Les limites du rationalisme platonicien

image 3« Nous, qui nous apprêtons à discourir sur l’univers d’une manière, selon qu’il est engendré ou encore pour dire qu’il n’est pas engendré, nous devons, à moins d’être tout à fait égarés, appeler à l’aide dieux et déesses et les prier de faire que tout ce que nous dirons soit avant tout conforme à leur pensée, et par conséquent satisfaisant pour nous. En ce qui concerne les dieux, que telle soit l’invocation ; en ce qui nous concerne, il faut faire l’invocation que voici : puissiez-vous avoir la plus la plus grande facilité à comprendre, et quant à moi, puissé-je mettre la plus grande clarté possible dans l’exposé de ma pensée sur le sujet proposé.

Or, il y a lieu, à mon sens, de commencer par faire cette distinction : qu’est-ce qui est toujours, sans jamais devenir, et qu’est-ce qui devient toujours, sans être jamais ? De toute évidence, peut être appréhendé par l’intellect et faire l’objet d’une explication rationnelle, ce qui toujours reste identique. En revanche, peut devenir objet d’opinion au terme d’une perception sensible rebelle à toute explication rationnelle, ce qui nait et se corrompt, ce qui n’est réellement jamais. De plus, tout ce qui est engendré est nécessairement engendré sous l’effet d’une cause ; car sans l’intervention d’une cause, rien ne peut être engendré. Aussi, chaque fois qu’un démiurge fabrique quelque chose en posant les yeux sur ce qui toujours reste identique et en prenant pour modèle un objet de ce genre, pour en reproduire la forme et les propriétés, tout ce qu’il réalise en procédant ainsi est nécessairement beau ; au contraire, s’il fixait les yeux sur ce qui est engendré, s’il prenait pour modèle un objet engendré, le résultat ne serait pas beau.

Soit le ciel dans son ensemble ou le monde – s’il arrive qu’un autre nom lui convienne mieux, donnons-lui ce nom. Il faut d’abord examiner à son sujet ce que, suppose-t-on, il faut examiner en premier lieu au sujet de toute chose. A-t-il toujours été, sans aucun principe de génération ? Ou bien a-t-il été engendré, car on peut le voir le toucher et par suite il a un corps. Or, tout ce qui est appréhendé par l’opinion au terme d’une perception sensible, cela, nous venons de le voir, est engendré et sujet à la naissance. Pour sa part, ce qui est engendré, c’est disons-nous, nécessairement par l’action d’une cause que cela a été engendré. Cela dit, trouver le fabriquant et le père de l’univers exige un effort et, lorsqu’on l’a trouvé, il n’est pas possible d’en parler à tout le monde. »

Ce passage du Timée de Platon va de 27d à 28c. Faisons-en d’abord un rapide résumé :

Timée convient qu’on ne saurait discourir sagement sans l’accord des dieux car le discours vrai est conforme à la pensée divine : clair pour celui qui parle et accessible à l’intelligence de l’auditeur.

Il rappelle les principes idéalistes communs aux compagnons de Socrate : par les sens on accède aux apparences, objets de l’opinion. Le rationnel s’atteint par l’intellect qui vise l’immuable. Il est chose adéquate à son modèle idéal, donc parfait ; tandis que l’objet engendré, donné aux sens, provient d’une cause étrangère, matérielle et hétérogène à l’objet. Il est donc imparfait.

Toute recherche sur un objet doit commencer par déterminer s’il appartient à l’un ou l’autre de ces ordres. Qu’en est-il de l’univers ?

L’univers étant matériel et donc engendré, provient d’une cause. Il ne peut être connu rationnellement mais selon l’opinion juste. L’objet du discours de Timée sera donc la fabrication de l’univers (et non son essence).

Ce court préambule au discours de Timée est essentiel car il pose les principes de la rationalité platonicienne et ses limites. Il oblige à compléter et même à corriger ce qui a été dit dans l’article du 3/10 consacré au mode de pensée platonicien : le premier découpage qui doit être fait pour initier la démarche de recherche détermine si l’objet est susceptible d’être connu par la seule raison ou s’il l’est par l’entremise des sens. La démarche que nous avions décrite ne s’applique qu’aux objets immatériels. Il faut en conclure que la science politique, objet de la recherche de l’étranger et du jeune Socrate dans le Politique, n’est pas aux yeux de Platon une chose matérielle. Être matériel n’est rien de plus ici que d’avoir un corps, de pouvoir être vu et touché : de faire l’objet d’une expérience sensible directe. Ce qui est matériel est par nature imparfait, tandis que l’immatériel est parfait. Cela complète les paradigmes platoniciens sur le plan de l’esthétique et se traduit par la dévaluation philosophique de l’art. La caractéristique première de tout objet sensible est d’avoir été engendré, de provenir d’une cause. Le concept de cause est ici encore indéterminé. S’agit-il d’une cause formelle ? Oui, semble-t-il dans la mesure où un démiurge (un agent divin) agit selon un modèle. Ce sera tout l’objet du discours de Timée. Mais, ne s’agit-il pas aussi d’une cause matérielle ? Oui il semble que ce soit aussi un peu cela dans la mesure où il n’est pas envisagé une sortie du néant. Un grec n’imagine pas une sortie du néant. Toute création est pour lui la mise en forme à partir d’une matière première. Dans le Timée cette matière est la khôra (χώρα) une chose, un lieu encore indéfini (dont nous ne dirons rien de plus puisque cela déborde le texte dont nous parlons). Enfin, la cause est aussi cause motrice, c’est le démiurge lui-même. Il faut noter ici que pour Platon, comme pour le monde grec, ce n’est pas un dieu qui a créé le monde. Le polythéisme ne permet pas cela. Le rôle des dieux est d’ordonner l’action et d’être les garants et les guides de son bon accomplissement. C’est pourquoi Timée commence son discours par une évocation divine (nous y reviendrons).

Si Timée ne précise pas la nature de la cause qu’il recherche, c’est qu’il la ramène à une série d’opérations qu’il qualifie d’engendrement. Une chose sensible est nécessairement engendrée. L’esprit pratique des grecs les conduit à concevoir toute création comme une fabrication à l’image du travail de l’artisan. Mais selon sa qualification cet artisan aura soit à l’esprit un modèle idéal de la chose à fabriquer ou bien il copiera selon une tradition. Le fabricant aura à réunir et assembler correctement les éléments qui vont constituer l’objet créé, puis devra le mettre en branle s’il s’agit d’une chose animée. Pourquoi faut-il cacher cela au commun des hommes ? Il est difficile de l’imaginer mais il semble que cela va de soi pour Timée et ses interlocuteurs. Peut-être ces matières appartiennent-ils au domaine de l’enseignement ésotérique de l’école platonicienne, à son versant pythagoricien que l’on constate en poursuivant la lecture du discours de Timée.

Mais revenons au début de notre texte et reprenons le dans l’ordre de son argumentation : si Timée invoque les dieux, à l’invitation de Socrate, ce n’est pas par superstition ni seulement pour se conformer à une tradition. Son discours doit être « conforme à leur pensée ». Cela implique qu’il existe une vérité déjà là, préalable à la recherche, qu’il s’agit d’atteindre et de dire. La vérité platonicienne, et sans doute aussi celle de toute la Grèce classique, est une vérité qu’on dévoile et non qu’on construit. Elle n’est pas une production humaine mais une réalité aperçue par l’intellect au-delà des apparences. La vérité qui se dévoile a déjà la nature d’une pensée mais c’est la pensée d’êtres supérieurs aux humains qui ne comprennent pas par le truchement des sens mais directement par l’intellect. La pensée divine et le vrai se confondent dans la mesure où un dieu ne pense que par une forme de vision intellectuelle qui est comme une intuition toujours juste.

On sait que pour un grec la pensée est une forme de vision. L’homme archaïque, et donc le grec ancien, pense par vision. Il touche par la pensée. Il croit d’ailleurs que la vue est une forme subtile de toucher qui atteint les choses par la lumière émise par les yeux. On retrouve dans le Timée une forme assez élaborée de cette conception du toucher par la vue. Le toucher du regard n’est pas une métaphore pour un grec ancien. C’est le mécanisme même de la vision. Ainsi, chez Platon la vision purement intellectuelle, l’intuition intellectuelle, reste encore un toucher. C’est le toucher par l’intellect d’une réalité elle-même idéale.

image 1L’homme sait qu’il atteint le vrai quand sa pensée est « satisfaisante » pour lui. Il ne s’agit pas, évidemment, de la satisfaction de celui ou de ceux qui trouvent avantage à une affirmation plutôt qu’à une autre, mais de la satisfaction purement intellectuelle (ce que Descartes appellera beaucoup plus tard une intuition pure et parfaite). Le vrai se reconnaît pour Platon à son évidence mais la capacité à atteindre ce type d’évidence n’appartient qu’à ceux qui sont correctement et complètement éduqués, qui savent se servir de cette partie divine de l’âme qu’est l’intellect. En invoquant ensemble les dieux, les participants au banquet philosophique offert par Timée, se reconnaissent comme étant de ceux qui sont capables d’intuition intellectuelle juste et dont l’âme est éveillée. On sait par le Menon qu’il ne s’agit pas, dans le principe, de ceux qui appartiennent à une classe sociale privilégiée ou ceux qui ont atteint un âge avancé puisqu’un petit esclave à l’esprit ouvert peut atteindre quelques vérités premières pourvu qu’on le guide par des questions adroites. Ceux qui ont l’esprit ouvert sont aussi ceux qui sont capables de comprendre et d’apprécier la justesse d’un argumentaire. Mais l’argument vient en second, il est comme l’échelle qui permet d’accéder à une vérité qui ne peut pas être universellement partagée. Le préambule se termine d’ailleurs par l’affirmation que de ce qui sera dit « il n’est pas possible d’en parler à tout le monde ». Tout le monde peut évidemment entendre un discours, mais l’éclairement de la raison qu’il doit provoquer n’appartient qu’à ceux qui sont capables. Les autres entendront le mythe, en retiendront sans doute les épisodes, mais n’en comprendront pas véritablement le sens. L’intuition intellectuelle est celle du sens (du signifié). Le mythe ne se substituera pas à une explication rationnelle, il sera le moyen par lequel l’explication sera atteinte au-delà de ce que peut produire le raisonnement humain (comme aujourd’hui la littérature permet d’accéder directement à une compréhension profonde de la psychologie humaine à la quelle la psychologie scientifique permet difficilement d’accéder).

Les sens ne sont pas pour Platon le moyen de la connaissance. La perception sensible est « rebelle à toute explication rationnelle ». Dans cette expression c’est le mot « rationnelle » qui est important. En effet, on imagine mal Platon affirmant qu’on ne peut pas expliquer ce que l’on voit. Les physiciens avant lui ont fourni des explications plus ou moins correctes de toutes sortes de phénomènes naturels. Ces explications sont cohérentes et souvent convaincantes mais elles ne sont pas rationnelles dans le sens où elles ne reposent pas sur des principes intellectuellement évidents (et transcendantaux aurait dit Kant). Elles ne sont pas produites par induction ou déduction à partir d’un principe (le mode de pensée platonicien n’est ni déductif ni inductif. Platon ne dispose pas de ces notions qui ne seront développées que par Aristote).

Les explications d’un phénomène (sensible c’est-à-dire matériel) résultent de la mise en cohérence d’une multitude d’observations et non d’un principe tel que celui que Timée pose lui-même en préalable à son discours avec l’accord de ses auditeurs quand il dit : « de toute évidence, peut être appréhendé par l’intellect et faire l’objet d’une explication rationnelle ce qui reste toujours identique ». Ce principe et son corolaire selon lequel tout ce qui est sensible est engendré sont la base même de la pensée platonicienne. Est séparé clairement et définitivement par ce principe le matériel (le phénoménal) qui fera l’objet d’opinion et l’idéal qui sera objet de connaissance. Ce principe sépare radicalement l’essence de l’existence et pose que l’essence pure est la réalité première. La métaphysique est posée par ce principe comme la science par excellence, science des essences pures. Les sciences physiques sont rejetées dans des formes de compréhension subalternes du fait de l’incertitude de leur objet. On voit par là que si le rationalisme platonicien permet le développement des sciences par son affirmation de l’unicité du vrai, il fait en même temps obstacle au développement d’une science empirique.

image 4La méthode de l’exposé de Timée découle directement de ce principe. Il dit, en introduisant le thème de l’univers : « il faut examiner à son sujet ce que, suppose-t-on, il faut examiner en premier sur toute chose ». Cette méthode suivie par Timée est générale à tout travail intellectuel. Il s’agit de se situer clairement dans les champs du savoir et de discerner nettement ce qui relève de la métaphysique de ce qui relève du discours savant portant sur les choses matérielles. Il s’agit de séparer ce qui relève de la métaphysique de ce qui pourrait être un début de science empirique. Le témoignage des sens ne pourra pas être invoqué dans le discours métaphysique mais on mènera la recherche par l’analyse minutieuse des concepts. Ce discours répondra à la question générale « qu’est-ce que » tandis que le discours savant répondra à la question « comment » le phénomène se produit, quelles sont ses causes. Il dira ce qui engendre la chose. Le discours métaphysique est celui sur l’essence (considérée comme immuable et éternelle), tandis que le discours savant est celui sur le réel, ce qui se donne aux sens qui est chose engendrée et périssable.

Timée dit du monde qu’il «a été engendré », répondant ainsi à la question qu’il avait lui-même posée puisqu’il s’agissait de « discourir sur l’univers d’une certaine manière, selon qu’il fut engendré ou encore pour dire qu’il n’est pas engendré« . Une autre formulation demande au sujet de l’objet du discours « A-t-il toujours été ». La réponse repose sur l’application du corolaire du principe de base. Ce corolaire dit que tout ce qui est engendré est sensible et qu’inversement tout se qui est sensible est engendré. En fait ce corolaire détruit la question dont la réponse devient évidente.

De tout cela, il découle que Timée ne peut pas tenir un discours métaphysique sur l’univers. Or, il a également récusé d’avance toute étude se fondant sur l’observation. Les limites de son rationalisme ne lui permettent même pas d’envisager cette éventualité. Il va tenir un genre de discours qui contourne la difficulté et prend la forme du mythe, mais du mythe philosophique c’est-à-dire revenant dans son développement à des principes et non à des faits. Il pose l’existence d’un « démiurge » fabriquant de l’univers dont il s’agira de concevoir le travail. L’idée du démiurge semble avoir été tellement évidente pour Platon et ses auditeurs, qu’on voit Timée l’évoquer avant même d’avoir soutenu que l’univers a été engendré. Le « démiurge » est celui qui fabrique quelque chose en ayant pour modèle un archétype idéal et parfait de l’objet à construire. Il se sépare de l’artisan qui fabrique selon une tradition c’est-à-dire selon un modèle plus ancien. Tout l’art grec illustre ce principe dans la mesure où ce n’est pas un art d’observation et de copie de la nature mais un art de dépassement de la nature dans la recherche de la production d’un type idéal.

Le type de discours que va tenir Timée ne permet pas le dialogue. Le mythe peut être interprété en dialoguant et en confrontant les analyses, mais il ne peut être produit que par celui qui est inspiré. Les auditeurs sont invités à partager sa vision, mais elle ne peut pas être produite collectivement. C’est la raison pour laquelle le préambule est lui-même un monologue. Platon est un écrivain, il sait équilibrer son texte et évite de passer brutalement du dialogue au monologue. Le préambule fait la transition entre les deux types d’écritures. Il garde des restes de la forme dialoguée mais se présente comme un discours suivi. Timée implique ses auditeurs dans son discours mais ne leur donne pas la parole. Il les prend à partie par des expressions comme « n’est-ce pas ? » ou en employant le « nous » dans, par exemple, « en ce qui nous concerne ». Il inclut l’ensemble des participants aussi par « or, nous qui nous apprêtons à discourir ». De même l’expression « tout ce que nous dirons » fait des auditeurs, des auteurs passifs du discours qui devient potentiellement collectif.

image 2Mais surtout, ce que fait Timée c’est de s’appuyer, comme nous l’avons vu, sur des principes collectivement admis par ses amis. En introduisant son principe de base par « de toute évidence », il affirme en leur nom leur accord sur ce principe. Une raison aussi pour laquelle ce préambule n’est pas dialogué est aussi que Timée parle après Socrate et à son invitation : il parle, comme on dit souvent, « sous son contrôle ». Il ne s’agit pas d’amener un interlocuteur qui croit savoir à la prise de conscience de la déficience de son savoir, et encore moins de réfuter un sophiste ou un faux savant. Il s’agit de tenir un discours inspiré (mais fondé sur des principes reconnus) sur un sujet sur lequel aucun des participants ne pense avoir une science plus sûre que les autres. Celui qui parle s’exprime au nom de tous et comme intermédiaire entre le divin et eux. On pourrait dire qu’il prophétise dans la mesure où il exprime une pensée qu’il n’a pas forgée mais qui lui vient. Ce n’est que dans la mesure où il reçoit le secours divin demandé par l’invocation qui a inauguré sa prise de parole, qu’il peut penser pouvoir tenir un discours véridique. Encore s’agit de dire le vraisemblable et non le vrai tel que le dit le discours métaphysique.

Au-delà de Timée, celui qui parle est Platon lui-même. Au soir de sa vie, il est assez sûr de son savoir pour se risquer à traiter une question qui dépasse la compréhension humaine. Il n’invente pas et n’est pas un conteur mais il reprend tout ce que ses prédécesseurs ont pu soutenir en l’incluant dans son système. C’est la raison dernière pour laquelle il ne dialogue pas. Le dialogue sur l’origine de l’univers dure depuis des siècles. Toutes les propositions ont été discutées longuement. Il reprend celles qui, de son point de vue, sont les plus éclairantes. Il ne s’agit pas pour lui d’inaugurer un savoir nouveau, encore incertain et discutable, mais de clore au contraire une recherche dont il croit pouvoir soutenir qu’elle dépasse les capacités humaines. En passant clore la question des origines de l’univers, Platon montre en fait les limites de son rationalisme et l’obstacle qu’il constitue pour une véritable démarche scientifique qui aurait commencé par l’acceptation de sa propre ignorance.

Paradigmes platoniciens

image 1« Chaque dieu pense toujours la même chose sur les mêmes choses ». Jetée comme une énigme cette citation du Timée de Platon sonne comme un Kōan par lequel le maître zen provoque son disciple pour l’amener à l’éveil. Pour la faire résonner en nous, n’allons pas la resituer dans son contexte (l’espace d’un blog ne le permet pas). Il nous faut plutôt la confronter à une pensée contraire comme on expose une chose à la flamme ou qu’on la plonge dans l’acide pour l’éprouver. La pensée d’Épicure telle qu’elle nous est rendue par Lucrèce sera cet acide. Elle vient du monde grec mais d’un autre mode de pensée, d’une autre sagesse qui s’appuie sur d’autres paradigmes. Chez Épicure les dieux vivent en repos dans les inter-mondes loin de l’éternel mouvement qui agite le monde des atomes. Ils sont l’image de la permanence et du repos et non les garants des choses et les gardiens du monde. Pour Platon, au contraire, les dieux pensent et agissent et ne connaissent aucun repos dans un monde qui serait figé sans le branle qui lui est ainsi donné. Les divinités sont affairées et obstinément occupées à animer le monde et non au repos loin du tourbillon cosmique.

Nous allons donc faire un détour par ces deux thèmes – le tourbillon du monde et le repos – la pensée qui apaise et celle qui agit. Il ne s’agit pas de choisir entre Platon et Épicure mais d’éclairer une pensée par l’autre et de s’étonner de ce qui, autrement, pourrait trop facilement s’accepter. Il s’agit de reprendre avec Platon le problème de la nature du mouvement, de sa place dans le monde et de son existence ontologique. Il s’agit aussi d’établir la valeur de la pensée et son objet.

Chez Lucrèce la réalité première n’est pas l’atome, comme on le dit trop souvent, mais le flux, la chute infinie des atomes dans le vide. Ce mouvement n’a pas d’origine et ne connaît pas de fin. Il continue alors que les mondes se font et se défont. On est saisi d’émerveillement devant ce tableau du flux éternel des atomes, de cette draperie infinie d’atomes tombant dans le vide et donc en mouvement et pourtant comme arrêtés. Le flux des atomes ne produit pas le monde. C’est seulement leur infime déviation qui, en les faisant se heurter, initie la complexité des configurations et crée les objets qui font le monde. Ce qui est éternel ce ne sont pas les choses, même celles que nous voyons immobiles comme les montagnes et les océans, mais le flux, seulement le flux des atomes dans le vide et leur déviation sans cause. C’est la diversité de leur forme qui explique la diversité de leur mouvement d’où découle la diversité des êtres. Il n’y a pas lieu pour Lucrèce et Epicure de rendre compte du mouvement puisqu’il est toujours là. Le monde n’a nulle besoin d’explication et on peut l’observer l’âme apaisée et l’esprit serein.

Or, les conséquences d’une ontologie sont immenses. De ce qu’on prend pour la réalité première découle tout ce dont il faudra rendre compte. En effet, ce n’est que dans la mesure où on ne fait pas du mouvement une réalité première qu’il est nécessaire d’en rendre compte et d’en rechercher l’agent. Chaque mouvement est alors une action, la manifestation d’un être agissant. Même les étoiles fixes dans le ciel nocturne, tournant ensemble autour d’un point invariable, ont besoin d’être mues. Leur mouvement plus que tout autre a besoin d’être expliqué car il diffère de tout autre par sa parfaite régularité, par sa forme exactement conforme à ce que l’intelligence approuve.

Platon, sur le plan de l’ontologie, est à l’opposé d’Épicure. Il s’est donné pour réalité première l’archétype idéal de chaque chose, c’est-à-dire l’image idéale de la chose immobile dans son être, immuable dans sa perfection, insensible au temps. Cet archétype est toujours là, il existe avant la chose, il se maintient quand elle se dégrade, il se manifeste quand elle prend forme. Il est éternel nécessaire et évident en lui-même même si l’homme doit suivre un cheminement difficile pour l’atteindre. Pour Platon, c’est la chose qui est insaisissable et non son archétype. En se donnant comme réalité première ce qui est invisible et au-delà de toute expérience, Platon renonce à rendre compte de tout ce qui se transforme, se déplace, de tout ce qui apparaît ou disparaît. Il le dit explicitement dans le Timée (en 26d) : « De toute évidence, peut être appréhendé par l’intellect et faire l’objet d’une explication rationnelle, ce qui toujours reste identique. En revanche, peut devenir objet d’opinion au terme d’une perception sensible rebelle à toute explication rationnelle ce qui nait et se corrompt, ce qui n’est réellement jamais ». La conséquence immense de cette prise de position ontologique, c’est que le monde se scinde en deux : on a les réalités éternelles et le monde des phénomènes. Le monde que vous voyons, où nous vivons et agissons est alors celui des phénomènes. Pour Épicure et Lucrèce cette scission entre être et phénomène n’existe pas. Ils opposent au dualisme platonicien un monisme matérialiste. Pour eux, le phénomène n’a aucun besoin d’être rapporté à une réalité supérieure. S’il doit être expliqué, ce n’est que dans la mesure où il trouble la quiétude humaine. Alors l’explication la meilleure est celle qui apaise le mieux celui qui la recherche. Deux explications valent mieux qu’une dans la mesure où elles cumulent leurs effets. Pour Épicure et Lucrèce, quand deux explications se présentent pour rendre compte d’un événement, il n’y a aucun besoin de rechercher laquelle serait la meilleure et rendrait compte plus exactement de la chose, une explication peut succéder à une autre sans l’annuler et encore moins la réfuter ; l’explication simple accessible sans effort intellectuel est toujours la meilleure, c’est pourquoi Épicure proscrit l’usage des mathématiques comme de tout ce qui ne relève pas de mécanismes élémentaires.

Il en va tout autrement pour Platon. Son ontologie ne lui permet pas d’accepter deux explications divergentes pour un même fait. Une seule est nécessairement vraie, l’autre est fausse même si elle satisfait un grand nombre de gens. En effet, pour chaque espèce de chose, il n’existe qu’un seul archétype et celui-ci est invariable. Les relations des choses dans les phénomènes ne peuvent donc qu’être stables. L’ontologie d’Épicure le contraint à trouver une explication naturelle aux phénomènes naturels, celle de Platon le contraint à trouver une explication « vraie », c’est-à-dire une explication qui constitue une connaissance, quelque chose qui satisfait l’intellect parce exempt de tout recours à l’expérience sensible. Ce serait un anachronisme que de parler de science mais ce serait surtout erroné car la science part des faits tandis que la connaissance platonicienne s’efforce de s’en détacher. Il ne s’agit pas de science mais de connaissance dans la mesure où ce qui est recherché ce n’est pas une loi, de laquelle on pourrait déduire l’ordre des nécessités, mais seulement une explication qui s’impose à l’intelligence et qu’on peut partager. Chez Platon comprendre c’est passer du phénomène à l’archétype ou en terme modernes du phénomène à l’essence. L’explication est par conséquent nécessairement abstraite, elle exige d’aller au-delà du phénomène. Le travail philosophique est donc long et difficile. Il est réservé à ceux qui se sont préparés, qui ont su s’approprier le mode de pensée philosophique platonicien. On est loin des aimables causeries épicuriennes où chacun est admis à l’exception du pédant. Alors qu’Épicure bannit l’usage des mathématiques, Platon le valorise. Chez Épicure les mathématiques sont considérées comme servant aux calculs astronomiques et donc nourrissant les préjugés astrologiques. Chez Platon elles sont la base et le modèle du raisonnement juste et rigoureux.

image 2Comme on sait, Platon recourt cependant au mythe là où l’analyse est impuissante. Mais le mythe platonicien est tissé de considérations abstraites et d’idées philosophes. La citation « Chaque dieu pense toujours la même chose sur les mêmes choses » est l’exemple même de cette introduction de la pensée conceptuelle dans le mythe. Mise en lumière par son opposée épicurienne, elle apparaît comme une affirmation relevant de la gnoséologie. Elle affirme qu’une pensée juste est nécessairement invariable et que de chaque chose on ne peut dire qu’une vérité. Pour Platon la vérité est unique et un même phénomène ne peut être expliqué que d’une manière invariable. Ce qui caractérise le vrai, c’est sa constance. Chaque dieu devant imprimer à son mouvement la forme la plus parfaite décrira le mouvement circulaire qui convient à sa position et répétera ce mouvement à l’infini puisqu’il ne saurait y avoir deux solutions à un même problème. On pense ici à Einstein qui, s’insurgeant contre les interprétations relativistes de ses théories, rappelait qu’il ne pouvait y avoir dans l’absolu qu’une vérité puisqu’il n’y avait qu’un seul monde. Cette idée élémentaire est toujours encore aujourd’hui combattue par tous ceux qui voudraient pouvoir introduire l’arbitraire dans la science.

Notre détour par la pensée d’Épicure nous permet de voir que chez Platon l’invariance de la vérité est une conséquence de son ontologie de la même manière que chez Épicure l’indifférence à cette exigence est une conséquence d’une autre ontologie. Épicure n’est pas moins rigoureux que Platon, il part d’une autre base. La pensée platonicienne a seulement ici l’avantage de mobiliser plus complètement l’intelligence et de porter en elle la possibilité du développement de la science. En exigeant le vrai, même là où elle n’atteint que le vraisemblable, elle condamne le mythe dans son fondement alors même qu’elle l’utilise. Épicure, au contraire, proscrit le mythe et se refuse à l’utiliser mais il en perpétue la possibilité dans la mesure où il renonce à lutter contre les fausses explications dès lors qu’elles sont apaisantes. C’est ainsi qu’il peut soutenir que les dieux se désintéressent des hommes et néanmoins participer aux cérémonies en leur honneur dans la mesure où les hommes y prennent plaisir et n’y trouvent pas matière à s’effrayer.

L’idée d’une peur originelle est absente chez Platon alors qu’elle est au centre de la pensée épicurienne. Les personnages des dialogues de Platon n’invoquent jamais la peur ou l’angoisse devant les phénomènes naturels, ils ne se préoccupent d’ailleurs pas des dangers naturels ou humains. Socrate, bien-sûr, est l’image même du sage platonicien qui, même face à la mort, reste serein. Socrate meurt plutôt que de se dédire. Il meurt au nom du vrai, ce qui est un scandale pour l’Épicurien, non pas parce qu’il serait, plus que Socrate, attaché à la vie, mais parce c’est la marque de la passion. Lucrèce raille ceux qui se précipitent dans le suicide par crainte de la mort. Il considère que le fondement de toute passion est toujours la peur de la mort et que toute l’agitation humaine n’est qu’une fuite devant la mort. Tout cela est étranger au platonicien. Nous avons donc bien d’un côté une pensée qui apaise et de l’autre une pensée qui agit, une pensée tournée vers l’action.

Pour le mettre en lumière, il faut revenir à l’image des dieux chez Épicure et chez Platon. Ce détour nous ramènera à notre citation.

Chez Épicure les dieux vivent dans les inter-mondes, c’est-à-dire dans des régions où le tourbillon des atomes est apaisé et où l’usure des corps est moindre. Épicure considère en effet que les corps perdent à chaque instant une partie de leur substance qu’il leur faut compenser en se nourrissant. Les dieux loin des tourbillons perdent peu de substance et n’ont donc pas de besoins. Ils ne s’intéressent pas aux hommes mais jouissent des plaisirs de l’amitié dans la plus parfaite quiétude. Ils ne pensent pas et n’ont pas souci de la vérité ou de l’erreur. L’idée d’une omniscience divine est étrangère à l’Épicurisme car une telle omniscience est inutile à qui contemple le ballet des atomes, leur flux incessant. Lucrèce donne des atomes l’image des grains de poussières dans une raie de lumière. Leur ballet est celui des atomes dans le monde. Aucune science ne peut en rendre compte et personne n’éprouve le besoin d’une telle science. L’indifférence Épicurienne est là aussi une conséquence de la prise de position ontologique.

image 3Chez Platon au contraire, il est urgent de se mettre en quête des vérités, non pas pour apaiser une inquiétude quelconque mais parce que ce qui importe est de bien agir. La pensée ne devrait pas être l’affaire de cercles privés mais affaire publique, sa conséquence ultime est l’organisation de la cité et par conséquent l’avenir des Athéniens. Platon nous montre Socrate se rendant chaque jour sur la place publique pour provoquer ses concitoyens et les amener à la vérité qui ne peut être aussi que la justice et la vertu. Épicure, à l’inverse, se retire de la cité et se livre à la philosophie pour se libérer de vaines inquiétudes venues d’idées fausses.

Si Socrate se déclare ignorant, ce n’est pas par indifférence pour ce qui serait une vaine recherche et une agitation sans objet, c’est au contraire parce qu’il cherche obstinément le vrai et que le vrai seul lui importe. Le temps passé ne compte pas pour Socrate, ni l’inconfort. Il se désintéresse de ce qui n’est pas à la portée de l’action humaine, c’est pourquoi il déclare avoir renoncé aux recherches des physiciens. La pensée platonicienne est une pensée de l’action et plus précisément de l’action politique et son école se fixe pour objet de former l’élite des dirigeants politiques futurs.

C’est pourquoi l’image des dieux donnée par notre citation est celle d’une action. Si les dieux pensent en effet toujours la même chose des mêmes choses c’est qu’ils sont obstinés dans leur action. Leur pensée n’est pas vaine, elle est manifestée par leur action et l’accompagne. Le dieu qui anime l’astre dans le ciel, ou plutôt qui est l’astre dans le ciel, agit à chaque instant conformément à sa pensée et pense à chaque instant conformément à son action. La régularité des astres dans le ciel est la marque d’une pensée juste qui ne renonce jamais à se manifester. Loin de se retirer hors du monde, ce dieu en anime constamment le mouvement et lui imprime la plus juste mesure. Il est pure action, toujours guidée par la pensée la plus juste. Alors que le dieu épicurien est loin du tourbillon cosmique, le dieu platonicien est ce tourbillon même et, comme un archétype est donné de chaque chose, le mouvement donné par le dieu au tourbillon est l’archétype du mouvement.

Platon rend compte ainsi du mouvement qui anime l’univers conformément à son ontologie. Il définit un mouvement parfait et archétypal accessible seulement par la pensée et ici par le calcul astronomique. Tous les autres mouvements sont des copies imparfaites de ce tourbillon premier.

Le monde platonicien est perfectible et peut toujours se rapprocher de son modèle archétypal. Il y a un optimisme et un volontarisme premier dans le platonisme alors que l’Épicurisme est foncièrement pessimiste. Le monde des flux d’atomes ne cesse de se défaire, c’est pourquoi le poème de Lucrèce se termine par le tableau de la peste alors que la vie de Socrate se termine par l’action ultime où il prouve par sa mort qu’il maitrise encore sa vie et sa pensée et qu’il pense lui aussi « toujours la même chose des mêmes choses ». L’obstination de Socrate à refuser les secours est inscrite dans l’obstination des dieux dans la pensée juste qui imprime le mouvement juste à l’univers. Socrate pense qu’en mourant « purifié et initié », il ne restera pas « couché dans la fange » mais « habitera avec les dieux ». Épicure meurt sans crainte car « la mort n’est rien par rapport à nous ; car ce qui est dissous ne sent pas, et ce qui ne sent pas n’est rien par rapport à nous ». La mort n’est que le retour à l’état qui a précédé la naissance : l’état de non-être.

image 4Résumons : il y a chez Platon un choix d’ontologie qui dicte l’ensemble de sa philosophie, comme chez Épicure une ontologie toute différente aboutit à une philosophie et une manière de vivre différente. C’est l’ontologie, ou plutôt ses paradigmes fondamentaux, qui dictent la forme d’une philosophie. Il y a ainsi chez Platon un lien entre l’image qu’il se fait de l’univers et du mouvement des astres et la manière dont il montre Socrate recherchant le vrai et menant sa vie jusqu’à la mort. L’image des dieux obstinés dans leur pensée se mue alors en celle de la persévérance dans la pensée et l’action juste. Le dieu qui pense toujours la même chose est alors un peu aussi le philosophe platonicien qui agit selon sa pensée et selon vrai.