue ? Comment auraient-ils pu arguer de « la volonté de l’Empereur » pour s’opposer à la saisie de leurs biens ? Le genre « d’embarras » auquel on s’expose dans ces situations va habituellement bien au-delà de ce qui vous laisse « quitte pour la peur » selon l’expression de Hegel.

L’une des raisons pour lesquelles Hegel écrit, c’est qu’il est chargé de donner à Niethammer des nouvelles de sa belle-sœur. Il semble donc qu’il ait écrit le 13 octobre en fin d’après-midi et que sa lettre soit partie le soir. Il s’acquitte de ce service avec une froide sobriété en terminant par : « elle loge maintenant douze officiers ». On sait seulement qu’elle « en a été quitte pour la peur et s’en est tirée sans dommage ». Il ne semble donc pas que ce soit de bonne grâce qu’elle a ouvert sa maison. Tout cela laisse supposer des moments dramatiques plutôt qu’une discussion courtoise. Mais Hegel n’en dit pas plus et paraît juger les prétentions du vainqueur tout à fait légitimes. La suite de la lettre explique cette singulière façon de prendre les choses.

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En fait, toute cette relation des évènements est enchâssée dans ce qui semble avoir seulement préoccupé Hegel. Il commence par parler du « souci » qu’il a eu de son manuscrit pour finir par l’évocation enthousiaste de l’empereur qu’il a vu passer.

Le manuscrit, envoyé en deux parties le mercredi et le vendredi de la semaine qui a précédé l’arrivée des troupes françaises, devrait être celui de la phénoménologie de l’Esprit. On ne sait pas si Hegel avait coutume de garder des copies de son travail. Mais il semble bien avoir eu plus de souci du bon acheminement de son manuscrit que des évènements qui pouvaient le perturber. Il utilise un style exclamatif « quel souci » pour exprimer sa crainte de voir ses envois égarés et on comprend que ce souci ne l’a pas quitté pendant toute la semaine. En revanche, c’est par l’expression « heure d’angoisse » qu’il évoque les sentiments des habitants d’Iéna et seulement pour le moment de l’entrée des troupes françaises.

Surtout, à peine a-t-il lâché l’information « elle loge maintenant douze officiers » qu’il passe sans transition à : « j’ai vu l’empereur ». On sent bien que toute sa pensée est animée par la relation qu’il fait entre l’achèvement de la phénoménologie de l’Esprit et les évènements qui bouleversent l’Europe et qui font que l’Empereur passe sous ses fenêtres. C’est comme si quelque chose arrivait à cet instant à son climax, chose pour laquelle tout le reste n’était que préparation et arrière-plan. La phrase même exprime ce mouvement. Napoléon est tout de suite désigné par son titre « l’Empereur », aussitôt haussé à être « l’âme du monde » puis Hegel passe à lui-même pour exprimer la « sensation merveilleuse » d’avoir vu cela. Et c’est seulement pour dire son extase que Hegel revient à l’individu, à ce qu’il a effectivement vu mais qu’il n’exprime que sublimé par son enthousiasme.

image 2Le vocabulaire tranche clairement avec celui employé pour relater les faits dramatiques de la journée et la bataille de la nuit précédente. Hegel, qui n’avait fait que voir les choses, sans sentir ni entendre, sans s’émouvoir, éprouve « une sensation merveilleuse ». Il est bouleversé par cette vision qui perd dans sa pensée tout ce qu’elle pouvait avoir de concret, de trivial. L’empereur est « assis sur un cheval » mais Hegel l’a vu « concentré ici sur un point » comme si l’espace qu’il occupait n’était que celui de la manifestation d’une force universelle. Ce n’est pas un général entouré de ses officiers que Hegel a vu ; c’est « l’âme du monde ». Il n’a donc pas vu avec les mêmes yeux qui regardaient au loin les lueurs de la bataille, il a vu avec sa pensée. Il n’a pas vu un homme qui a besoin, pour savoir et pour agir, de recevoir les courriers de son armée et d’y répondre par la voix et par le prosaïque moyen de coursiers qui devront chevaucher malgré les dangers. Il a vu quelque chose qui « s’étend sur le monde et le domine ». Il a regardé effectivement un homme « assis sur un cheval » et qui doit « sortir de la ville pour aller en reconnaissance » comme l’aurait fait tout aussi bien Brunswick, comme il l’a fait peut-être quelques jours plus tôt en passant au même endroit. Mais alors qu’il est aveugle à l’horreur de la bataille, Hegel semble porter son regard au-delà de la simplicité des choses. Ce qu’il voit c’est sa pensée. Il voit l’universel concret dont il est le théoricien. Il est visionnaire : à cet instant l’esprit absolu et « l’âme du monde » incarnée par Napoléon ne font qu’un. La grande œuvre de Hegel et l’épopée napoléonienne se rejoignent : ils sont l’histoire et la philosophie qui s’achèvent. Ce qui était parti par le courrier du mercredi précédent revient et salue son auteur.

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Nietzsche range la pensée philosophique « parmi les activités instinctives » à l’arrière-plan desquelles « on trouve des évaluations, ou pour parler plus clairement des exigences physiologiques ». Peut-être faut-il conclure avec lui « que toute grande philosophie jusqu’à ce jour a été la confession de son auteur ». Ainsi la phénoménologie de l’Esprit serait le journal d’un visionnaire au regard distrait.

Un fin politique : Machiavel

image 3Pour faire la différence avec Platon (voir mon article du 4/12/14) et pour comprendre ce qu’est le sens politique, je vous invite à lire la lettre que Machiavel a adressée le 8 mars 1498 au secrétaire papal Ricciardo Bechi. Lettre qu’on peut trouver en pages 363 et suivantes de l’édition Folio classique de «Le prince et autres textes ».

Machiavel s’y fait le chroniqueur à la fois précis et vivant des mouvements de la politique suivie par le dominicain Savonarole et s’y révèle, bien que tout jeune, un remarquable analyste et un fin politique. Il parvient à rendre transparent l’enjeu politique des prêches enflammés du prédicateur en en gardant le ton et les équivoques. En politique habile, mais d’une grande profondeur de vue, il suggère, en conservant une prudente réserve, qu’on assiste en ce mois de mars à un basculement de la situation politique à Florence.

Il situe d’abord son propos, le développe puis le centre sur ce qui doit amener son correspondant à en tirer tous les enseignements.

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Machiavel rappelle d’abord qu’il fait suite aux différents courriers par lesquels il a déjà informé Ricciardo Bechi de la situation à Florence (ce qu’il appelle « les choses d’ici ») et qu’il répond ainsi à une demande. Il met en valeur la qualité des informations qu’il donne en précisant qu’il informe son correspondant « entièrement et dans tout le détail ». Mais surtout il fait un point clair et concis de la situation : l’opposition entre Savonarole et le Duc est inconciliable. Les excès de Savonarole sont tels que le conflit ne peut que se résoudre par la chute de son parti. Citons le : « Ce ne fut pas petite merveille que d’entendre avec quelle audace il a recommencé sa prédication, avec quelle audace il la poursuit ; en effet il n’est rien moins que rassuré sur le sort qui l’attend : il est convaincu que la nouvelle Seigneurie est butée à le perdre en dépit de toute considération ; il n’en est pas moins buté à entraîner dans sa perte bon nombre de concitoyens. Il commença donc par annoncer de grandes épouvantes, avec le genre de raisons qui portent si bien sur qui ne sait pas discuter ; « tous ces disciples étaient les plus parfaits des citoyens, tous ses adversaires étaient les plus parfaits des scélérats », bref, tous les moyens d’affaiblir le parti ennemi et de fortifier le sien ; tous propos que j’ai ouïs de mes oreilles, et dont je vais vous rapporter brièvement quelques-uns ».

En répétant, en martelant même, une expression très forte « la nouvelle Seigneurie est butée à le perdre » et « il n’en est pas moins buté à entrainer dans sa perte bon nombre de concitoyens », Machiavel, par la répétition du mot « buté », marque la violence du combat sans issue engagé par Savonarole et la détermination de la Seigneurie à en finir. A la détermination du Duc, Savonarole oppose une détermination plus grande encore car tout le risque est de son côté. Son obstination est extrême puisqu’il comprend le danger, « en dépit de toute considération » c’est-à-dire quelles que puissent en être les conséquences pour sa personne et son pouvoir. C’est la « perte » de Savonarole et donc clairement sa vie qui sont en jeu. La répétition du verbe « perdre » et du mot « perte » renforce celle du mot « buté » pour mettre en relief la force dramatique du conflit.

Machiavel laisse entendre que Savonarole est parfaitement conscient qu’il engage un combat désespéré. Savonarole sait qu’il met sa personne en péril mais il surmonte ses craintes légitimes. Machiavel écrit « il est rien moins que rassuré sur le sort qui l’attend ». C’est reconnaître son esprit de sacrifice, son héroïsme : c’est-à-dire que sa sainte colère force le respect. Machiavel l’appelle « le frère » ce qui est convenir qu’il n’est pas sorti de l’Église, qu’il agit en Chrétien et en homme d’Église même dans son excès. Savonarole n’est donc pas un esprit échauffé, un téméraire irréfléchi, alors même que l’expression « buté à entraîner dans sa perte » présente en effet « sa perte » comme déjà engagée. Seul le nombre de ceux qui l’accompagneront semble en jeu. La dimension religieuse du combat l’emporte sur ses aspects politiques. Savonarole dans sa fureur sacrificielle, en pleine conscience des dangers, engage sa vie. Ce que Machiavel met en relief très habilement par l’expression « Ce ne fut pas petite merveille que d’entendre avec quelle audace il a recommencé sa prédication ». Ce qui dit avec retenue que c’est un « grand » sujet d’étonnement, que cela a certainement créé un climat d’excitation extrême dans le peuple de Florence qui sûrement se presse en grand nombre pour écouter le prédicateur. Mais, le mot « merveille » ajoute à l’idée d’étonnement et va plus loin. Cela en fait un étonnement quasi-philosophique et place l’action de Savonarole au-delà du raisonnable, de l’humain. Cela en fait une ces transgressions inouïes qui font les martyrs et les saints ; qu’on ne peut se défendre d’admirer mais qui devraient aussi saisir d’effroi. L’expression « quelle audace » renforce cet effet et Machiavel la répète et l’accentue d’abord en écrivant « avec quelle audace il a recommencé » puis « avec quelle audace il la poursuit » avec l’effet de crescendo obtenu par le passage de « recommencer » à « poursuivre ».

Par la grande force de son style, Machiavel dit ainsi, en peu de mots, l’essentiel du drame fatal qui s’est noué : l’exaltation de Savonarole, la détermination de ses ennemis et l’excitation populaire. Il a su transmettre à son lecteur sa fascination et son effroi.

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image 1Machiavel peut ensuite, comme annoncé, donner « tout le détail » et rapporter aussi complètement que possible l’essentiel des longs prêches de Savonarole pour dire par quels moyens ils enflamment le cœur des petites gens mais sans gagner les autres. Ce qu’il fait avec une remarquable efficacité.

Il écrit : « il commença donc par annoncer de grandes épouvantes ». Ce qui indique la parole alarmante et prophétique du visionnaire et de l’inspiré, les effets de la voix qui s’enfle et qui siffle, qui gronde pour terrifier les incrédules et exalter les disciples. Mais dans la même phrase où il montre la puissance du verbe de Savonarole, Machiavel en souligne la faiblesse et poursuit par « avec le genre de raisons qui portent si bien sur qui ne sait pas discuter ». Ce qui est dit là d’emblée est fondamental et Ricciardo Bechi ne pouvait pas manquer d’en comprendre la portée : Savonarole fanatise des gens du peuple avec des « raisons », des arguments irrecevables pour les plus aisés et plus réfléchis. Savonarole veut « affaiblir le parti ennemi » et « fortifier le sien » en gagnant les indécis mais la violence de son verbe et ses sombres menaces peuvent aussi bien les éloigner de lui. Savonarole oppose violemment « ses disciples » et « ses adversaires » et impose qu’on soit complètement avec lui ou contre lui : on est parfait ou scélérat.

Machiavel voit bien la stratégie qui fonde ce discours politique. Il s’agit pour Savonarole d’user de « tous les moyens d’affaiblir le parti ennemi et de fortifier le sien ». Mais l’analyse va plus loin et montre que ce discours repose sur une véritable anthropologie. Savonarole commente un passage des Écritures, comme font tous les prêcheurs, mais il le fait sur la base d’une conception de l’homme que Machiavel fait clairement apparaitre.

Selon Savonarole « c’est par nature que chacun fuit le mal et volontiers qu’il fuit le bien ». Le cœur ou l’âme de l’homme aurait donc une aversion naturelle pour le mal mais ne serait pas naturellement acquis au bien. L’homme est facilement écarté du bien, par faiblesse, par indifférence. Sa volonté, qui est libre, serait bien souvent mal orientée car elle se met au service des désirs et des passions qui entraînent l’homme vers le mal. Dans l’âme humaine, c’est la fuite, donc l’aversion et la peur qui domineraient et il n’y aurait pas d’élan originel vers le bien mais bien plutôt une vulnérabilité, une faiblesse devant les séductions du mal. L’homme doit se défendre du mal et ne vas pas spontanément vers le bien. L’homme apparait ainsi comme un être déchiré entre bien et mal et chaque âme serait à gagner. On pourrait dire même qu’elle serait à affermir car l’homme « fuit » d’abord puisqu’il est gouverné par la peur plus que par un élan naturel. Pour réprimer la volonté perverse, il ne suffit pas d’en appeler au cœur, il faut redresser l’âme et la discipliner comme on discipline le soldat pour qu’il ne fuie pas devant le danger, pour lui donner la force d’affronter l’ennemi. Pour s’affermir, l’âme a besoin de Dieu comme le soldat n’est vaillant que sous un chef puissant. Le combat primordial qui se livre dans l’âme humaine est celui du bien et du mal, celui de Dieu et du diable.

Il se livre ainsi dans le cœur de l’homme le même combat entre le bien et le mal que celui qui se livre dans Florence entre les camps adverses. Et Machiavel retrouve cette idée dans le discours de Savonarole. Il écrit « il distribua les Florentins en deux camps : l’un combattait sous les ordres de Dieu : lui et ses partisans ; l’autre sous ceux du diable : ses adversaires».

image 2Ce combat est universel. Il est celui des hommes de tous les temps et de tous les lieux. Il est le sens même de l’existence humaine. Ce que Savonarole exprime, selon ce que rapporte Machiavel, en proclamant : « tous les hommes ont eu et ont une fin, mais… cette fin diffère : celle des chrétiens étant le Christ, celle des autres hommes, présents et passés, ayant été et étant une autre suivant les sectes».

Selon Savonarole, le combat du bien contre le mal est comme celui de l’eau et du feu. Au contact du feu, l’eau « devient brûlante ». De même, la dissension entre les bons et les mauvais devrait provoquer une ébullition capable d’entrainer les neutres. La juxtaposition des contraires en démontre l’antagonisme et permet de mieux les discerner. Ce qui est dit par le proverbe repris par Machiavel des discours de Savonarole : « les contraires étant mieux mis en lumière quand on les juxtapose ».

Machiavel fait ainsi comprendre à son correspondant que Savonarole fait de son combat une croisade, qu’il le conçoit comme la lutte de la chrétienté contre l’hérésie ou même l’idolâtrie. Savonarole est investi d’une mission : il est ce général qui doit discipliner l’armée des chrétiens et les ranger sous la bannière du Christ ; il est le bras de Dieu dans son combat contre le diable. Il ne faut pas attendre qu’il fléchisse, qu’il puisse s’apaiser et être sensible à une proposition de compromis. Le combat de Dieu ne peut connaître ni accalmie, ni conciliation, donc rien n’est à négocier. C’est un combat qui ne souffre aucune faiblesse dont la seul issue concevable est la victoire du bien ; celle de Dieu, et par conséquent celle de Savonarole. Le rapport que fait Machiavel du prêche de Savonarole confirme ainsi la présentation qu’il en avait faite en introduction dès les premières lignes de sa lettre.

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image 4Toutefois, Machiavel montre que ce discours intransigeant n’ignore pas la prudence tacticienne ; bien au contraire, il la justifie. « Il faut sauvegarder l’honneur [du Christ] avec la tactique la plus prudente». Une stratégie d’affrontement sans compromis exige une tactique louvoyante et autorise la dissimulation. Savonarole prend exemple du Christ et de saint Paul mais pour ajouter tout aussitôt que le temps est venu « d’exposer sa vie » et que « l’honneur de Dieu veut qu’on cède à la colère ». Les autodafés vont donc reprendre, les citoyens vont devoir choisir leur camp. Des « trois variétés humaines » dans lesquelles Savonarole distribue la population, les tièdes devront se déterminer. Il faudra être avec lui ou contre lui. Et c’est bien en imposant ce choix impossible à la population inquiète et lasse de Florence que Savonarole engage sa perte. Il prophétise sa propre fin et menace de l’arrivée d’un tyran. Il annonce le ravage du territoire. Comment peut-il être compris quand ces prédictions sont en contradictions avec les précédentes qui annonçaient la paix et la domination de Florence ? A qui s’en remettre devant une telle menace sinon à celui qui dispose de la force des armes plutôt qu’à celui qui n’a que le verbe et un verbe qui bégaie ? Machiavel insiste en reprenant tout le pittoresque des envolées de Savonarole. Il suggère l’effet désastreux de la fureur avec laquelle Savonarole critique les livres liturgiques et le clergé « de telle manière que les chiens n’auraient pas voulu en manger ». Savonarole avertit d’un tyran qu’il connait selon ce « Dieu lui avait dit » mais qu’il ne peut pourtant pas désigner. Il annonce « dans Florence un homme qui prétendrait s’en faire le tyran » à qui il va porter un coup « fort rude » mais qu’il ne peut pas nommer. Il livre la ville aux conjectures et aux rumeurs. Machiavel est assez habile et se sait suffisamment compris de son correspondant pour ne pas avoir à nommer ceux que la rumeur accuse. Par ce moyen, il rappelle leur connivence à cet éminent personnage.

Cette connivence lui autorise le ton de l’ironie qu’il prend alors pour rapporter le soudain revirement de Savonarole qu’il désigne maintenant comme « notre saint homme » et il dit : « le voilà qui change de manteau ». Il peut ainsi faire comprendre à son correspondant toute la fausseté de l’attitude brusquement conciliante de Savonarole qui soudainement « exhorte à l’union générale », qui ne dit plus rien de ses sombres prophéties pour diriger tous ses coups contre la papauté. Il n’a pas besoin de rappeler comment Savonarole s’est autorisé la ruse pour la sainteté de sa mission. Il peut donc conclure : « et c’est ainsi, à mon avis, qu’il va réglant sa marche sur celle des événements et va donnant couleur à ses menteries ».

Et c’est presque en flatteur que Machiavel peut inviter son correspondant à juger lui-même, le gratifiant d’une complète connaissance des gens de Florence et des intentions du pape. Tout est dit dans son rapport et les partisans de la papauté peuvent user de toutes les ressources de l’action politique et policière pour en finir avec Savonarole. Le moment est venu de détacher de lui les Florentins qu’il a lui-même inquiétés et désorientés et qui n’aspirent plus qu’à la tranquillité et au retour de la paix publique. La conciliation avec la Seigneurie n’est qu’une feinte pour se ménager du temps, diviser ses adversaires et tenter de retarder une « perte » annoncée. Savonarole est perdu et Machiavel est parvenu à le dire sans l’écrire. Il signe non « un trop lourd pensum », comme il l’écrit avec une feinte modestie mais un chef d’œuvre d’analyse politique.

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Voici, pour qui n’aurait pas accès au texte, un passage important : « J’abrège, la concision épistolaire ne permettant pas un long récit. Après avoir, selon sa coutume , touché aux sujets les plus variés, pour démolir le parti ennemi, il jeta un pont vers son prochain sermon en disant que nos discordes pourraient faire surgir un tyran qui abattrait nos demeures et ravagerait nos territoires ; que cette prédiction-là ne le mettait pas en contradiction avec les précédentes car Florence était bien destinée à la félicité, à la domination de l’Italie entière, ce tyran ne devant pas demeurer longtemps en place sans être chassé. C’est sur ces mots qu’il mit fin à son prêche.

Le lendemain matin, il poursuivit la paraphrase de l’Exode. Parvenu au passage relatant que Moïse tua un Egyptien, il dit que l’Égyptien, c’était tous les méchants, et Moïse le sermonnaire qui les exterminait en dénonçant leurs vices. Il ajouta : « O Egyptien, moi aussi je veux te porter un coup de couteau » ; et ce furent vos livres, ô prêtres, qu’il se mit alors à éplucher, page après page, pour vous abîmer d’une telle manière que les chiens n’auraient pas voulu en manger. Il ajouta enfin, et c’est là qu’il voulait en arriver, qu’il allait porter à L’Egyptien une autre estocade, et fort rude, à savoir que Dieu lui avait dit qu’il y avait dans Florence un homme qui prétendait s’en faire le tyran, et qui faisait toutes les intrigues et menées pour y réussir ; et que chasser le frère, excommunier le frère, persécuter le frère, ne visait à rien d’autre qu’à amener le tyran ; et qu’on veillât bien à sauvegarder la loi. Il en dit tant que le lendemain, tout le monde avançait publiquement le nom d’un citoyen qui est aussi près d’être tyran que vous d’être au ciel. Par la suite, comme la Seigneurie a écrit au pape pour défendre notre saint homme, le voilà qui change de manteau : au lieu de chercher comme avant l’union de ses partisans dans la haine du parti adversaire et dans l’effroi du tyran, voyant que ce n’est plus nécessaire, il les exhorte à l’union générale prêchée auparavant, et sans plus dire un mot ni de la tyrannie, ni de ses scélératesses, il cherche à les exciter tous contre le Souverain Pontife, et, se retournant contre lui et les siens pour ne plus mordre qu’eux seuls, se met à en dire tout ce qu’on peut dire du plus scélérat des hommes. Et c’est ainsi, à mon avis, qu’il va réglant sa marche sur celle des événements et va donnant couleur à ses menteries ».

Pour en finir avec la fin de l’histoire

image 1Récemment je me suis laissé aller à intervenir dans une discussion sur internet. Mal m’en a pris car il n’a suffi que de quelques lignes pour qu’un interlocuteur en débusque le parfum marxiste. La réplique a été immédiate : Marx égale version téléologique de l’histoire, économisme et, ce qui pour mon interlocuteur, semblait heurter particulièrement la saine raison : idée de fin de l’histoire. J’aurais laissé là l’affaire si je ne m’étais pas vu opposer le même argumentaire lors de la soutenance d’un mémoire. Le jury s’était manifestement dispensé d’en lire la centaine de pages. Cela je peux le comprendre car comment lire une vingtaine de mémoires en quelques semaines. Un rapide parcours en avait seulement fait apparaitre l’orientation marxiste. Même cause, même réaction. Les choses ont seulement été dites en termes choisis et sur un ton à la fois bienveillant et doctoral mais le reproche était bien là : téléologie et fin de l’histoire. Ma réponse fut d’autant plus embarrassée que mon mémoire se positionnait clairement contre toute espèce de téléologie et citait Engels (dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Éditions sociales 1966 page 13) : « Pas plus que la connaissance, l’histoire ne peut trouver un achèvement définitif dans un état idéal parfait de l’humanité ; une société parfaite, un « État » parfait sont des choses qui ne peuvent exister que dans l’imagination ; tout au contraire, toutes les situations qui se sont succédé dans l’histoire ne sont que des étapes transitoires dans le développement sans fin de l’histoire humaine progressant de l’inférieur au supérieur ».

J’ai été plus direct avec l’interlocuteur sur internet. Je lui ai servi cette citation qui me paraissait clore définitivement la question. Surprise ! Ce fut le contraire. S’en est suivi un long commentaire qui me démontrait que je ne savais pas lire et qui s’appuyait sur cette citation de l’idéologie allemande : «L’histoire n’est autre chose que la succession des différentes générations, dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives, qui lui sont transmis par toutes les générations précédentes » […] « Cette conception montre que la FIN DE L’HISTOIRE n’est pas de se résoudre en “conscience de soi” , comme “esprit de l’Esprit” , mais qu’à chaque stade se trouvent donnés un résultat matériel, une somme de forces de productives, un rapport avec la nature et entre les individus, créés historiquement et transmis à chaque génération par celle qui la précède, une masse de forces productives, de capitaux et de circonstances. Cette somme de forces de production, de capitaux, de formes sociales de relations et d’échange, que chaque individu et que chaque génération trouve comme des données existantes, est la base concrète de ce que les philosophes se sont représenté comme “substance” et “essence” de l’Homme »

Il en ressortait, selon mon interlocuteur, que Marx ne rejetait nullement l’idée d’une fin de l’histoire mais en discutait seulement les modalités. Il aurait opposé une fin de l’histoire effective sous la forme de la société communiste à celle de Hegel qui la concevait sous une forme idéaliste comme « conscience de soi » et comme « esprit de l’Esprit ». Ce qui était argumenté de façon très travaillée et avec, j’en suis convaincu, la plus parfaite bonne foi. Une citation de Hegel, (donné comme le maître à penser de Marx), tirée de la raison dans l’histoire, appuyait l’analyse : “L’histoire universelle est la manifestation du processus divin absolu de l’Esprit dans ses plus hautes figures : la marche graduelle par laquelle il parvient à sa vérité et prend conscience de soi. Les peuples historiques, les caractères déterminés de leur éthique collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, constituent les configurations de cette marche graduelle.” Ce qui effectivement une profession de foi téléologique.

J’aurais pu esquiver et faire remarquer que l’idéologie allemande date de 1847, que c’est un texte qui est resté à l’état de manuscrit non publié, tandis que Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande date de 1888 et a été publié et largement diffusé. Il s’était écoulé 41 ans, ce qui laisse le temps de la réflexion. J’aurais dû rappeler la définition donnée par Hegel de la téléologie : « Dans un rapport téléologique, le but est l’idée générale conçue et voulue qui se subordonne les faits particuliers et se réalise en eux, qui, par conséquent, se les soumet comme moyens et, par là, leur enlève toute existence libre et toute espèce de vitalité. Les parties se rattachent alors par un dessein préconçu à un but unique, qui seul a une importance réelle, les prend à son service et se les soumet d’une manière absolue. » Ce texte dit on ne peut plus clairement que dans un développement téléologique, c’est la destination finale qui est la raison des événements, que ceux-ci ne sont que des étapes nécessaires en vue de cette fin. Une conception téléologique est dans son principe même idéaliste puisqu’elle fait de la destination finale (purement idéelle tant qu’elle n’est pas réalisée) le moteur et la cause de ce qui advient pour la réaliser. Or, je crois que cela ne peut guère se contester, la philosophie marxiste est matérialiste, l’idée de destin lui est étrangère. Sauf à confondre auto-développement et processus avec l’accomplissement d’un destin préconçu (par qui d’ailleurs ?), on ne peut pas sérieusement la taxer de téléologisme.

Cependant, beaucoup de scrupule et un petit doute m’ont amené à vérifier l’origine et le contexte de la citation de Marx donnée par mon correspondant. Pour gagner du temps, je l’ai copiée sur un moteur de recherche ce qui m’a permis de la retrouver immédiatement telle quelle sur « wikirouge », le premier site apparu, mais sans indication d’édition et de page. Je savais où mon interlocuteur l’avait copiée mais cela ne me permettait toujours pas de la trouver dans une édition connue.

Il m’a paru surprenant que des gens qui se mêlent d’éduquer le monde sur le marxisme n’aient pas le souci d’indiquer leurs sources. J’ai poursuivi la recherche en feuilletant l’édition de 2012 de l’idéologie allemande par les Éditions sociales (laquelle est la reprise de l’édition de 1976). Et là, consternation : je trouve page 34 : « L’histoire n’est autre chose que la succession des différentes générations, dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives, qui lui sont transmis par toutes les générations précédentes”. Mais je ne trouve pas la suite attendue même après la coupure indiquée. Il m’a fallu aller jusqu’à la page 39 pour lire : «Cette conception montre que la fin de l’histoire n’est pas de se résoudre en “conscience de soi” , comme “esprit de l’Esprit” , mais qu’à chaque stade se trouvent donnés un résultat matériel, une somme de forces de productives, un rapport avec la nature et entre les individus, créés historiquement et transmis à chaque génération par celle qui la précède, une masse de forces productives, de capitaux et de circonstances ». Phrase qui figure dans un paragraphe qui permet de comprendre immédiatement que la « fin de l’histoire » fait partie des « sornettes idéalistes » qui sont critiquées. Nouvelle surprise : la phrase est tronquée, ce que la citation de Wikirouge ne fait pas apparaitre. Elle se poursuit ainsi par : … de circonstances « qui, d’autre part, sont bien modifiées par la nouvelle génération, mais qui lui dictent ses propres conditions d’existence et lui impriment un développement déterminé, un caractère spécifique ; par conséquent les circonstances font tout autant les hommes que les hommes font les circonstances. »

Voilà qui apprend à se méfier d’internet. En fait de citation wikirouge nous sert un montage de phrases détachées de leur contexte et même tronquées ! Bon, la suite est bien celle indiquée : «Cette somme de forces de production, de capitaux, de formes sociales de relations et d’échange, que chaque individu et que chaque génération trouve comme des données existantes, est la base concrète de ce que les philosophes se sont représenté comme “substance” et “essence” de l’Homme »

Le problème de ce genre de découpage non clairement indiqué, c’est effectivement qu’on peut en faire la lecture qu’en a fait mon interlocuteur. Il ne permet pas de voir que ce qui est opposé à l’idée de fin de l’histoire c’est un processus qui, de génération en génération, est fait d’achèvement et de reprise. Ce qui correspond très exactement à ce qu’Engels indiquait 41 ans plus tard. Cette idée de processus exclut toute espèce de téléologie puisque chaque génération découvre un monde et le rend transformé et que cette transformation résulte de l’action cumulé de « chaque individu ».

image 2Quand on est scrupuleux, il faut l’être jusqu’au bout. J’avais le souvenir de l’expression « fin de la préhistoire » employée par Marx (ce qui aurait pu être un équivalent d’une fin de l’histoire). J’en ai par conséquent recherché la source et je l’ai trouvée, toujours avec l’aide défaillante d’internet, dans un texte de 1859 édité en « avant-propos de la critique de l’économie politique ». Voici le passage où l’expression apparait : « Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du processus social de la production. Il n’est pas question ici d’un antagonisme individuel ; nous l’entendons bien plutôt comme le produit des conditions sociales de l’existence des individus ; mais les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent dans le même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme. Avec ce système social c’est la préhistoire de la société humaine qui se clôt ».

Il est question dans ce texte des « rapports de production bourgeois ». Ce sont eux qui sont appelés « système » dans la dernière phrase après qu’ait été développé l’idée de leur caractère antagonique. La fin de la préhistoire est ici le moment où s’achève ce système. Après cela vient l’histoire, c’est-à-dire une forme consciente et non antagonique d’organiser la production. Ce qui est présenté comme passage de la préhistoire à l’histoire est par conséquent un moment de rupture dans l’évolution de la « société humaine ». L’histoire en elle-même, comme suite d’événements touchant les rapports des hommes entre eux ou avec la nature, continue évidemment. L’accumulation des connaissances continue et les hommes n’auront jamais fini d’améliorer et d’adapter leur organisation sociale. Et je peux l’ajouter, il se trouvera toujours des idées fausses à réfuter ; et aussi, on peut le craindre, des gens pour les répéter et s’en servir pour empêcher que soient exposées des idées qu’ils voudraient combattre. L’histoire humaine ne sera pas finie car il continuera plus que jamais à nous « arriver des histoires » !

Platon : un piètre politique ! (complément)

image 1Platon était sans doute très gêné par son affaire de Syracuse. Il a tenté dans sa lettre VII d’en faire une présentation à son avantage. Son souci principal reste cependant de préserver sa prétention à détenir une doctrine ésotérique qui lui assure la supériorité sur tous ceux qu’il n’a pas lui-même initiés. Cette prétention est manifeste dans ce passage de la lettre qui dit en substance ceci :

« Sommé par une lettre de Denys II de venir voir élevée selon mes vœux la position de Dion, sollicité par son parti, encouragé ici, je partis à Syracuse malgré le danger. Grâce à Zeus et par la magnanimité de Denys, j’échappais à ceux qui demandaient ma mort.

Inquiet de la fermeté de son zèle philosophique, je constatais immédiatement combien Denys ignorait les exigences d’une vie sage : qu’il faut peiner à étudier, rejeter la luxure et se tempérer. Je lui dis cela sans contrarier sa présomption.

J’appris qu’il prétend avoir composé un traité de sagesse mais je soutiens que ceux qui ont cet orgueil ne se connaissent ni ne comprennent cette matière ineffable destinée seulement aux plus saints. Je saurais mieux que quiconque l’enseigner cependant je n’en donnerai jamais aucun ouvrage écrit selon ma doctrine que je veux rappeler ici :

Tout objet, pour être connu exige : nom, définition et représentation. Ainsi « cercle » est un nom, « égale distance au centre » est définition, « dessin, ouvrage au tour » en sont la représentation qui n’en n’affecte pas l’essence. L’opinion vraie de cela est connaissance qui est objet originel non dans le langage mais dans l’intelligible seul. Il en va ainsi de toute figure aussi bien que du beau, du bien, du juste ou de toute chose. Qui ne saisit pas cela ne peut participer à la connaissance. Ce que le langage déficient peine à énoncer, l’intellect seul en contemple la perfection.

Comprenons que tout cercle fabriqué s’écarte du cercle en soi qui ne connait nulle contradiction, que tout nom est incertain et peut varier jusqu’à son contraire, de même la définition faite de mots, et que le sensible donné ainsi nous égare.

Mal éduqué l’on débat et cherche en vain cependant que celui qui est amené à concevoir et produire l’en soi vrai de l’objet débattu l’emporte non que les personnes soient réfutées mais les apparences dissipées. Car l’analyse rigoureuse par un esprit droit et juste produit la connaissance. L’esprit corrompu, mal disposé, échoue. Le talent sans le concours de la vertu avorte. Connaissance et sagesse jaillissent de l’échange réfléchi d’esprits droits et s’abîment dans l’écrit livré au public. Qui écrit sérieusement garde l’essentiel en son âme ou est égaré.

image 2On comprend donc la vanité d’un écrit venant de Denys ou autre qui, inutile à la mémoire, avilirait indiscrètement notre enseignement ou le prétendrait, contre les compétents, obscur, dépassé ou frivole ».

On le voit tout Platon est dans ce passage : à la fois la valeur indéniable des idées mais aussi la prétention de les réserver à quelques-uns et d’en contrôler la diffusion pour protéger le potentiel de pouvoir que cette doctrine permet de s’octroyer ou de revendiquer.