Le lundi 13 octobre 1806, le jour où Iéna fut occupé par les Français et où l’Empereur Napoléon entra dans ses murs, Hegel venait tout juste d’envoyer à l’impression le manuscrit de sa grande œuvre « la phénoménologie de l’Esprit ». Il écrit à son ami Niethammer.
« Quel souci j’ai dû avoir à propos des envois du manuscrit mercredi et vendredi derniers, c’est ce que vous voyez d’après la date. – Hier soir vers le coucher du soleil je vis les coups de feu tirés par les patrouilles françaises, venant à la fois de Gempenbachtal et de Winzerla ; les Prussiens furent chassés de cette dernière localité durant la nuit, la fusillade dura jusqu’après minuit, et aujourd’hui entre 8 et 9 heures pénétrèrent dans la ville les tirailleurs français – et une heure après les troupes régulières. Cette heure fut une heure d’angoisse, particulièrement du fait que les gens ignoraient le droit que chacun possède, d’après la volonté de l’Empereur lui-même, à l’égard de ces troupes légères à savoir, ne pas obtempérer à leurs réquisitions, mais leur donner en toute tranquillité ce qui leur est nécessaire. Beaucoup de gens se sont trouvés dans l’embarras par suite d’un comportement maladroit et par manque de prudence. Cependant madame votre belle-soeur, ainsi que la maison Döderlein, en a été quitte pour la peur et s’en est tirée sans dommage. Elle m’a prié – comme je lui parlais ce soir du départ de la poste – d’écrire à Mme Niethammer et à vous ; elle loge maintenant 12 officiers. J’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine. »
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Aveugle et visionnaire, voilà comment apparait Hegel dans ce courrier : aveugle à ce qu’il voit effectivement et visionnaire par la pensée – une pensée qui désenchante le monde pour magnifier l’histoire.
Il est sobre jusqu’à la sécheresse pour dire ce qu’il a vu de la prise de la ville et exalté pour exprimer sa vision de l’empereur passant sous ses fenêtres.
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C’est de son appartement que Hegel a assisté à la prise de la ville par les troupes françaises et au passage de Napoléon sous ses fenêtres. Il rapporte ce qu’il a vu des évènements qui ont précédés l’arrivée de l’empereur dans un style très sobre, avec les mots les plus simples. Il écrit « je vis » ce qui exprime une espèce de neutralité, une absence de tension qui contraste avec ce qu’on peut imaginer du drame. Il n’utilise que des adjectifs purement fonctionnels, sans tonalité particulière, seulement pour mieux situer les choses : « dernière localité » pour renvoyer au village de Winzela, dans les faubourgs de la ville ; « troupes régulières » et « troupes légères » pour mieux caractériser les différents corps d’armée qui sont entrés dans la ville. Enfin, il parle du « comportement maladroit » de ceux « qui se sont trouvés dans l’embarras ». Il n’utilise aucun adverbe.
Il raconte les premiers accrochages du dimanche 12 octobre entre troupes françaises et prussiennes en témoin passif, comme s’il s’agissait de choses lointaines et indifférentes. Il écrit « je vis les coups de feu » et parle de « fusillade » alors qu’une grande bataille s’annonçait qui pouvait bien se dérouler dans la ville. On dirait qu’il n’a rien entendu de ce qui devait pourtant être une canonnade nourrie plutôt qu’une « fusillade » et qui a duré toute la soirée. Il écrit « les Prussiens furent chassés… durant la nuit » pour rapporter le revers des troupes qui protégeaient la ville. Nous comprenons qu’après que la canonnade se soit tue, les combats se sont poursuivis jusqu’au petit matin. Mais Hegel semble n’éprouver aucune communauté d’intérêt avec ces malheureux soldats tombés dans la nuit. Pourtant, s’il n’est pas originaire de la ville, il y réside et y enseigne depuis cinq ans. Et, peut-être quelques-uns de ceux qui sont morts là et de ceux qui allaient mourir en plus grand nombre encore dans les jours proches avaient été de ses étudiants ou étaient passés par l’université où il enseignait.
La journée du 13 octobre, au soir de laquelle Hegel rédige sa lettre, a été particulièrement dramatique puisque, après les combats de la nuit, la ville est laissée sans défense et les troupes napoléoniennes y pénètrent au début de la matinée ; « entre 8 et 9 heures » écrit Hegel. On imagine l’atmosphère pesante d’une ville ouverte, les familles dans l’angoisse du sort des leurs, la rudesse des soldats vainqueurs, harassés par une nuit de combat et dans l’attente de batailles plus violentes encore. On imagine le bruit lourd des canons tirés par les chevaux, le martèlement des troupes à pied, le cliquetis des armes et les fenêtres obstinément fermées, les portes closes. On imagine les odeurs fortes, les ordres criés et les sommations d’ouvrir les maisons à la troupe. De tout cela Hegel dit « Cette heure fut une heure d’angoisse ». Peut-être veut-il rassurer son correspondant car, à entendre cette expression, on pourrait penser qu’il n’y a eu aucun désordre et que, comme il l’écrit, seuls des maladroits « se sont trouvés dans l’embarras ». Ce dernier mot, si anodin, ne permet guère d’imaginer les choses. Selon Hegel, les troupes par ordre de l’empereur, n’avaient droit de réquisition que pour « ce qui leur [était] nécessaire ». Mais comment discuter avec une troupe de soldats en arme de qu’ils jugent leur être nécessaire. Comment les habitants d’une ville qui vient de tomber seraient-ils en position d’argumenter avec un occupant dont ils ne comprennent pas la langue ? Comment auraient-ils pu arguer de « la volonté de l’Empereur » pour s’opposer à la saisie de leurs biens ? Le genre « d’embarras » auquel on s’expose dans ces situations va habituellement bien au-delà de ce qui vous laisse « quitte pour la peur » selon l’expression de Hegel.
L’une des raisons pour lesquelles Hegel écrit, c’est qu’il est chargé de donner à Niethammer des nouvelles de sa belle-sœur. Il semble donc qu’il ait écrit le 13 octobre en fin d’après-midi et que sa lettre soit partie le soir. Il s’acquitte de ce service avec une froide sobriété en terminant par : « elle loge maintenant douze officiers ». On sait seulement qu’elle « en a été quitte pour la peur et s’en est tirée sans dommage ». Il ne semble donc pas que ce soit de bonne grâce qu’elle a ouvert sa maison. Tout cela laisse supposer des moments dramatiques plutôt qu’une discussion courtoise. Mais Hegel n’en dit pas plus et paraît juger les prétentions du vainqueur tout à fait légitimes. La suite de la lettre explique cette singulière façon de prendre les choses.
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En fait, toute cette relation des évènements est enchâssée dans ce qui semble avoir seulement préoccupé Hegel. Il commence par parler du « souci » qu’il a eu de son manuscrit pour finir par l’évocation enthousiaste de l’empereur qu’il a vu passer.
Le manuscrit, envoyé en deux parties le mercredi et le vendredi de la semaine qui a précédé l’arrivée des troupes françaises, devrait être celui de la phénoménologie de l’Esprit. On ne sait pas si Hegel avait coutume de garder des copies de son travail. Mais il semble bien avoir eu plus de souci du bon acheminement de son manuscrit que des évènements qui pouvaient le perturber. Il utilise un style exclamatif « quel souci » pour exprimer sa crainte de voir ses envois égarés et on comprend que ce souci ne l’a pas quitté pendant toute la semaine. En revanche, c’est par l’expression « heure d’angoisse » qu’il évoque les sentiments des habitants d’Iéna et seulement pour le moment de l’entrée des troupes françaises.
Surtout, à peine a-t-il lâché l’information « elle loge maintenant douze officiers » qu’il passe sans transition à : « j’ai vu l’empereur ». On sent bien que toute sa pensée est animée par la relation qu’il fait entre l’achèvement de la phénoménologie de l’Esprit et les évènements qui bouleversent l’Europe et qui font que l’Empereur passe sous ses fenêtres. C’est comme si quelque chose arrivait à cet instant à son climax, chose pour laquelle tout le reste n’était que préparation et arrière-plan. La phrase même exprime ce mouvement. Napoléon est tout de suite désigné par son titre « l’Empereur », aussitôt haussé à être « l’âme du monde » puis Hegel passe à lui-même pour exprimer la « sensation merveilleuse » d’avoir vu cela. Et c’est seulement pour dire son extase que Hegel revient à l’individu, à ce qu’il a effectivement vu mais qu’il n’exprime que sublimé par son enthousiasme.
Le vocabulaire tranche clairement avec celui employé pour relater les faits dramatiques de la journée et la bataille de la nuit précédente. Hegel, qui n’avait fait que voir les choses, sans sentir ni entendre, sans s’émouvoir, éprouve « une sensation merveilleuse ». Il est bouleversé par cette vision qui perd dans sa pensée tout ce qu’elle pouvait avoir de concret, de trivial. L’empereur est « assis sur un cheval » mais Hegel l’a vu « concentré ici sur un point » comme si l’espace qu’il occupait n’était que celui de la manifestation d’une force universelle. Ce n’est pas un général entouré de ses officiers que Hegel a vu ; c’est « l’âme du monde ». Il n’a donc pas vu avec les mêmes yeux qui regardaient au loin les lueurs de la bataille, il a vu avec sa pensée. Il n’a pas vu un homme qui a besoin, pour savoir et pour agir, de recevoir les courriers de son armée et d’y répondre par la voix et par le prosaïque moyen de coursiers qui devront chevaucher malgré les dangers. Il a vu quelque chose qui « s’étend sur le monde et le domine ». Il a regardé effectivement un homme « assis sur un cheval » et qui doit « sortir de la ville pour aller en reconnaissance » comme l’aurait fait tout aussi bien Brunswick, comme il l’a fait peut-être quelques jours plus tôt en passant au même endroit. Mais alors qu’il est aveugle à l’horreur de la bataille, Hegel semble porter son regard au-delà de la simplicité des choses. Ce qu’il voit c’est sa pensée. Il voit l’universel concret dont il est le théoricien. Il est visionnaire : à cet instant l’esprit absolu et « l’âme du monde » incarnée par Napoléon ne font qu’un. La grande œuvre de Hegel et l’épopée napoléonienne se rejoignent : ils sont l’histoire et la philosophie qui s’achèvent. Ce qui était parti par le courrier du mercredi précédent revient et salue son auteur.
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Nietzsche range la pensée philosophique « parmi les activités instinctives » à l’arrière-plan desquelles « on trouve des évaluations, ou pour parler plus clairement des exigences physiologiques ». Peut-être faut-il conclure avec lui « que toute grande philosophie jusqu’à ce jour a été la confession de son auteur ». Ainsi la phénoménologie de l’Esprit serait le journal d’un visionnaire au regard distrait.