Yvon Quiniou m’a déçu

image 1Je n’ai lu jusqu’à présent que les vingt-cinq premières pages du livre d’Yvon Quiniou « critique de la religion ». J’avoue que je suis assez déçu et quelque peu surpris face à un écrit dont j’avais lu qu’il faisait une critique très solide et radicale de la religion. Ce que j’ai lu jusqu’à présent me parait plutôt embarrassé et assez faible.

Yvon Quiniou déclare entreprendre une critique de la religion et non de la foi. Il la distingue donc d’abord de celle-ci (de la croyance religieuse) qu’il présente comme une forme de conduite de la pensée qui se traduit par l’adoption, non rationnellement fondée, de thèses métaphysiques sur « l’origine du monde, homme inclus, sa finalité et son sens ». La religion s’appuie sur une foi mais consiste, quant à elle, en « un ensemble de pratiques – le culte, les rites – et, la plupart du temps, une communauté régie par une Église, la communauté de ceux qui partagent la même foi et pratiquent le même culte ». La religion, limitée en fait aux religions monothéistes, est ainsi présentée, de façon purement descriptive, comme une institution sociale sans que la fonction de cette institution soit clairement spécifiée. Cela laisse l’objet de la critique dans le vague car la fonction de la religion a varié et varie selon les époques et les sociétés et a toujours été complexe (si ce n’est contradictoire). Elle a été en occident chrétien un mode d’organisation des sociétés qui a d’abord conforté puis a pris le relais de l’empire romain en déclin pour épanouir dans le cadre du féodalisme. Ce mode d’organisation a eu beaucoup de mal à accepter et continue à avoir parfois beaucoup de mal à accepter la généralisation des formes laïques d’organisation sociale. L’Islam a été, dès son apparition, un facteur d’unification de sociétés dispersées et un outil de constitution, de consolidation, d’expansion et d’unification d’un empire. Il se mue de plus en plus, (ponctuellement avec une extrême crispation), en un facteur de repli identitaire et de résistance à l’occidentalisation. Le judaïsme a été longtemps une religion prosélyte mais a connu très tôt un repli identitaire d’abord dans le cadre des sociétés chrétiennes et musulmanes puis comme support d’une entreprise colonialiste.

Le flou dans l’objet même visé par l’attaque affaiblit considérablement la critique annoncée par ce titre de chapitre : « un bilan terriblement négatif ». Cette critique porte curieusement non pas sur la fonction sociale de la religion mais sur la croyance qui la supporte, qui avait pourtant d’abord été écartée. Elle se résume à « dogmatisme, fanatisme, délire, superstition, enfermement dans la lettre d’un texte supposé révélé, croyance par conséquent en une révélation irrationnelle, surestimation de l’importance de la religion dans l’existence humaine ». La critique se tourne contre les doctrines sans que soit pris en compte le fait que ces doctrines sont produites par des autorités religieuses, que leur élaboration s’étalent sur des siècles, avec des moments de syncrétisme, d’autres de rejet, des moments où les autorités temporelles interviennent, d’autres où c’est le peuple qui vient bouleverser les équilibres souvent dans une irruption révolutionnaire. L’objet même du fanatisme est variable et devrait s’interpréter différemment selon les périodes et les couches sociales qui y prennent part.

Il est assez curieux ici qu’il ne soit pas envisagé que ce soit l’importance effective de la religion pour la cohésion sociale (en particulier dans le monde très divers de l’empire romain étendu à toutes les rives de la méditerranée) qui soit le facteur, la cause, de la tendance ponctuellement très violente au dogmatisme. On trouve la même tendance dans l’Islam dans le cadre de la lutte acharnée pour maintenir l’unité du Coran contre toute variante ou toute interprétation divergente et autour de la légitimité du pouvoir lié à « la succession du prophète ». On constate que la consolidation des sociétés et en particulier la constitution des entités qui ont abouti aux états modernes (royaumes de France et d’Angleterre, espace germanique etc.) a donné lieu à la fragmentation très conflictuelle de l’espace chrétien centré sur Rome. De même les conflits entre les religions auraient pu aussi être lus comme leur instrumentation dans le cadre des luttes d’influences entre les sociétés pour le contrôle des routes commerciales, des ressources et plus près de nous pour les débouchés. Clairement, l’éludation de la fonction sociale des religions, renverse l’ordre des choses et tend à réduire la critique à ce qu’on appelle aujourd’hui le sociétal c’est-à-dire essentiellement à ce qui relève des comportements et de l’idéologie. C’est logiquement que la critique aboutit à affirmer que les religions « divisent les hommes qu’elles prétendent unir et ce, sur la seule base d’un critère de croyance dont la vérité n’est en rien assurée ».

Monsieur Quiniou est présenté généralement, et se présente, comme marxiste, comme un chantre du matérialisme. On s’étonne ! Le voilà qui enfourche d’emblée le cheval de bataille de l’idéalisme : ce sont les idées (ici les croyances) qui sont le facteur causal des conflictualités sociales et des formes répressives d’organisation sociale. Cette dernière critique aboutit à la sentence : « la religion a été une extraordinaire puissance anti-science ». Les exemples invoqués (Galilée, Giordano Bruno, le darwinisme) visent particulièrement la religion catholique. Pourtant c’est bien dans l’occident chrétien (et en particulier catholique) que la science s’est développée – en partie en rupture avec les pratiques alchimistes. Il manque ici quelques explications.

Yvon Quiniou ne les donne pas et ne semble pas voir ce qui fait problème. Il introduit une seconde distinction, dont j’avoue qu’elle m’étonne un peu : il distingue morale et éthique. Le critère de distinction est la légitimité de l’opposition des valeurs positives et négatives. La morale « repose sur la distinction, parfaitement fondée, du bien et du mal » ce qui fonde son universalité. L’éthique fait une distinction entre bon et mauvais propre à un groupe ou même à un individu. Cette distinction ne serait donc pas « parfaitement fondée » et ne pourrait par conséquent pas prétendre à l’universalité. Une éthique ne vaudrait que pour autant qu’elle ne porte pas atteinte à la morale. Cela suppose une supériorité de la morale sur l’éthique et une légitimité de l’autorité morale à limiter les innovations éthiques.

Le problème ici est de savoir qui sera juge de la légitimité de la distinction morale « parfaitement fondée » entre bien et mal et delà qui sera légitime pour régler les mœurs en disant ce qui est moral et ce qui ne l’est pas. Qui dira ce qui appartient à la morale et ce qui relève de l’éthique ? Le reproche qui est fait à la religion est de prétendre définir des normes qu’elles « s’autoriseraient alors à vouloir imposer à l’humanité entière ». En somme, il est reproché à chaque religion de vouloir faire de son éthique une morale universelle et de se présenter comme l’instance habilitée à dire le bien et le mal « parfaitement fondé ».

image 2Deux exemples sont donnés, qui n’en font en réalité qu’un seul : le mariage et la sexualité. La religion catholique prohibe le divorce et la liberté sexuelle. C’est un fait. Mais il y a tout de même un problème : quand le code civil napoléonien en France a interdit le divorce et a prévu des sanctions contre l’adultère (essentiellement pour les femmes), n’est-ce que des considérations religieuses qui se sont imposées ? Dans toutes les sociétés où le mariage s’accompagne de la transmission de biens ou de titres, est-ce cela ou son renforcement par les prescriptions religieuses qui sont la source des prohibitions ? Là encore revient la question du rôle de la religion dans l’organisation sociale (ici en l’occurrence dans la stabilisation du rapport social de sexe) et en particulier dans la justification idéologique de normes qui trouvent leurs sources ailleurs.

Yvon Quiniou se voit contraint de démontrer que la distinction morale entre bien et mal est rationnellement fondée tandis que la distinction éthique entre mauvais et bien (et en particulier l’éthique religieuse) ne l’est pas. Cela suppose qu’il y ait une morale vraie c’est-à-dire rationnellement fondée. Tout ne serait pas éthique et par conséquent relatif bien que « dans l’absolu, toute éthique est arbitraire et ne peut recevoir de justification rationnelle décisive ».

La première solution donnée à ce problème est clairement sophistique puisqu’elle consiste à invoquer la supériorité indéniable du plaisir sur la douleur et de la joie sur la tristesse (sont évoqués ici Épicure et Spinoza). Seulement ni le plaisir ni la douleur, ni la joie ni la tristesse ne sont à proprement parler des valeurs morales. Il y a des plaisirs moraux et des plaisirs immoraux (c’est-à-dire ici conformes ou non aux mœurs telles qu’elles se pratiquent ou se revendiquent).

Une deuxième sortie de l’impasse est proposée qui relève implicitement de l’éthique de la discussion propre à Habermas : on ne peut militer pour l’imposition d’une éthique, pour l’ériger en modèle (en faire une morale) « qu’à condition de respecter la dimension de liberté, de discussion publique et démocratique ». Tout cela est assez flou et pose bien plus de problèmes que cela ne peut en résoudre. C’est donc sagement laissé en suspens.

Vient la solution définitive au problème : « une valeur essentielle, la vie elle-même ». Seule une éthique favorisant l’épanouissement de la vie peut légitimement prétendre à se dire morale. Ce n’est qu’à partir d’une telle éthique qu’on peut légitimement juger des éthiques et des morales (et les condamner puisqu’on s’appuie sur la valeur essentielle qu’elles ne respectent pas).

Ici, c’est Nietzsche qui est invoqué. Cela pose un sérieux problème car qu’est-ce que la vie selon Nietzsche ? Effectivement, pour Nietzsche l’homme se donne des valeurs. Il est un animal évaluateur. Ses valeurs lui viennent de la vie (de « complexes pulsionnels »), du biologique ou de l’historique. Elles sont entièrement relatives à la vie qu’elles servent et qui les secrète ; mais la vie, selon Nietzsche est agressivité, volonté de dominer, de discriminer. Il affirme (dans par-delà le bien et le mal) que « vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l’étranger, l’opprimer lui imposer durement ses formes propres, l’assimiler ou tout au moins (c’est la solution la plus douce) l’exploiter».

Nietzsche critique la religion au nom de la vie tout comme veut le faire Yvon Quiniou. Il la définit comme une puissance anti-vie, ce que reprend Yvon Quiniou textuellement. Seulement ce que propose Nietzsche sur cette base, c’est une morale de classe (ou même de caste) hostile à la démocratie et aux droits de l’homme (voir mon article du 12 juin 2013 : Nietzsche et les droits de l’homme). La vie comme « valeur essentielle » apparait donc pour le moins problématique. Elle est chez Nietzsche réactionnaire, violente et misogyne.

Le respect de la vie est aussi fortement revendiqué par les religions chrétiennes qui s’appuient sur lui pour s’opposer au recours à l’avortement ou à toute forme d’eugénisme. Tout chrétien soutiendra que la vie est une valeur chrétienne.

La conception chrétienne de la vie n’est évidemment pas la même que celle que revendique Yvon Quiniou. La sienne est clairement hédoniste. Elle se refuse à réprimer la vie sexuelle. Il est reproché ici à la religion sa tendance à « refouler la vie sexuelle, avec toute sa luxuriance, et même à refuser le plaisir spécifique qu’elle apporte aux êtres humains, cette espèce de félicité unique (et sans Dieu !) dont rien ne justifie qu’on y voit une forme de vice qu’il faudrait fuir ».

Mais l’hédonisme ne suffit pas à régler les mœurs. Y. Quiniou ne le dit pas mais semble l’admettre implicitement. Il introduit un dernier critère ou une dernière conception de la vie. Il s’agit, au nom de la morale (parfaitement fondée), de dénoncer « l’instrumentalisation de l’homme, le refus de l’égalité et de la liberté politiques des hommes, l’acceptation des tyrannies, l’emprise des religions sur les consciences et les institutions du pouvoir, l’inégalité de l’homme et de la femme, etc. ». Nous voici revenus au rôle social de la religion.

Mais pourquoi invoquer un fétiche comme « la vie » pour appuyer cette dénonciation ? La chose devrait paraitre simple à un marxiste et à un matérialiste. Les hommes vivent dans des sociétés structurées par des rapports sociaux où s’opposent des dominants et des dominés. Ces rapports sont des rapports de classe, de sexe, de génération, de race et aussi de religion. Les dominants s’efforcent de pérenniser leur domination en la scellant dans des institutions régies, selon les sociétés et leur développement historique, soit par la religion soit par le droit. Ils l’appuient sur une production idéologique (dont religion et droit sont des parties) et sur des normes religieuses et morales, souvent confirmées par des rites. C’est tout naturellement que ces institutions fondées sur des normes sont contestées par l’invocation de normes affirmées et proclamées supérieures (et qui le sont puisqu’elles représentent les aspirations de la partie dominée qui constitue toujours le plus grand nombre). L’éthique du privilège est contestée par la morale de l’égalité. Cette morale lui est supérieure, non pas parce qu’elle serait conforme à « la vie », mais parce qu’elle vaut pour tous les hommes, qu’elle vise à unir les hommes en mettant fin à leur division entre dominants et dominés. Elle ne conteste pas « la vie » des dominants mais seulement la domination. En ce sens l’égalité est une valeur objective et fondée. Elle est plus complète et plus vraie que celle qui reste une valeur sans référence aux tensions sociales et aux dominations (voir à ce sujet mon article du 31 janvier 2014  » les ABCD de l’égalité« ). L’égalité comme fin des dominations ne peut pas ne pas apparaitre comme revendication dans une société divisée, quels que puissent être les aléas de l’histoire qui en retardent ou en modulent la formulation. Elle vise par nature à l’universalité.

image 3De même dans une société de classe comme la société capitaliste, les capitalistes s’efforcent de réduire les travailleurs à leur force de travail qu’ils sont contraints de vendre. Les travailleurs résistent à cette exploitation et à cette aliénation en invoquant leur droit au temps libre, à la culture, aux loisirs et au plein épanouissement de leur personne. Le fondement dans les tensions inhérentes aux rapports sociaux de classe de cette liberté effective revendiquée est plus vrai et plus réel que celui qui s’appuie uniquement sur une volonté hédoniste (dont Michel Clouscard a dénoncé les illusions). Sur cette base, avec ces fondements, les valeurs proclamées, les droits fondamentaux affirmés apparaissent comme des valeurs objectivement fondées sur les besoins même de l’humanité dans son mouvement d’émancipation. Ces valeurs sont universelles parce que le genre humain est unique.

J’en suis, comme je l’ai dit, à la page 25 du livre. Peut-être que la suite va amender ce qui pèche dans l’introduction. Je l’espèce. Il reste qu’un travail ainsi engagé est comme une partie d’échecs mal commencée : son succès est compromis.

PS : si on veut attaquer la religion sur le plan des croyances, ne faudrait-il pas s’attaquer à la croyance au diable plutôt qu’à la croyance en dieu (cf : » God is gay« )