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L’âme : stature, voix, vêtement (1)

image 1Chez Homère, l’homme grec au moment de la mort ne semble pas avoir souci de son âme mais de son corps. Alors qu’Achille commence à le dépouiller de ses armes, Hector, dont il a transpercé la gorge, le supplie : « par ton âme et tes genoux, par tes parents, ne laisse pas les chiens me dévorer près des vaisseaux achéens ! ». Ce qui l’angoisse c’est que sa dépouille mortelle sera au pouvoir de son meurtrier, qu’il ne recevra peut-être pas les hommages funèbres qui lui permettraient de trouver sa place dans l’Hadès. Il en appelle aux qualités d’Achille (son âme et ses genoux). L’âme ici c’est le souffle qui anime Achille, c’est sa vaillance, c’est l’énergie qui lui permet d’animer ses genoux et ses « pieds rapides ». Hector n’attend pas de pitié. Il espère en la générosité et la fierté d’Achille, en sa noblesse.

Au moment de la mort d’Hector « son âme, s’envolant de ses membres, [va] chez Hadès ». Elle est donc bien l’énergie qui animait « ses membres » et non un esprit qui se libère de la prison de chair pour accéder à une réalité supérieure. Elle est chassée du corps et va chez Hadès « déplorant son sort, laissant la virilité et la jeunesse ». Elle ne s’élève pas mais chute, elle ne s’ouvre pas à une réalité supérieure mais perd ses qualités et sa substance. La mort ne la rapproche pas du divin.

C’est pourtant à l’instant de sa mort qu’Hector a des pouvoirs de divination. Il prophétise et les derniers mots qu’il adresse à Achille lui annoncent sa mort : « les dieux […] Pâris et Phébus Apollon, tout noble que tu es, te perdront près de la porte Scée ». Hector en mourant participe au sacré mais seulement dans un ultime éclair après lequel ne vient qu’un spasme corporel. C’est comme s’il brûlait toute son énergie dans une fulgurance. Après il s’éteint. Pour chacun des héros à l’instant de la mort, Homère décrit le dernier spasme, le moment où le corps cesse d’être animé. S’il est debout les genoux du héros se désunissent, s’il est couché une ombre voile son regard, comme s’il était soudainement débranché. Son corps perd l’énergie qui l’animait. Il n’est plus qu’un corps mort.

Tout ce qui concerne la mort, à l’exception de l’ultime moment de conscience vivante, est affaire du corps. En conséquence, ce sont les égards accordés au corps qui décideront de la destinée dans l’au-delà. Il n’y a ni jugement, ni châtiment, seulement un destin dont les proches et la collectivité sont responsables. La cérémonie funèbre décide de ce qu’il adviendra du défunt. Dès lors, il nous faut, pour comprendre comment les grecs Homériques, concevaient l’âme, écouter comment Homère en parle et comprendre comment l’organisation des funérailles pouvait assurer sa destinée. L’apparition de l’âme de Patrocle et la visite d’Ulysse aux enfers nous diront ce qu’il en est de l’âme. Nous verrons ensuite ce qui dans les funérailles assure l’entrée dans l’Hadès. Nous suivrons donc les funérailles de Patrocle et d’Hector. Ce sont des funérailles exceptionnelles qui devraient révéler les valeurs qui soudent la collectivité.

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Ce qui est l’objet des funérailles, c’est le corps évidemment mais ce qu’il s’agit de préserver d’un destin funeste, c’est ce que nous appellerons l’âme tout en ayant conscience que ce mot est complètement investi pour nous de représentations chrétiennes. Il faut d’abord écarter ces représentations pour voir ce que c’est que l’âme pour un grec homérique.

Après la mort, l’âme n’est que le reflet du corps. Elle est comme un hologramme qui donne à voir le corps. Plus précisément encore l’âme est la conscience du mort en tant que celui-ci est « ombre » c’est-à-dire corps non substantialisé. Ainsi l’âme de Patrocle lui ressemble ; elle est « toute semblable à lui par la taille, les beaux yeux, la voix même ; pareils aussi étaient, sur son corps les vêtements ». Elle est comme une image effacée du corps mais elle n’est pas véritablement décrite, pas plus que ne l’était le corps vivant. Homère ne fait à aucun moment le portrait ses personnages. Il n’indique selon les situations que ce qui les met en valeur ; principalement : la taille, la voix, le vêtement. Il faut faire l’hypothèse que la mention des « beaux yeux » est inhabituelle et qu’elle signale la force du lien qui attachait Achille à Patrocle.

La taille est, en revanche, un attribut usuel de l’âme. Elle est, dans l’Iliade et l’Odyssée, un des éléments essentiels de la personnalité. Par conséquent, elle se retrouve naturellement comme la première caractéristique de l’âme. Une haute stature, des épaules larges sont la marque de la noblesse. Même quand les signes de l’opulence sont absents, elle est la preuve de la noblesse. Celle-ci ne consiste pas dans la richesse mais dans des qualités personnelles ; elle appartient à type d’hommes et se transmet par la naissance. Ainsi au chapitre XXIV de l’Odyssée, Ulysse dit à Laërte son père, duquel il ne s’est pas fait reconnaître : « rien en toi n’annonce un esclave, ni la stature ni l’aspect : tu aurais plutôt l’air d’un roi. » Ulysse lui-même, chaque fois qu’il se fait reconnaître, se trouve soudain plus grand et plus large d’épaules. Ce n’est pas le miracle d’un homme qui change d’aspect qui le fait reconnaître mais comment il est transformé, comment il est grand et fort. Au chant XVIII de l’Odyssée quand Ulysse se bat contre le mendiant Iros, Homère note : « Il troussa ses haillons sur sa virilité, montrant de belles grandes cuisses, et l’on vit ses larges épaules, sa poitrine, ses bras puissants ; car Athéna s’était approchée ». La puissance physique, la haute taille, la poitrine large, sont comme des grâces divines. Elles ne sont pas vues comme des avantages naturels fortuits et qui n’impliqueraient aucun mérite personnel. Elles appartiennent à l’âme autant qu’au corps. Le corps se modèle plutôt sur l’âme. Une âme vile donnera un corps sans qualités. Ainsi, Thersite au chant II de l’Iliade est un homme vil. Il n’est pas noble et cela se voit jusqu’à la caricature. Homère le présente ainsi : « il était le plus laid des hommes venus devant Ilion : louche, boiteux d’une jambe, la poitrine creuse entre des épaules voûtées ; là-dessus une tête pointue, où végétait un rare duvet ».

Il a aussi une voix aigüe et intervient dans l’assemblée en « criant très fort ». En effet, la voix aussi caractérise l’homme. Ménélas qui est puissant et Diomède qui est vaillant sont dits « bons pour le cri de guerre ». Dans sa traduction Philippe Jaccottet emploie le mot « vociférateur ». Cela indique encore plus clairement qu’ils ont une voix puissante, capable de s’imposer dans l’assemblée ou d’entraîner leurs guerriers au combat. Au chant XIX de l’Iliade Talthybios, l’officiant du sacrifice, est dit « semblable à un dieu pour la voix ». Les vieillards de Troie, qui avec Hélène, assistent au combat du haut des remparts, n’ont pas la voix forte mais ils l’ont mélodieuse : « L’âge les éloignait du combat, mais ils parlaient bien, semblables à des cigales qui, dans les bois, posées sur un arbre, font entendre une voix claire comme le lis ». Les hérauts qui haranguent eux-aussi un grand nombre d’hommes ont seulement la « voix claire ». Ils sont des gens estimables mais non nobles.

image 2Enfin, les vêtements aussi font l’homme et ils se retrouvent par conséquent dans l’âme. Ils sont la marque du statut social et ont souvent une valeur symbolique. Homère insiste sur leur splendeur. Ainsi au chant X, le vêtement d’Agamemnon est décrit en quelques vers : « il passa sur sa poitrine une tunique, sous ses pieds brillants attacha de belles sandales, autour de lui jeta la peau rouge d’un grand lion fauve, qui lui tombait jusqu’aux pieds ». Chaque détail dans cet accoutrement est symbolique ou signe manifeste de noblesse. Les pieds sont « brillants », les sandales « belles » et surtout cette peau de lion indique à la fois la majesté et la force. Ce lion est grand et puissant comme celui qui le porte, sa fourrure est rouge ce qui indique la violence. Il est fauve, c’est-à-dire indompté. Plus loin dans le texte, c’est Nestor qui s’habille. Il est puissant mais de rang inférieur à Agamemnon et ne porte donc pas de peau de lion : « Nestor couvrit sa poitrine d’une tunique, sous ses pieds brillants attacha de belles sandales, autour de lui agrafa un manteau pourpre, double, ample, dont la laine bourrue frisait ». Son manteau est pourpre, ce qui est le symbole du pouvoir (et le sera encore à Rome) ; il est luxueux, donc preuve d’un statut social supérieur, car il est « double » et « ample » mais il n’est que de laine.

image 3Au chant XXIII de l’Odyssée, la reconnaissance d’Ulysse passe par le vêtement. Alors qu’il a passé l’épreuve, (bandé son arc), et qu’il a massacré les prétendants, il ne peut pas encore être reconnu par Pénélope et l’accepte : « parce que je suis sale et couvert encore de haillons, elle ne peut me respecter ni croire que c’est moi ». Il lui faut de la splendeur pour se faire reconnaître ; il dit à Télémaque : « je vais te dire donc ce qui me paraît le meilleur. Tout d’abord, lavez-vous et revêtez vos capes ; dites aux femmes du palais de prendre de beaux vêtements ». Lui-même se fait apprêter par la nourrice Eurynomé. Elle « lavait le généreux Ulysse et l’oignait d’huile, le vêtait d’une belle robe et d’un manteau ». Ce n’est qu’un homme propre, parfumé et richement vêtu qui peut être reconnu comme noble. Le vêtement est donc bien un attribut essentiel de l’homme et, avec la haute stature et la forte voix, la marque du statut social. L’âme ne perd pas son statut social. Le noble est noble dans l’âme. L’image de l’âme résume ainsi ce qui est remarquable dans l’homme : les qualités pour lesquelles les siens, comme les étrangers le reconnaissent et le respectent et ces mêmes qualités pour lesquelles il voudrait que sa mémoire soit honorée. Portées par l’âme, ces qualités confirment ses exploits guerriers et sa mort héroïque. (Ce qui sera l’objet du prochain article)

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