Philosophie et métaphore

image 1Le discours scientifique est le discours du vrai. Il ne souffre ni ambiguïté ni incertitude de sens. En science le mot désigne un objet précis, clairement identifié et souvent mesurable. Mais la philosophie aussi se veut discours du vrai. Elle a pour ambition d’exprimer, sous la forme de théories interprétatives, des vérités qui, à défaut d’être démontrables par l’expérience comme celles de la science, sont argumentables (1).

S’il est une philosophie qui se veut rationnelle, c’est bien celle de Descartes. Or, si nous lisons un court passage de la 6ème méditation, caractéristique du style de Descartes, nous constatons que le style n’est pas celui de la science. Nous lisons : « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire, mais en outre cela que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui ».

Le style n’est manifestement pas celui de la science. Descartes s’efforce d’exprimer quelque chose qu’il saisit intuitivement et qu’il veut suggérer à son lecteur. Il en appelle au témoignage des sentiments et des sensations qui sont communs à tous les hommes. Or, le langage des sentiments et de la sensation est le lieu de la métaphore.

En effet, l’usage abstrait des mots est une conquête de l’esprit dont on peut suivre la lente progression avec l’apparition de la philosophie dans la Grèce antique. Le grec archaïque avait une pensée visuelle ; sa pensée était concrète. S’il méditait sur les composants ultimes du réel, c’était pour savoir s’il fallait placer au fondement l’eau, l’air ou le feu ou un mélange de ces éléments. Les notations psychologiques, même dans un chef d’œuvre comme l’Iliade, sont très frustres. Le héros grec ne pense pas aux dieux, il les voit. Ils sont plus puissants, plus violents que lui mais ils ont les mêmes appétits (2).

La philosophie s’est donc construite à partir d’un langage concret par l’effort d’en sortir. Ainsi on voit Socrate interroger Hippias sur ce qu’est le beau et se heurter à l’incapacité de son interlocuteur, pourtant spécialiste de la question, à dire le beau autrement que sous la forme de la belle chose : de la belle jeune fille au beau chaudron. Hippias dit la chose pour dire l’idée. Il ne fait pas de métaphore, il exemplifie. Il ne suggère pas, il donne à voir. Il veut prendre Socrate à témoin que le beau est là mais il se heurte à un interlocuteur obtus qui feint de ne voir que ce qu’on lui montre : une jeune fille, un chaudron et non le beau en lui-même.

Or, la métaphore, pour fonctionner, a besoin d’un terrain commun aux locuteurs. Pour qu’une expression comme « l’homme est un loup pour l’homme » ait un sens, il faut que les locuteurs partagent les mêmes préjugés au sujet des loups. Alors le mot « loup » est employé métaphoriquement et il exprime la méchanceté sous l’espèce du loup.

Hippias et Socrate partagent les mêmes références culturelles et sauraient reconnaitre une belle jeune fille d’une laide ou un chaudron aux formes agréables d’un objet difforme. Ce qu’ils n’ont pas en commun, c’est la capacité d’aller au-delà de ce qui expressément désigné pour saisir ce qui veut se dire. Il leur manque, il manque surtout à Hippias, la capacité à aller au-delà de ce qui est montré. Leurs mots ne sont pas assez chargés d’idées. Ils ne savent pas revenir sur leurs sentiments en un mouvement réflexif qui leur permettrait de savoir pourquoi telle jeune fille est belle et l’autre moins belle. Ils ressentent mais n’analysent pas. Socrate ne se risque pas à dire ce qu’est le beau en lui-même et révèle ainsi sa propre insuffisance.

image 2Descartes vient deux millénaires plus tard. Il appartient à une humanité affinée par les exercices spirituels et l’introspection. Alors que le grec archaïque n’avait pas de mot pour dire le corps ou l’âme, Descartes partage avec ses lecteurs l’évidence de ces deux entités. Il n’a aucun effort à faire pour se penser en termes universels ; il est même incapable de se penser autrement. On pourrait dire que son langage est totalement imprégné de métaphores. C’est ce que disait Nietzsche. Pour Nietzsche un concept est une métaphore morte. Tout concept provient d’une métaphore qui se serait comme asséchée, durcie, pour ne garder que la structure de ce qui lui a donné vie.

Mais nous avons vu avec la conversation de Hippias et de Socrate qu’il ne s’agit pas de cela. Le concept de beau n’a pas pour base l’expression poétique du beau mais son expérience concrète. C’est l’expérience du désir de posséder les belles choses (belle jeune fille, beau chaudron) qui est à l’origine de l’idée de beau.

Le langage qu’emploie Descartes n’est donc pas métaphorique par nature. Il est plutôt abstrait. Il désigne des genres de choses qui elles-mêmes s’exemplifient en types. Il y a un genre de ressenti qui s’appelle « sentiments » et dont on peut donner comme exemples la « douleur », la « faim », la « soif ». Le « etc. » qui suit montre bien qu’il s’agit d’exemples du genre « sentiments » qui n’épuisent pas le genre et n’en donnent qu’un aperçu. Le sentiment est une notion abstraite. Elle est construite à partir d’analyses qui ont vidé le mot de sa charge concrète pour lui permettre de valoir aussi bien pour la faim que pour la colère. Pour Descartes la colère d’Achille est un sentiment. Elle peut s’analyser et elle a quelque chose de commun, qui est abstrait, avec la faim, l’amour, la joie etc.

Pour Descartes dire « je fus pris de la colère d’Achille » serait une métaphore. C’est une métaphore dans le sens qu’Aristote donne à ce mot en ce sens que l’espèce est dite pour le genre. Une colère mémorable est dite pour suggérer une colère analogue, qui pourrait se comparer.

Descartes aurait donc su dire quand il utilisait des concepts et quand il utilisait des métaphores. Il n’y a certainement pas un seul mot de son texte dont il n’aurait pu rendre compte en analysant l’idée exprimée. Il aurait certainement pu dire ce qui est commun et ce qui diffère dans l’idée de « conjoint » et celle de « confondre » ou ce que c’est qu’un « tout » et une « partie ». La pensée de Descartes est suffisamment précise pour qu’il puisse distinguer toutes les modalités d’inclusion d’une chose dans une autre. Il aurait sans doute pu disserter sur ce sujet sans quitter le domaine de l’abstraction, en se passant de tout exemple comme un géomètre peut réfléchir sur des figures sans en tracer une seule. L’idée de beau, qui embarrassait tant Hippias et même Socrate, lui était accessible : il est l’auteur d’un traité d’esthétique musicale !

Seulement ces analyses, à partir desquelles on pourrait exempter Descartes du recours à la métaphore, prennent pour unité de base le mot. Le mot est extrait du texte pour être analysé. L’opération est la même que celle que nous faisons quand nous refermons un livre pour aller au dictionnaire voir le sens d’un mot. Mais si nous faisons cela avec le texte de Descartes nous nous heurtons à un mystère. Le même mot peut avoir plusieurs définitions. Ce n’est que le texte qui dira laquelle est la bonne. Pour lire un texte, il ne faut pas prendre le mot pour unité de sens, mais la phrase. C’est la phrase qui fixe le sens du mot. L’unité de sens n’est donc pas le mot mais la phrase. Pour voir les métaphores, il faut donc considérer les phrases.

Or, si on considère la phrase entière, on voit que Descartes nous convie à penser deux choses en même temps : l’expérience intime de nos sentiments et la conduite d’un navire. Les deux choses sont si éloignées l’une de l’autre qu’elles ne devraient pas se rencontrer.

Et l’expérience intime des sentiments n’est d’ailleurs nullement dite pour ce qu’elle est. Descartes ne parle pas d’une expérience mais se situe dans le cadre, là aussi, de quelque chose d’autre : il parle de la situation où on reçoit un enseignement. Il efface de la situation où on reçoit un enseignement tout ce qui en fait l’expérience concrète pour n’en garder que l’idée nue. De même, il efface de la conduite du navire tout ce qui en fait la réalité pour n’en garder que l’idée nue.

Alors que dans l’expression « l’homme est un loup pour l’homme » l’idée est seulement conventionnelle, dans l’image du navire ou celle de l’enseignement, elle est réduite à son schéma idéel. Elle n’est plus que l’abstraction de deux situations. Faire un retour réflexif sur son expérience intime du sentiment c’est comme être un pilote qui réagit aux forces qui s’exercent sur le navire. Chacune de ces situations dit quelque chose de l’autre et ce qu’elles disent symétriquement l’une de l’autre c’est ce que Descartes veut dire ou plus exactement ce qu’il vise comme un au-delà de ces deux situations, comme quelque chose de plus intime, de plus profond. Descartes emploie donc tout de même un langage métaphorique dans le sens où il dit quelque chose pour dire ou viser autre chose. Il dit deux choses pour en dire une troisième qui n’est ni l’une ni l’autre et pourtant qui a à voir avec l’une comme avec l’autre. Il manie des abstractions (de pures idées) mais les agence de façon imparfaitement rationnelle.

On peut soutenir qu’il pense avoir une « idée claire et distincte » de ce qu’il veut dire mais cette idée n’en reste pas moins seulement intuitive. Il peut défendre cette idée, il peut la communiquer et en tirer toutes les conséquences mais il ne peut pas la dire dans sa vérité toute simple avec les mots adéquats comme le fait le scientifique qui ne crée aucun contexte étranger à son propos. Ici les références pour dire ce qui veut se dire sont étrangères à ce qu’il y a à dire. Descartes reviendra dans le langage de la science (mais d’une science imaginée) quand il parlera du rôle de la glande pinéale.

image 3Dans le texte cité, il est dans la philosophie et donc dans un langage qui est celui de l’intuition intellectualisée. Ce langage emploie inévitablement des métaphores puisqu’il parle d’un ordre de réalité qui n’est ni celui de l’expérience pratique ni celui de l’expérience scientifique. Il se situe à un niveau où les mots sont toujours en décalage par rapport à ce qu’il a à dire. La philosophie s’efforce d’atteindre le vrai là où rien ne permet de l’établir objectivement. Elle est un effort pour dire le vrai là où le réel ne peut pas répondre au questionnement. Si on peut faire parler le réel, on est dans le langage de la science ; si on peut montrer, on est dans le monde de la pratique. Mais si on est dans un ordre de réalité où ni l’un ni l’autre ne sont possibles, on est dans le domaine où le langage est hors de ses sources et où donc la métaphore est inévitable.

Ce n’est donc pas critiquer la philosophie que de dire qu’elle a besoin de la métaphore et qu’elle ne peut pas s’en passer. C’est simplement la voir lucidement pour ce qu’elle est et qu’elle ne peut pas cesser d’être.

On voit bien que les philosophes modernes qui voudraient échapper à cette fatalité ne font en fait que déplacer le problème. La philosophie analytique qui voudrait ne pas tomber dans les travers qu’elle dénonce dans la philosophie « continentale » use d’expériences de pensée. Or une expérience de pensée est une expérience impossible dont on ne maitrise pas les paramètres. C’est une espèce de métaphore posée comme un réel. Une expérience de pensée est par définition une expérience impossible, c’est une construction imaginaire. On peut soutenir qu’elle ne démontre pas plus que les métaphores de Descartes. Elle en fait des objets qui se donnent pour réels. Fait-elle d’ailleurs fondamentalement quelque chose de tellement différent de ce que fait la philosophie classique quand elle use de fictions rationnelles du type « contrat social », « état de nature » etc. ? ou même de ce qu’a fait Descartes quand il a imaginé son doute méthodique ?

Si le discours philosophiques peut échapper à l’expression métaphorique, il ne peut pas échapper à la pensée métaphorique.

1- il s’agit ici principalement de la philosophie en tant qu’elle se présente sous forme de théorie interprétative : voir mon article du 30 septembre 2014 – la philosophie comme rapport au monde : https://lemoine001.com/2014/09/30/la-philosophie-comme-rapport-au-monde/

2 – le mouvement d’affinement de la pensée s’est poursuivi avec le développement au cours des siècles de la philosophie et de la science :

d’abord en rompant rationnellement avec l’égocentrisme de la pensée (le subjectivisme et le relativisme) – on voit ce mouvement s’affirmer chez Platon dans ses polémiques contre les sophistes (quelque soit l’injustice de certaines attaques et la résurgence récente de ce travers).

Ensuite, dans le développement du rationalisme par l’exclusion de la projection intentionnalisante à quoi se réduit la pensée finaliste. Ce mouvement est toujours en cours.

L’âme : stature, voix, vêtement (2)

image 1Comme il a été dit dans le précédent article, si l’âme est à l’image de l’homme, elle n’a pas de substance. Quand Achille veut serrer Patrocle dans ses bras, l’âme se dérobe : « il tendit les mains, sans le saisir ; l’âme, sous la terre, comme une fumée s’enfuit en criant ». Le poème d’Homère se poursuit comme s’il était fait pour enseigner à ceux qui l’entendent ce qu’il en est de la survie dans l’au-delà (ce qui était sans doute l’une de ses fonctions). Homère fait ainsi dire à Achille : « Hélas ! il y a donc, même dans la maison d’Hadès, une âme et un fantôme, mais sans organe vital ? »La même leçon est répétée au chant XI de l’Odyssée quand Ulysse veut serrer l’ombre de sa mère dans ses bras. Chaque fois elle se dérobe : « trois fois je m’élançai, mon cœur me pressait de l’étreindre, trois fois hors de mes mains, pareille à une ombre ou un songe, elle s’enfuit. »

L’homme moderne espère une survie sans organes. Cette idée atténue plutôt l’angoisse qu’il éprouve face à la mort. Il imagine l’âme comme exempte des souffrances du corps, comme débarrassée de la lourdeur terrestre et comme bienheureuse. Pour un grec homérique, au contraire, la privation des organes semble être une souffrance atroce que ne pourra calmer que l’état de léthargie dans laquelle l’âme sera plongée dans l’Hadès. Achille le dit : « toute la nuit, l’âme du malheureux Patrocle s’est tenue au-dessus de moi, gémissant et pleurant ».

Le mort hante les vivants parce qu’il souffre tant qu’il n’a pas obtenu de sépulture. Ou, s’il ne les hante pas, il les menace. Ainsi Elpénor le compagnon d’Ulysse mort accidentellement lui rappelle ses devoirs : « Ne pars pas en m’abandonnant sans sépulture et sans larmes, attirant la colère des dieux, mais brûle moi avec toutes les armes que j’avais ». Ce que dit Elpénor est très clair : laisser un mort sans sépulture, c’est introduire un désordre dans l’univers. L’âme du mort sans sépulture n’a pas de place dans le monde. Elle en dérange l’ordre et cela irrite les dieux qui sont gardiens de cet ordre. Chaque chose doit être à sa place : l’âme dans l’Hadès, les ossements dans l’urne ensevelie dans la terre.

Le mort a été arraché à la vie et ne jouit plus de la lumière du ciel. Il est plongé sous la terre et aspire à l’état de torpeur et d’oubli qui va le calmer. Il est comme un malade qui réclame le calmant qui va réduire ses souffrances en le plongeant dans un état d’hébétude et de torpeur, d’engourdissement où il va s’oublier lui-même et où il n’aura plus qu’un regret languissant de la lumière et de la vie. Les funérailles sont la médecine que le mort réclame. Elles sont la remise en ordre de l’univers après l’horreur de la mort. Ainsi, Patrocle supplie Achille : « Ensevelis-moi au plus tôt, que je franchisse les portes d’Hadès. Elles me repoussent au loin, les âmes, les fantômes des défunts, et ne me laissent pas encore me mêler à elles, au-delà du fleuve ». On peut imaginer qu’une âme non apaisée par ses funérailles est trop agitée, trop chargée d’émotions et de sentiments pour entrer dans le silence et l’oubli de l’Hadès. Elle est comme un bois encore sec que l’eau « repousse » et qui ne s’enfonce pas mais flotte en surface où il est balloté par les flots. Pourtant, le mort de toutes façons est déjà de l’autre côté comme le bois tombé à l’eau (Patrocle dit : «Moi, la divinité odieuse m’a englouti »). Il est par conséquent dans un entre-deux. Elpénor est à l’entrée de l’Hadès. C’est lui qu’Ulysse rencontre le premier. Il n’est pas encore engourdi comme le sont les âmes reçues. Il a une pleine conscience de son malheur et n’a pas besoin, comme les autres ombres, de boire du sang pour retrouver la parole.

Certains commentateurs voient une anomalie dans le fait qu’Elpénor soit déjà dans l’Hadès, quand Ulysse y descend, alors qu’il n’a pas encore eu de funérailles. Pourtant, il en est de même de Patrocle ; Achille le dit au chant XXIII de l’Iliade : « Sois content de moi, Patrocle, même dans la demeure de d’Hadès ! car je vais, pour toi, accomplir tout ce que j’ai promis ». Plus loin Patrocle dit d’ailleurs clairement : « j’erre en vain dans le haut de la demeure d’Hadès, aux larges portes ». Le problème n’est donc pas d’être ou de n’être pas dans « la demeure d’Hadès » mais plutôt d’obtenir cette anesthésie qui calme la souffrance des morts. Patrocle est dans Hadès mais peut encore en revenir, non pas parce qu’il n’y est pas retenu, mais parce qu’il est encore trop vif. Son âme n’a pas obtenu l’engourdissement apaisant que donne l’accomplissement des funérailles. On peut par-là supposer que pour les grecs homériques un certain nombre d’âmes restaient aux portes d’Hadès mais que ne revenaient hanter les vivants que celles qui trouvaient encore sur la terre des vivants les parents qui avaient en charge de les aider à trouver le repos. Celles qui n’avaient personne pour les secourir restaient dans la souffrance mais loin des vivants.

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image 2La souffrance de l’âme est une souffrance liée à la vie. Il semble que les grecs Homériques projetaient sur le mort leur propre douleur. Le mort était vu comme apaisé par les funérailles comme l’étaient les vivants après cette période d’épanchement, de larmes et de douleur par laquelle ils se purgeaient. Après les funérailles, le deuil n’est plus qu’une longue souffrance muette que les proches gardent dans leur cœur comme les morts dans l’Hadès souffrent sourdement dans leur torpeur. L’état de l’âme du mort est par conséquent analogue à celui du cœur de ses proches. L’âme du mort éprouve une vive souffrance dans les moments qui suivent la mort comme le font les proches. Cette souffrance des proches est d’autant plus vive que le corps du défunt est là et qu’ils voient de leurs yeux l’horreur de la mort, elle est extrême quand le corps n’est pas respecté et ne reçoit pas de soins. Les funérailles sont un moment de catharsis qui apaise la douleur des vivants comme celle du mort. Puis, l’âme du mort souffre languissamment quand les funérailles sont passées, tout comme souffrent les proches pour qui l’image du disparu s’efface peu à peu. La souffrance est ranimée par les cérémonies qui rappellent le mort comme les âmes défuntes sont ranimées en buvant le sang du sacrifice qu’Ulysse a fait pour elles aux portes de l’Hadès.

Dès que l’âme est vivifiée, sa douleur revient comme celle des vivants. Ainsi en est-il d’Agamemnon quand il reprend conscience. Ulysse dit : « Il me reconnut dès qu’il eut bu le sang noir, alors il gémit très haut et pleura de chaudes larmes ». Il en est de même de l’âme d’Achille dont la plainte exprime à la fois sa douleur et celle de son père, puisqu’il dit : « Si, pour l’aider, j’étais encore sous les feux du soleil tel que je fus jadis dans la vaste plaine de Troie, tuant l’élite des soldats pour défendre les Grecs, si, tel je revenais un seul instant dans son palais, que je ferais haïr ma force et mes mains redoutables à ceux qui le contraignent et l’écartent des honneurs. » On voit bien que ce même Achille qui, un instant plus tôt, disait qu’il aimerait mieux « être sur terre domestique d’un paysan » donc être un homme sans honneur plutôt que d’être honoré comme mort, n’a pas d’autre souci que ceux de son père et ceux de son clan dont il assurait la suprématie. Ce n’est pas tant un regret sentimental de la vie et de la lumière qu’exprime Achille, comme on le lit souvent, mais le regret qui est celui de ceux de son clan et surtout de son père qui n’a plus son soutien. Achille était le héros d’un clan, la fierté et le soutien de son père. Il est regretté pour cela et donc regrette cela. Quand il parle pour lui-même, quelques vers plus tôt, Achille n’a aucun souci d’honneur et pas mêmes de chaleur et de lumière. A Ulysse qui lui dit « ne regrette donc pas la vie », il répond clairement qu’il ne regrette, quant à lui, rien d’autre et qu’il serait aussi bien domestique. Il semble bien par conséquent que ce soit en s’identifiant à son clan, à sa famille, que le héros grec aspire à la mort héroïque qui lui donnera cette forme d’immortalité qui est celle d’une longue renommée. Pour lui-même quand il se laisse aller comme le fait Achille à exprimer des aspirations personnelles, il n’a pas d’autre souci que ceux d’une vie sans souffrance.

Le tertre élevé sur les cendres du héros, et qui se voit de loin, signale la puissance du clan. Le mort le réclame au nom du clan pour la gloire de sa famille et pour que perdure sa noblesse. Sa mort est au service des siens, sa gloire et sa mémoire les servent. Il n’y a aucun des héros nobles d’Homère qui ait souci de sa vie pour lui-même. Et, il n’y a qu’Achille, qui est dit « sans reproche » mais manifeste pourtant une indépendance dangereuse. Il peut dès lors exprimer un vœu personnel aussi peu conforme à sa gloire que d’être domestique. En toutes choses Achille dépasse la mesure : vivant il met les Achéens en danger par excès d’orgueil, mort il néglige d’abord les honneurs jusqu’à l’excès. Il montre ainsi ce à quoi on s’expose quand on néglige son rôle social. Mais à chaque fois, bien-sûr, Achille se reprend et redevient le champion de son clan : vivant, il reprend le combat qui lui fera perdre la vie, mort il renonce à ses regrets pour exprimer ceux des siens (rétablir leur puissance). La douleur du mort est donc bien celle des vivants, elle s’éveille quand s’éveille celle des vivants. Les regrets du mort sont ceux des vivants, ce sont des soucis d’honneur, de préséance, de rang social. La mort ne rompt pas les liens sociaux.

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image 3Les funérailles vont par conséquent être une affaire collective et elles seront menées par les proches, par ceux qu’elle expose à la déchéance : l’épouse, l’enfant, l’ami. On retrouve dans le déroulement des funérailles les attributs dont était parée l’âme : le vêtement, la voix, la stature.

L’ordre est inversé et c’est le vêtement qui vient en premier. Il n’en est que plus important. Ainsi, le suaire de Laërte est tissé par Pénélope. Dans une représentation moderne, il y aurait sans doute quelque chose d’atroce à préparer le linceul d’un homme encore vivant. Il n’apprécierait sans doute pas ce genre d’hommage. Mais dans le monde Homérique, le vêtement a une telle importance que c’est au contraire un honneur tout particulier d’avoir un linceul luxueux. Pénélope, qui a déjà rempli les coffres de vêtements pour Ulysse en prévision de son retour, passe ainsi ses jours à tisser le linceul de Laërte. Ce thème de l’offrande du tissu funèbre se retrouve dans l’Oreste d’Euripide. Le tissu funèbre est pourpre et il est sans doute brodé de motifs qui rappellent les exploits et la vie du défunt. C’est un éloge féminin. Au chant XXII de l’Iliade Andromaque aussi tissait une toile pourpre pendant qu’Hector mourrait : « elle tissait une toile (au fond de sa haute demeure) double, pourpre, et y répandait des fleurs variées ». Il n’est pas dit que c’était un linceul mais cela le devient puisqu’Hector meurt en ce moment.

Après le vêtement, vient la voix. Les lamentations sont le premier acte des funérailles où tous les participants pleurent et gémissent bruyamment. C’est ainsi que commencent les funérailles d’Hector : « sur un lit ciselé à jour, ils mirent le corps, et, auprès, placèrent des chanteurs, guides des lamentations, qui gémirent leur chant. » Andromaque, l’épouse, commence les plaintes. Pour Patrocle, c’est Achille qui mène les lamentations et commence les plaintes les deux mains posées sur la poitrine du mort. Ces plaintes expriment la perte de l’épouse, de l’enfant, de l’ami et du clan tout entier, qui sont exposés aux dangers par la mort de leur protecteur et soutien. Elles sont reprises par chaque proche et répétées par le groupe tout entier.

Viennent ensuite les soins apportés à brûler le corps. Et dans la préparation du bûché funèbre, c’est la stature du défunt qui est rappelée. Elle n’est pas dite mais elle est cependant indiquée par la quantité de bois qu’il est accumulée pour le bûché. Là encore Achille se signale par ses excès. Mais pour Hector aussi la quantité de bois est formidable : « pendant neuf jours, ils […] apportèrent une immense quantité de bois ». Cette immense quantité, comme la quantité formidable de graisse employée pour activer la combustion signale un corps d’une charpente tout à fait hors du commun. La stature du mort est ainsi non seulement rappelée mais elle est magnifiée.

Puis, quand le corps est brûlé, à nouveau, il faut aux ossements un vêtement ; ils sont mis dans une urne couverte d’un voile pourpre. Là aussi l’urne doit être magnifique et luxueuse à la mesure de la noblesse de celui dont elle enferme les ossements.

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Ainsi et pour conclure : dans tout ce qui concerne la mort, l’âme, le corps du mort et son clan, se confondent. La douleur du mort est celle de son clan, ses soucis sont les soucis de son clan, ses qualités sont celles par lesquelles il s’imposait aux siens et se faisait redouter des autres. Cependant, trois attributs restent toujours présents : la stature, la voix, le vêtement. Ils appartiennent aussi bien au corps qu’à l’âme. C’est par eux que se fait voir la puissance de l’homme homérique. Ils sont l’homme.

L’âme : stature, voix, vêtement (1)

image 1Chez Homère, l’homme grec au moment de la mort ne semble pas avoir souci de son âme mais de son corps. Alors qu’Achille commence à le dépouiller de ses armes, Hector, dont il a transpercé la gorge, le supplie : « par ton âme et tes genoux, par tes parents, ne laisse pas les chiens me dévorer près des vaisseaux achéens ! ». Ce qui l’angoisse c’est que sa dépouille mortelle sera au pouvoir de son meurtrier, qu’il ne recevra peut-être pas les hommages funèbres qui lui permettraient de trouver sa place dans l’Hadès. Il en appelle aux qualités d’Achille (son âme et ses genoux). L’âme ici c’est le souffle qui anime Achille, c’est sa vaillance, c’est l’énergie qui lui permet d’animer ses genoux et ses « pieds rapides ». Hector n’attend pas de pitié. Il espère en la générosité et la fierté d’Achille, en sa noblesse.

Au moment de la mort d’Hector « son âme, s’envolant de ses membres, [va] chez Hadès ». Elle est donc bien l’énergie qui animait « ses membres » et non un esprit qui se libère de la prison de chair pour accéder à une réalité supérieure. Elle est chassée du corps et va chez Hadès « déplorant son sort, laissant la virilité et la jeunesse ». Elle ne s’élève pas mais chute, elle ne s’ouvre pas à une réalité supérieure mais perd ses qualités et sa substance. La mort ne la rapproche pas du divin.

C’est pourtant à l’instant de sa mort qu’Hector a des pouvoirs de divination. Il prophétise et les derniers mots qu’il adresse à Achille lui annoncent sa mort : « les dieux […] Pâris et Phébus Apollon, tout noble que tu es, te perdront près de la porte Scée ». Hector en mourant participe au sacré mais seulement dans un ultime éclair après lequel ne vient qu’un spasme corporel. C’est comme s’il brûlait toute son énergie dans une fulgurance. Après il s’éteint. Pour chacun des héros à l’instant de la mort, Homère décrit le dernier spasme, le moment où le corps cesse d’être animé. S’il est debout les genoux du héros se désunissent, s’il est couché une ombre voile son regard, comme s’il était soudainement débranché. Son corps perd l’énergie qui l’animait. Il n’est plus qu’un corps mort.

Tout ce qui concerne la mort, à l’exception de l’ultime moment de conscience vivante, est affaire du corps. En conséquence, ce sont les égards accordés au corps qui décideront de la destinée dans l’au-delà. Il n’y a ni jugement, ni châtiment, seulement un destin dont les proches et la collectivité sont responsables. La cérémonie funèbre décide de ce qu’il adviendra du défunt. Dès lors, il nous faut, pour comprendre comment les grecs Homériques, concevaient l’âme, écouter comment Homère en parle et comprendre comment l’organisation des funérailles pouvait assurer sa destinée. L’apparition de l’âme de Patrocle et la visite d’Ulysse aux enfers nous diront ce qu’il en est de l’âme. Nous verrons ensuite ce qui dans les funérailles assure l’entrée dans l’Hadès. Nous suivrons donc les funérailles de Patrocle et d’Hector. Ce sont des funérailles exceptionnelles qui devraient révéler les valeurs qui soudent la collectivité.

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Ce qui est l’objet des funérailles, c’est le corps évidemment mais ce qu’il s’agit de préserver d’un destin funeste, c’est ce que nous appellerons l’âme tout en ayant conscience que ce mot est complètement investi pour nous de représentations chrétiennes. Il faut d’abord écarter ces représentations pour voir ce que c’est que l’âme pour un grec homérique.

Après la mort, l’âme n’est que le reflet du corps. Elle est comme un hologramme qui donne à voir le corps. Plus précisément encore l’âme est la conscience du mort en tant que celui-ci est « ombre » c’est-à-dire corps non substantialisé. Ainsi l’âme de Patrocle lui ressemble ; elle est « toute semblable à lui par la taille, les beaux yeux, la voix même ; pareils aussi étaient, sur son corps les vêtements ». Elle est comme une image effacée du corps mais elle n’est pas véritablement décrite, pas plus que ne l’était le corps vivant. Homère ne fait à aucun moment le portrait ses personnages. Il n’indique selon les situations que ce qui les met en valeur ; principalement : la taille, la voix, le vêtement. Il faut faire l’hypothèse que la mention des « beaux yeux » est inhabituelle et qu’elle signale la force du lien qui attachait Achille à Patrocle.

La taille est, en revanche, un attribut usuel de l’âme. Elle est, dans l’Iliade et l’Odyssée, un des éléments essentiels de la personnalité. Par conséquent, elle se retrouve naturellement comme la première caractéristique de l’âme. Une haute stature, des épaules larges sont la marque de la noblesse. Même quand les signes de l’opulence sont absents, elle est la preuve de la noblesse. Celle-ci ne consiste pas dans la richesse mais dans des qualités personnelles ; elle appartient à type d’hommes et se transmet par la naissance. Ainsi au chapitre XXIV de l’Odyssée, Ulysse dit à Laërte son père, duquel il ne s’est pas fait reconnaître : « rien en toi n’annonce un esclave, ni la stature ni l’aspect : tu aurais plutôt l’air d’un roi. » Ulysse lui-même, chaque fois qu’il se fait reconnaître, se trouve soudain plus grand et plus large d’épaules. Ce n’est pas le miracle d’un homme qui change d’aspect qui le fait reconnaître mais comment il est transformé, comment il est grand et fort. Au chant XVIII de l’Odyssée quand Ulysse se bat contre le mendiant Iros, Homère note : « Il troussa ses haillons sur sa virilité, montrant de belles grandes cuisses, et l’on vit ses larges épaules, sa poitrine, ses bras puissants ; car Athéna s’était approchée ». La puissance physique, la haute taille, la poitrine large, sont comme des grâces divines. Elles ne sont pas vues comme des avantages naturels fortuits et qui n’impliqueraient aucun mérite personnel. Elles appartiennent à l’âme autant qu’au corps. Le corps se modèle plutôt sur l’âme. Une âme vile donnera un corps sans qualités. Ainsi, Thersite au chant II de l’Iliade est un homme vil. Il n’est pas noble et cela se voit jusqu’à la caricature. Homère le présente ainsi : « il était le plus laid des hommes venus devant Ilion : louche, boiteux d’une jambe, la poitrine creuse entre des épaules voûtées ; là-dessus une tête pointue, où végétait un rare duvet ».

Il a aussi une voix aigüe et intervient dans l’assemblée en « criant très fort ». En effet, la voix aussi caractérise l’homme. Ménélas qui est puissant et Diomède qui est vaillant sont dits « bons pour le cri de guerre ». Dans sa traduction Philippe Jaccottet emploie le mot « vociférateur ». Cela indique encore plus clairement qu’ils ont une voix puissante, capable de s’imposer dans l’assemblée ou d’entraîner leurs guerriers au combat. Au chant XIX de l’Iliade Talthybios, l’officiant du sacrifice, est dit « semblable à un dieu pour la voix ». Les vieillards de Troie, qui avec Hélène, assistent au combat du haut des remparts, n’ont pas la voix forte mais ils l’ont mélodieuse : « L’âge les éloignait du combat, mais ils parlaient bien, semblables à des cigales qui, dans les bois, posées sur un arbre, font entendre une voix claire comme le lis ». Les hérauts qui haranguent eux-aussi un grand nombre d’hommes ont seulement la « voix claire ». Ils sont des gens estimables mais non nobles.

image 2Enfin, les vêtements aussi font l’homme et ils se retrouvent par conséquent dans l’âme. Ils sont la marque du statut social et ont souvent une valeur symbolique. Homère insiste sur leur splendeur. Ainsi au chant X, le vêtement d’Agamemnon est décrit en quelques vers : « il passa sur sa poitrine une tunique, sous ses pieds brillants attacha de belles sandales, autour de lui jeta la peau rouge d’un grand lion fauve, qui lui tombait jusqu’aux pieds ». Chaque détail dans cet accoutrement est symbolique ou signe manifeste de noblesse. Les pieds sont « brillants », les sandales « belles » et surtout cette peau de lion indique à la fois la majesté et la force. Ce lion est grand et puissant comme celui qui le porte, sa fourrure est rouge ce qui indique la violence. Il est fauve, c’est-à-dire indompté. Plus loin dans le texte, c’est Nestor qui s’habille. Il est puissant mais de rang inférieur à Agamemnon et ne porte donc pas de peau de lion : « Nestor couvrit sa poitrine d’une tunique, sous ses pieds brillants attacha de belles sandales, autour de lui agrafa un manteau pourpre, double, ample, dont la laine bourrue frisait ». Son manteau est pourpre, ce qui est le symbole du pouvoir (et le sera encore à Rome) ; il est luxueux, donc preuve d’un statut social supérieur, car il est « double » et « ample » mais il n’est que de laine.

image 3Au chant XXIII de l’Odyssée, la reconnaissance d’Ulysse passe par le vêtement. Alors qu’il a passé l’épreuve, (bandé son arc), et qu’il a massacré les prétendants, il ne peut pas encore être reconnu par Pénélope et l’accepte : « parce que je suis sale et couvert encore de haillons, elle ne peut me respecter ni croire que c’est moi ». Il lui faut de la splendeur pour se faire reconnaître ; il dit à Télémaque : « je vais te dire donc ce qui me paraît le meilleur. Tout d’abord, lavez-vous et revêtez vos capes ; dites aux femmes du palais de prendre de beaux vêtements ». Lui-même se fait apprêter par la nourrice Eurynomé. Elle « lavait le généreux Ulysse et l’oignait d’huile, le vêtait d’une belle robe et d’un manteau ». Ce n’est qu’un homme propre, parfumé et richement vêtu qui peut être reconnu comme noble. Le vêtement est donc bien un attribut essentiel de l’homme et, avec la haute stature et la forte voix, la marque du statut social. L’âme ne perd pas son statut social. Le noble est noble dans l’âme. L’image de l’âme résume ainsi ce qui est remarquable dans l’homme : les qualités pour lesquelles les siens, comme les étrangers le reconnaissent et le respectent et ces mêmes qualités pour lesquelles il voudrait que sa mémoire soit honorée. Portées par l’âme, ces qualités confirment ses exploits guerriers et sa mort héroïque. (Ce qui sera l’objet du prochain article)

La pensée comme vision

image 1J’avais l’intention de faire un article pour chaque livre que j’ai lu au cours de l’été ; mais nous sommes à la mi-octobre et il me reste onze livres. Je vois bien que je n’aurai pas le temps. Je vais donc me contenter d’évoquer certains ouvrages. Et pour faire petit je commence par « la pensée sauvage » de Claude Lévi-Strauss et je me limite même aujourd’hui de la première phrase de ce livre.

Il commence ainsi : « On s’est longtemps plu à citer ces langues où les termes manquent, pour exprimer des concepts tels que ceux d’arbre ou d’animal, bien qu’on y trouve tous les mots nécessaires pour un inventaire détaillé des espèces et variétés ». Les langues des peuples qu’on appelle quelques fois « premiers » auraient ainsi la particularité de buter au niveau de l’abstraction véritable : celui où ce qui est apparemment différent se voit néanmoins unifié sous une catégorie qui ne peut pas se montrer mais seulement se comprendre. Ces langues permettraient de désigner chaque espèce qui compose un genre mais n’auraient pas l’idée du genre. Elles pourraient nommer chaque espèce animale (l’ours, l’aigle, le renard etc.) mais sans disposer de l’idée d’animal. Les espèces  sont composées d’individus ayant des caractères communs (tel  pelage, griffes, queue ou ailes etc.). On peut les décrire et même en dessiner un spécimen. Le genre ne permet pas cela : le genre (animal, végétal, arbre même) n’a pas de visage. Il est composé d’espèces d’apparences différentes mais partageant une capacité commune (pour l’animal : celle de se mouvoir et de trouver sa subsistance hors de soi) mais il n’a pas de forme qu’on puisse décrire puisqu’il se décline en une diversité de modèles sans unité. On ne peut pas montrer l’animalité, elle n’a pas de forme mais seulement des spécificités.image 2

Lisant cette première phrase, je pensais à ce que disait le professeur Bruno Cany (Philosophie Paris 8) au sujet du vocabulaire d’Homère dans l’Iliade et l’Odyssée et que les traductions ne permettent pas de rendre. Homère est en fait intraduisible parce qu’il ne disposait pas des mots qui nous sont familiers mais avait en revanche tout un vocabulaire pour dire les gestes ou les pensées dans toute leur variété. L’idée même du corps lui manquait ou plutôt il n’avait pas d’idée synthétique du corps, seul existait dans sa représentation le corps morcelé. Il  ne disposait pas du mot « bras » par exemple mais d’une multitude de mots désignant le bras qui bande l’arc, le bras qui lance le javelot, le bras qui se tend pour indiquer etc. et ainsi pour tout ce qui concerne les attitudes des corps. C’est que la pensée d’Homère était une pensée qui voit, une pensée comme vision. Pour Homère penser c’était voir et dire c’était faire voir, susciter la vision intérieure de la chose dite. Dans le monde Homérique, l’aède est un aveugle voyant (d’où la légende d’un Homère aveugle). L’aède voit en lui ce qu’il donne à voir à ses auditeurs. Par son chant, il transmet la vision interne que lui accordent les dieux, c’est pourquoi il les invoque avant tout chant. L’aède n’est qu’un intermédiaire entre le monde des dieux et celui des hommes. Il rend présent ce qui est au-delà du monde, ce qui appartient à un passé mythique.

La pensée comme vision de l’homme archaïque telle que nous la trouvons chez Homère n’est pas celle d’un être inconscient de sa  propre personne. En revanche elle suppose qu’il n’avait pas la notion de son intériorité et partant pas non plus de son extériorité. Il projetait sa pensée hors de soi, la voyait suscitée par un dieu. Il se comprenait lui-même, non comme un moi, mais comme celui qu’il voyait dans le monde en relation avec les autres. Il se voyait, comme par les yeux des autres, agir comme il voyait agir les autres, objectivant ses sentiments aussi bien que ses organes sans faire la synthèse de son moi. Il se pensait comme morcelé. Ainsi Homère raconte l’indignation d’Ulysse voyant les prétendants s’unissant avec les servantes : « son cœur en lui aboyait comme une chienne autour de ses petits encore faibles aboie aux inconnus,  et que son énergie s’apprête au combat ; ainsi lui-même aboyait-il indigné de ces crimes. Et frappant sa poitrine il gourmandait son cœur ».

Mais revenons au texte de Lévy-Strauss. Il donne l’exemple aussi de telles projections des choses hors de soi, de cette objectivation des sentiments ou des traits  de personnalité. Ainsi, « la proposition : le méchant homme a tué le pauvre enfant, se dit en Chinook par : la méchanceté de l’homme a tué la pauvreté de l’enfant et pour dire qu’une femme utilise un panier trop petit : elle met des racines de potentille dans la petitesse d’un panier à coquillages ». L’expression est déjà plus proche de l’abstraction que chez Homère mais elle garde la confusion de l’intérieur et de l’extérieur et elle a besoin de rendre visible et concret ce qui est pensé. La petitesse du panier n’est pas seulement dite, elle est objectivée : elle celle « d’un panier à coquillages ».

Cela témoigne qu’il n’y a pas de forme de pensée naturelle mais que les formes de pensée se développent et se complexifient avec le développement des cultures. Elles se font de plus en plus aptes à l’abstraction et à des abstractions toujours plus loin de l’expérience quotidienne, contrairement à ce que voudrait démontrer C. Lévy-Strauss. Bruno Cany montre ainsi comment la pensée grecque a évolué d’Homère à Platon jusqu’à une pensée sous forme de concepts. Les penseurs présocratiques, les sophistes, sont autant de jalons dans l’évolution des modes de pensée. Chez Platon même les traces de la pensée comme vision sont encore présentes. L’abstraction platonicienne est encore très près de la chose concrète. Ainsi un lit peut être en bois ou en fer, il peut être large ou étroit, haut ou bas. Il est toujours un objet concret et singulier. Mais l’Idée du lit (l’idée platonicienne du lit) c’est celle d’un lit qui n’est que lit (qui n’est par conséquent ni en bois ni en fer, ni large ni étroit,  ni bas ni haut mais il peut être tout cela à la fois). Les interlocuteurs de Socrate ne parviennent pas à penser une telle abstraction. Quand Socrate veut faire dire à Hippias ce qu’est le beau, celui-ci dit tour à tour que c’est une belle jeune fille, un beau vase etc. Il sait reconnaitre le beau tout autant que Socrate mais il ne peut le penser que concrètement, que sous la forme de ce qu’il estime être beau. Mais Socrate ne sait pas dire non plus ce qu’est le beau. Il reste au bord du concept, il en voit la nécessité mais n’y atteint pas. Ce n’est qu’avec Aristote que nous avons une pensée véritablement abstraite. Ce nouveau mode de pensée est la métaphysique. Ce mode de pensée se conçoit lui-même sous la forme de la connaissance de l’Etre. Mais qu’est-ce donc que l’Etre ? Ce n’est pas Platon qui l’a inventé mais plutôt Parménide. Il se précise chez Platon. Ainsi, comme l’Idée du lit fait abstraction des formes phénoménales du lit, l’idée de l’Etre fait abstraction de toute existence particulière, de toute forme phénoménale d’existence, c’est la pensée d’une existence qui n’est qu’existence, de ce qui est nécessairement existence et rien d’autre. La connaissance de l’Etre, dit Bruno Cany « s’ouvre à la connaissance de la nécessité de ce qui ne peut être autrement qu’il est ». Le lit peut-être autrement qu’il est, l’Idée du lit ne peut être autrement qu’elle est puisqu’elle désigne le lit en tant qu’il n’est que lit (ce qu’il sera toujours au-delà de toutes ses formes particulières).

image 3L’évolution des modes de pensée ne s’arrête pas avec la métaphysique. Celle-ci n’a d’ailleurs pas cessé de se perfectionner tout au long des siècles. La dialectique est un mode de pensée qui va au-delà des limites de la pensée métaphysique, qui s’ouvre à une pensée en termes de système, de rapport et de devenir mais elle n’est certainement pas l’ultime mode de pensée. J’ai développé cela dans un article précédent.