L’âme : stature, voix, vêtement (2)

image 1Comme il a été dit dans le précédent article, si l’âme est à l’image de l’homme, elle n’a pas de substance. Quand Achille veut serrer Patrocle dans ses bras, l’âme se dérobe : « il tendit les mains, sans le saisir ; l’âme, sous la terre, comme une fumée s’enfuit en criant ». Le poème d’Homère se poursuit comme s’il était fait pour enseigner à ceux qui l’entendent ce qu’il en est de la survie dans l’au-delà (ce qui était sans doute l’une de ses fonctions). Homère fait ainsi dire à Achille : « Hélas ! il y a donc, même dans la maison d’Hadès, une âme et un fantôme, mais sans organe vital ? »La même leçon est répétée au chant XI de l’Odyssée quand Ulysse veut serrer l’ombre de sa mère dans ses bras. Chaque fois elle se dérobe : « trois fois je m’élançai, mon cœur me pressait de l’étreindre, trois fois hors de mes mains, pareille à une ombre ou un songe, elle s’enfuit. »

L’homme moderne espère une survie sans organes. Cette idée atténue plutôt l’angoisse qu’il éprouve face à la mort. Il imagine l’âme comme exempte des souffrances du corps, comme débarrassée de la lourdeur terrestre et comme bienheureuse. Pour un grec homérique, au contraire, la privation des organes semble être une souffrance atroce que ne pourra calmer que l’état de léthargie dans laquelle l’âme sera plongée dans l’Hadès. Achille le dit : « toute la nuit, l’âme du malheureux Patrocle s’est tenue au-dessus de moi, gémissant et pleurant ».

Le mort hante les vivants parce qu’il souffre tant qu’il n’a pas obtenu de sépulture. Ou, s’il ne les hante pas, il les menace. Ainsi Elpénor le compagnon d’Ulysse mort accidentellement lui rappelle ses devoirs : « Ne pars pas en m’abandonnant sans sépulture et sans larmes, attirant la colère des dieux, mais brûle moi avec toutes les armes que j’avais ». Ce que dit Elpénor est très clair : laisser un mort sans sépulture, c’est introduire un désordre dans l’univers. L’âme du mort sans sépulture n’a pas de place dans le monde. Elle en dérange l’ordre et cela irrite les dieux qui sont gardiens de cet ordre. Chaque chose doit être à sa place : l’âme dans l’Hadès, les ossements dans l’urne ensevelie dans la terre.

Le mort a été arraché à la vie et ne jouit plus de la lumière du ciel. Il est plongé sous la terre et aspire à l’état de torpeur et d’oubli qui va le calmer. Il est comme un malade qui réclame le calmant qui va réduire ses souffrances en le plongeant dans un état d’hébétude et de torpeur, d’engourdissement où il va s’oublier lui-même et où il n’aura plus qu’un regret languissant de la lumière et de la vie. Les funérailles sont la médecine que le mort réclame. Elles sont la remise en ordre de l’univers après l’horreur de la mort. Ainsi, Patrocle supplie Achille : « Ensevelis-moi au plus tôt, que je franchisse les portes d’Hadès. Elles me repoussent au loin, les âmes, les fantômes des défunts, et ne me laissent pas encore me mêler à elles, au-delà du fleuve ». On peut imaginer qu’une âme non apaisée par ses funérailles est trop agitée, trop chargée d’émotions et de sentiments pour entrer dans le silence et l’oubli de l’Hadès. Elle est comme un bois encore sec que l’eau « repousse » et qui ne s’enfonce pas mais flotte en surface où il est balloté par les flots. Pourtant, le mort de toutes façons est déjà de l’autre côté comme le bois tombé à l’eau (Patrocle dit : «Moi, la divinité odieuse m’a englouti »). Il est par conséquent dans un entre-deux. Elpénor est à l’entrée de l’Hadès. C’est lui qu’Ulysse rencontre le premier. Il n’est pas encore engourdi comme le sont les âmes reçues. Il a une pleine conscience de son malheur et n’a pas besoin, comme les autres ombres, de boire du sang pour retrouver la parole.

Certains commentateurs voient une anomalie dans le fait qu’Elpénor soit déjà dans l’Hadès, quand Ulysse y descend, alors qu’il n’a pas encore eu de funérailles. Pourtant, il en est de même de Patrocle ; Achille le dit au chant XXIII de l’Iliade : « Sois content de moi, Patrocle, même dans la demeure de d’Hadès ! car je vais, pour toi, accomplir tout ce que j’ai promis ». Plus loin Patrocle dit d’ailleurs clairement : « j’erre en vain dans le haut de la demeure d’Hadès, aux larges portes ». Le problème n’est donc pas d’être ou de n’être pas dans « la demeure d’Hadès » mais plutôt d’obtenir cette anesthésie qui calme la souffrance des morts. Patrocle est dans Hadès mais peut encore en revenir, non pas parce qu’il n’y est pas retenu, mais parce qu’il est encore trop vif. Son âme n’a pas obtenu l’engourdissement apaisant que donne l’accomplissement des funérailles. On peut par-là supposer que pour les grecs homériques un certain nombre d’âmes restaient aux portes d’Hadès mais que ne revenaient hanter les vivants que celles qui trouvaient encore sur la terre des vivants les parents qui avaient en charge de les aider à trouver le repos. Celles qui n’avaient personne pour les secourir restaient dans la souffrance mais loin des vivants.

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image 2La souffrance de l’âme est une souffrance liée à la vie. Il semble que les grecs Homériques projetaient sur le mort leur propre douleur. Le mort était vu comme apaisé par les funérailles comme l’étaient les vivants après cette période d’épanchement, de larmes et de douleur par laquelle ils se purgeaient. Après les funérailles, le deuil n’est plus qu’une longue souffrance muette que les proches gardent dans leur cœur comme les morts dans l’Hadès souffrent sourdement dans leur torpeur. L’état de l’âme du mort est par conséquent analogue à celui du cœur de ses proches. L’âme du mort éprouve une vive souffrance dans les moments qui suivent la mort comme le font les proches. Cette souffrance des proches est d’autant plus vive que le corps du défunt est là et qu’ils voient de leurs yeux l’horreur de la mort, elle est extrême quand le corps n’est pas respecté et ne reçoit pas de soins. Les funérailles sont un moment de catharsis qui apaise la douleur des vivants comme celle du mort. Puis, l’âme du mort souffre languissamment quand les funérailles sont passées, tout comme souffrent les proches pour qui l’image du disparu s’efface peu à peu. La souffrance est ranimée par les cérémonies qui rappellent le mort comme les âmes défuntes sont ranimées en buvant le sang du sacrifice qu’Ulysse a fait pour elles aux portes de l’Hadès.

Dès que l’âme est vivifiée, sa douleur revient comme celle des vivants. Ainsi en est-il d’Agamemnon quand il reprend conscience. Ulysse dit : « Il me reconnut dès qu’il eut bu le sang noir, alors il gémit très haut et pleura de chaudes larmes ». Il en est de même de l’âme d’Achille dont la plainte exprime à la fois sa douleur et celle de son père, puisqu’il dit : « Si, pour l’aider, j’étais encore sous les feux du soleil tel que je fus jadis dans la vaste plaine de Troie, tuant l’élite des soldats pour défendre les Grecs, si, tel je revenais un seul instant dans son palais, que je ferais haïr ma force et mes mains redoutables à ceux qui le contraignent et l’écartent des honneurs. » On voit bien que ce même Achille qui, un instant plus tôt, disait qu’il aimerait mieux « être sur terre domestique d’un paysan » donc être un homme sans honneur plutôt que d’être honoré comme mort, n’a pas d’autre souci que ceux de son père et ceux de son clan dont il assurait la suprématie. Ce n’est pas tant un regret sentimental de la vie et de la lumière qu’exprime Achille, comme on le lit souvent, mais le regret qui est celui de ceux de son clan et surtout de son père qui n’a plus son soutien. Achille était le héros d’un clan, la fierté et le soutien de son père. Il est regretté pour cela et donc regrette cela. Quand il parle pour lui-même, quelques vers plus tôt, Achille n’a aucun souci d’honneur et pas mêmes de chaleur et de lumière. A Ulysse qui lui dit « ne regrette donc pas la vie », il répond clairement qu’il ne regrette, quant à lui, rien d’autre et qu’il serait aussi bien domestique. Il semble bien par conséquent que ce soit en s’identifiant à son clan, à sa famille, que le héros grec aspire à la mort héroïque qui lui donnera cette forme d’immortalité qui est celle d’une longue renommée. Pour lui-même quand il se laisse aller comme le fait Achille à exprimer des aspirations personnelles, il n’a pas d’autre souci que ceux d’une vie sans souffrance.

Le tertre élevé sur les cendres du héros, et qui se voit de loin, signale la puissance du clan. Le mort le réclame au nom du clan pour la gloire de sa famille et pour que perdure sa noblesse. Sa mort est au service des siens, sa gloire et sa mémoire les servent. Il n’y a aucun des héros nobles d’Homère qui ait souci de sa vie pour lui-même. Et, il n’y a qu’Achille, qui est dit « sans reproche » mais manifeste pourtant une indépendance dangereuse. Il peut dès lors exprimer un vœu personnel aussi peu conforme à sa gloire que d’être domestique. En toutes choses Achille dépasse la mesure : vivant il met les Achéens en danger par excès d’orgueil, mort il néglige d’abord les honneurs jusqu’à l’excès. Il montre ainsi ce à quoi on s’expose quand on néglige son rôle social. Mais à chaque fois, bien-sûr, Achille se reprend et redevient le champion de son clan : vivant, il reprend le combat qui lui fera perdre la vie, mort il renonce à ses regrets pour exprimer ceux des siens (rétablir leur puissance). La douleur du mort est donc bien celle des vivants, elle s’éveille quand s’éveille celle des vivants. Les regrets du mort sont ceux des vivants, ce sont des soucis d’honneur, de préséance, de rang social. La mort ne rompt pas les liens sociaux.

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image 3Les funérailles vont par conséquent être une affaire collective et elles seront menées par les proches, par ceux qu’elle expose à la déchéance : l’épouse, l’enfant, l’ami. On retrouve dans le déroulement des funérailles les attributs dont était parée l’âme : le vêtement, la voix, la stature.

L’ordre est inversé et c’est le vêtement qui vient en premier. Il n’en est que plus important. Ainsi, le suaire de Laërte est tissé par Pénélope. Dans une représentation moderne, il y aurait sans doute quelque chose d’atroce à préparer le linceul d’un homme encore vivant. Il n’apprécierait sans doute pas ce genre d’hommage. Mais dans le monde Homérique, le vêtement a une telle importance que c’est au contraire un honneur tout particulier d’avoir un linceul luxueux. Pénélope, qui a déjà rempli les coffres de vêtements pour Ulysse en prévision de son retour, passe ainsi ses jours à tisser le linceul de Laërte. Ce thème de l’offrande du tissu funèbre se retrouve dans l’Oreste d’Euripide. Le tissu funèbre est pourpre et il est sans doute brodé de motifs qui rappellent les exploits et la vie du défunt. C’est un éloge féminin. Au chant XXII de l’Iliade Andromaque aussi tissait une toile pourpre pendant qu’Hector mourrait : « elle tissait une toile (au fond de sa haute demeure) double, pourpre, et y répandait des fleurs variées ». Il n’est pas dit que c’était un linceul mais cela le devient puisqu’Hector meurt en ce moment.

Après le vêtement, vient la voix. Les lamentations sont le premier acte des funérailles où tous les participants pleurent et gémissent bruyamment. C’est ainsi que commencent les funérailles d’Hector : « sur un lit ciselé à jour, ils mirent le corps, et, auprès, placèrent des chanteurs, guides des lamentations, qui gémirent leur chant. » Andromaque, l’épouse, commence les plaintes. Pour Patrocle, c’est Achille qui mène les lamentations et commence les plaintes les deux mains posées sur la poitrine du mort. Ces plaintes expriment la perte de l’épouse, de l’enfant, de l’ami et du clan tout entier, qui sont exposés aux dangers par la mort de leur protecteur et soutien. Elles sont reprises par chaque proche et répétées par le groupe tout entier.

Viennent ensuite les soins apportés à brûler le corps. Et dans la préparation du bûché funèbre, c’est la stature du défunt qui est rappelée. Elle n’est pas dite mais elle est cependant indiquée par la quantité de bois qu’il est accumulée pour le bûché. Là encore Achille se signale par ses excès. Mais pour Hector aussi la quantité de bois est formidable : « pendant neuf jours, ils […] apportèrent une immense quantité de bois ». Cette immense quantité, comme la quantité formidable de graisse employée pour activer la combustion signale un corps d’une charpente tout à fait hors du commun. La stature du mort est ainsi non seulement rappelée mais elle est magnifiée.

Puis, quand le corps est brûlé, à nouveau, il faut aux ossements un vêtement ; ils sont mis dans une urne couverte d’un voile pourpre. Là aussi l’urne doit être magnifique et luxueuse à la mesure de la noblesse de celui dont elle enferme les ossements.

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Ainsi et pour conclure : dans tout ce qui concerne la mort, l’âme, le corps du mort et son clan, se confondent. La douleur du mort est celle de son clan, ses soucis sont les soucis de son clan, ses qualités sont celles par lesquelles il s’imposait aux siens et se faisait redouter des autres. Cependant, trois attributs restent toujours présents : la stature, la voix, le vêtement. Ils appartiennent aussi bien au corps qu’à l’âme. C’est par eux que se fait voir la puissance de l’homme homérique. Ils sont l’homme.