Voici, dans sa traduction par Luc Brisson, la lettre que Platon a adressée à Denys II, tyran de Syracuse, après que celui-ci l’ait évincé du pouvoir, qu’il l’avait pourtant invité à partager.
Platon à Denys II
« [com-]porte-toi bien.
Après avoir passé tout ce temps auprès de vous, et alors que je partageais avec vous la gestion du pouvoir, investi entre tous de votre plus haute confiance, je supportais les calomnies, si pénibles fussent-elles. Car je le savais bien, aucune de vos atrocités ne passera pour avoir été commise avec mon consentement. En effet, tous ceux qui ont exercé le pouvoir avec vous m’en sont témoins, eux qu’en grand nombre, moi, j’ai secourus leur évitant des châtiments qui n’étaient pas minces. Or, après avoir souvent veillé en maître absolu à la bonne garde de votre cité, je fus chassé, avec moins d’égards qu’il ne convient de chasser un mendiant, par vous, qui me renvoyiez et m’ordonniez de prendre la mer, après tout ce temps passé auprès de vous. Dans ces conditions, en ce qui me concerne, je souhaite désormais, moi, prendre plus de distance à l’égard de la société des hommes, tandis que « toi, en tyran que tu es, tu vivras seul ».
Quant à l’or, cet or brillant, celui que tu m’as donné pour mon voyage de retour, Bacchéos, le porteur de cette lettre, te le rapporte. Car cette somme, vraiment, ne suffisait pas à couvrir les frais du voyage et elle n’était d’aucune utilité non plus pour le reste de mon existence, mais elle jetait sur toi, qui la donnait, le plus grand discrédit, et sur moi, qui l’acceptais, un déshonneur qui n’était pas moins grand ; voilà pourquoi je la refuse. Pour toi d’ailleurs de toute évidence, cela ne fait aucune différence de recevoir ou de donner pareille somme ; aussi, quand tu l’auras recouvrée, sers-t-en pour « soigner » un autre de tes partisans, comme tu as fait pour moi ; pour ma part, en effet, tu as suffisamment « pris soin » de moi. Oui, c’est pour moi le bon moment de dire comme Euripide que, le jour où un revers de fortune s’abattra sur toi, « tu souhaiteras la présence d’un tel homme à tes côtés ». Par ailleurs, je tiens à te rappeler que la plupart des auteurs tragiques, quand ils représentent un tyran en train de succomber sous les coups, le font aussi s’écrier : « privé d’amis, malheureux que je suis, me voici perdu » ; mais aucun poète tragique n’a fait du manque d’or la cause de la perte d’un tyran.
Et il y a encore ces vers « qui, aux gens sensés, paraissent n’être pas mauvais » ,
« non l’or brillant qui manque tant dans la vie désespérée des mortels,
pas d’avantage le diamant ni non plus les lits d’argent appréciés par l’homme dont ils éblouissent les regards, ni encore les arpents de la vaste terre, lourds de la moisson qu’ils produisent eux-mêmes
rien de tout cela ne vaut la pensée d’hommes de bien d’accord entre eux ».
Porte-toi bien, et reconnais l’importance de tes torts envers moi, pour mieux te conduire envers les autres. »
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Cette lettre que Platon a fait porter à Denys II, tyran de Syracuse, a pour objet d’expliquer les raisons de la restitution d’une somme d’argent. Elle est un très curieux plaidoyer et un acte d’accusation. Elle rappelle la position de Platon auprès de Denys, les circonstances de leur rupture et ses conséquences.
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La position de Platon auprès de Denys et les raisons qui l’ont appelé à Syracuse sont rapportées par diverses sources. Cette lettre, cependant, peut être regardée comme un document des plus précieux puisque c’est Platon lui-même ici qui décrit ses fonctions et les rappelle à celui-là même qui les lui a confiées, à qui donc il ne pourrait mentir.
Platon n’indique pas le temps de son mandat. Ce serait superflu, il est vrai, aussi bien entre les correspondants qu’auprès de quiconque pourrait lire ce courrier. Cependant, l’expression « tout ce temps » indique une durée assez longue. En fait, le séjour de Platon auprès de Denys 2 est le troisième mais le plus court des séjours de Platon en Sicile.
Platon situe sa fonction comme celle d’un régent, d’un homme participant directement à l’exercice du pouvoir. Il ne se présente ni comme un ami, ni comme un conseiller mais comme celui qui a partagé « la gestion du pouvoir » sans mandat précis mais investi de la « plus haute confiance ». Platon ne fait état d’aucun programme politique, d’aucune réforme à laquelle il aurait travaillé. Le mot de « gestion » même si on ne peut pas lui donner un sens moderne suppose un traitement des affaires courantes, celles de la police de la Cité État, celles de la justice, celles des affaires extérieures. La position de Platon est donc tout à fait extraordinaire puisqu’elle consiste, si l’on peut dire, en l’exercice d’une co-tyrannie (il a « veillé en maître absolu » à la bonne garde de la cité) dont on se sait pas si elle résulte de l’accord entre des factions ou d’une relation qu’il est parvenu à nouer avec Denys. On pourrait la rapprocher de la co-monarchie de Sparte.
Or, on sait que la tyrannie n’est pas la dictature, elle n’est pas un pouvoir exceptionnel confié à un monarque mais un pouvoir usurpé par la violence et qui se maintient par l’oppression. Un philosophe tel que Platon se serait dont fait l’agent d’un pouvoir par nature injuste et oppresseur. Comment cela n’aurait-il pas été exploité par ses adversaires ? Effectivement, Platon rappelle à Denys qu’il a dû supporter les « calomnies » et ces critiques ne devaient pas être sans fondement puisqu’il fait état « d’atrocités » commises, ou dont aurait été menacés « un grand nombre » de personnes mais dont il s’exonère naturellement, se créditant même d’avoir sauvé certains. Certes de tels propos peuvent se concevoir dès lors que les crimes sont tellement éclatants et connus qu’il serait vain de vouloir les démentir. Mais la seule abstention parait une défense bien mince quand aucun grand projet, aucune haute action ne vient justifier une telle compromission.
Si la lettre est un plaidoyer, comme nous l’avons dit, ce n’est donc pas auprès de ceux qui, en Grèce, critiquent le voyage de Platon et son action (que seul un net démenti aurait pu faire taire). C’est auprès de Denys lui-même. Et, effectivement Platon met en balance les avantages tirés par Denys de cette collaboration et les calomnies pénibles qu’il a dû subir et il fait état de la faible somme d’argent (sur laquelle nous allons revenir) qu’il a reçue lors de la rupture. Les avantages tirés par Denys se comprennent tout de suite puisqu’il a reçu la caution de celui dont la sagesse est reconnue universellement, d’un homme qui a fait de la vertu le plus haut bien. Ayant cet homme auprès de lui, partageant avec lui le pouvoir, Denys reçoit une partie de cette sagesse et participe à la vertu. Il a les moyens d’une ambition politique qui peut viser toute l’Italie car il peut prétendre à être respecté autant qu’il est craint. Mais Platon, le sage Platon, où sont ses motivations ? Il ne semble, si l’on en croit ce qu’il écrit, n’avoir tiré d’autre avantage que la jouissance du pouvoir absolu.
Platon ne semble avoir d’autres griefs que de ne pas avoir pu jouir plus longtemps du pouvoir ! Il ne dit pas qu’il a choisi de rompre mais qu’il a été chassé. S’il accuse Denys ce n’est pas des excès qu’il a commis mais du traitement qu’il lui a fait subir en le renvoyant.
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La façon dont Platon rappelle les circonstances de la rupture est en effet tout à fait surprenante. Il aurait été chassé, semble-t-il, sans aucun motif, renvoyé comme un serviteur dont on s’est lassé : « avec moins d’égards qu’il ne convient de chasser un mendiant ». Platon aurait pu tenter de présenter sa position de telle façon qu’elle fasse taire ses calomniateurs mais il fait l’inverse et se met en position d’être moqué car que dire d’un homme qui s’est compromis sans motif auprès d’un tyran et est chassé sans ménagements sinon qu’il est deux fois puni pour son orgueil et sa soif de pouvoir. Platon chassé ne sauve même pas l’honneur et ne semble pas tenté de sauver les apparences. Il fait éclater son ressentiment en lançant cette vaine menace « toi, en tyran que tu es, tu vivras seul » ! Il dit que, quant à lui, il a choisi « de prendre plus de distance à l’égard de la société des hommes » mais en fait il est clair de ce qui précède qu’il a certainement perdu beaucoup de ses amis, sinon pourquoi ne pas laisser entendre qu’il retourne auprès de gens qui savent apprécier sa valeur.
Platon semble avoir peu de sens politique et commet une nouvelle faute en s’attardant trop longuement sur la question de la somme d’argent qu’il restitue. Il l’a d’abord acceptée mais la rend finalement par l’intermédiaire du messager car il la juge insuffisante. Il n’a pas un motif moral mais de dignité. La somme est insuffisante pour couvrir ses frais et ses besoins sont assurés pour le reste de ses jours. Il aurait donc accepté, semble-t-il, une somme plus importante comme une marque d’estime et rejette celle-ci car son insuffisance jette sur lui le « déshonneur ». Il se montre donc à la fois humilié et intéressé ! Le ton du refus est ferme « voilà pourquoi je la refuse » mais il aurait été plus habile de commencer par le refus et de dire d’abord « je refuse cet or que tu me donnes », car cela efface l’acceptation, et d’exposer ensuite les raison du refus sans laisser penser qu’il aurait accepté un cadeau plus riche. Certes, la relation d’un Grec à l’argent n’est certainement pas la nôtre et il n’était pas déshonorant de recevoir de somptueux cadeaux ; les rois et les princes les premiers les acceptaient volontiers. Mais ce n’est tout de même pas la même chose de recevoir de l’or comme marque d’estime et d’affection que d’en accepter quand on est chassé comme un laquais. Cet or, Platon, l’a bien d’abord accepté avant de le rendre avec mépris. S’il veut retourner à Denys la vexation, il l’a bien d’abord lui-même subie. Là encore il laisse paraître un ressentiment qui n’est pas digne d’un sage.
Platon a alors une phrase curieuse : « sers-t-en pour « soigner » un autre de tes partisans ». Se dire partisan c’est reconnaître une allégeance, un alignement sur les positions politiques de Denys et donc une acceptation au moins de principe de la forme de son gouvernement. Platon se déclare donc clairement du parti d’un tyran sanguinaire. Platon, qui n’est pas démocrate et qui hait la démocratie (c’est-à-dire l’intervention du peuple dans les affaires de la cité) déclare ici ouvertement lui préférer la tyrannie. En utilisant le mot « soigner » il suggère clairement une relation de dépendance telle que celle de l’enfant dont on prend soin parce qu’il est plus faible, même si le ton laisse entendre que les soins étaient imparfaits ou même dommageables (ce que confirme tout de suite d’expression « tu as suffisamment pris soin de moi »).
Après quelques tirades sur les malheurs qui menacent le tyran qui se prive de ses soutiens, Platon revient encore lourdement sur cette question d’argent et reproche à Denys son avarice qui ôtera toute grandeur à sa chute. Ce dont il est question ici ce n’est donc effectivement pas l’amitié mais de savoir garder dans son camp, par sa générosité, un soutien indispensable à son maintien au pouvoir. Pour Denys en clair la perte de Platon serait donc bien peut-être celle d’une faction (il se serait « privé d’amis ») même si l’expression « un tel homme » suggère à l’inverse que Platon, par sa seule personne, aurait été le pilier du pouvoir de Denys.
Que vaut après tout cela l’envolée « philosophique » qui met en balance « la pensée d’hommes de bien d’accord entre eux » et toutes les richesses du monde ? Après s’être montré intéressé, Platon n’est plus guère en position de se poser en sage et son exhortation à se « mieux conduire » ne risque guère de faire effet. Cette invite à la modération qui ouvre et ferme la lettre par un « comporte-toi bien » et le « mieux te conduire » est d’ailleurs bien curieuse. S’adressant à un tyran coupable d’un grand nombre d’exactions, elle est bien vaine ; plus encore sous la plume de celui qu’il vient de chasser de façon humiliante. Un viril et sobre « adieu » n’aurait-il pas été préférable ?
Mais l’invitation à mieux se « conduire envers les autres » n’est-elle pas en effet le rappel que Platon était le représentant d’une faction et ces « autres » ne sont-ils pas les autres membres de la faction ?
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Les conséquences de toute cette affaire seraient donc, pour Denys, la mise en danger de la stabilité de son pouvoir et le risque de voir la faction évincée se tourner contre lui. Effectivement, nous savons que Dion, de la famille de Denys, avec qui Platon était particulièrement lié a renversé le tyran quelques années plus tard. Ses soutiens auraient été des « amis de Platon ».
La conséquence pour Platon est plus immédiate et il en apparait comme le premier responsable : il s’est compromis avec un tyran sanguinaire, il a été chassé comme un laquais et s’est montré bien intéressé pour un sage. Ses ambitions politiques sont ruinées, sa réputation de haute compétence réduite à néant. Où est sa supériorité de philosophe qui le qualifierait pour être le guide de la cité ? Quel crédit accorder aux théories politiques de quelqu’un qui connait aussi peu les hommes. Ne savait-il pas qu’ils ne sont ni d’or, ni d’argent mais tous d’airain et que si la populace est dangereuse et imprévisibles, les tyrans le sont autant ?
Si l’on veut sauver Platon, il faut dire que cette lettre n’est pas de lui mais de ses ennemis. Si elle est de ses amis, ils seraient bien trop maladroits. Diogène Laerce est bien plus habile quand il nous présente Platon défiant le tyran, livré par lui comme esclave et racheté par ses amis, c’est-à-dire tout à l’inverse de ce que montre cette lettre. Le style même de la lettre n’est pas digne de Platon. Il est alourdi jusqu’au pédantisme par des citations trop nombreuses d’Euripide et d’autres poètes tragiques comme si elle était destinée à être déclamée.
Nous disposons de plusieurs traductions de cette lettre et il est visible qu’elle embarrasse bien ceux veulent voir en Platon le « prince des philosophes » car les traductions divergent beaucoup. Celle de Victor Cousin remplace le « porte-toi bien » par « adieu » et « partisan » par « ami », elle évoque le « fardeau des affaires ». Elle efface donc autant qu’il se peut les traces d’une compromission coupable et d’un intéressement trop marqué. Mais pourquoi les philosophes auraient-ils un « prince », pourquoi vouloir faire de Platon autre chose qu’un homme de son époque et de la société grecque esclavagiste et brutale ?
Tout comme Platon, Socrate parait s’être mêlé de politique et tout comme lui de façon particulièrement trouble.
Ainsi, on apprend, dans l’apologie de Socrate par laquelle Platon voudrait le réhabiliter après le procès qui s’est terminé par sa condamnation à mort, qu’il a refusé d’arrêter un citoyen. Mais dans une dictature, comme dans tout régime d’ailleurs, on ne demande pas à un simple particulier d’en arrêter un autre. Cela est habituellement la tâche d’une milice. Socrate aurait donc été, sous la dictature de trente, membre d’une milice. Généralement aussi on ne s’adresse pas au simple exécutant mais au responsable de la milice. Socrate aurait ainsi commandé une milice. Et que faisait la milice des gens qu’elle arrêtait ? au mieux, elle les remettait à ceux qui étaient chargés de les exécuter !
Socrate est accusé aussi d’avoir voulu introduire de nouveaux dieux. Il se défend en invoquant son Daïmon. Mais le même texte et surtout le Banquet de Platon nous apprennent que Socrate avait été initié aux mystères d’Éleusis. Ainsi, il aurait été membre d’une société secrète ! Et quel a été le rôle de cette société dans le renversement de démocratie et dans la dictature ?
Enfin, Socrate est accusé d’avoir corrompu la jeunesse. Plusieurs des dictateurs étaient effectivement ses élèves. Ils étaient non seulement ses élèves mais ils lui étaient très proches. Il entretenait des relations très troubles avec quelques-uns (avec Alcibiade par exemple). Cette homosexualité était admise avec toutefois une réserve, rappelée par Foucault, qu’on respectait les différences sociales. Ce à quoi Socrate, qui était d’extraction modeste, semble avoir allègrement passé outre. On voit Socrate, au début des dialogues de Platon, partir frénétiquement à la chasse aux petits jeunes ! On apprend que sa femme le traitait de tous les noms. Mais elle avait peut-être quelques raisons pour cela ! Socrate était invité à tous les banquets de l’aristocratie, ce n’était pas ce qui pouvait la nourrir ! Elle avait certainement plus d’un grief à son encontre.
Platon nous montre Socrate constamment occupé pendant la période de démocratie à harceler ses membres pour les délégitimer. Ceci souvent avec des procédés sophistiques des plus douteux. A ma connaissance un seul interlocuteur refuse de se plier à son petit jeu. Or, il s’agit d’un aristocrate ! Socrate parait donc avoir eu de puissants soutiens. Ceux-ci avaient disparus au moment de son procès (ils étaient en fuite ou avaient été condamnés). Platon lui-même s’est tenu à l’écart.
Socrate était donc semble-t-il un activiste au service du parti aristocratique et un activiste particulièrement redoutable qui se serait transformé en homme de main sous la dictature. Comment n’aurait-il pas été condamné ?