Un fin politique : Machiavel

image 3Pour faire la différence avec Platon (voir mon article du 4/12/14) et pour comprendre ce qu’est le sens politique, je vous invite à lire la lettre que Machiavel a adressée le 8 mars 1498 au secrétaire papal Ricciardo Bechi. Lettre qu’on peut trouver en pages 363 et suivantes de l’édition Folio classique de «Le prince et autres textes ».

Machiavel s’y fait le chroniqueur à la fois précis et vivant des mouvements de la politique suivie par le dominicain Savonarole et s’y révèle, bien que tout jeune, un remarquable analyste et un fin politique. Il parvient à rendre transparent l’enjeu politique des prêches enflammés du prédicateur en en gardant le ton et les équivoques. En politique habile, mais d’une grande profondeur de vue, il suggère, en conservant une prudente réserve, qu’on assiste en ce mois de mars à un basculement de la situation politique à Florence.

Il situe d’abord son propos, le développe puis le centre sur ce qui doit amener son correspondant à en tirer tous les enseignements.

*

Machiavel rappelle d’abord qu’il fait suite aux différents courriers par lesquels il a déjà informé Ricciardo Bechi de la situation à Florence (ce qu’il appelle « les choses d’ici ») et qu’il répond ainsi à une demande. Il met en valeur la qualité des informations qu’il donne en précisant qu’il informe son correspondant « entièrement et dans tout le détail ». Mais surtout il fait un point clair et concis de la situation : l’opposition entre Savonarole et le Duc est inconciliable. Les excès de Savonarole sont tels que le conflit ne peut que se résoudre par la chute de son parti. Citons le : « Ce ne fut pas petite merveille que d’entendre avec quelle audace il a recommencé sa prédication, avec quelle audace il la poursuit ; en effet il n’est rien moins que rassuré sur le sort qui l’attend : il est convaincu que la nouvelle Seigneurie est butée à le perdre en dépit de toute considération ; il n’en est pas moins buté à entraîner dans sa perte bon nombre de concitoyens. Il commença donc par annoncer de grandes épouvantes, avec le genre de raisons qui portent si bien sur qui ne sait pas discuter ; « tous ces disciples étaient les plus parfaits des citoyens, tous ses adversaires étaient les plus parfaits des scélérats », bref, tous les moyens d’affaiblir le parti ennemi et de fortifier le sien ; tous propos que j’ai ouïs de mes oreilles, et dont je vais vous rapporter brièvement quelques-uns ».

En répétant, en martelant même, une expression très forte « la nouvelle Seigneurie est butée à le perdre » et « il n’en est pas moins buté à entrainer dans sa perte bon nombre de concitoyens », Machiavel, par la répétition du mot « buté », marque la violence du combat sans issue engagé par Savonarole et la détermination de la Seigneurie à en finir. A la détermination du Duc, Savonarole oppose une détermination plus grande encore car tout le risque est de son côté. Son obstination est extrême puisqu’il comprend le danger, « en dépit de toute considération » c’est-à-dire quelles que puissent en être les conséquences pour sa personne et son pouvoir. C’est la « perte » de Savonarole et donc clairement sa vie qui sont en jeu. La répétition du verbe « perdre » et du mot « perte » renforce celle du mot « buté » pour mettre en relief la force dramatique du conflit.

Machiavel laisse entendre que Savonarole est parfaitement conscient qu’il engage un combat désespéré. Savonarole sait qu’il met sa personne en péril mais il surmonte ses craintes légitimes. Machiavel écrit « il est rien moins que rassuré sur le sort qui l’attend ». C’est reconnaître son esprit de sacrifice, son héroïsme : c’est-à-dire que sa sainte colère force le respect. Machiavel l’appelle « le frère » ce qui est convenir qu’il n’est pas sorti de l’Église, qu’il agit en Chrétien et en homme d’Église même dans son excès. Savonarole n’est donc pas un esprit échauffé, un téméraire irréfléchi, alors même que l’expression « buté à entraîner dans sa perte » présente en effet « sa perte » comme déjà engagée. Seul le nombre de ceux qui l’accompagneront semble en jeu. La dimension religieuse du combat l’emporte sur ses aspects politiques. Savonarole dans sa fureur sacrificielle, en pleine conscience des dangers, engage sa vie. Ce que Machiavel met en relief très habilement par l’expression « Ce ne fut pas petite merveille que d’entendre avec quelle audace il a recommencé sa prédication ». Ce qui dit avec retenue que c’est un « grand » sujet d’étonnement, que cela a certainement créé un climat d’excitation extrême dans le peuple de Florence qui sûrement se presse en grand nombre pour écouter le prédicateur. Mais, le mot « merveille » ajoute à l’idée d’étonnement et va plus loin. Cela en fait un étonnement quasi-philosophique et place l’action de Savonarole au-delà du raisonnable, de l’humain. Cela en fait une ces transgressions inouïes qui font les martyrs et les saints ; qu’on ne peut se défendre d’admirer mais qui devraient aussi saisir d’effroi. L’expression « quelle audace » renforce cet effet et Machiavel la répète et l’accentue d’abord en écrivant « avec quelle audace il a recommencé » puis « avec quelle audace il la poursuit » avec l’effet de crescendo obtenu par le passage de « recommencer » à « poursuivre ».

Par la grande force de son style, Machiavel dit ainsi, en peu de mots, l’essentiel du drame fatal qui s’est noué : l’exaltation de Savonarole, la détermination de ses ennemis et l’excitation populaire. Il a su transmettre à son lecteur sa fascination et son effroi.

*

image 1Machiavel peut ensuite, comme annoncé, donner « tout le détail » et rapporter aussi complètement que possible l’essentiel des longs prêches de Savonarole pour dire par quels moyens ils enflamment le cœur des petites gens mais sans gagner les autres. Ce qu’il fait avec une remarquable efficacité.

Il écrit : « il commença donc par annoncer de grandes épouvantes ». Ce qui indique la parole alarmante et prophétique du visionnaire et de l’inspiré, les effets de la voix qui s’enfle et qui siffle, qui gronde pour terrifier les incrédules et exalter les disciples. Mais dans la même phrase où il montre la puissance du verbe de Savonarole, Machiavel en souligne la faiblesse et poursuit par « avec le genre de raisons qui portent si bien sur qui ne sait pas discuter ». Ce qui est dit là d’emblée est fondamental et Ricciardo Bechi ne pouvait pas manquer d’en comprendre la portée : Savonarole fanatise des gens du peuple avec des « raisons », des arguments irrecevables pour les plus aisés et plus réfléchis. Savonarole veut « affaiblir le parti ennemi » et « fortifier le sien » en gagnant les indécis mais la violence de son verbe et ses sombres menaces peuvent aussi bien les éloigner de lui. Savonarole oppose violemment « ses disciples » et « ses adversaires » et impose qu’on soit complètement avec lui ou contre lui : on est parfait ou scélérat.

Machiavel voit bien la stratégie qui fonde ce discours politique. Il s’agit pour Savonarole d’user de « tous les moyens d’affaiblir le parti ennemi et de fortifier le sien ». Mais l’analyse va plus loin et montre que ce discours repose sur une véritable anthropologie. Savonarole commente un passage des Écritures, comme font tous les prêcheurs, mais il le fait sur la base d’une conception de l’homme que Machiavel fait clairement apparaitre.

Selon Savonarole « c’est par nature que chacun fuit le mal et volontiers qu’il fuit le bien ». Le cœur ou l’âme de l’homme aurait donc une aversion naturelle pour le mal mais ne serait pas naturellement acquis au bien. L’homme est facilement écarté du bien, par faiblesse, par indifférence. Sa volonté, qui est libre, serait bien souvent mal orientée car elle se met au service des désirs et des passions qui entraînent l’homme vers le mal. Dans l’âme humaine, c’est la fuite, donc l’aversion et la peur qui domineraient et il n’y aurait pas d’élan originel vers le bien mais bien plutôt une vulnérabilité, une faiblesse devant les séductions du mal. L’homme doit se défendre du mal et ne vas pas spontanément vers le bien. L’homme apparait ainsi comme un être déchiré entre bien et mal et chaque âme serait à gagner. On pourrait dire même qu’elle serait à affermir car l’homme « fuit » d’abord puisqu’il est gouverné par la peur plus que par un élan naturel. Pour réprimer la volonté perverse, il ne suffit pas d’en appeler au cœur, il faut redresser l’âme et la discipliner comme on discipline le soldat pour qu’il ne fuie pas devant le danger, pour lui donner la force d’affronter l’ennemi. Pour s’affermir, l’âme a besoin de Dieu comme le soldat n’est vaillant que sous un chef puissant. Le combat primordial qui se livre dans l’âme humaine est celui du bien et du mal, celui de Dieu et du diable.

Il se livre ainsi dans le cœur de l’homme le même combat entre le bien et le mal que celui qui se livre dans Florence entre les camps adverses. Et Machiavel retrouve cette idée dans le discours de Savonarole. Il écrit « il distribua les Florentins en deux camps : l’un combattait sous les ordres de Dieu : lui et ses partisans ; l’autre sous ceux du diable : ses adversaires».

image 2Ce combat est universel. Il est celui des hommes de tous les temps et de tous les lieux. Il est le sens même de l’existence humaine. Ce que Savonarole exprime, selon ce que rapporte Machiavel, en proclamant : « tous les hommes ont eu et ont une fin, mais… cette fin diffère : celle des chrétiens étant le Christ, celle des autres hommes, présents et passés, ayant été et étant une autre suivant les sectes».

Selon Savonarole, le combat du bien contre le mal est comme celui de l’eau et du feu. Au contact du feu, l’eau « devient brûlante ». De même, la dissension entre les bons et les mauvais devrait provoquer une ébullition capable d’entrainer les neutres. La juxtaposition des contraires en démontre l’antagonisme et permet de mieux les discerner. Ce qui est dit par le proverbe repris par Machiavel des discours de Savonarole : « les contraires étant mieux mis en lumière quand on les juxtapose ».

Machiavel fait ainsi comprendre à son correspondant que Savonarole fait de son combat une croisade, qu’il le conçoit comme la lutte de la chrétienté contre l’hérésie ou même l’idolâtrie. Savonarole est investi d’une mission : il est ce général qui doit discipliner l’armée des chrétiens et les ranger sous la bannière du Christ ; il est le bras de Dieu dans son combat contre le diable. Il ne faut pas attendre qu’il fléchisse, qu’il puisse s’apaiser et être sensible à une proposition de compromis. Le combat de Dieu ne peut connaître ni accalmie, ni conciliation, donc rien n’est à négocier. C’est un combat qui ne souffre aucune faiblesse dont la seul issue concevable est la victoire du bien ; celle de Dieu, et par conséquent celle de Savonarole. Le rapport que fait Machiavel du prêche de Savonarole confirme ainsi la présentation qu’il en avait faite en introduction dès les premières lignes de sa lettre.

*

image 4Toutefois, Machiavel montre que ce discours intransigeant n’ignore pas la prudence tacticienne ; bien au contraire, il la justifie. « Il faut sauvegarder l’honneur [du Christ] avec la tactique la plus prudente». Une stratégie d’affrontement sans compromis exige une tactique louvoyante et autorise la dissimulation. Savonarole prend exemple du Christ et de saint Paul mais pour ajouter tout aussitôt que le temps est venu « d’exposer sa vie » et que « l’honneur de Dieu veut qu’on cède à la colère ». Les autodafés vont donc reprendre, les citoyens vont devoir choisir leur camp. Des « trois variétés humaines » dans lesquelles Savonarole distribue la population, les tièdes devront se déterminer. Il faudra être avec lui ou contre lui. Et c’est bien en imposant ce choix impossible à la population inquiète et lasse de Florence que Savonarole engage sa perte. Il prophétise sa propre fin et menace de l’arrivée d’un tyran. Il annonce le ravage du territoire. Comment peut-il être compris quand ces prédictions sont en contradictions avec les précédentes qui annonçaient la paix et la domination de Florence ? A qui s’en remettre devant une telle menace sinon à celui qui dispose de la force des armes plutôt qu’à celui qui n’a que le verbe et un verbe qui bégaie ? Machiavel insiste en reprenant tout le pittoresque des envolées de Savonarole. Il suggère l’effet désastreux de la fureur avec laquelle Savonarole critique les livres liturgiques et le clergé « de telle manière que les chiens n’auraient pas voulu en manger ». Savonarole avertit d’un tyran qu’il connait selon ce « Dieu lui avait dit » mais qu’il ne peut pourtant pas désigner. Il annonce « dans Florence un homme qui prétendrait s’en faire le tyran » à qui il va porter un coup « fort rude » mais qu’il ne peut pas nommer. Il livre la ville aux conjectures et aux rumeurs. Machiavel est assez habile et se sait suffisamment compris de son correspondant pour ne pas avoir à nommer ceux que la rumeur accuse. Par ce moyen, il rappelle leur connivence à cet éminent personnage.

Cette connivence lui autorise le ton de l’ironie qu’il prend alors pour rapporter le soudain revirement de Savonarole qu’il désigne maintenant comme « notre saint homme » et il dit : « le voilà qui change de manteau ». Il peut ainsi faire comprendre à son correspondant toute la fausseté de l’attitude brusquement conciliante de Savonarole qui soudainement « exhorte à l’union générale », qui ne dit plus rien de ses sombres prophéties pour diriger tous ses coups contre la papauté. Il n’a pas besoin de rappeler comment Savonarole s’est autorisé la ruse pour la sainteté de sa mission. Il peut donc conclure : « et c’est ainsi, à mon avis, qu’il va réglant sa marche sur celle des événements et va donnant couleur à ses menteries ».

Et c’est presque en flatteur que Machiavel peut inviter son correspondant à juger lui-même, le gratifiant d’une complète connaissance des gens de Florence et des intentions du pape. Tout est dit dans son rapport et les partisans de la papauté peuvent user de toutes les ressources de l’action politique et policière pour en finir avec Savonarole. Le moment est venu de détacher de lui les Florentins qu’il a lui-même inquiétés et désorientés et qui n’aspirent plus qu’à la tranquillité et au retour de la paix publique. La conciliation avec la Seigneurie n’est qu’une feinte pour se ménager du temps, diviser ses adversaires et tenter de retarder une « perte » annoncée. Savonarole est perdu et Machiavel est parvenu à le dire sans l’écrire. Il signe non « un trop lourd pensum », comme il l’écrit avec une feinte modestie mais un chef d’œuvre d’analyse politique.

***

Voici, pour qui n’aurait pas accès au texte, un passage important : « J’abrège, la concision épistolaire ne permettant pas un long récit. Après avoir, selon sa coutume , touché aux sujets les plus variés, pour démolir le parti ennemi, il jeta un pont vers son prochain sermon en disant que nos discordes pourraient faire surgir un tyran qui abattrait nos demeures et ravagerait nos territoires ; que cette prédiction-là ne le mettait pas en contradiction avec les précédentes car Florence était bien destinée à la félicité, à la domination de l’Italie entière, ce tyran ne devant pas demeurer longtemps en place sans être chassé. C’est sur ces mots qu’il mit fin à son prêche.

Le lendemain matin, il poursuivit la paraphrase de l’Exode. Parvenu au passage relatant que Moïse tua un Egyptien, il dit que l’Égyptien, c’était tous les méchants, et Moïse le sermonnaire qui les exterminait en dénonçant leurs vices. Il ajouta : « O Egyptien, moi aussi je veux te porter un coup de couteau » ; et ce furent vos livres, ô prêtres, qu’il se mit alors à éplucher, page après page, pour vous abîmer d’une telle manière que les chiens n’auraient pas voulu en manger. Il ajouta enfin, et c’est là qu’il voulait en arriver, qu’il allait porter à L’Egyptien une autre estocade, et fort rude, à savoir que Dieu lui avait dit qu’il y avait dans Florence un homme qui prétendait s’en faire le tyran, et qui faisait toutes les intrigues et menées pour y réussir ; et que chasser le frère, excommunier le frère, persécuter le frère, ne visait à rien d’autre qu’à amener le tyran ; et qu’on veillât bien à sauvegarder la loi. Il en dit tant que le lendemain, tout le monde avançait publiquement le nom d’un citoyen qui est aussi près d’être tyran que vous d’être au ciel. Par la suite, comme la Seigneurie a écrit au pape pour défendre notre saint homme, le voilà qui change de manteau : au lieu de chercher comme avant l’union de ses partisans dans la haine du parti adversaire et dans l’effroi du tyran, voyant que ce n’est plus nécessaire, il les exhorte à l’union générale prêchée auparavant, et sans plus dire un mot ni de la tyrannie, ni de ses scélératesses, il cherche à les exciter tous contre le Souverain Pontife, et, se retournant contre lui et les siens pour ne plus mordre qu’eux seuls, se met à en dire tout ce qu’on peut dire du plus scélérat des hommes. Et c’est ainsi, à mon avis, qu’il va réglant sa marche sur celle des événements et va donnant couleur à ses menteries ».

Conflit de valeurs

image 2« Nous sommes, à nouveau, en face d’un énorme conflit de valeurs ». Cette phrase je l’ai écrite dans mon article du 20 janvier et je comptais revenir dessus pour essayer d’expliciter ce que j’entendais par « conflit de valeurs ». L’article pointait  les conséquences prévisibles du bouleversement en profondeur que ne manquera pas de causer l’adoption du « grand marché transatlantique ». Mais voilà que l’actualité précipite un peu les choses (dans un autre domaine, celui de la question du « genre », dont j’avais noté la convergence avec celui cité précédemment). La crise annoncée se produit plus vite que je ne le prévoyais et là où je ne l’imaginais pas. L’urgence est là.  Je livrerai donc mes réflexions au point où elles sont et dans l’état où elles sont.

Ce qui précipite les choses, c’est ce phénomène très curieux d’une vague de révolte des familles qui ont entrepris de faire pression sur l’école à laquelle ils reprochent de vouloir enseigner « la théorie du genre ». Je n’ai vu aucun journaliste qui se soit donné la peine d’aller au-devant de ces familles pour voir ce qui les motivait vraiment. Les journaux nous apprennent seulement qu’il s’agit de familles de milieu modeste, principalement issues de l’immigration. Or, il se trouve que c’est aussi dans ces familles que les filles réussissent à l’école, le plus nettement, mieux que les garçons. Du côté de l’institution scolaire, il s’agissait, non pas de théorie du genre, mais de promouvoir l’égalité entre garçons et filles. Le malentendu est total et ceci des deux côtés. A la crispation des familles, à leur réaction violente, s’oppose l’obstination bornée des journalistes qui agitent toujours les mêmes stéréotypes. A la clameur indignée s’oppose le sarcasme, l’injure et la menace ministérielle : on parle de « réacs » de « fachos » et j’en ai même vu qui incriminent les catholiques de Civitas quand d’autres font remarquer que les familles sont principalement musulmanes. Tout cet imbroglio est l’indice d’un « conflit de valeurs » tel que je l’entends. Qu’est-ce donc qu’un conflit de valeurs ?

Je dirais d’abord, pour être très simple, qu’il s’agit d’une tension morale dans la société. Mais c’est remplacer des mots par d’autres. Il faut aller plus loin et rechercher ce qui soude la société, ce qui fait que les hommes forment société et se tolèrent malgré les inégalités, les injustices et les oppressions que les uns font subir aux autres.

Machiavel et Hobbes pensaient que c’était la recherche de la conservation individuelle qui avait permis aux hommes de faire société. Les hommes se seraient soumis à un pouvoir et lui aurait délégué l’exercice de la violence pour ne pas être pris eux-mêmes dans la spirale d’une violence infinie. Pour Machiavel et Hobbes, de par son rôle de pacificateur le pouvoir pouvait être affranchi de toute considération et de toute tâche normative. Il assurait la paix sociale, mais sans s’appuyer sur de quelconques normes.  Les périodes de trouble sociaux semblaient leur donner raison : dès que le pouvoir se trouvait affaibli, le cycle des violences inter-ethniques, des violences religieuses, des pillages et des exactions, montraient quelles violences étaient contenues, et évitées même, par un pouvoir dictatorial et sanguinaire. Les exemples récents de la Libye ou de la Centre Afrique sont là pour illustrer cela.

image 1Hegel, le jeune Hegel de la période d’Iéna, remet cela en question. Je résume grossièrement ses thèses : les théories du contrat social sont des constructions intellectuelles qui visent à justifier, à consolider, une forme de pouvoir. La société ne s’est pas créée mais a toujours réuni les hommes. Non parce que les hommes sont violents mais au contraire parce qu’ils éprouvent le besoin de se soutenir les uns les autres. Une société se fonde toujours sur des valeurs partagées. Une société stable ne peut être adéquatement conçue que comme une communauté réalisant l’intégration de citoyens libres autour de valeurs communes.

Pour Hegel, ce ne sont ni le système législatif par lui-même, ni une morale (ou une religion) professée par les citoyens qui assurent la pérennité d’une société libre : ce sont les valeurs que le système législatif et la morale mettent réellement en pratique. Ces valeurs fondatrices sont quelque chose de plus profond, de plus essentiel que les institutions. Elles sont ce qui fonde ces institutions et a lui-même pour fondement et pour base première le système de propriété. C’est quand le système législatif s’écarte de ces valeurs fondamentales, (que j’appellerai le « code culturel »), c’est quand le système législatif fait violence à ces valeurs, que se crée dans la société des tensions déstabilisatrices. Nous voilà donc en face de notre idée de « conflit de valeurs ».

Si nous exprimons cela en termes marxistes, nous pouvons distinguer différents niveaux : — la superstructure constituée, en particulier du système législatif, — l’idéologie dont la fonction est d’assurer l’homogénéité sociale (conscience de classe et pensée dominante), — la morale ou les morales et religions qui répondent pour chacun au besoin de non-contradiction avec soi-même. Nous avons enfin l’infrastructure composée des rapports de production, de la forme de propriété et des institutions qui leur sont liées et qui structurent les rapports sociaux. Marx dit que c’est l’infrastructure qui est l’élément moteur de l’ensemble social. C’est le développement des forces productives qui, par des médiations complexes, impulse l’évolution du corps social.

On voit bien cependant que la superstructure ne réagit pas mécaniquement aux mouvements de l’infrastructure. Les religions, les idéologies ont une forme d’évolution plus vaste que celle des forces productives. Et l’on croit avoir réfuté Marx en faisant cette observation. Mais c’est oublier l’élément essentiel qui fait le ciment de la société : le code culturel.

Le passage de l’infrastructure à la superstructure se fait avant tout par le biais du code culturel. Une couche sociale nouvelle apparait, (par exemple la bourgeoisie de robe dans l’ancien régime, la classe des travailleurs intellectuels dans la société contemporaine). Cette couche sociale nouvelle, qui vit quelque chose de nouveau au niveau de son rapport à la base matérielle de la société, fait évoluer le code culturel de l’ensemble social. Cela donne les Lumières pour l’ancien régime et la libéralisation des mœurs, la diversification des modes de vie, pour la période contemporaine. Le système législatif et l’idéologie s’adaptent à cette réalité nouvelle. La société évolue et le code culturel fonctionne comme son point nodal, comme la glande pinéale dans la représentation cartésienne de l’être humain. C’est par lui que se fait le lien entre infrastructure et superstructure.

La cohérence interne de l’infrastructure, quant à elle, est assurée par la parenté des modes de pensée que requièrent ses différents domaines (droit, philosophie, art, religion). Ces domaines doivent s’adapter au nouveau code culturel. Ils connaissent ainsi des périodes d’équilibre et des périodes d’inadéquation et de crise. Pour illustrer une période d’équilibre, on peut citer le travail de Erwin Panofsky : Selon cet auteur, au 12ème siècle, architecture gothique et pensée scolastique ont évolué de concert car les architectes de la grande époque gothique se sont armés des instruments intellectuels qu’ils devaient à la scolastique. D’où des homologies structurales entre la cathédrale et une œuvre comme la Somme théologique de Thomas d’Aquin.

Lorsque l’équilibre entre infrastructure et superstructure est bouleversé, comme avec l’apparition de la bourgeoise de robe, le code culturel est modifié. Se manifestent des résistances mais toujours un domaine de l’infrastructure s’adapte et modifie son mode de pensée pour légitimer de nouvelles valeurs. La philosophie souvent connait un renouvellement, l’art et le droit suivent. La religion finit par être entraînée. Un nouvel équilibre s’installe.

image 3Cependant, des chocs peuvent se produire. La violence nazie, par exemple, a défié et complétement bouleversé les codes culturels de la moitié de vingtième siècle. Au sortir de la guerre, ceux-ci se sont reconstitués autour de valeurs nouvelles solennellement affirmées : cela a donné la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. C’est sur cette base que se sont réorganisées les sociétés avancées depuis cette date. C’est là qu’est l’essentiel du Code qui irrigue nos sociétés et c’est la base du compromis social des sociétés qui ont développé des systèmes de protection sociale et d’Etat providence.

C’est ce Code qui est attaqué de toute part depuis quelques décennies avec l’extension du libéralisme. Cela provoque chez certains des réactions de rejet, des replis identitaires, le regain des fondamentalismes. Il monte une exaspération sociale qui se traduit par des mouvements irrationnels qui se fixent sur ce qui apparait le plus visible et qui heurte le plus profondément les consciences. D’où, à mon sens, l’importance prise par la question des mœurs et la colère non dissimulée d’une partie importante de la société (qu’on ne peut pas du tout ramener à une poignée de conservateurs et d’attardés). Le conflit de valeurs est là mais sa cause est plus profonde, beaucoup plus large, que la seule question des mœurs. C’est pourquoi, il me semble, qu’on peut s’attendre à un éclatement du corps social et à des moments de très grandes tensions. Les réponses par le sarcasme et l’insulte sont non seulement inappropriées mais participent à cette tension sociale et préparent, pour leur part, l’éclatement prévisible.