Qu’est-ce qui fait l’unité du genre humain ?

image 2Qu’est-ce qui fait l’unité du genre humain ? On pourrait croire facile la réponse à cette question. Pourtant si l’on interroge un moteur de recherche, arrive tout de suite un flot de liens internet autour de la question « la diversité des cultures fait-elle obstacle à l’unité du genre humain ? ». Viennent ensuite des liens où se remarquent les mots « os » « maxillaire » ou « chromosome » qui réduisent l’unité du genre humain à l’unité physiologique des hommes (avec alors tous les aléas des croisements des souches humaines qui nous apprennent qu’elles ont laissé des traces perceptibles dans les différences du génome entre européens, africains et asiatiques). Viennent ensuite des sites où cette unité parait menacée par le transhumanisme, ou d’autres encore (et c’est plus surprenant) où il semblerait que le seul fait d’évoquer un progrès dans les domaines de la culture ou de la civilisation menacerait cette unité. Enfin, viennent les sites qui vouent à l’infamie quiconque se laisserait aller à utiliser le mot de race, comme s’il n’y avait pas de nombreux pays du « monde libre » qui font apparaitre cette mention sur l’état civil. On explique longuement que la notion de race n’a aucune base scientifique comme si nous n’utilisions pas quotidiennement toutes sortes de notions dont on peut dire la même chose.

En fait, il est bien difficile de trouver une réponse simple et claire à la question posée : une réponse qui soit autre chose qu’une proclamation –une réponse, surtout, qui embrasse toute la diversité humaine sans la nier, sans nier qu’il puisse y avoir du meilleur et du moins bon dans ce que les siècles ont accumulé, dans ce qu’ont fait, expérimenté ou imaginé les sociétés humaines au cours de millénaires.

Cette réponse est à chercher dans le sens de ce qui englobe les différences et les surpasse et non dans ce qui les permet et en fait des variations secondaires sur une base commune. Cela écarte d’emblée les réponses triviales et réductrices comme celle attribuée à Platon par Diogène le cynique et facilement moquée, selon laquelle l’homme serait un bipède sans plumes.

Pour nous, affirmer l’unité du genre humain, ce sera admettre implicitement que les différences des individus ou des groupes humains entre eux ou avec ceux des générations précédentes sont annulées par une communauté de nature plus large qui les dépasse et les englobe. Il s’agit de chercher cette communauté de nature non pas dans qui est avant les différences, mais dans ce qui au-delà de ces différences, dans ce qui les outrepasse et les englobe. 

Je m’explique : la sélection des variations aléatoires dans le génome commun permet l’apparition de types humains différents qui sont le fruit d’une évolution dans des environnements différents. Si l’on fait l’analyse de cette évolution dans un sens rétrograde, dans un sens régressif, on constate que les souches humaines se sont détachées d’un ensemble plus large qui est celui des primates, puis avant l’apparition de l’embranchement des primates, on trouve celui des mammifères. Ainsi au terme de cette recherche, on ne trouve pas l’unité du genre humain mais l’unité du vivant. Le sens rétrograde n’est pas le bon.

De même si l’on s’en tient à ce qui est là maintenant, si l’on fait l’inventaire de toutes les ressemblances entre les hommes, la recherche va aboutir à constater qu’ils ont deux jambes, deux bras et nombres de traits communs dont l’un des plus importants est le langage. On considère que l’unité humaine est achevée et qu’une évolution future ne pourrait que la menacer. L’humanité serait alors un moment dans une évolution qui pourrait la faire se disperser en souches différentes. Ce point de rupture pourrait même être déjà atteint et les différences entre les cultures et les civilisations seraient telles que l’unité humaine n’aurait plus de contenu. Elle se serait brisée avec la sortie de l’homme de la nature.

Les deux voies envisagées, la régressive et celle qui voit dans la progression le risque d’une divergence, étant des impasses, nous sommes conviés à chercher une autre voie. Il s’agit de trouver une unité humaine que l’évolution ne brise pas mais, qu’au contraire, elle approfondit : une unité qui transcende les différences et même qui s’en enrichit. Une unité qui permettrait de dire que c’est parce qu’ils enrichissent leur humanité que les hommes sont différents, que la diversité des cultures, des civilisations et des langues est ce qui nourrit l’unité humaine et surtout de dire pourquoi il en est ainsi.

Je ne connais que deux pensées à partir desquelles on peut aborder cette problématique : le christianisme et le marxisme. Mais d’abord je vais faire un détour par Aristote pour qui l’humanité n’est pas unifiée car elle est faite de mâles et de femelles, d’hommes libres et d’esclaves.

Pour Aristote l’identité du genre humain fait problème car il est engendré par deux êtres disparates, le mâle et la femelle.  Aristote résout la difficulté en attribuant au seul mâle la transmission de l’essence générique à travers le substance spermique. La semence mâle est seule à transmettre sa « forme » ou essence à l’embryon que la femelle ne fait que nourrir. Ainsi le mâle est le seul responsable de l’humanité de la progéniture et la procréation d’enfants mâle est la seule pleinement réussie par rapport à laquelle la procréation d’un enfant femelle est un écart, un échec.

Le deuxième obstacle à l’unité humaine est la division entre hommes libres et esclaves. Aristote distingue ici les esclaves par convention (à la suite d’une guerre par exemple) et les esclaves par nature. Ceux-ci se repèrent notamment à leur musculature massive et nouée adaptée au transport de charges lourdes, à leur silhouette courbée, quand l’homme libre a, lui, le corps haut et droit. Pour ces esclaves par nature, il est profitable et juste de subir l’autorité d’un maître. « Quand des hommes, écrit Aristote, diffèrent entre eux autant qu’une âme diffère d’un corps et un homme d’une brute », alors la subordination est naturelle. Le philosophe réfute par avance l’objection selon laquelle l’humanité de l’esclave empêcherait que sa condition soit naturelle. Ce serait tout particulièrement la présence de la raison en l’homme qui contredirait l’idée qu’il puisse être destiné à servir d’instrument. Aristote répond à cet argument en affirmant que la raison qui habite l’esclave par nature n’est en rien comparable à la raison de l’homme libre, car elle est d’un genre inférieur : il s’agit d’une raison qui ne s’exerce qu’en tandem avec la sensation et donne seulement à l’esclave par nature la capacité de saisir des catégories ; il ne s’agit pas, en revanche, de la raison à l’origine de la libre spéculation, et partant de la science.

Notons au passage que la distinction d’Aristote n’appartient pas seulement à l’histoire. Elle rebondit dans la modernité. Chez Nietzsche d’abord avec sa distinction des forts et des faibles. Ces faibles dont la morale est une morale d’esclaves. On la trouve aussi chez Hannah Arendt dans « la condition de l’homme moderne » sous la forme de la reprise de la division de la vita activa et sa division en trois modes : le travail auquel est voué l’animal laborans, l’œuvre propre à l’homo faber et l’action qui caractérise l’homme libre. On retrouve sous la plume d’Hannah Arendt le même mépris pour le travail que chez Aristote. Je ne cite d’un passage qui décrit l’animal laborans : « « il est enfermé dans le privé de son corps, captif de la satisfaction de besoins que nul ne peut partager et que personne ne saurait pleinement communiquer ». En clair c’est une brute ! Cette thèse inégalitaire est clairement assumée dans sa dernière œuvre « Impérialisme » où elle écrit : « Les hommes sont inégaux en fonction de leur origine naturelle, de leurs organisations différentes et de leur destin historique ». Cette dernière mention du destin laisse d’ailleurs clairement apparaitre l’influence de son maitre Heidegger (dont le nazisme est maintenant largement reconnu).

Venons-en aux pensées qui introduisent l’idée d’unité humaine et d’abord au christianisme. Je m’appuie ici sur la lecture de « la métaphysique des sexes » de Sylviane Agacinski.

La religion chrétienne sort du judaïsme dont elle garde les mythes.  Elle se développe dans le monde romain lui-même nourri par la pensée grecque qui contestait l’unité humaine. Pourtant elle engage une rupture avec cette tradition. Saint Paul écrit, dans l’Epitre aux Galates : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni mâle ni femelle, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus ». L’unité humaine est ainsi affirmée, seulement c’est une unité dans la grâce. C’est une unité dans la vie spirituelle. Elle n’engage pas l’abolition de l’ordre social et des dominations. Au contraire, elle laisse subsister telles quelles toutes les hiérarchies et toutes les entités traditionnelles, à l’exception de l’identité religieuse. Elle prône le respect de l’ordre établi, l’obéissance de l’esclave, le soumission de la femme et exhorte chacun à rester dans sa condition. La lettre de St Paul aux Colossiens dit : « vous les femmes, soyez soumises à vos maris, comme il se doit dans le Seigneur ». Avec l’abolition de la circoncision l’alliance privilégiée de Dieu avec le peuple d’Israël et plus spécifiquement avec sa part mâle, est abolie. C’est par la cérémonie du baptême, ouverte à tous, que s’abolissent dans la foi les différences. Le rite accomplit un dépassement spirituel de la condition humaine. Le baptisé meurt à sa vie passée et renait dans la communauté des chrétiens (c’est pourquoi il est plongé trois fois dans l’eau comme le Christ est resté trois jours sans sa sépulture).

Selon Sylviane Agacinski, le christianisme institue un double rapport au temps. Dans la temporalité historique, que St Paul appelle « le temps présent », les dominations persistent. Mais ce temps est court car le royaume de Dieu est proche. Au temps présent doit succéder « la fin des temps » où les différences s’abolissent effectivement. Plus précisément, c’est la condition dominée, la condition féminine, qui est abolie. Tertulien s’adresse ainsi aux femmes : « A vous aussi ont été promis pour ce moment-là la même substance angélique qu’aux hommes, le même sexe, qui vous garantissent le même pouvoir de juger »(1). L’unité humaine, préfigurée par le baptême, se réalise donc effectivement dans l’au-delà, après la fin des temps, dans un devenir mâle des femmes. Les femmes accèdent à un accomplissement qui n’appartenait jusque là qu’aux hommes. Il en va de même des autres dominations.

Au-delà de ses limites, retenons que le christianisme rend possible la pensée d’une unité humaine. Celle-ci fait son chemin. Elle passe par le droit naturel, les Lumières, les utopies. Elle se précise et se sécularise chez Descartes sous une forme que je voudrais, si j’en ai le temps, résumer en trois citations :

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » Formule célèbre qui ouvre le Discours de la méthode, et se précise ainsi : « cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ». En clair, pour Descartes, les différences des discernements que tout le monde observe sont purement accidentelles et contingentes. Elles sont  de peu d’importance, car dit Descartes « pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes, et nous distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est tout entière en un chacun, et suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents et non point entre les formes, ou nature des individus d’une même espèce. » En clair,  l’homme est tout à fait homme ou il ne l’est pas. La définition de l’humanité ne souffre pas de degrés. Les différences n’opposent pas plusieurs humanités, mais certains hommes à l’intérieur d’une définition commune. Il y a donc une unité des hommes comme êtres de raison.

On trouve quelque chose d’approchant de nos jours chez Jacques Rancière quand il affirme l’égalité des intelligences. Pour Rancière, en effet, l’égalité n’est pas un effet produit ou une fin à atteindre mais une présupposition. Pour le maître ne s’agit pas de développer et de nourrir cette intelligence mais de l’émanciper. Tout ceci est développé dans le cadre d’une dispute avec Bourdieu et plus largement avec le marxisme. Nous pourrons y revenir mais passons à Marx.

Je m’appuie ici sur les textes des manuscrits de 1844.

Le texte des manuscrits de 1844 introduit dans la philosophie la catégorie du travail. Marx dit que le travail n’est pas seulement une production technique, qu’il n’est pas seulement un mode d’échange, pas seulement un processus économique, mais qu’il désigne la manière dont l’humanité se réalise elle-même socialement. Le travail c’est d’abord l’acte par lequel l’homme produit, c’est-à-dire prend la nature, la transforme et réalise un produit qui lui-même satisfait les besoins de l’homme. Nous voyons bien que le travail est d’abord production au sens d’une humanisation de la nature mais, dans le même temps, cette humanisation de la nature n’est pas seulement une manière de s’emparer de la nature, mais c’est une manière de la produire pour l’autre homme. Car toute production, aussi curieux que cela paraisse, n’est pas tout à fait travail. Pour pouvoir être travail, il faut que la production soit une production socialisée, c’est-à-dire qu’il ne faut pas seulement que je produise pour moi mais il faut que je produise pour l’autre homme en tant que l’autre homme va donc tirer son existence vitale de mon travail et bien-sûr réciproquement. De ce point de vue-là, Marx explique, reprenant et réinterprétant Feuerbach, que l’animal lui-aussi produit. On a tout-à-fait tort dit Marx, de dire que l’animal ne transforme pas la nature. Il suffit de regarder les castors ou toute cette intelligence animale primitive pour savoir que les animaux transforment eux-aussi la nature. Ils font des réserves, ils sont capables de modifier le cours d’eau d’un fleuve ou d’une rivière pour pouvoir s’en servir etc. mais l’une des différences c’est que l’animal transforme la nature avant tout pour lui-même, pour son cercle immédiat, c’est-à-dire pour l’immédiateté de ce qui l’entoure, lui et sa progéniture. Il le fait en vue de ses besoins immédiatement sentis. L’homme, lui, est capable de transformer la nature non pas seulement pour ses besoins immédiats mais en général, universellement, pour tout homme. Et c’est pourquoi on va dire que le travail est un travail qui a en vue non pas seulement la transformation, non pas seulement la production, mais bien la socialisation. Travailler c’est faire en sorte que l’homme produise la vie de l’autre homme. Si tous les hommes s’arrêtaient de travailler, je mourrais. Imaginez, représentez-vous simplement l’ensemble des objets qui vous entourent, l’ensemble des énergies qui nous permettent de constituer notre existence immédiate, votre présent immédiat : vous voyez bien que si vous prenez la chaîne de tous les hommes qui ont travaillé pour vos vêtements, vos instruments etc. vous avez de loin en loin ou de proche en proche, comme on veut, la totalité de l’humanité résumée dans chacun de vos produits. Donc les produits sont le produit de l’humanité en tant qu’elle se produit elle-même.

Je m’arrête ici pour bien insister sur cette dernière idée : les produits du travail sont le produit de l’humanité en tant qu’elle se produit elle-même. L’humanité se produit elle-même. Je quitte ici les manuscrits pour dire qu’en se produisant elle-même l’humanité produit son unité. L’humanité est une car elle est son propre produit.

Seulement, et sans jeu de mots, c’est une unité en travail. Car le travail humain, dans la société capitaliste, comme dans toute société de classe, est un travail aliéné c’est-à-dire un travail dans lequel le travailleur est nié dans son humanité. Il est agi, son produit ne lui appartient pas, son outil de travail est le bien d’un autre. Un peu comme dans le christianisme, mais sur un tout autre plan, l’unité humaine ne s’accomplit que par le dépassement de la condition présente, dans un futur qui est l’aboutissement de notre temps historique.

L’unité humaine est à comprendre comme un processus, un développement de l’humanité dont je voudrais ici esquisser les grands moments.

1) Un tournant évolutif unique :

Ce processus commence avec l’apparition du vivant. Comme toutes les formes du vivant, l’homme est un produit de l’évolution des espèces. Seulement, il a pris dans cette évolution un tournant unique.

En effet, les êtres vivants se développent dans le cadre d’une compétition biologique et d’un affrontement avec le milieu. Cette lutte pour l’existence permet une sélection naturelle de variations organiques et d’instincts. Les moins aptes sont éliminés et les avantages biologiques sont sélectionnés. Dans cette lutte pour l’existence, la sélection des instincts sociaux et de l’accroissement des capacités mentales se sont avérés un avantage décisif. C’est ainsi que, du fait même de la sélection naturelle, s’est trouvé sélectionné une forme nouvelle de développement. Cette variation est caractérisée par le dépérissement des instincts individuels et par la sélection de leur opposé : la sympathie qui permet la protection des plus faibles. L’humanité est le groupe qui a réussi le mieux cette variation, le seul qui l’ait amené jusqu’à un point de rupture. L’humanité a développé le sens moral et la civilisation. Ces nouvelles dispositions du groupe humain permettent l’augmentation cumulative de son efficacité. Ces dispositions sont l’avantage cognitif et rationnel joint aux sentiments affectifs et au renforcement de l’altruisme et de la solidarité. Il y a, en conséquence, pour le groupe humain un dépérissement de l’élimination des plus faibles, une élimination de la sélection éliminatoire et une maitrise des conduites guerrières à l’intérieur du groupe. C’est ce que le président de la société Darwin en France, Patrick Tort, a appelé l’effet réversif de l’évolution.

Les conséquences de ce tournant évolutif sont immenses

image 12) Le travail :

L’effet réversif de l’évolution à l’origine de la sortie de l’humanité de l’animalité, a rendu possible la capacité humaine à travailler, c’est-à-dire à transformer la nature pour répondre à ses besoins. Celle-ci a nécessité et stimulé la capacité humaine à communiquer : le langage. Car travailler et coopérer exige de communiquer et de le faire toujours plus efficacement et avec grande souplesse d’adaptation. L’homme parle pour mieux travailler et peut mieux travailler parce qu’il parle. Il n’y a évidemment pas de langage sans pensée et de pensée sans intelligence. Avec le langage, la pensée humaine a pris son essor. Le travail, par le biais du langage est donc à l’originaire du développement de la pensée humaine (1).

Ce qui distingue aussi le travail humain de l’activité animale, c’est que, par le travail, l’homme accumule ses productions matérielles et intellectuelles hors de lui, dans le monde social, et de façon potentiellement illimitée. L’homme crée hors de lui les bases concrètes à partir desquelles se forment les individus et à partir desquelles se pose la question de l’émancipation ou de l’épanouissement de chacun (question totalement étrangère au monde animal). Effectivement, chaque homme ne peut s’assimiler qu’une part limitée des produits du développement humain, il ne s’assimile toujours qu’une partie des moyens de son émancipation. Son émancipation est donc toujours inachevée. Il est toujours arrêté dans son développement. La société lui en offre à la fois les moyens et lui en dicte les limites. Le travail, facteur d’émancipation, est par là-même aussi facteur de division.

L’individu et la société sont le produit l’un de l’autre et se développent l’un par l’autre, mais sont aussi limités l’un par l’autre. Par le travail aussi l’homme modifie son environnement et s’affranchit ainsi de la dépendance au milieu. Il s’ouvre ainsi à la conquête de nouveaux milieux. Ce processus permet la dispersion humaine sur toutes les terres habitables et devient par là-même également facteur de division de l’humanité en sociétés distinctes qui se développent séparément en s’ignorant.

3) La position téléologique :

L’unité de l’humanité se trouve dans la manière humaine de produire et par là de produire son propre être. Le premier caractère commun à toute production humaine est d’être sociale : « Toute production est appropriation de la nature par l’individu dans le cadre et par l’intermédiaire d’une forme de société déterminée »(Marx).

Le travail humain a une seconde spécificité, c’est d’être indéfini dans son objet, dans ses buts et ses moyens. Marx, dans son ouvrage « Le capital » le présente ainsi : « Notre point de départ, c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habilité de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travailleur aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté ». Par le travail une position téléologique, un projet humain, se réalise matériellement. Cette réalisation s’accomplit au travers de médiations qui peuvent être très ramifiées et complexes. Cette forme propre au travail, d’être la réalisation d’une position téléologique, est la caractéristique commune à toutes les activités véritablement humaines. La généralisation de ce fait élémentaire est constitutive de l’expérience ou de l’activité de tout être humain. Elle est commune à toutes les modalités de ses expériences ou activités, des plus rudimentaires jusqu’aux plus complexes. Elle caractérise l’homme comme être sorti de l’animalité.

4) Effet de la position téléologique sur la psyché humaine :

L’homme projette sur le monde sa position téléologique. Il a besoin que tout ce qui arrive ait un sens. Dans la détresse et le désarroi, il voudrait connaitre le pourquoi des choses. Ce besoin, si persistant dans la vie quotidienne, pénètre tous les domaines de la vie personnelle immédiate. Il actualise et généralise le tournant évolutif altruiste en permettant le développement de la morale (de l’affirmation de valeurs). Il est une condition nécessaire à l’expression des instincts sociaux.

Ramener ce trait commun à toute l’humanité à sa source originelle, à la logique du travail, exige un grand effort de lucidité. Il est peut-être encore plus difficile de comprendre que dans les pratiques magiques, dans la prière et l’imploration (qui sont la base de toute religion), la conscience est contaminée par la position téléologique qui a son origine dans le travail. Cette position est le fondement de la religiosité et de toutes les activités qu’elle inspire. Elle s’affirme face à la mort par des rites. C’est pourquoi il n’y a pas pas une société humaine sans rites funéraires. La position téléologique est commune à l’ensemble de l’humanité et la source de l’aspiration humaine à l’émancipation. C’est en se projetant hors des nécessités immédiates, et en se donnant des buts toujours plus lointains, que les hommes peuvent se donner des valeurs et du sacré, qu’ils entreprennent de maitriser le développement des sociétés. Cela a été mis en lumière par l’anthropologue Maurice Godelier qui affirme qu’ « fondement des sociétés humaines, il y a du sacré » … « ce qu’en occident on appelle le ‘politico-religieux ».

image 35) L’histoire et le progrès :

Le travail comme interaction de l’homme avec la nature, devenant consciente, engage un processus cumulatif, évolutif et transmissible qui est la condition première de l’histoire et du progrès. La position téléologique imprègne toute la vie humaine. Par elle avoir une histoire est un élément de l’essence générique de l’homme. Travail, position téléologique et instincts sociaux font de l’homme un être dont l’évolution prend la forme de l’histoire. Ils font de l’histoire et du progrès un trait propre à l’homme.

On comprend par-là que vouloir défendre l’unité de l’homme en niant le progrès et son corollaire qui veut qu’il y ait des cultures et des civilisations supérieures à d’autres, c’est nier ce qui fait la spécificité humaine en voulant l’affirmer. Parce qu’il accumule les produits de son travail (connaissance, transformation de la nature, outils et biens divers) l’homme ne peut que progresser. Chaque génération reçoit les acquis des générations précédentes et, par son travail, laisse à la génération suivante le produit de ses innovations et les fruits de son travail. Ceci est la base du progrès humain et le moteur de l’histoire.

On ne peut pas non plus contester l’unité du genre humain au prétexte qu’il est divisé en sociétés et cultures distinctes, qui s’ignorent ou même se combattent. Car nous avons vu  que ces divisions sont le fruits du processus fondamental qui produit l’humanité par le travail. La division du genre humain est ainsi un produit de son unité fondamentale et non sa négation.

6) Les rapports sociaux :

Le travail permet aux groupes humains de se développer et d’être de plus en plus nombreux et dispersés. L’envers de ce processus, c’est effectivement la division. Les hommes n’ont plus de rapports directs les uns avec les autres. Ils se reconnaissent à travers les groupes auxquels ils se rattachent (et à l’intérieur desquels ils sont en relation directe les uns avec les autres). Le développement de l’humanisation est alors suffisamment accompli pour qu’on puisse parler « d’essence humaine » dans le sens donné par Marx à ce terme (VIème thèse sur Feuerbach). 

Les rapports entre groupes (et non plus entre individus) sont appelés des « rapports sociaux ».  Qu’est-ce qu’un rapport social ? En quoi les rapports sociaux sont-ils une spécificité humaine ?

La sociologue Danièle Kergoat donne des rapports sociaux la définition suivante : un rapport social se présente comme une « tension », un antagonisme, qui traverse la société et se cristallise autour d’un « enjeu ». Pour le dire en termes plus quotidiens, elle décrit le rapport social comme une opposition qui travaille la société, en dissocie les membres et les assemble en groupes opposés les uns aux autres. Cette opposition n’est nullement arbitraire ou personnelle mais a pour base des situations où des groupes ont effectivement des rôles à la fois antagoniques et complémentaires (des enjeux) cela du fait que la société est nombreuse et que la collaboration de ses membres n’est plus directe mais par l’intermédiaire de sous-groupes, que les tensions relatives à toute vie sociale ne peuvent plus être déjouées ou apaisées par des relations directes. Toutefois, les sous-groupes ne se perçoivent pas spontanément directement comme tels. Ils se constituent dans leurs interactions. Danièle Kergoat termine ainsi : « Ce sont ces enjeux qui sont constitutifs des groupes sociaux. Ces derniers ne sont pas donnés au départ, ils se créent autour de ces enjeux par la dynamique des groupes sociaux ». Cette définition insiste donc sur le fait que les groupes sociaux se forment du fait de la tension consécutive à l’apparition d’intérêts opposés. Elle nous dit que le rapport antagonique entre les groupes sociaux structurés par la tension dans le corps social est un rapport à la fois de complémentarité et de domination. L’antagonisme n’est personnel que pour autant que les individus sont assignés à un groupe social et s’y reconnaissent. L’assignation est consécutive au milieu social de naissance. Elle est renforcée par l’éducation mais aussi par des formes de contraintes voire de violence.

Il est clair à la lecture de cette définition que deux « enjeux » fondamentaux structurent toute société : la production et la reproduction. Autour de la question de la reproduction à la fois se crée la vie commune des hommes et des femmes, se pose la question du rapport entre les sexes (alors pensés comme des groupes sociaux) et se met en place la problématique de la domination masculine. Le rapport social de sexe évolue dans le temps en correspondance avec les autres rapports sociaux et en particulier avec le rapport induit par l’enjeu de la production. Il faut bien comprendre ici que le rapport social oppose des groupes pensés de façon abstraite (tous les hommes et toutes les femmes ou plutôt les hommes comme genre et les femmes comme genre). Il doit être bien distingué de la relation sociale qui est directe et personnelle et concerne un homme et une femme pris dans des relations affectives et désir. Le rapport social commande la forme de la relation sociale. Cela signifie que les relations entre hommes et femmes n’est pas la même selon la forme des rapports sociaux, que les institutions qui stabilisent ce rapport social (la famille, les rôles sexués) sont différents et évoluent avec les rapports sociaux.

7) Capacité à l’abstraction :

Selon Danièle Kergoat : « Les relations sociales sont immanentes aux individus concrets entre lesquelles elles apparaissent. Les rapports sociaux sont, eux, abstraits et opposent des groupes sociaux autour d’un enjeu ». Les relations sociales sont donc des interactions de personne à personne où chaque homme ne se sent pas différent de son semblable et où les échanges mobilisent toujours la sensibilité et l’affectivité et non une conscience réflexive. Les rapports sociaux sont en revanche des rapports distants qui ne sont pas vécus dans l’immédiateté ; ce sont des liens institutionnalisés et idéologisés qui mettent en rapport des groupes qui se différencient par leur position dans le rapport et qui par ce rapport se pensent comme groupe spécifique. Cette appartenance s’affirme à travers des symboles, des initiations et de façon toujours plus abstraite. En ce sens, les rapports sociaux sont la source de la capacité humaine à penser abstraitement. Cette capacité n’est pas innée mais s’est développée très lentement. Elle n’est pas atteinte et totalement réalisée chez tous les individus (ni à tous les âges – l’enfant doit faire personnellement le chemin vers la capacité à manier des abstractions). Néanmoins, cette capacité est en germe chez tout être humain normalement développé. Elle est une spécificité humaine que ne connait pas l’animalité.

La capacité à l’abstraction permet la consolidation d’institutions (famille, clan, chefferie) lesquelles évoluent avec le développement des sociétés et s’accompagnent du développement de symboles, de rites et de mythes justificatifs. Ce  processus permet le développement d’une pensée de plus en plus complexe et de modes de pensée.

8) Les modes de pensée :

Ce n’est pas briser l’unité du genre humain que d’observer que tous les hommes n’utilisent pas leur capacité à penser de la même façon. Ce qui est spécifique à l’être humain et fait son unité, c’est que les hommes ont une capacité à penser qui peut se développer, s’éduquer et se transformer et qui, de fait, s’éduque et se transforme.

La pensée de l’homme archaïque est une pensée visionnaire. Elle n’est pas une limite de son intelligence mais une forme de celle-ci. Homère (ou l’ensemble d’auteurs regroupé sous ce nom) n’était en rien moins intelligent qu’un homme moderne. Néanmoins, ses écrits sont en fait intraduisibles car sa pensée était une pensée comme vision.
Homère ne disposait pas des mots qui nous sont familiers mais avait en revanche tout un vocabulaire pour dire les gestes ou les pensées dans toute leur variété. L’idée même du corps lui manquait ou plutôt il n’avait pas d’idée synthétique du corps, seul existait dans sa représentation le corps morcelé. Il ne disposait pas du mot « bras » par exemple mais d’une multitude de mots désignant le bras qui bande l’arc, le bras qui lance le javelot, le bras qui se tend pour indiquer etc. et ainsi pour tout ce qui concerne les attitudes des corps. C’est que la pensée d’Homère était une pensée qui voit, une pensée comme vision. Pour Homère penser c’était voir et dire c’était faire voir, susciter la vision intérieure de la chose dite. Dans le monde Homérique, l’aède est un aveugle voyant (d’où la légende d’un Homère aveugle). L’aède voit en lui ce qu’il donne à voir à ses auditeurs. Par son chant, il transmet la vision interne que lui accordent les dieux, c’est pourquoi il les invoque avant tout chant.

Ce type de mode de pensée se retrouve dans ce que Claude Lévi-Strauss a appelé la « pensée sauvage ». Le passage à une forme moderne de pensée s’est fait graduellement. On peut en suivre l’évolution chez les présocratiques. Cela peut se vérifier en lisant la suite de mes articles d’octobre novembre 2014 faisant l’analyse des modes de pensée de différents auteurs. On voit d’ailleurs que le mode de pensée par vision n’est pas encore totalement surmonté chez un auteur comme Platon (dont on ne dira pas qu’il manquait d’intelligence).

Le mode de pensée par vision, ou pour les premiers australiens « le temps du rêve », était certainement celui des hommes qui ont produit les peintures rupestres. Celles-ci montrent les éléments de base de la vision, particulièrement celle nécessaire entre toutes pour la chasse (forme première du travail).

image 49) L’homme est l’être qui se donne et se proclame des droits.

Les rapports sociaux, fruits du processus fondamental producteur de l’humanité,   induisent des tensions dans les sociétés et entre les sociétés. Celles-ci ont besoin d’être stabilisées et apaisées. C’est le rôle des institutions qui distribuent les rôles et, du point de vue des dominants, voudraient les figer. Les institutions disent le droit (dans un sens large) de chacun. Elles s’appuient d’abord sur les mythes et les religions puis, quand les sociétés se complexifient, sur le droit.

Parce qu’ils sont réglés par le droit, les rapports sociaux quand ils sont déséquilibrés, sont contestés par le droit. C’est ainsi que l’humanité est l’espèce qui se proclame des droits.

De ce point de vue, les droits humains ne sont pas un fait contingent de l’histoire. Ils sont le fruit d’un trait propre à l’être humain : entrer dans des rapports sociaux, les stabiliser par le droit, et à cause de cela les contester sous la forme de proclamation de droits : les droits fondamentaux.

Parce qu’ils sont liés à ce trait spécifique humain, les droits fondamentaux sont réellement universels et fondés. Fondé signifie ici non pas avoir une source transcendante mais ne pas être un fait contingent de l’histoire, ne pas être le produit d’une initiative historique heureuse mais être une donnée nécessaire du développement humain (du processus dont nous esquissons les grandes lignes). Le fait que l’être humain se proclame des droits répond à une nécessité qui ne pouvait pas manquer de se concrétiser d’une façon ou d’une autre quand le stade de développement des sociétés les rendaient nécessaires, ceci pour la raison qu’ils sont inscrits dans l’essence même de l’homme, c’est-à-dire qu’ils sont relatifs à ce qui fait que l’homme est homme.

10) Conclusion : l’unité du genre humain.

On pourrait m’objecter que si la proclamation de droits fondamentaux est un trait spécifique de l’être humain, l’unité du genre humain est loin d’être une réalité (ceci à la fois dans le présent et dans le cours de l’histoire). Mais cette objection n’en est pas une : elle confirme seulement, ainsi que je l’ai dit en préambule, que l’unité du genre humain n’est pas un fait mais un processus toujours en cours. Elle existe en tant qu’elle se construit et que nous la construisons toujours plus consciemment.

L’unité du genre humain ne peut se constater dans aucun musée, elle se fait et appelle à être parachevée. Elle s’est construite par une suite de ruptures, de sauts évolutifs, dont le premier est la sélection d’un instinct tourné vers l’altruisme qui a permis le travail et le langage, le progrès, la position téléologique et ses conséquences (religion et morale) ainsi que l’apparition d’une pensée complexe, abstraite et dont les modes évoluent. En parallèle l’augmentation numérique des groupes humains les a scindés en groupes sociaux distincts entrant en compétition et se donnant ou se proclamant des droits émancipateurs.

PS : pour compléter : « la question de l’homme« 

1 – « …. ‘est précisément la transformation de la nature par l’homme, et non la nature seule en tant que telle qui est le fondement le plus essentiel et le plus direct de la pensée humaine, et l’intelligence de l’homme a grandi dans la mesure où il a appris à transformer la nature ». F. Engels – Dialectique de la nature  Éditions sociales p.233

Frédéric Lordon serait-il borgne ? !

image 1Comme à mon habitude, quand j’aborde une lecture, je réagis tout de suite. C’est, je le reconnais, un grave défaut. Un tel manque de patience ne permet pas que s’installe l’état de réceptivité nécessaire. Mais il a tout de même un avantage en ce qu’il permet de repérer tout de suite les manques. On peut en effet lire un traité sans voir qu’il y manque quelque chose et c’est aussi dommageable que de commencer un travail sans voir qu’on ne dispose pas de l’outil ou du matériau qui permettra de le finir.

L’ouvrage dont j’ai entrepris la lecture est le dernier livre de Frédéric Lordon : « Imperium – structures et affects des corps politiques ». Je dois lui reconnaitre un mérite c’est d’avoir conscience qu’on ne peut aborder une étude ou une analyse sans disposer de quelques concepts, de catégories ou d’idées qui permettront de le problématiser. En effet : toute réalité se présente d’abord comme une totalité pleine et chaotique que la pensée ne peut saisir qu’en y faisant apparaitre des formes organisées. Ce premier mouvement se fait par l’application adéquate de déterminations abstraites adaptées à l’objet d’étude et organisées le plus souvent inconsciemment selon un « mode de pensée ». On se représente le réel , ou y voit, des parties, des agencements, des objets distincts et plus ou moins ordonnés. L’examen critique de ces premiers moments doit se poursuivre jusqu’à ce que l’objet de l’étude apparaisse comme une totalité construite, jusqu’à ce que ce qui était pure description phénoménologique devienne analyse. Ce premier travail, ce moment essentiel, conduit nécessairement à une révision ou à un remplacement des concepts premiers. Les concepts forgés ou enrichis auxquels l’étude a permis d’aboutir forment un cadre cohérent qui permet de construire une représentation abstraite de l’objet étudié, un modèle qui justifiera les catégories explicatives auxquelles le travail a abouti. Ce second moment de l’étude peut être appelé théorique. A partir des catégories explicatives que la construction théorique a dégagées s’amorce alors un retour à la totalité concrète objet de l’étude et à son examen approfondi jusqu’à en faire une réalité connue qui apparait alors, généralement, non plus comme donnée, mais comme en mouvement. Elle a une histoire dont la logique apparait au-delà des contingences. Elle a un devenir car elle est généralement travaillée de tensions que l’étude a su mettre en évidence. Le mouvement de la pensée épouse alors le mouvement de son objet et le saisit pleinement.

Or, ce n’est pas du tout la forme de la démarche adoptée par Frédéric Lordon. Il procède selon une méthode qu’il faut bien appeler dogmatique. Avant même d’avoir parcouru son domaine d’étude, avant d’en avoir fait une visite purement phénoménologique, il se donne un cadre de pensée qu’il emprunte à Spinoza. Il va chercher son cadre conceptuel dans une pensée, certes très riche mais néanmoins ancienne, construite dans une autre société, à un moment de l’histoire où les sciences sociales n’étaient pas même en gestation et dont le modèle (et de là le mode de pensée) était la géométrie. Ce cadre de pensée, malgré les apparences, se révèle d’une grande simplicité, comme le serait la règle d’un jeu. Il distingue des forces opposées et des objets auxquels elles s’appliquent, des forces construites sur le modèle de la joie et de la tristesse qui lui permet de classer les passions.

L’ensemble peut se résumer ainsi : les sociétés apparaissent d’abord comme des « multitudes » assemblées sous l’effet d’affects communs. Mais ce sont ces mêmes affects (ou du moins leur opposé « triste » qui « tiennent fractionnées [les multitudes]en ensembles distincts » (en « corps politiques » selon le nom que leur donne F. Lordon). La force qui fait que le centrifuge l’emporte sur le centripète est « l’imperium ». Ce qui se résume ainsi : « les parties ne poursuivent pas a priori les intérêts de persévérance du tout. Elles n’y sont tenues que sous son imperium ». L’imperium est ce qui fait de la multitude un ensemble naturel d’individus soumis à une loi commune autrement dit un peuple. Cet imperium est une espèce de fait anthropologique qui est donné comme premier. Pour le soutenir F. Lordon évoque et tout à la fois récuse l’idée de « nature humaine ».

image 2Après avoir posé ce schéma on ne peut plus simple, F. Lordon dévie sur une polémique assez misérable. Celle-ci est annoncée par l’évocation d’une opposition entre force « du vertical » et « horizontalité » – le vertical étant supérieur à l’horizontal. Or, « l’horizontalité radicale » autrement dit la recherche de l’égalité entre les hommes, est une lubie de gauche (« un moyen aisé de garantir un succès de tribune »). Il en va de même de l’internationalisme (dont on ne sait pas trop pourquoi il surgit là). F. Lordon croit faire une découverte en montrant que dans « internationalisme » il y a nation. Il ne doit rien savoir de J. Jaurès, de Marcel Cachin, de Maurice Thorez pour la France ou de l’internationale communiste (qu’elle soit deuxième ou troisième). Selon lui l’internationalisme « vise en réalité un état post-national du monde ». Il est en fait bien difficile de savoir ce que cela peut signifier (état étant écrit sans majuscule). L’affirmation que « cet état serait encore une nation » vaut réfutation de cette invention qui n’est en fait que celle de l’auteur. Elle réfute dans la foulée l’idée de « dépérissement de l’État ».

Comme je crois bêtement ce que je lis sur Wikipedia, je pensais que F. Lordon était « économiste et sociologue ». Il devrait savoir ce que savait le tout jeune Marx et qu’il a exprimé avec vigueur mais nullement inventé : c’est que pour faire société et pour faire l’histoire les hommes doivent avant tout assurer leur subsistance et celle de leur descendance. Ils sont nécessairement organisés en vue de la production et de l’éducation ce qui implique la protection à la fois des uns et des autres mais aussi et surtout de leurs enfants. Il ne s’agit pas là de l’effet d’une « force » qui s’appliquerait sur un objet extérieur qui serait l’humanité ou qui lui serait immanente. Il s’agit d’un fait constitutif de l’humanité même telle qu’elle a émergé des aléas de l’évolution (1). En conséquence, ce qui fait la cohésion d’une société et qui est la base de sa forme d’organisation, c’est la forme de la production qui est la sienne : c’est la nature et le degré de développement des forces productives. Ce qui fait que ceux qui produisent les denrées alimentaires ne se séparent pas de ceux qui produisent les biens manufacturés, c’est qu’ils ont besoin les uns des autres. Si les hommes ont des institutions comme la famille (présente dans toutes les sociétés) c’est qu’ils doivent stabiliser et harmoniser autant qu’il est possible leurs rapports sociaux (et en particulier le rapport social de sexe). S’ils acceptent de se soumettre à une autorité pour produire et pour se protéger, c’est tout simplement qu’autrement ils risqueraient fort de périr. Ce qui n’implique pas évidemment qu’ils accepteront n’importe quelle forme de soumission et n’importe quel type de coercition.

Voilà donc un curieux économiste qui fait l’impasse sur l’économie ! Le point aveugle de son cadre conceptuel emprunté à Spinoza, c’est qu’il ignore le fondement même de la société : la production, l’échange, la distribution et le partage, c’est-à-dire l’économie ! Frédéric Lordon serait-il borgne ? ! Serait-il devenu amnésique ?

1 – Cf.. Patrick Tort : effet réversif de l’évolution

voir mes articles :https://lemoine001.com/2014/02/26/droits-de-lhomme-et-specificite-humaine/

https://lemoine001.com/2014/03/04/la-question-de-lhomme/

https://lemoine001.com/2014/04/26/les-hommes-et-lhistoire/

Sur la question de l’unité de l’humanité (qui parait problématique chez F. Lordon) : https://lemoine001.com/2014/04/26/les-hommes-et-lhistoire/

 

Laudato si’ (2)

image 1Nous avons vu dans l’article précédent que le cadre métaphysique décrit dans l’introduction de l’encyclique papale comportait trois niveaux : ceux du divin et du mondain (ou en termes Hégéliens de l’infini et du fini) et celui qui participait des deux sans les concilier : le niveau de l’humain. Une difficulté irrésolue faisait apparaitre l’humain tantôt comme possesseur et gardien de la terre (reçue par don), et tantôt comme nourri par cette terre et comme son fils ou même une partie d’elle. De même Dieu se manifestait tout à la fois dans la splendeur de la « création » et se tenait hors de cette même création réduite à sa choséité.

Le premier chapitre s’articule également en trois niveaux. D’abord celui de l’air ou des cieux avec la question de la pollution et du changement climatique. A l’opposé celui du terrestre sous la forme du vivant avec la question de la perte de la biodiversité. Au milieu, comme il se doit, celui qui dans toutes les cosmogonies forme l’entre-deux : celui de l’eau avec la question de l’inégale distribution de cette ressource.

L’analyse reprend les constats les plus connus sur la crise climatique liée à la pollution et au développement d’industries polluantes aussi bien au niveau des sources d’énergie que des méthodes de production. De même les conséquences de l’inégale distribution de l’eau et de sa dégradation sont analysées avec justesse en reprenant les constatations acceptées par quasi-totalité des scientifiques. La crise du vivant est également décrite avec justesse. Mais toute la question est dans l’articulation de ces niveaux et dans l’exposition des mécanismes de la crise qui les affecte.

L’analyse papale se fait selon deux entrées entre lesquelles la liaison n’apparait pas : culture et puissances matérielles et économiques.

*

La question de la pollution est abordée sous l’angle de la culture. Ceci est annoncé en exergue de cette façon : « Pollution, ordure et culture du déchet ». Le constat est synthétisé par cette phrase : « Ces problèmes sont intimement liés à la culture du déchet, qui affecte aussi bien les personnes exclues que les choses, vite transformées en ordures ». Même s’il n’est dit expressément rien de tel, c’est bien les comportements qui sont visés. C’est le consommateur qui gâche, c’est lui qui jette sans l’avoir consommée un tiers de la nourriture produite. C’est lui qui renouvelle sans cesse les objets dont il s’entoure sans se soucier de les voir recyclés. C’est lui aussi qui accumule inutilement et se perd dans un consumérisme effréné. La dégradation du climat apparait comme une conséquence de ce consumérisme plus particulièrement en matière d’énergie. Ceci jusqu’à mettre l’humanité toute entière en péril.

Le rôle joué par les forces économiques n’est pris en compte qu’après, qu’en complément de l’analyse et sous cette forme : « le système industriel n’a pas développé, en fin de cycle de production et de consommation, la capacité d’absorber et de réutiliser déchets et ordures ». Les raisons du comportement inadéquat du « système industriel » restent dans le vague. On peut penser que ne sont financées que les activités susceptibles de générer des profits mais on peut aussi bien considérer qu’une pesanteur culturelle est à l’œuvre. L’exemple de l’obsolescence programmée, qui est évoquée sans être exactement nommée, aurait permis de montrer que la culture de la consommation est peut-être induite plus qu’elle ne joue un rôle moteur dans cette question des déchets. Une culture ne se développe pas indépendamment et moins encore contre la base matérielle sur laquelle elle s’épanouit. On peut et on doit bien-sûr en appeler à la responsabilité de chacun. Certaines conduites ne peuvent pas être excusée sous le prétexte qu’elles sont favorisées par une pollution complémentaire de cette qui affecte l’environnement : celle des esprits par la publicité et tout ce qui l’accompagne.

La question du climat est abordée selon les mêmes schémas. L’importance de la question est soulignée et le danger encouru est clairement décrit : « Le changement climatique est un problème global aux graves répercussions environnementales, sociales, économiques, distributives ainsi que politiques, et constitue l’un des principaux défis actuels pour l’humanité ».

image 2Le constat scientifique est particulièrement précis et détaillé mais il est précédé et comme mis dans un écrin moral et dramatisé par cette proclamation : « Le climat est un bien commun, de tous et pour tous ». Il est bien vrai que tous les humains sont concernés par cette question et que personne ne peut se croire exempt des conséquences d’un danger qui met en péril l’humanité dans sa survie. Cela n’est pas discutable mais il me semble qu’il aurait pu être dit que certains sont dans l’immédiat bénéficiaires de cette situation tandis que d’autres en sont les victimes désignées. Il me semble que le Pape voit bien les victimes mais se garde de braquer les projecteurs sur les coupables.

Il est vrai que : «L’humanité est appelée à prendre conscience de la nécessité de réaliser des changements de style de vie, de production et de consommation, pour combattre ce réchauffement ou, tout au moins, les causes humaines qui le provoquent ou l’accentuent ». Seulement les hommes n’ont pas également la maitrise de la production et de la consommation. Il y a bien des causes humaines à l’œuvre mais dire cela sans désigner ces causes humaines, c’est laisser chacun avec sa conscience et surtout avec l’inconscience ou plutôt la méconnaissance des forces à l’œuvre. Il y a ceux qui ont intérêt à exploiter les gaz de schistes et ceux qui s’y opposent en vain, puis il y a tous ceux qui sont contraints par des aménagements territoriaux et une urbanisation qu’ils n’ont pas choisie à utiliser l’automobile là où leurs parents pouvaient s’en passer. Ceux-là n’ont bien souvent pas les moyens de passer à la voiture électrique et quelque fois même ne peuvent pas faire l’acquisition d’un véhicule moins polluant.

Pourtant, le Pape en appelle d’abord à la responsabilité individuelle. Il écrit : « Le manque de réactions face à ces drames de nos frères et sœurs est un signe de la perte de ce sens de responsabilité à l’égard de nos semblables, sur lequel se fonde toute société civile ». Cette responsabilité existe évidemment et il est vrai qu’on devrait comprendre qu’une société enfermée dans ses murs, à l’image de ces ilots surprotégés qui se développent partout, n’est pas viable.

Le Pape fait le lien entre la question du climat et celle des migrations. Il écrit : « L’augmentation du nombre de migrants fuyant la misère, accrue par la dégradation environnementale, est tragique ; ces migrants ne sont pas reconnus comme réfugiés par les conventions internationales et ils portent le poids de leurs vies à la dérive, sans aucune protection légale ». Ceci est très juste et est un exemple indiscutable du fait que nos sociétés ne peuvent pas s’imaginer que le dérèglement climatique ne pourra pas les affecter. Il les affecte déjà !

De même ce constat est sans appel et on ne peut que se réjouir de voir une institution aussi influente que l’Église catholique s’en faire le porte-voix : « Nous sommes bien conscients de l’impossibilité de maintenir le niveau actuel de consommation des pays les plus développés et des secteurs les plus riches des sociétés, où l’habitude de dépenser et de jeter atteint des niveaux inédits. Déjà les limites maximales d’exploitation de la planète ont été dépassées, sans que nous ayons résolu le problème de la pauvreté ».

Ces fortes paroles ne viennent pas en conclusion de l’analyse de la question climatique mais commencent l’examen de la question de l’eau. L’analyse va droit à l’essentiel. Elle présente l’accès à l’eau comme un droit fondamental et fustige les compagnies qui en font une marchandise : « Tandis que la qualité de l’eau disponible se détériore constamment, il y a une tendance croissante, à certains endroits, à privatiser cette ressource limitée, transformée en marchandise sujette aux lois du marché. En réalité, l’accès à l’eau potable et sûre est un droit humain primordial, fondamental et universel, parce qu’il détermine la survie des personnes, et par conséquent il est une condition pour l’exercice des autres droits humains». Mais une fois cette position affirmée, le texte s’efforce de garder la balance égale entre responsabilité des compagnies et responsabilité des consommateurs. Il passe de : « le problème de l’eau est en partie une question éducative et culturelle » à : « il est prévisible que le contrôle de l’eau par de grandes entreprises mondiales deviendra l’une des principales sources de conflits de ce siècle ».

Le même souci de dénoncer à la fois les conduites individuelles et les responsabilités des puissances économiques apparait dans le traitement de la question de la biodiversité. Ce souci d’équilibre se justifie finalement par cette forte affirmation : « aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres ». Ce lien fait entre crise écologique et crise sociale est ce qui fait toute la force et l’intérêt du message papal. Même si ce lien n’est pas fait réellement dans l’exposition du problème mais est seulement illustré par la balance toujours maintenue entre responsabilité collective et individuelle, il devrait conduire l’Église comme institution à s’investir plus dans les image 3questions sociales et avec une combativité nouvelle. C’est du moins ce qu’on peut espérer et que semblent redouter les secteurs du catholicisme les plus à droite (comme aux USA). On se prend à espérer quand on lit cela : « Pourquoi veut-on préserver aujourd’hui un pouvoir qui laissera dans l’histoire le souvenir de son incapacité à intervenir quand il était urgent et nécessaire de le faire ? ».

C’est maintenant à ceux qui travaillent à un changement social à prendre l’Église au mot. Il est temps de se souvenir de ces vers d’Aragon «Quand les blés sont sous la grêle/Fou qui fait le délicat/Fou qui songe à ses querelles/Au cœur du commun combat».

Laudato si’ (1)

image 1Les philosophes ont un grand tort. Ils font grand cas de textes d’abord difficile qui ne sont guère connus en dehors de leur cercle, et dont aucune institution, aucune force organisée n’assure la diffusion. Mais ils ignorent superbement les idées largement diffusées par des institutions puissantes. Ils ne s’y confrontent pas. Certains même ne savent y opposer que le sarcasme et la caricature. Sous le prétentieux mot d’athéologie, par exemple, ils font passer des productions médiocres. D’autres, qui se présentent comme des matérialistes marxisants, vont chercher de quoi nourrir leur réflexion dans les écrits mystiques de Pascal alors qu’ils considèrent tout écrit actuel de la même veine comme dénué de tout intérêt. Cette attitude les condamne à l’impuissance et les exclut des débats d’idées en cours.

Ainsi, je n’ai pas connaissance qu’un seul de nos philosophes se soit donné la peine de discuter la dernière encyclique papale. Pourtant voilà un texte qui sera diffusé dans un délai très bref sur la quasi-totalité de la planète. Son contenu sera relayé par de multiples canaux. Alors qu’on voit que dès qu’elle se mobilise l’Église catholique met en mouvement des foules bien plus nombreuses que toutes organisations politiques et syndicales réunies, alors qu’on ne peut que constater (comme l’a fait dernièrement Emmanuel Todd) que son influence dans la société française est considérable, nos intellectuels la traite en quantité négligeable. Ils ne voient pas que bien souvent ils sont eux-mêmes imprégnés par ces idées dont ils pensent être éloignés et dont ils se désintéressent dès qu’elles leurs sont proposées en clair.

Ce tort, je voudrais le réparer au très modeste niveau de ce blog et j’ai donc entrepris la lecture de l’encyclique papale « laudato si’ » et je veux la traiter comme un texte à valeur philosophique, c’est-à-dire comme elle le mérite. Je ne peux pas dire dans l’immédiat combien de temps et d’articles je vais consacrer à cela car j’ai choisi la méthode facile, mais à mon avis efficace, de la lecture commentée. Le texte étant fait de paragraphes numérotés, je vais m’arrêter dans ce premier temps à l’analyse de l’introduction, c’est-à-dire aux paragraphes de 1 à 16.

*

Les premiers mots du texte reprennent son titre. Ils le complètent et le traduisent : « Laudato si’, mi’ Signore », – « Loué sois-tu, mon Seigneur ». Cette référence au « Seigneur » est traditionnelle. Mais il faut relever qu’elle affirme une option ontologique qui oppose un monde fini (le monde terrestre et humain) à un monde infini et divin. Hegel faisait de cette opposition de la finitude et de l’infini, le moment premier de la religion et la marque spécifique, selon lui, des religions juives et mahométanes. Moment dont la religion chrétienne, comme religion de l’incarnation, aurait entrepris le dépassement. Ainsi, on peut lire sous sa plume : « Or, la crainte du Seigneur est bien le commencement, mais seulement le commencement de la sagesse. C’est d’abord la religion juive, puis la religion mahométane qui conçoivent Dieu comme le Seigneur. Leur défaut consiste à ne pas faire droit au Fini, à le fixer pour soi…. En appelant Dieu le Très-Haut, on conserve le monde devant soi comme quelque chose de ferme, de positif – et on oublie que l’Essence est justement la suppression de tout immédiat ».

L’expression « Le Seigneur » est présentée ainsi comme la marque d’une séparation ontologique, une séparation radicale, du monde (de notre monde réduit à sa choséité) et du monde du divin qui seul est sacré et seul importe. Par-là, selon Hegel, la nature est déchue et à la fois confirmée dans sa positivité. Sur le plan métaphysique, elle n’est que « création », rejetée hors de soi par la divinité, et n’est qu’apparence et contingence. A elle, s’oppose Dieu comme « l’être nécessaire ».

On peut ainsi voir l’usage du qualificatif « Seigneur » comme un reste ou le reliquat d’une conception mythiquement dépassée par le christianisme dans le sens où par l’incarnation de Dieu en son fils aurait été rendues sa dignité et sa valeur à la finitude. Il y a par conséquent ici une ambiguïté, une difficulté non résolue dans la valeur accordée, dans la place donnée, à la nature laquelle sera l’objet même de l’encyclique.

Cette difficulté se retrouve dans le sous-titre : « sur la sauvegarde de la maison commune ». En effet, une maison est un lieu où l’on séjourne, un lieu qu’on habite, dont on est l’occupant. Il y a entre la maison en ses occupants la distance qu’il y a entre un bien et ses usagers. Se répète ainsi métaphoriquement la réduction du monde à sa choséité. Ce que le texte s’efforce de corriger immédiatement en disant : « notre maison commune est aussi comme une sœur, avec laquelle nous partageons l’existence, et comme une mère, belle, qui nous accueille à bras ouverts ». Mais, là encore, il demeure une tension. L’image de la mère qui accueille corrige la choséité du monde mais maintient un écart, une différence, entre l’enfant et celle qui prend soin de lui. La distance est prise avec la conception cartésienne qui nous voit «comme maitres et possesseurs de la nature ». Elle est même renversée dans la mesure où la mère a autorité sur l’enfant, qu’elle le gouverne autant qu’elle le protège. Cela est exprimé ainsi : « Nous avons grandi en pensant que nous étions ses propriétaires et ses dominateurs, autorisés à l’exploiter ». Autrement dit, nous avons complétement inversé la relation originelle : notre développement industriel s’est nourri, a été rendu possible, par cette prétention à mettre la nature à notre service, par ce droit que ce serait donné l’humanité, par la voix de Descartes, d’user et d’abuser des biens offerts par la nature. Cette critique, dont on voit ici l’origine, est à la base du dernier livre de Dany-Robert Dufour (le délire occidental), lequel auteur serait sans doute surpris qu’on puisse le classer parmi les « catholiques zombies » dont Emmanuel Todd voit pulluler l’espèce, mais qui ne pourra nier que cette valeur inspiratrice et d’impulsion donnée à une idée est fondamentalement idéaliste.

*

image 2Comment le Pape et avec lui la religion catholique comprennent-ils la relation de l’homme à la nature ?

Faisons d’abord un rappel de la conception exprimée par Marx en 1844 : selon Marx l’homme ne sort pas de la nature. Le rapport de l’homme à la nature est en même temps un rapport de la nature à elle-même. Ce qu’il exprime ainsi : « Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée à elle-même, car l’homme est une partie de la nature ». Voilà qui est clair (et d’ailleurs qui dément les critiques mal informées ou malveillantes) (1).

Le Pape tient un tout autre discours. Il écrit : «L’homme ne se crée pas lui-même ». Il est à l’antipode de la conception marxiste pour qui chaque génération trouve en naissant les conditions léguées par les générations précédentes et les transforme par son travail de manière à modifier à la fois la nature dont l’humanité est une partie et l’homme lui-même. Il y a ainsi sinon création de l’homme par lui-même du moins transformation de l’homme et de la réalité humaine dans l’histoire et par l’activité humaine.

Selon le Pape, la relation de l’homme à la nature est tout autre qu’une relation d’appartenance et d’évolution dialectiquement coordonnée : pour lui « Dieu a confié le monde à l’être humain » ce qui fait de l’homme un être séparé de la nature et instaure la relation de domination dénoncée dans le même discours. Mais le Pape écrit aussi : « Nous oublions que nous-mêmes, nous sommes poussière (cf. Gn 2, 7). Notre propre corps est constitué d’éléments de la planète, son air nous donne le souffle et son eau nous vivifie comme elle nous restaure ». Il y aurait là une contradiction si ce double discours n’était pas rendu possible par l’idée, ici implicite mais fondamentale dans la religion chrétienne, d’une dualité humaine : à la fois âme et corps. C’est cette scission qui permet de dire à la fois que l’homme est partie de la nature dans la mesure où son corps est constitué d’éléments matériels et qu’il est au-dessus de la nature qui lui a été donnée dans la mesure où son âme est éternelle et échappe à la finitude mondaine.

Le statut de l’âme, s’il fait de l’homme un être ontologiquement supérieur à la nature, n’en fait pas pour autant un être supérieur absolument car cette âme, ou la vie qu’elle représente, sont eux-mêmes un don (don d’ailleurs gâché par le péché). Cela est dit ainsi : «la vie de celui-ci est un don qui doit être protégé de diverses formes de dégradation ». Toute l’ambiguïté et la difficulté de la position papale se concentre autour de cette idée de « don ». Elles font à la fois de la vie une valeur absolue mais dans le même temps lui attribuent un statut ontologique second. La vie est « un don » divin donc à la fois d’une valeur immense du point de vue de celui qui reçoit, de l’homme, et un objet second du point de vue divin (qui peut la reprendre comme il l’a donné). Il y a ici non pas une dialectique comme chez Marx mais la conciliation d’une contradiction par un partage des plans ou des points de vue.

Toute la question va donc être de voir comment la question écologique peut être traitée dans un tel cadre de pensée. Une limite est affirmée : « la capacité propre à l’être humain de transformer la réalité doit se développer sur la base du don des choses fait par Dieu à l’origine ». Mais ce n’est à ce niveau qu’une limite de principe, une limite fondée seulement métaphysiquement. Cette limite est la même que celle que le christianisme voit en toutes choses. Elle s’étend à tout ce qui relève de la « vie » comme valeur. Ainsi on lit : « le livre de la nature est unique et indivisible et inclut, entre autres, l’environnement, la vie, la sexualité, la famille et les relations sociales. Par conséquent, la dégradation de l’environnement est étroitement liée à la culture qui façonne la communauté humaine. Mais toutes, au fond, sont dues au même mal, c’est-à-dire à l’idée qu’il n’existe pas de vérités indiscutables qui guident nos vies, et donc que la liberté humaine n’a pas de limites ». C’est donc un interdit de même nature qui doit protéger, selon le Pape, la famille et les relations sociales, la sexualité et l’environnement. Comment comprendre cela alors que nous savons que les relations sociales évoluent (et fort heureusement sinon nous en serions encore à l’esclavage), que la famille n’est pas non plus une institution immuable dans sa forme ?

Tout cela est obscur mais place nettement la question de l’environnement dans la cadre d’une vision conservatrice et en opposition à toute forme de relativisme culturel et plus encore moral. Encore ne faut-il pas aller trop vite dans ce sens puisque ce qui est expressément condamné est moins le changement que la précipitation dans le changement. Ce qui est dit ainsi : « Bien que le changement fasse partie de la dynamique des systèmes complexes, la rapidité que les actions humaines lui imposent aujourd’hui contraste avec la lenteur naturelle de l’évolution biologique. À cela, s’ajoute le fait que les objectifs de ce changement rapide et constant ne sont pas nécessairement orientés vers le bien commun, ni vers le développement humain, durable et intégral ».

Qui ne peut souscrire à cela ? Je me garderais donc bien de porter un jugement définitif sur ce texte complexe et chargé d’une métaphysique qui l’entrave. Il faut poursuivre la lecture pour voir comment la pensée papale peut se sortir de cette complexité héritée de tout le poids des doctrines chrétiennes pour arriver à traiter solidement la question écologique.

image 3Or, après un passage visant l’oecuménie avec le Patriarche orthodoxe Bartholomée, la lecture dévie vers l’évocation de Saint François d’Assise et son image canonique comme celui qui prêchait aux oiseaux et appelait « frère » toutes les créatures vivantes. Le Pape se place sous son auspice et se réclame de lui comme le fait tout son pontificat. J’observe que dans cette présentation apologétique est passé sous silence tout l’aspect social de l’action des franciscains et leur idée que les biens de la nature sont communs à tous les hommes, que celui qui prend plus que sa part en prive les autres – idée qui pourtant dans le cadre d’une discussion sur l’écologie aurait eu toute sa place. La lecture devra voir comment est traitée cette question et si cette première éludation du social sera maintenue.

1 – sur le rapport de l’homme à la nature chez Marx voir : a https://lemoine001.com/2014/04/28/nature-et-histoire/

« Suis-je ce que mon passé a fait de moi ? »

image 1Tout d’abord je dirais que ce que nous vivons, nous le vivons au présent. Un souvenir se vit au présent, il ramène à la conscience un moment reconstruit d’un passé. Plutôt que de dire que nous sommes le produit de notre passé, il faudrait dire que nous sommes ce que nos présents successifs ont fait et font de nous.

Or, de quoi est fait le présent ?

A cela je peux répondre que l’expérience humaine se structure selon deux grands rapports. Le rapport de l’homme à la nature et les rapports qu’entretiennent les hommes entre eux. Dans le premier rapport nous voyons que le rapport de l’homme à la nature est toujours un rapport social et historique. La nature qui nous entoure elle-même est façonnée par le travail des hommes. C’est une nature humanisée que nous abordons avec les outils et les connaissances qui nous ont été transmis. Seulement, cette nature garde un primat. Elle sanctionne toute tentative de dépassement des possibles. Il ne nous est pas possible de sortir de cette nature ni possible d’ignorer que nous en sommes une partie.

Les rapports des hommes entre eux prennent deux formes. D’abord il s’agit de la relation directe des hommes à leurs semblables dont la forme première est celle de l’enfant à ses parents. Cette relation engage les liens d’affection et de désir. Cette relation s’élargit et se diversifie dans le cours de la vie. Elle est en particulier le rapport aux personnes de l’autre sexe avec les difficultés qu’il présente et les possibilités d’accomplissement qu’il recèle.

La seconde forme est le rapport social par lequel la société se structure en groupes sociaux antagoniques. Ceci en premier lieu dans le cadre de la production et de la reproduction. Dans le cadre donc du rapport social de production et dans celui du rapport social de sexe. Ces différents rapports interagissent l’un sur l’autre et sont eux-mêmes façonnés par l’organisation globale de la société et son mode de production qui varie avec le niveau des forces productives.

Contrairement à ce qu’une vision superficielle pourrait laisser croire, le rapport social n’est pas la résultante de la somme des relations sociales mais c’est plutôt lui qui dicte la forme des relations sociales – ceci en particulier par le biais des institutions qui stabilisent les rapports sociaux telles que la famille. C’est dans et par la famille que chacun se voit assigné son identité sociale (nom et prénoms) ainsi que sa place dans la succession des générations (ascendants et collatéraux), ceci principalement selon son sexe.

Chaque homme, selon la place qu’il occupe dans la société n’a accès qu’à une partie des richesses aussi bien matérielles qu’intellectuelles accumulées par la société. Son présent est donc à la fois façonné et limité par cette place qui lui échoit. C’est dans ce cadre et ces limites que ses propres dispositions naturelles s’affirment et sont bridées ou épanouies. Il est le produit plus ou moins harmonieux de ses rapports sociaux et de ses relations sociales des plus intimes au plus superficielles. Il construit la base de sa personnalité dans le cadre des relations internes à la famille. C’est par elle qu’il apprend à se socialiser et peut accéder aux rapports sociaux et y trouver sa place. Chacun est aussi façonné comme sa société par la nature qui l’entoure (ville ou campagne – désert ou région tempérée etc.), ses goûts, ses dispositions, sa culture lui sont transmis, se construisent et évoluent dans ce cadre.

Dire qu’un homme est le produit de son passé est  une façon idéologiquement biaisée de dire, ou plutôt de ne pas dire, qu’il est façonné et limité par la place qu’il occupe dans la société et que celle-ci lui offrira des possibilités elles-mêmes résultantes de son niveau de développement et sa forme d’organisation sociale (son mode de production – ses institutions) et du cadre naturel où elle se situe. Cette société connait une évolution constante que l’homme subit mais à laquelle il participe également en poursuivant ses buts propres. C’est toujours dans un monde en évolution qu’il inscrit sa propre biographie et où il recherche et trouve parfois un espace de liberté.

Le sujet proposé au bac est ainsi construit d’une façon qui invite à manquer l’essentiel. Il l’est par la référence au passé et par la personnalisation (la référence au moi). Il invite à se perdre dans le bourbier d’une discussion indécidable entre déterminisme et liberté ou entre nature et culture.  J’ai en retour moi-même une question à ceux qui conçoivent les sujets posés au bac : pourquoi posez-vous si souvent des questions dans des formes si idéologiquement biaisées ?

A l’adresse des candidats inquiets, je dirais : ceci n’est pas un corrigé mais une réaction immédiate et polémique. Pas de panique !!

Le mal de l’espace

image 5On aurait pu me faire cette objection : comment pouvez-vous dire à la fois que le temps et l’espace n’existent pas et qu’une chose existe quand elle peut être située dans le temps et l’espace ? Comment ce qui existe pourrait-il se manifester dans ce qui n’existe pas ?

A cela je peux répondre que le nombre douze n’existe pas (dans le sens que j’ai donné à ce mot) mais qu’il n’en est pas moins vrai qu’un cube a douze arêtes. C’est que le nombre douze a une réalité. Il est le produit de l’acte de dénombrer. Les nombres ont une réalité et font l’objet d’usages inépuisables. Pour ce qui concerne le temps et l’espace, il nous est plus difficile de comprendre cela car nous sommes trompés par notre usage ordinaire du langage. Quand nous situons une chose dans l’espace, nous la situons non pas dans un espace absolu mais par rapport à une référence elle-même spatiale que nous omettons le plus souvent d’indiquer car elle va de soi pour l’interlocuteur. Nous indiquons la droite ou la gauche en fonction d’une direction donnée, de même pour le nord et le sud ou le haut et le bas. Pourtant, tout cela conduit à des difficultés qui donnent le tournis. Pour les affronter, je me fais aider de mon collègue Einstein et de son interprète le physicien russe Landau.

Ils me ménagent et commencent par des observations simples : ainsi, nous sommes si habitués à pouvoir dire que deux événements ont eu lieu au même endroit que nous donnons à cette formule une signification absolue. Or, elle est dénuée de sens. Pour le vérifier, imaginons que deux copines conviennent de se retrouver dans le wagon restaurant du Paris-Nice pour écrire à leur mari qu’elles vont au carnaval. Les maris ne diront pas que les lettres viennent du même endroit si l’une a été postée à Lyon et l’autre à Valence. Pourtant les deux copines diront que les lettres viennent du wagon restaurant du Paris-Nice. Personne n’a tort dans cette affaire.

C’est la même chose, si nous disons que deux étoiles de la voûte céleste coïncident. Il faut spécifier que l’observation est faite de la terre. On ne peut parler de la coïncidence de deux événements dans l’espace que lorsque qu’est indiqué le lieu où on se situe.

Conclusion : la notion d’espace est relative. Si on veut situer un corps dans l’espace, il faut spécifier sa position par rapport à d’autres corps. Et si on nous demande de situer un corps sans mentionner d’autres corps, la question est absurde.

image 4Si la position d’un corps dans l’espace est relative, il s’ensuit que son déplacement l’est aussi (puisque le déplacement n’est rien d’autre que le changement de position). Si on observe le mouvement d’un corps de deux observatoires différents, ce mouvement apparaitra différent. C’est un phénomène qu’en fait nous connaissons tous : un objet est largué d’un avion, pour le pilote il tombe en ligne droite ; pour un observateur au sol, il décrit une courbe. (A cela s’ajoute souvent pour l’observateur au sol que l’objet est une bombe, mais c’est une autre histoire).

La forme géométrique que décrit un corps en mouvement est tout aussi relative qu’une photographie. Photographier une maison de face ou du ciel ne donne pas le même cliché, filmer la chute d’une bombe de l’avion ou du sol ne donne pas les mêmes images. Les documentaires sur les guerres le prouvent.

Il ne faudrait pas en conclure que tous les points de vue se valent. Un bon photographe choisit l’angle qui lui donnera le meilleur cadrage. Dans l’espace ce qui importe le plus souvent, c’est de pouvoir prédire la forme que prendra la trajectoire et donc de pouvoir connaître les lois qui régissent le mouvement. De ce point de vue toutes les positions d’observation ne se valent pas.

Saurez-vous répondre à cette question : quelle est la meilleure position ? debout ou couché ? La meilleure position est évidemment la position « couché ». C’est la position de repos, celle d’un corps sur lequel aucune force ne s’exerce. (Ceux ou celles qui ont pensé à autre chose auront fait la bonne réponse pour de mauvaises raisons).

Mais comment réaliser un tel état ? La réponse déconcerte : pour qu’un corps soit au repos, il faut le transporter le plus loin possible de tous les corps afin que ceux-ci ne puissent exercer aucune action sur lui. On va me dire : bon !  on n’y est pas rendu !

Mais si ! Avec un peu d’imagination c’est facile. Nous allons observer les propriétés du mouvement en nous situant par la pensée dans un tel lieu. Dès lors que les propriétés d’un mouvement observé à partir d’un lieu quelconque se distinguent de celles constatées à partir d’un corps en repos, nous saurons que nous nous situons dans un lieu en mouvement. Puisque nous avons établi que les lois du mouvement ne sont pas les mêmes selon qu’on se situe dans un lieu en mouvement et dans un lieu en repos, nous pouvons éliminer la relativité du mouvement. Fini le tangage et le mal de mer, chaque fois que nous parlerons du mouvement, il s’agira du déplacement par rapport à l’état de repos.

Prenons donc le train. Embarquons-nous à bord d’un train qui roule à une vitesse constante sur une voie droite. Observons les objets dans le compartiment : nous voyons qu’ils se comportent comme quand le train est à l’arrêt. Si on lance une balle à la verticale, elle nous retombe dans les mains.

Il en va autrement si le train freine ou accélère ou si le train modifie sa direction. D’où nous tirons cette importance conclusion : tant qu’un lieu d’observation, « un laboratoire », se meut uniformément et en ligne droite par rapport à un laboratoire au repos, il est impossible d’y déceler le moindre écart dans le comportement des corps par rapport à celui que l’on observe dans un laboratoire au repos. Autrement dit l’état de repos et l’état de mouvement rectiligne et uniforme ne se distinguent en rien. Mais il y a une infinité d’états de mouvement rectiligne et uniforme. En fait, il n’y a donc pas d’état de repos mais une multitude infinie d’états de repos. L’état de repos n’est pas absolu mais relatif et, du coup, il n’y a pas de mouvement absolu. Tout est de plus en plus relatif.

On ne peut pas parler de mouvement rectiligne et uniforme d’un corps doté d’une certaine vitesse sans spécifier le laboratoire au repos par rapport auquel on mesure cette vitesse. La vitesse se révèle donc aussi relative (puisqu’elle dépend de la vitesse propre du laboratoire d’observation). En choisissant pour référence différents laboratoires au repos, on obtient de résultats différents. Par contre les modifications de la vitesse (accélération, ralentissement) seront les mêmes. Elles ne dépendent pas du laboratoire au repos choisi et sont donc absolues.

Tout cela est bien compliqué, pourtant une lumière pourrait bien en jaillir.

image 6Mon collègue Einstein me rappelle que la terre tourne autour du soleil à la vitesse de trente kilomètres à la seconde. Cela pourrait expliquer pourquoi je suis toujours décoiffé. Mais voilà qu’il m’apprend aussi que je suis bombardé par des projectiles capables de se déplacer à la vitesse de trois cent mille kilomètres à la seconde. Mais c’est sans problème, heureusement, car cette vitesse est celle de la lumière dans le vide. Cette vitesse est constante. Dans un milieu homogène, on ne peut ni l’accélérer ni la ralentir. Si on fait traverser une paroi de verre par un rayon lumineux, il retrouvera à la sortie la vitesse qu’il avait avant.

Les conséquences de cela sont un peu perturbantes et finissent de me décoiffer. Imaginons qu’on tire une balle de fusil dans un train en marche (svp contentons-nous de l’imaginer) : qu’on tire dans le sens du mouvement du train ou dans le sens inverse, la vitesse de la balle par rapport aux parois du wagon sera toujours la même. Mais qu’on allume une lumière dans le wagon de tête ou dans le wagon de queue d’un train se déplaçant à 240.000 Km/s, il en sera autrement. La vitesse de la lumière étant, à ce qu’on nous dit, constante et de 300.000 Km/s, sa vitesse de propagation devrait être dans un sens de 60.000 Km/s et dans l’autre de 540.000 Km/s. Dans un train en mouvement, la lumière devrait donc se propager à des vitesses différentes suivant le sens de cette propagation tandis que dans un train immobile cette vitesse sera la même dans les deux sens.

Pour vérifier cela sans avoir à construire un train ultra rapide, il faut se rappeler que nous sommes sur un bolide se déplaçant à 30 km/s. Il est donc possible de mesurer la vitesse effective de la lumière sur terre selon qu’elle aille dans le sens du déplacement de la terre ou en sens inverse. Cette mesure fut réalisée par Michelson en 1881 et il constata que la vitesse que la lumière se comporte exactement comme la balle de fusil. Sa vitesse est la même dans toutes les directions.

La valeur d’une vitesse doit être différente pour deux laboratoires se déplaçant l’un par rapport à l’autre (la vitesse, comme le mouvement, est relative). Pourtant, la vitesse de la lumière (300.000 Km/s) est toujours la même pour tous les laboratoires. Il s’en suit qu’elle n’est pas relative. Elle est absolue. C’est l’idée qu’elle était relative qui autorisait le raisonnement qui disait qu’on mesurerait des vitesses différentes dans le train selon le sens de propagation. Or ce raisonnement s’avère faux.

Y a un problème, il faut que je reprenne ce train.

image 7Me voilà de retour dans le train. C’est un train long de 5.400.000 km qui roule, en ligne droite et uniformément à la vitesse de 240.000 km/s. Montez-y avec moi si vous voulez suivre. Cette fois une ampoule s’allume au milieu du train. Quand la lumière arrive au bout du train (en tête et en queue), elle ouvre la porte du wagon. La lumière met 9 secondes (2.700.000/ 300.000) pour atteindre les extrémités du train et les deux portes s’ouvrent en même temps.

Un observateur est situé sur le quai et voit passer le train. Par rapport à la gare, la lumière se propage également à la vitesse de 300.000 Kms/s. Comme le wagon de queue se déplace à la rencontre des rayons lumineux, la lumière l’atteint après 2.700.000/(300.000+240.000) = 5 secondes. Mais, dans l’autre sens, la lumière poursuit le wagon de tête et ne le rattrape qu’au bout de 2.700.000/(300.000-240.000) = 45 secondes. Il y a un écart de 40 secondes entre l’ouverture des portes.

Donc les mêmes événements sont simultanés vus du train et espacés de 40 secondes vus du quai. C’est comme si on venait nous dire qu’une girafe est plus longue de la queue à la tête que de la tête à la queue. Et pourtant c’est bien ce qui arrive : le temps, comme l’espace, comme le mouvement, est relatif.

La notion de simultanéité devient relative et n’a de sens que si on précise le mouvement du laboratoire dans lequel les événements sont observés.

La vitesse de propagation d’un phénomène d’un point à un autre de l’espace ne peut dépasser la vitesse de la lumière. C’est une loi de la nature que la théorie de la relativité démontre. Il s’ensuit de grandes difficultés, mais qui ne remettent pas en cause ma définition du temps. Elles la confirment plutôt. Le rapport entre les mouvements est parfois surprenant, ce n’est toujours qu’un rapport entre mouvements qui sont relatifs à l’exception de celui de la lumière qui est absolu car elle est la vitesse limite de toute propagation.

Les conséquences de tout cela sont vertigineuses : ainsi toute horloge en déplacement retarde sur les horloges à l’état de repos. Tout observateur immobile par rapport à sa montre voit les autres montres avancer tant qu’elles se meuvent par rapport à lui, et d’autant plus que leur vitesse est grande. Nous pouvons aussi avoir un objet qui se contracte ou s’allonge pour deux observateurs en situation différente sans d’aucun des deux soit dans l’erreur. Je ne suis pas capable de démontrer tout cela mais je renvoie le lecteur à l’article d’Einstein sur la relativité restreinte et je lui souhaite bonne lecture.

Qu’est-ce que le temps ?

image 1Cet article sera court car son sujet est d’une difficulté inépuisable. Il me vient à l’esprit alors que je tente de lire ce que Hegel dit au sujet du temps. Je dois, (mais je reconnais être un peu obtus), relire plusieurs fois la même phrase pour qu’elle cesse de m’apparaitre autrement que comme un infâme galimatias.

Entre deux tentatives mon cerveau vagabonde. Je m’imagine à la terrasse d’un café. Je regarde passer les gens et je photographie toutes les belles personnes qui charment mes yeux. Quand j’aurai développé mes photos, j’aurais une succession de clichés. Cela correspond bien à la définition que donne Aristote du temps : « le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur ». Chacune de mes photos est une étape d’un mouvement (celui des passants) et leur succession permet de dire comment chacune succède à l’autre.

Seulement ce temps-là ne me satisfait pas. Il n’a pas de mesure. Je sais qu’il n’a pas été le même entre chaque photo mais mon « nombre » ne permet pas de remplir ce vide.

Je reviens à Hegel qui ne m’aide pas du tout. Et mon esprit repart. Supposons qu’il y avait dans le champ de mes photos un objet qui a connu lui aussi un mouvement : l’ombre d’un arbre sur le sol. Cette fois, en observant bien mes clichés, je remarque qu’entre certains l’ombre a à peine bougé. Entre d’autres elle a parcouru un angle large. Ma succession s’enrichit d’une nouvelle qualité. Elle fait apparaitre un rapport entre deux mouvements.

image 2Ce rapport est-il le temps ? Je dois répondre « non pas encore ». Ce que j’ai c’est un rythme et non le temps en lui-même. J’ai tout de même l’ombre du temps car je ne peux concevoir que deux formes de rythme : un rythme dans l’espace et un autre qui se passe d’espace. Une frise décorant une corniche de l’image de feuilles et de fruits donnera un rythme dans l’espace (par exemple trois fruits cinq feuilles puis cinq fruits et trois feuilles etc.). Mais si je répète « fruit-fruit-feuille-feuille-fruit-fruit » dans quoi se déploie mon rythme, sinon dans le temps ?

Voilà que j’ai une première définition du temps : le temps est ce qui apparait quand un rythme est créé par le rapport entre deux mouvements.

Nouveau retour à Hegel et rien de neuf de ce côté ! Je reviens à ma rêverie. Je dois reconnaitre que j’ai postulé que le mouvement de l’ombre auquel j’ai rapporté celui des clichés était régulier. J’ai eu raison sans doute. Mais si j’abandonne ce postulat, je suis à nouveau en difficulté. Comment puis-je savoir qu’un mouvement est régulier ?

Je le sais parce que je ne suis jamais confronté à deux mouvements mais que je fais, avec mes semblables, l’expérience d’une multitude de mouvements simultanés. Un de ces mouvements est celui que je ressens. J’ai l’intuition d’un temps passé plus ou moins long qui est fluide dans des circonstances où je ne ressens ni impatience ni ennui. Ce temps est en relation avec le nombre d’images par seconde que transmet mon œil. Or, un œil à facettes d’abeille transmet 200 images par seconde, alors que l’œil humain transmet au cerveau environ 24 images seconde. Le temps ne s’écoule pas de la même façon pour l’abeille et l’homme ou plutôt ce qui est rapide pour l’homme est lent pour l’abeille qui voit les choses, de notre point de vue, au ralenti.

Cette fois je crois que je tiens le temps. En voici la définition : le temps est la réalité qui apparait lorsque le rapport entre tous les mouvements est rapporté à un observateur (réel ou fictif) dans un univers unifié en perpétuel mouvement.

Cette définition n’est pas en contradiction avec ce que nous dit la théorie d’Einstein puisque celle-ci nous dit qu’il n’y a pas de temps absolu, il n’y a pas de temps universel, mais qu’il est universel que tout observateur a son temps propre (sa durée) dans un univers unique où les mêmes lois s’appliquent partout. Ce « temps propre » sera sa ligne d’univers dans l’espace temps. Je dirais, pour ma part, que tout observateur peut et ne peut que, depuis son mouvement propre, faire le rapport des mouvements qu’il observe. Il n’y a de rapport que si on se place du point de vue d’un mouvement particulier auquel on ramène, ou plutôt on imagine pouvoir ramener, tous les autres mouvements. La possibilité de ce rapport généralisé étant rendue imaginable du fait de l’unité de l’univers dans sa nature et dans les lois qui s’y appliquent (même principe de causalité). Mais ce rapport généralisé bien qu’imaginable n’est jamais réalisable même sous forme d’expérience de pensée car, bien que l’univers soit unique, il ne peut pas être saisi dans son ensemble car cela supposerait une simultanéité universelle, alors qu’Einstein a démontré que l’idée même de simultanéité n’était pas tenable en physique. La saisie du temps est donc toujours plus ou moins illusoire.

(Il ne faudrait pas en conclure que le temps n’est qu’un effet de la conscience car le mouvement existe indépendamment de toute conscience. Il est le mode d’être de la matière — il n’y a pas de matière sans mouvement. Le rapport entre les mouvements est donc là potentiel (mais toujours illusoirement réalisable) indépendamment de toute conscience comme le nombre 12 est là potentiellement dès d’un cube se présente — sous la forme par exemple des arêtes d’un cristal. Ce qui ne peut pas être en revanche c’est un temps sans matière, un temps vide et « pur » car il n’y a dans le rien aucun moyen de saisir quelque chose, que ce soit du temps ou de l’espace).

Je me garderais bien de juger la théorie d’Einstein car je n’ai pas l’ombre d’un début de compétence pour cela. J’observe seulement qu’elle établit une relation réciproque entre l’espace/temps (par sa « courbure ») et les objets qui s’y trouvent en mouvement. Cela fait de l’espace/temps une chose à la fois substantielle (car autrement comment un objet métaphysique pourrait-il agir sur les mouvements des objets physiques?). Il reste donc, il me semble, une obscurité non résolue dans cette théorie dont l’efficacité a été démontrée amplement : Tout autant que ma modeste définition du temps, elle fait du temps (de l’espace/temps)  une « réalité », un objet de pensée, dont la nature fait problème. Mais pour être plus clair, je dois dire ce que j’entends par « être une réalité ».

J’ai dit que le temps est une réalité et non qu’il existe. Je dis qu’une chose existe lorsque je peux la situer dans l’espace et le temps. Si je dis que je possède une Rolex (comme tout homme de plus cinquante ans qui a réussi sa vie), on va me demander de la montrer – c’est-à-dire de la situer dans l’espace et le temps. Toute chose qui existe a nécessairement une certaine substance car autrement il ne serait pas possible de la faire se manifester dans un espace et un temps. A l’inverse, ce qui n’a pas de substance n’existe pas, ce qui n’en fait pas rien mais en fait ce que j’appelle une « réalité ».

image 3Mais il découle de ce que j’ai dit que le temps ne peut pas être situé dans un espace et un temps puisqu’il est lui-même un cadre de la parution. Le temps n’existe donc pas (pas plus que l’espace d’ailleurs). Il n’est pas rien pourtant, ne serait-ce que parce que j’essaie d’en saisir la nature. Comme tout ce qui ne peut pas être situé dans un espace et un temps mais peut faire l’objet ne serait que d’une pensée, il a une réalité. Alors qu’il n’y a pas de degré dans l’existence du point de vue du temps sinon celui d’avoir été ou d’être présentement, et du point de vue de l’espace d’être ici ou ailleurs, il y a une infinité de degrés dans la réalité (comme être imaginaire ou être une idéité rationnelle). Le temps est de ces choses qui ont un fort degré de réalité puisqu’il apparait au moins potentiellement dès qu’il y a un mouvement dans un univers unifié. Sa réalité s’impose à nous à tel point que nous lui attribuons couramment des effets.  Il prend forme quand deux mouvements peuvent être rapportés l’un à l’autre et il est pleinement présent pour une conscience dès qu’elle perçoit une multitude de mouvements. Le temps est toujours lié à l’espace (par le mouvement), c’est pourquoi on ne peut pas le penser hors de lui ou plutôt on ne peut penser qu’un complexe d’espace-temps. (Je laisse à mon collègue Einstein le soin de développer cette notion !). Je m’en tiens pour ma part à dire que le temps est une réalité car un rapport est une réalité. Désigner le quart, la moitié ou de double de quelque chose c’est désigner un objet, certes dans l’immédiat idéel, qui peut devenir effectif par le découpage ou la duplication. Donc quelque chose de bien réel. Mais, j’en conviens, cela laisse en suspens tout autant que la théorie d’Einstein la nature de l’action réciproque (tout en laissant supposer qu’elle n’est que l’effet pour notre intellect de l’unité de l’univers dont l’observateur est toujours lui-même une partie).

Je n’en ferai pas plus pour aujourd’hui puisque je viens de résoudre une des plus grande difficulté de la science et de la philosophie. Un tel effort mérite d’être suivi d’une bonne pause.

Prolétariat et lumpenprolétariat

image 2J’ai lu récemment un livre d’Immanuel Wallerstein « Comprendre le monde – Introduction à l’analyse des systèmes monde ». Je n’ai pas jugé utile d’en faire la critique, j’expliquerai pourquoi. Dans l’immédiat, je m’en tiendrai à deux définitions extraites du glossaire joint à l’ouvrage. Je lis : «ma définition du capitalisme est la suivante : il s’agit d’un système historique caractérisé par la priorité donnée à l’accumulation illimitée du capital ». Une autre définition est celle du prolétariat : « le terme prolétariat est apparu en France à la fin du XVIIIème siècle pour désigner le plèbe, par analogie avec la Rome antique. Au XIXe siècle, on commença à l’utiliser pour désigner plus spécifiquement la main-d’œuvre salariée (urbaine) qui n’avait pas accès à la terre et qui dépendait donc d’un employeur pour vivre. »

Ces deux définitions sont trop pauvres, aussi bien dans leur forme que dans leur contenu, pour fournir la base d’une discussion. Cela apparaitra clairement dans la suite de mon propos. Je vais, dans un premier temps, leur en substituer d’autres qui auront pour premier avantage de s’intégrer dans un système conceptuel cohérent (1). Pour cela, il me faut revenir à la définition des rapports sociaux donnée par Danièle Kergoat, telle que je l’ai reprise dans mon article du 21 mars 2014 et, à partir de cette définition, je vais dérouler l’ensemble des concepts qui y sont associés.

La définition de D. Kergoat présente le rapport social comme une « tension », un antagonisme, qui traverse la société et se cristallise autour d’un « enjeu ». Pour le dire en termes plus quotidiens, elle décrit le rapport social comme une opposition qui travaille la société, en dissocie les membres et les assemble en groupes opposés les uns aux autres. Cette opposition n’est nullement arbitraire ou personnelle mais a pour base des situations où des groupes ont effectivement des rôles à la fois antagoniques et complémentaires (des enjeux). Danièle Kergoat termine ainsi : « Ce sont ces enjeux qui sont constitutifs des groupes sociaux. Ces derniers ne sont pas donnés au départ, ils se créent autour de ces enjeux par la dynamique des groupes sociaux ». Sa définition insiste donc sur le fait que les groupes sociaux se forment du fait de la tension consécutive à l’apparition d’intérêts opposés. Elle nous dit que le rapport antagonique entre les groupes sociaux structurés par la tension dans le corps social est un rapport à la fois de complémentarité et de domination. L’antagonisme n’est personnel que pour autant que les individus sont assignés à un groupe social et s’y reconnaissent. L’assignation est consécutive au milieu social de naissance. Elle est renforcée par l’éducation mais aussi par des formes de contraintes voire de violence.

Il est clair à la lecture de cette définition que deux « enjeux » fondamentaux structurent toute société : la production et la reproduction. Autour de la question de la reproduction à la fois se crée la vie commune des hommes et des femmes, se pose la question du rapport entre les sexes (alors pensés comme des groupes sociaux) et se met en place la problématique de la domination masculine. Le rapport social de sexe évolue dans le temps en correspondance avec les autres rapports sociaux et en particulier avec le rapport induit par l’enjeu de la production. Il faut bien comprendre ici que le rapport social oppose des groupes pensés de façon abstraite (tous les hommes et toutes les femmes ou plutôt les hommes comme genre et les femmes comme genre). Il doit être bien distingué de la relation sociale qui est directe et personnelle et concerne un homme et une femme pris dans des relations affectives et de désir. Le rapport social commande la forme de la relation sociale. Cela signifie que les relations entre hommes et femmes n’est pas la même selon la forme des rapports sociaux, que les institutions qui stabilisent ce rapport social (la famille, les rôles sexués) sont différents et évoluent avec les rapports sociaux.

image 1La même problématique se retrouve dans le cadre du rapport social autour de l’enjeu de la production (qui est le deuxième grand rapport social présent dans toutes les sociétés et à toutes les époques). Cependant, spécifier quels groupes sociaux se structurent autour de l’enjeu de la production exige d’introduire un nouveau concept : celui de mode de production. On appelle mode production les rapports objectifs noués entre les hommes à l’occasion de la production sociale de leur vie matérielle. Le mode de production articule un degré de développement des forces productives avec les rapports de production qui leur sont adaptés. Le mode de production n’est pas le même selon le niveau de développement des moyens de production. Quand l’homme est lui-même la principale force productive, deux modes de production sont possibles : le communisme primitif dans les groupes restreints de chasseurs-cueilleurs, et l’esclavage dans les sociétés plus nombreuses capables de générer un surplus social – ceci essentiellement dans les activités primaires comme l’agriculture et l’extraction minière. La domination est généralement moins directe dans les activités qui exigent un savoir-faire et une certaine autonomie comme l’artisanat ou le commerce.

Le mode de production esclavagiste est dépassé dès lors que les moyens de production exigent une organisation collective : directement pour la production (par exemple l’irrigation) ou pour la transformation des produits et leur échange (par exemple avec les moulins à vent ou à eau et les fours collectifs). Il laisse alors la place au mode de production féodal. A la structuration sociale entre esclaves et hommes libres (avec toutes ses gradations : patriciens et plébéiens etc.) se substituent d’autres groupes sociaux. La société se structure en ordres : noblesse, clergé et tiers état ou bien noblesse, lettrés et paysans (en Asie). Les deux premiers ordres ne participent pas directement en tant que tels à la production. Le troisième ordre se structure entre fermiers et journaliers ou entre maitre de jurandes et compagnons etc.

Le mode de production capitaliste s’impose dès lors que les moyens de production mettent en œuvre des ressources venues d’horizons lointains et des moyens exigeants la collaboration de vastes groupes d’hommes animant des machinismes utilisant des sources d’énergie puissantes et capables de produire en masse. Ce mode de production se caractérise par l’appropriation privée des moyens de production (voir mon article du 12 mars 2014) et non par une mystérieuse « priorité donnée à l’accumulation du capital » – qui ne peut prendre forme que si le capital est déjà là. La société se structure alors en deux pôles : bourgeois et prolétaires. Le pôle bourgeois est celui des classes dominantes, le pôle prolétarien est celui des classes dominées.

Après ce détour, nous arrivons à la définition du prolétariat et à une définition qui lie le concept de prolétariat à celui de mode de production capitaliste.

Développons ce concept : le prolétariat, pas plus que la bourgeoisie, n’est à proprement parler une classe sociale. C’est un des pôles qui s’opposent dans la société capitaliste. Marx l’indique expressément dans le « manifeste du parti communiste » quand il écrit que la première tâche du prolétariat est de se constituer en classe (cette idée n’aurait pas de sens, si le prolétariat était en lui-même une classe !). A Chaque pôle, que ce soit la bourgeoisie et le prolétariat, apparaissent des groupes spécifiques (qu’on appelle précisément des classes). Ces groupes se distinguent par les forces productives qu’ils mettent en œuvre ou dont ils ont la possession (2) ; apparaissent au pôle bourgeois : capitalistes, commerçants, financiers et industriels et, pour le pôle prolétarien : classe ouvrière, salariés du commerce, de la finance ou des administrations etc. Parmi les classes du pôle prolétarien, la classe ouvrière a un rôle dirigeant car elle la classe productrice sans laquelle les autres classes ne pourraient pas se développer. Entre les deux pôles prolétarien et bourgeois se structurent des groupes intermédiaires comme la paysannerie, les artisans et les petits commerçants. Ces groupes mettent en œuvre eux-mêmes leur force de travail alors que les prolétaires ne le peuvent pas puisqu’ils sont dépourvus de tout moyen de production (lesquels sont la possession de la classe capitaliste). La paysannerie est un groupe, divers dans sa composition, qui reste numériquement très important tant que le machinisme et le capitalisme ne sont pas complètement développés (3). C’est comme la classe ouvrière une classe productrice qui assure les moyens de subsistance des autres classes (4).

Assimiler prolétariat et salariat, comme le fait Immanuel Wallerstein, c’est en rester à un niveau purement descriptif (5). Alors que le situer comme un pôle lié à la séparation du producteur des moyens de production propre au mode de production capitaliste, c’est à la fois en restituer la source constitutive et surtout le faire apparaitre pour ce qu’il est : le produit d’une violence (car la tension propre au rapport social de production est dans le cadre du mode de production capitaliste une véritable violence – certes cette violence est moins directe que celle exercée dans le cadre de l’esclavagisme ; elle n’en est pas moins réelle)  .

La violence du capitalisme consiste à contraindre ceux qui sont privés de moyens de production (qui ne possèdent pas le capital) à se mettre au service de celui-ci. Le prolétaire vend sa force de travail : cela signifie que le capitalisme tend à le réduire à un moyen de production. Aucun prolétaire n’accepte cette aliénation. Il ne réduit pas ses capacités à une force productive qui serait à vendre, ni ne considère son temps libre comme celui qui devrait être utilisé à la reproduction de cette force de travail. Comme tout homme, il aspire à développer ses capacités et à avoir du temps pour la création et les loisirs. Dans le cadre du capitalisme, la valeur des marchandises ne se mesure selon le temps de travail social incorporé que pour autant que le travailleur est aliéné (réduit à sa force de travail). Par conséquent, cette valeur/travail n’est pas une donnée naturelle qui serait la résultante de l’aspiration de chacun à économiser son temps de travail, comme on le lit parfois, mais un produit de la société capitaliste progressivement apparu avec elle et destiné à s’éteindre progressivement après son dépassement.

Puisque le prolétariat est un des pôles de la structure sociale générée par le rapport social de production capitaliste et non à proprement parler une classe sociale, il se comprend aisément qu’il y ait à ce pôle des individus qui ne trouvent pas leur place dans les classes sociales productives. Ces prolétaires très précaires, ces marginaux laissés hors de la structure sociale et vivant d’expédients, forment ce qu’on appelle le lumpenprolétariat. On ne peut que s’étonner de voir quelqu’un comme Jacques Rancière considérer que la notion de lumpenprolétariat ne recouvre rien de tangible. Il est pourtant quasiment inévitable que dans un rapport social polarisant comme le rapport de production dans la société capitaliste, il se trouve un certain nombre d’individus qui ne trouvent pas leur place (voir mon article du 4 mars 2014). Rien là-dedans ne devrait étonner ou poser problème.

image 3Cette situation n’est d’ailleurs pas propre au rapport social de production. Le rapport social de sexe, formé autour de l’enjeu de la reproduction, fait apparaitre une situation analogue. Un certain nombre d’individus ne parviennent à se retrouver ni dans le groupe des femmes ni dans celui des hommes. Ce sont les « transgenres » et autres groupes dont l’idéologie dominante fait actuellement très grand cas dans ses efforts pour brouiller la polarisation en masculin et féminin et remettre en cause la légitimité de cette structure sociale (ceci sous prétexte de libération et d’égalité et avec pour effet de subvertir toute compréhension des structures sociales).

Certains auteurs anglophones (Andre Gunder Frank et Paul Baran) utilisent aussi l’expression « lumpenbourgeoisie » pour caractériser les élites sociales des pays colonisés. Cette appellation ne convient pas dans le cadre d’une conception correcte du rapport de production, car cette bourgeoisie soumise à la domination coloniale trouve sa place dans le rapport social de production (même si elle se trouve sous la domination de ses pairs de la société colonisatrice). Elle forme une classe spécifique et non un ensemble d’individus laissés hors des structures sociales générées par le rapport social de production.

Ainsi, dès qu’on a une conception claire de ce qu’est un rapport social, il apparait que les concepts de prolétariat, lumpenprolétariat, classes, mode de production, rapports de production, ne peuvent se comprendre que l’un par l’autre. On ne peut pas concevoir ce qu’est le prolétariat sans comprendre ce qu’est un mode de production et plus spécifiquement ce qu’est le mode de production capitaliste. Et il n’est pas possible de comprendre ce qu’est un mode de production sans savoir ce qu’est un rapport social et sans connaitre les phases de développement des forces productives et des rapports de production qui leur sont liés. Or, tout cela manque dans le travail d’Immanuel Wallerstein, c’est pourquoi il ne m’a pas paru une base de discussion intéressante.

La faiblesse des concepts utilisés par Immanuel Wallestein n’est pas sans conséquence. Ainsi, il fait de l’échange inégal une des caractéristiques des systèmes monde modernes, ou « économies mondes » (c’est-à-dire des ensembles de nations, d’économies mutuellement dépendantes qui sont en relation d’échange et d’exploitation les unes avec les autres) et il présente cela comme une découverte. Mais cet échange inégal n’est une découverte que pour lui. Cette idée figure déjà chez Lénine dans « impérialisme stade suprême du capitalisme ». Elle trouve sa source chez Marx dans l’analyse de la péréquation des taux de profit. En revanche I. Wallerstein ignore complétement la notion d’impérialisme (fondamentale dans le marxisme) qui explique la nature de l’échange inégal dans le cadre du capitalisme monopoliste. Il y substitue la description des luttes d’influence, des luttes pour l’hégémonie, entre États centraux et États périphériques ou intermédiaires (6). Il dit bien que le capitalisme est un « système historique » mais ne dit rien de ses phases et de la logique de leur succession, de ses crises et de leur influence sur les modes de gestion.

Immanuel Wallerstein semble découvrir que le capitalisme cohabite avec d’autres modes de production. Il critique Marx bien à tort sur ce point car si Marx a développé le concept de capitalisme à partir de l’exemple de la Grande Bretagne de son époque, il a bien vu que toute société inclut des éléments des modes de production passés et des prémices du développement du mode de production futur qui doit lui succéder. C’est la base du concept de formation économique et sociale.

Le développement du concept de capitalisme était et est toujours un préalable à l’analyse des sociétés et de leurs relations. Ce n’est que dans la mesure où nous disposons, grâce au travail de Marx, d’un concept clair du capitalisme que nous pouvons analyser le fonctionnement de nos sociétés et la nature des relations internationales. Nous pouvons en particulier comprendre ce qu’est véritablement la mondialisation et ne pas nous laisser enfermer dans la conception purement descriptive et apologétique qui nous est servie quotidiennement (voir à ce sujet la série de mes articles du 18 au 24 novembre 2013).

Enfin, Immanuel Wallerstein soutient que l’accumulation primitive décrite par Marx se poursuit actuellement. C’est introduire la confusion dans cette notion. Personne ne contexte que le capitalisme, lorsqu’il s’introduit dans une société, a un fort pouvoir désintégrateur, ni qu’il est un mode de production prédateur. Seulement, si les mécanismes de prédation propres à l’impérialisme sont souvent analogues par certains aspects à ceux de l’accumulation primitive, ils n’ont aucune raison d’être qualifiés de primitifs.

La faiblesse conceptuelle des idées d’Immanuel Wallerstein trouve son origine, semble-t-il, dans une peur de la critique qui s’exprime clairement dans sa définition du capitalisme. Celle-ci commence ainsi : « Capitalisme : ce terme n’est guère apprécié dans le milieu universitaire, car il est associé au marxisme, bien que dans l’histoire des idées cette association ne soit, au mieux, que partiellement vraie ». Il est navrant de voir ainsi un leader du mouvement altermondialiste, céder devant le terrorisme intellectuel qui voudrait qu’on rejette un concept sans examen dès lors qu’il est marxiste, ou à tout le moins qu’on le vide de sa substance. Cette timidité a un coût : le renoncement à se doter d’un concept sérieux de capitalisme ne permet pas d’envisager un dépassement de ce monde de production. Ainsi Immanuel Wallerstein, dans ses derniers écrits, en arrive à soutenir qu’il n’est pas possible de prévoir une sortie du capitalisme. La forme, comme l’aboutissement de cette sortie, ne pourraient pas être anticipés parce qu’ils seraient en fait aléatoires. D’où l’impossibilité de doter le mouvement altermondialiste d’objectifs précis et d’un programme constructif.

1 – Lénine dans La maladie infantile du communisme : « Le capitalisme ne serait pas le capitalisme si le prolétariat « pur » n’était entouré d’une foule extrêmement bigarrée de types sociaux marquant la transition du prolétaire au semi-prolétaire (à celui qui ne tire qu’à moitié ses moyens d’existence de la vente de sa force de travail), du semi-prolétaire au petit paysan (et au petit artisan dans la ville ou à la campagne, au petit exploitant en général); du petit paysan au paysan moyen, etc. ; si le prolétariat lui-même ne comportait pas de divisions en catégories plus ou moins développées, groupes d’originaires, professionnels, parfois religieux, etc. « 

2 – sur l’axe qui va du prolétariat à la bourgeoisie, on peut distinguer les classes selon le degré de l’exploitation qu’elles subissent : d’abord ceux auxquels l’extraction de la plus-value ne laisse que le nécessaire pour renouveler leur force de travail, puis ceux qui sont souvent exploités  plus encore que les premiers  en pourcentage de la richesse qu’ils créent mais qui reçoivent néanmoins de quoi mener une vie aisée (cadres et ingénieurs dirigeants)   , enfin ceux qui ne possèdent aucun moyen   de production mais à qui leur lien avec la bourgeoisie assurent une situation de super consommateurs (classe consommatrice selon M. Clouscard). Vient ensuite ceux qui possèdent des moyens de productions modestes etc. On passe alors au pôle bourgeois de l’axe.

Rappelons aussi que les rapports sociaux de production et de sexe ne sont pas nécessairement les plus directement perçus dans les sociétés. Chaque société se structure aussi selon différents états liés à leur histoire : noblesse/roture, tribu, race, caste (Inde), religion. Ces états créent des appartenance souvent plus fortes et plus évidentes pour les individus que les appartenance de classe ou la solidarité de sexe. Elles créent plus directement un sentiment d’appartenance à une communauté.

3 – Toute définition et plus encore tout concept correctement développé ne sont possibles que pris dans leurs rapports à d’autres concepts avec lesquels ils forment un ensemble rationnel. Cela a été exposé dans mon article du 30 septembre 2014 « la philosophie comme rapport au monde ».

4 – d’où l’importance de l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie symbolisée par la faucille et le marteau.

5 – et c’est ignorer que le salariat ne s’est développé que lorsque le capitalisme est arrivé à maturité et que la classe ouvrière a pu l’imposer.

6 – le transfert de valeur dans l’échange inégal reste confus chez I. Wallerstein car il refuse la notion de plus-value. Il définit celle-ci ainsi : « ce terme a un lourd héritage de controverses, voire de débats obscurs. Il n’est employé dans cet ouvrage que pour désigner le profit réel obtenu par un producteur, qu’il peut malgré tout perdre à travers l’échange inégal ». Une nouvelle fois se manifeste ici la crainte des « controverses » et le repli sur un concept inconsistant. En effet I. Walllerstein considère la plus value capitaliste comme le produit de la différence entre prix de vente et prix de production ; il la réduit à son apparence première dans l’échange monétaire. Autrement dit, il considère que les marchandises sont vendues au-dessus de leur valeur, idée dont Marx a démontré l’absurdité (dans des pages qui ne sont obscures que pour qui ne veut pas comprendre).

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La fausse tolérance

image 1Dans un article déjà ancien, j’ai écrit de la liberté qu’elle était « Pour l’individu humain, …. ce pouvoir et cette maîtrise exercée sur le cours de son destin dans le cadre de ce que lui permettent les relations sociales ». C’est très bien dit et je m’en félicite ! Mais cela ne va pas encore au fond des choses. J’ai ajouté que cette liberté doit se faire sociopolitique et se traduire en droits politiques et civiques. Il ne suffit pas que les moyens de s’éduquer soient là, ni même que soit affirmé un droit à l’éducation. Il faut encore que ce droit fondamental soit mis en œuvre par le droit positif. Avoir des droits est un élément essentiel de la liberté.

Mais encore faut-il en faire usage et les accorder effectivement à tous de telle façon qu’ils en fassent effectivement usage : Or, un autre degré de la liberté est souvent inaperçu. C’est celui qu’ouvre ou le plus souvent que ferme l’idéologie, celui qu’on atteint quand on surmonte les pièges tendus par les idéologies diffusées par les pouvoirs (autrefois par les religions) : celui où l’on exerce ses droits et travaille à son émancipation. C’est le plus difficile, car un ennemi insidieux est là qui se dresse contre le droit, qui incite à y renoncer : c’est une force séductrice qui détourne ses victimes de l’exercice de leurs prérogatives, qui les pousse à adopter les comportements qu’on leur donne en exemple et les idées qu’on leur distille. Où est cet ennemi ? Mais! Il est là devant vous vêtu de tolérance, d’humanisme et bons sentiments. C’est une idéologie qui s’avance masquée : la fausse tolérance.

Des millions de gens ont vu le film « intouchables ». Ils ont ri car ils ont bon cœur : quoi de plus émouvant que cette amitié qui lie deux exclus ? Ils ont ri alors qu’ils auraient dû hurler. Ils se sont laissé prendre au piège de la fausse tolérance, et tout y passe :

La première cible de la moquerie est celui qui travaille pour gagner sa vie. Celui qui a appris un métier et l’exerce avec compétence et dévouement mais aussi en faisant valoir ses droits. Sous la satire, c’est l’insulte qui pointe : les auxiliaires de vie professionnels sont des besogneux, méprisables et stupides. Y a-t-il dans le film un seul travailleur qui soit présenté comme un personnage positif ? Y a-t-il un seul travailleur qui ait des droits et les exerce ? Non, le jardinier et la cuisinière du riche paraplégique sont des nigauds. Ils sont disponibles jour et nuit ; s’ils se permettent une sortie un dimanche, ce n’est pas parce que c’est leur jour de congé mais parce que le jeune » black », héros du film et modèle proposé, a fait ce qu’il fallait pour les déniaiser un peu.

La seconde cible, c’est l’éducation. A quoi bon apprendre un métier, la débrouille suffit. A quoi bon se cultiver : la culture de la rue vaut bien celle des salons… Notre sympathique jeune black est un danseur hors pair (forcément). Sa musique est bien meilleure que celle des rabats joie qui vont se montrer à l’opéra ou qui, en parfaits faux-culs, écoutent sagement un orchestre de chambre, assis sur leur petite chaise. Un air de zouk vaut toute la musique de chambre (dont le film nous fait un inventaire aussi rapide que caricatural : les quatre saisons, les valses de Vienne etc.)… La peinture moderne n’est que supercherie. Il n’y a rien à y comprendre et à y connaître : en trois coups de pinceaux, le jeune black produit une œuvre qui se vend sans difficulté. L’art, ça se vend ou ça n’existe pas.

A quoi bon la culture donc. D’ailleurs, en matière de psychologie, la méthode » banlieue » est la meilleure. La fille du riche paraplégique est malheureuse et pense au suicide : une bonne claque et ça repart. Les psy et autres docteurs peuvent fermer leur cabinet. Je sais bien que j’exagère quand je parle de claque : il ne s’agit que d’une brusquerie. Une vraie claque aurait cassé l’ambiance. Le scénariste est bien trop habile pour faire une pareille erreur, il reste dans le symbolique et la juste mesure. Son héros ne se montre violent que là où le blâme ne risque pas de l’atteindre. Ainsi dans les relations avec les voisins indélicats. Là, les relations sociales n’exigent aucun savoir-faire, ni courtoisie ni connaissance du droit : un gêneur se gare mal et dérange : le « black » vous règle ça à sa manière en un rien de temps, sans hypocrisies et sans discussions inutiles. Pas la peine non plus de s’encombrer de compassion et de solidarité : le jeune black traite son patron sans ménagement. Il rit de toutes ses dents comme le bonhomme Banania devant ce corps de pantin à qui il faut mettre des bas de contention. Le patron apprécie ces rapports francs et sans tralala.

Le parapente est un sport de riche. Le jeune black ne veut pas le pratiquer. Il n’a peur de rien sauf de se risquer dans les airs. Il n’a pas passé le permis de conduire et conduit mieux que tout le monde. Il fait du 180 en plein Paris : être un chauffard, c’est cool et c’est un sport à risque à la portée de tous. La question du cannabis aussi est évoquée. Les deux « exclus » fument quelques joints. On sait qu’il est de bon ton d’être très libéral en cette matière dans les milieux « jeunes et branchés ». L’ivrognerie est vulgaire, c’est un vice populaire tandis que le joint vous met du côté des artistes et des minorités.

La morale est claire : soyez contents d’être à votre place. Soyez contents de ce que vous êtes. Complaisez-vous dans votre médiocrité : nous sommes tolérants et nous l’appellerons votre culture. Nous gardons notre musique, nos arts, nos manières. Gardez les vôtres. N’essayez pas de vous élever, de vous cultiver. Pour mieux vous maintenir dans votre condition, nous étalons notre tolérance.

image 2Plus tolérant que les auteurs de ce film, tu meurs. En matière de sexe, ils sont tolérants, forcément. La gouvernante est gouine. Le film nous le fait savoir car il est important qu’on sache qu’il n’a pas de problème avec « ça ». (Il faudrait faire le décompte du nombre de films où un personnage homosexuel est là seulement pour faire passer ce message). Les homosexuels sont une « minorité » et on soutient toutes les minorités qu’elles soient GTBL ou autre. Peu importe la somme de misère psychologique que cela recouvre parfois. La « visibilité » est censée y remédier (n’y croit que celui qui veut y croire). Et puis, si on y réfléchit, une gouvernante homosexuelle est parfaire : c’est pour cela qu’elle est une bonne gouvernante : qui voudrait d’une gouvernante mariée et mère de famille ? Le jeune black est un queutard obsédé par les femmes blanches, forcément. Il ne parvient pas à ses fins (il y a une limite qu’il ne faudrait pas franchir)… Le luxe, une immense et veille fortune font d’un paraplégique un homme séduisant : qui pourrait bien avoir un problème avec ça ? L’argent est bien là où il est. Il n’y a rien à discuter là-dedans. D’ailleurs ce qui lie le riche paraplégique à sa jeune et belle conquête, c’est leur amour commun pour la poésie. Le reste n’est que mauvaises pensées.

On pourrait, en effet, m’objecter que toutes ces critiques viennent d’un esprit mesquin qui ne voit que le mal. L’histoire, reprise du réel, est celle d’une rencontre aussi brutale qu’improbable entre deux condamnés a priori à s’emmurer dans leurs ghettos sociaux respectifs d’une part et la victimisation d’autre part. Un coup de foudre transforme leurs impasses réciproques en dignité. Deux braves franchissent le gué en osant l’amitié. Ils créent un cadre nouveau. Il faut être un médiocre pour cracher là-dessus. Mais je ne crache pas là-dessus. Qui ne voit que cette « rencontre » risque de nous faire oublier les nécessaires solidarités qui doivent unir non des personnes mais doivent traverser le corps social. La prise en charge des exclus ne doit pas être affaire de bons sentiments mais de solidarité organisée, de prise en charge sociale. La vraie dignité n’est pas dans la charité, fut-elle réciproque, mais dans la solidarité qui, elle, est toujours réciproque.

On peut m’objecter aussi qu’il est faux de dire que le film ne présente aucune image positive de travailleur. On voit bien que la mère du jeune Driss trime pour gagner sa vie et n’est nullement caricaturée. Elle élève dignement cinq enfants. Seulement, elle représente ici, encore une fois, les « minorités ». Le rejet des travailleurs, et plus particulièrement de la classe ouvrière jugée réactionnaire et bornée se corrige par une mise en valeur de la personne de l’immigré et surtout du « sans papiers ». C’est tout le ressort des propositions du cercle de réflexion social-démocrate Terra Nova dans un rapport resté célèbre.

Le film « intouchable » est un hymne à la tolérance; mais quelle tolérance ? Sa tolérance, on l’a compris, nous dit : chacun dans son monde, laissez-nous notre luxe, notre culture, notre fortune, complaisez-vous dans la culture de la rue. Elle est faite pour vous. Elle est le rempart qui nous préserve. Ne demandez pas plus. Vous êtes libres mais : votre liberté, renoncez y volontairement.

image 3Un autre film illustre bien cette fausse tolérance dans les rapports sociaux. Je pense au film britannique du réalisateur Mike Leigh « another year ». C’est une comédie dramatique, amère, démoralisante, aux personnages peu sympathiques : un couple heureux autour duquel gravitent des « amis » esseulés et égoïstes en mal d’affection et de reconnaissance.

Cependant, son bonheur, ce couple âgé, le doit d’abord à sa position sociale ; Tom et Gerry semblent n’en avoir absolument pas conscience. Ils appartiennent à cette couche sociale salariée intégrée à la bourgeoisie. Elle est psychologue, il est géologue. Ils ont de bons revenus et vivent dans une banlieue cossue près de Londres. Dans l’Angleterre libérale, fortement inégalitaire, les jardins ouvriers sont devenus le luxe et le supplément d’âme des mieux lotis, de ceux qui sont à la fois à l’aise financièrement et éduqués. Tom et Gerry ont donc un petit jardin qu’ils entretiennent paisiblement. Ils ne voient pas qu’ils sont des privilégiés. Leur bonheur, pensent-ils, ils le doivent à leur sagesse. Cette sagesse n’est qu’un égoïsme aveugle.

Une collègue de Gerry, secrétaire dans le centre médical où elle travaille, se veut son amie. Cette pauvre Mary accumule les déboires sentimentaux et noie son désespoir dans l’alcool. Elle est mal logée, mal informée ; elle imagine que l’achat d’une petite voiture rouge va changer sa vie. Kent, un vieil ami de Tom, craint plus encore la solitude de la retraite que l’humiliation au travail. Il noie ses frustrations dans l’alcool.

Tous les éclopés qui cherchent un peu de réconfort chez Tom et Gerry se réfugient dans l’alcool. Le couple ouvre pour eux de bonnes bouteilles avec une libéralité condescendante et les écoute sans véritablement les aider. Il est tolérant, admirablement tolérant !

Je ne vais pas tout raconter. Il faut laisser le spectateur découvrir le film et se forger sa propre compréhension. Mais tout cela est clair pour qui sait voir. On y apprend que ce qu’on devrait savoir déjà : dans un monde où l’égoïsme aveugle domine, les difficultés personnelles ne sont comprises que comme des troubles psychologiques et ne trouvent pas d’issue. On est d’autant plus tolérant avec elles, qu’on ne veut pas voir les problèmes sociaux. Un esprit large cache un esprit étroit : large quand il renvoie chacun à ses difficultés avec sa bénédiction, mais fermé à l’idée qu’il faudrait changer la société pour changer la vie des plus démunis, (car cela risquerait de réduire ses privilèges).

Le principe – Jérôme Ferrari

image 1Voilà un roman au sujet des plus improbable : la physique quantique et plus précisément le principe d’incertitude formulé par le physicien allemand Heisenberg. Je me garderais bien de tenter d’expliquer en quoi consiste ce principe. Il suffit de savoir qu’il repose sur une conception philosophique positiviste qui ne considère comme existantes que des grandeurs observables. Il s’oppose à la conception matérialiste du suédois Schrödinger dont la théorie conserve le réalisme des « ondes particules » et surtout au ferme matérialisme d’Einstein. L’horizon de la controverse entre ces savants est la formulation d’une théorie unifiée de la matière (l’unification de la gravitation et de l’électromagnétisme). Cette « grande unification » reste à faire. Elle exige une description de la matière qui rende compte de la relation onde/particule à laquelle la science n’est pas encore parvenue.

Beaucoup d’idéologie brouille la compréhension à laquelle les non-spécialistes (c’est-à-dire quasiment tout un chacun) peuvent parvenir. La représentation de l’atome de Démocrite, qui nous est si familière, est devenue insoutenable. La connaissance de la matière devient de plus en plus médiate et s’exprime à travers des formalismes abstraits. D’où ce grand cri, formulé dès le début du 20ème siècle, et dont l’écho n’a cessé de s’amplifier : « la matière disparait, il ne reste que des équations ». Le positivisme savant tel que celui de Heisenberg ouvre ainsi la voie au spiritualisme. Et derrière le spiritualisme pointe le fidéisme et son usage politique. On sait que Lénine avait dès 1908 perçu ce glissement et l’avait combattu en publiant son ouvrage « matérialisme et empiriocriticisme ».

Le roman de Jérôme Ferrari n’aborde aucune de ces questions. C’est normal puisque c’est un roman. Il tranche tout de suite dans le sens du fidéisme. Il évoque la rencontre entre le très jeune Heisenberg et un mathématicien nommé Lindermann pour lequel tout ce qui n’était pas pures mathématiques n’avait aucun intérêt et ne méritait que mépris. Et, depuis la position transcendante du narrateur, il lui dit : « au fond, vous-même n’avez jamais cru en la matière ». Ce qui après un passage par la conception platonicienne du monde à partir de formes primordiales (le Timée), il tranche : « ce qui compose la substance du monde n’est pas matériel » … pour aboutir plus loin à « parce que les choses n’ont pas de fond » (répété deux fois).

image 2Il est vrai que cette philosophie (ou plutôt cette idéologie), qui affirme que « peu importe que tout soit mensonger », forme une excellente trame pour un roman. Le grand souci de Jérôme Ferrari était surtout de ne pas faire une biographie (tout en respectant la réalité des faits avérés). Il s’agissait de se donner un monde où, sinon les faits, du moins leur sens est indécidable, où ils sont toujours, sous quelque angle, mensongers. Les faits ne sont d’ailleurs que des événements et même selon certaines formulations d’Heisenberg des « potentialités ». C’est la conception de Wittgenstein pour qui « le monde est la totalité des événements, non des choses ». Ces événements le narrateur les perçoit depuis sa position non pas subjective mais relative. Il les interroge. Il s’adresse à Heisenberg depuis un autre temps, une autre vie, un autre monde, non dans leur suite mais comme des bouffées d’images qui lui arrivent. Il s’agit d’autant de « situations » ou de scènes entrevues comme à travers un brouillard, saisies par les traces laissées dans les écrits d’Heisenberg ou dans les témoignages des acteurs, tout comme l’événement quantique se manifeste dans le brouillard de la chambre de Wilson sous la forme d’une trace qu’il faut tenter d’interpréter mais qui ne forme que faussement une unique trace (c’est une suite de quantas d’action).

Il faut quand même faire ici une remarque : ce roman est d’autant moins une biographie qu’il gomme ou qu’il omet toute une partie de l’activité Heisenberg – son activisme philosophique. Comme savant, dans son activité pratique, Heisenberg ne peut pas nier que le monde s’impose à lui. Son spiritualisme est ambigu. Il prend la forme d’un énergétisme. Il considère que l’univers est composé exclusivement d’énergie. Contre Einstein, il utilise l’équivalence masse énergie pour réduire la matière à l’énergie : « Étant donné que la masse et l’énergie sont, selon la théorie de la relativité, substantiellement les mêmes concepts, nous pouvons dire que les particules élémentaires sont constituées par de l’énergie. Cela peut être interprété comme définissant l’énergie en qualité de substance primordiale du monde ». D’où il tire la conclusion très osée que notre époque « est tombée d’accord définitivement avec Platon ». C’est l’oubli de tout cet aspect de l’activité intellectuelle d’Heisenberg qui permet à Jérôme Ferrari de déclarer indécidable la compromission d’Heisenberg avec le nazisme. Un Heisenberg à la pointe du combat philosophique contre le matérialisme n’aurait pas pu se concilier avec la naïveté et l’idéalisme moral qui l’aurait amené, contre toutes les mises en garde, à rester en Allemagne et à s’y occuper à la mise au point d’un « réacteur nucléaire ». L’indécidable du sens de ce refus de partir était nécessaire à un roman illustrant le principe d’incertitude. Seulement il est obtenu au prix d’une décision prise mais non dite : celle de gommer le polémiste pour faire d’Heisenberg un jeune homme plein de fougue mais bien naïf.

Tout cela peut être déroutant pour un esprit non préparé, pour celui qui ne saurait pas que Heisenberg n’était pas seulement un grand physicien mais, à sa manière, un philosophe ou un idéologue en guerre contre le matérialisme. Il se voulait « loin du simple point de vue matérialiste qui a prédominé dans les sciences de la nature, pendant le XIXème siècle ». Il considérait ce matérialisme comme « métaphysique » c’est-à-dire qu’il lui retournait le compliment et le pourfendait ainsi : « le réalisme métaphysique va encore plus loin que le réalisme dogmatique, en disant que les choses existent réellement ». Un monde qui serait la création de notre esprit, ou (pour le scientifique) de nos instruments, est tout à fait le monde du romancier. Dans ce monde il peut s’adresser à Heisenberg, le voir et le faire voir par-delà le temps et l’espace puisque temps et espaces ne sont que l’illusion forgée par l’esprit.

L’observation des traces laissées dans la chambre de Wilson, leur furtive discontinuité, conduit Heisenberg à rejeter l’idée même de causalité (mais avec beaucoup d’obscurité). Le philosophe Wittgenstein lui emboite le pas sans hésiter et affirme tout de go que c’est une « superstition » que d’accepter l’existence de relations causales. La causalité n’est pas « une loi mais la forme d’une loi ». De la non-prédictibilité (ou plutôt de la prédictibilité seulement statistique ou probabiliste) il saute sans hésiter à la contingence. Du fait qu’on ne peut pas mesurer simultanément deux grandeurs qui ne commutent pas entre elles, il passe à l’idée qui a été exprimée ainsi « la particule dans son mouvement n’est pas soumise à la causalité » puis au rejet de l’idée même de causalité. C’est du pain béni, encore une fois, pour le romancier qui peut s’abstenir de tout jugement, qui se refuse à inférer d’une suite d’actes une intention, un sens. Mais le fidéisme n’est pas loin. Il est même en exergue en première page du roman sous la forme d’un fragment d’Héraclite : « Le maître dont l’oracle est à Delphes ne dit rien, ne cache rien – mais il fait signe ». C’est sous une forme littéraire le retour de l’au-delà que Wittgenstein ne s’embarrassait pas à nommer mais qu’il indiquait ainsi : « la raison du monde se trouve en dehors du monde ».

image 3Le reste n’est que littérature mais bonne littérature. Toute la force du roman de Jérôme Ferrari est dans sa construction faite pour montrer toute la profondeur philosophique du principe d’incertitude. Il reprend « position » et « vitesse » comme pour cerner son objet sans l’éclaircir. Il s’agit d’en faire un objet indécidable qui passe du jeune homme à l’homme prématurément vieilli sans que le passage puisse être saisi, sans que l’un efface l’autre. Son objet (Heisenberg) passe sans transition de celui qui ne se soucie que de la beauté des paysages de la mer du nord à celui qui ruse avec ceux qui voudraient le confondre. Cela permet de jouer avec l’attrait des situations ambigües, avec tout ce monde qui s’agite en marge, fait d’espions et de mouchards qui gravitent autour d’Heisenberg soit pour le confondre soit pour tenter de le tirer vers un camp ou l’autre. Est évoquée aussi la « rose blanche » à quoi semble se réduire la résistance allemande sans que le lien avec Heisenberg puisse être fait (il n’existait pas !).  L’objet se referme sur son incertitude.