Philosophie et métaphore

image 1Le discours scientifique est le discours du vrai. Il ne souffre ni ambiguïté ni incertitude de sens. En science le mot désigne un objet précis, clairement identifié et souvent mesurable. Mais la philosophie aussi se veut discours du vrai. Elle a pour ambition d’exprimer, sous la forme de théories interprétatives, des vérités qui, à défaut d’être démontrables par l’expérience comme celles de la science, sont argumentables (1).

S’il est une philosophie qui se veut rationnelle, c’est bien celle de Descartes. Or, si nous lisons un court passage de la 6ème méditation, caractéristique du style de Descartes, nous constatons que le style n’est pas celui de la science. Nous lisons : « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire, mais en outre cela que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui ».

Le style n’est manifestement pas celui de la science. Descartes s’efforce d’exprimer quelque chose qu’il saisit intuitivement et qu’il veut suggérer à son lecteur. Il en appelle au témoignage des sentiments et des sensations qui sont communs à tous les hommes. Or, le langage des sentiments et de la sensation est le lieu de la métaphore.

En effet, l’usage abstrait des mots est une conquête de l’esprit dont on peut suivre la lente progression avec l’apparition de la philosophie dans la Grèce antique. Le grec archaïque avait une pensée visuelle ; sa pensée était concrète. S’il méditait sur les composants ultimes du réel, c’était pour savoir s’il fallait placer au fondement l’eau, l’air ou le feu ou un mélange de ces éléments. Les notations psychologiques, même dans un chef d’œuvre comme l’Iliade, sont très frustres. Le héros grec ne pense pas aux dieux, il les voit. Ils sont plus puissants, plus violents que lui mais ils ont les mêmes appétits (2).

La philosophie s’est donc construite à partir d’un langage concret par l’effort d’en sortir. Ainsi on voit Socrate interroger Hippias sur ce qu’est le beau et se heurter à l’incapacité de son interlocuteur, pourtant spécialiste de la question, à dire le beau autrement que sous la forme de la belle chose : de la belle jeune fille au beau chaudron. Hippias dit la chose pour dire l’idée. Il ne fait pas de métaphore, il exemplifie. Il ne suggère pas, il donne à voir. Il veut prendre Socrate à témoin que le beau est là mais il se heurte à un interlocuteur obtus qui feint de ne voir que ce qu’on lui montre : une jeune fille, un chaudron et non le beau en lui-même.

Or, la métaphore, pour fonctionner, a besoin d’un terrain commun aux locuteurs. Pour qu’une expression comme « l’homme est un loup pour l’homme » ait un sens, il faut que les locuteurs partagent les mêmes préjugés au sujet des loups. Alors le mot « loup » est employé métaphoriquement et il exprime la méchanceté sous l’espèce du loup.

Hippias et Socrate partagent les mêmes références culturelles et sauraient reconnaitre une belle jeune fille d’une laide ou un chaudron aux formes agréables d’un objet difforme. Ce qu’ils n’ont pas en commun, c’est la capacité d’aller au-delà de ce qui expressément désigné pour saisir ce qui veut se dire. Il leur manque, il manque surtout à Hippias, la capacité à aller au-delà de ce qui est montré. Leurs mots ne sont pas assez chargés d’idées. Ils ne savent pas revenir sur leurs sentiments en un mouvement réflexif qui leur permettrait de savoir pourquoi telle jeune fille est belle et l’autre moins belle. Ils ressentent mais n’analysent pas. Socrate ne se risque pas à dire ce qu’est le beau en lui-même et révèle ainsi sa propre insuffisance.

image 2Descartes vient deux millénaires plus tard. Il appartient à une humanité affinée par les exercices spirituels et l’introspection. Alors que le grec archaïque n’avait pas de mot pour dire le corps ou l’âme, Descartes partage avec ses lecteurs l’évidence de ces deux entités. Il n’a aucun effort à faire pour se penser en termes universels ; il est même incapable de se penser autrement. On pourrait dire que son langage est totalement imprégné de métaphores. C’est ce que disait Nietzsche. Pour Nietzsche un concept est une métaphore morte. Tout concept provient d’une métaphore qui se serait comme asséchée, durcie, pour ne garder que la structure de ce qui lui a donné vie.

Mais nous avons vu avec la conversation de Hippias et de Socrate qu’il ne s’agit pas de cela. Le concept de beau n’a pas pour base l’expression poétique du beau mais son expérience concrète. C’est l’expérience du désir de posséder les belles choses (belle jeune fille, beau chaudron) qui est à l’origine de l’idée de beau.

Le langage qu’emploie Descartes n’est donc pas métaphorique par nature. Il est plutôt abstrait. Il désigne des genres de choses qui elles-mêmes s’exemplifient en types. Il y a un genre de ressenti qui s’appelle « sentiments » et dont on peut donner comme exemples la « douleur », la « faim », la « soif ». Le « etc. » qui suit montre bien qu’il s’agit d’exemples du genre « sentiments » qui n’épuisent pas le genre et n’en donnent qu’un aperçu. Le sentiment est une notion abstraite. Elle est construite à partir d’analyses qui ont vidé le mot de sa charge concrète pour lui permettre de valoir aussi bien pour la faim que pour la colère. Pour Descartes la colère d’Achille est un sentiment. Elle peut s’analyser et elle a quelque chose de commun, qui est abstrait, avec la faim, l’amour, la joie etc.

Pour Descartes dire « je fus pris de la colère d’Achille » serait une métaphore. C’est une métaphore dans le sens qu’Aristote donne à ce mot en ce sens que l’espèce est dite pour le genre. Une colère mémorable est dite pour suggérer une colère analogue, qui pourrait se comparer.

Descartes aurait donc su dire quand il utilisait des concepts et quand il utilisait des métaphores. Il n’y a certainement pas un seul mot de son texte dont il n’aurait pu rendre compte en analysant l’idée exprimée. Il aurait certainement pu dire ce qui est commun et ce qui diffère dans l’idée de « conjoint » et celle de « confondre » ou ce que c’est qu’un « tout » et une « partie ». La pensée de Descartes est suffisamment précise pour qu’il puisse distinguer toutes les modalités d’inclusion d’une chose dans une autre. Il aurait sans doute pu disserter sur ce sujet sans quitter le domaine de l’abstraction, en se passant de tout exemple comme un géomètre peut réfléchir sur des figures sans en tracer une seule. L’idée de beau, qui embarrassait tant Hippias et même Socrate, lui était accessible : il est l’auteur d’un traité d’esthétique musicale !

Seulement ces analyses, à partir desquelles on pourrait exempter Descartes du recours à la métaphore, prennent pour unité de base le mot. Le mot est extrait du texte pour être analysé. L’opération est la même que celle que nous faisons quand nous refermons un livre pour aller au dictionnaire voir le sens d’un mot. Mais si nous faisons cela avec le texte de Descartes nous nous heurtons à un mystère. Le même mot peut avoir plusieurs définitions. Ce n’est que le texte qui dira laquelle est la bonne. Pour lire un texte, il ne faut pas prendre le mot pour unité de sens, mais la phrase. C’est la phrase qui fixe le sens du mot. L’unité de sens n’est donc pas le mot mais la phrase. Pour voir les métaphores, il faut donc considérer les phrases.

Or, si on considère la phrase entière, on voit que Descartes nous convie à penser deux choses en même temps : l’expérience intime de nos sentiments et la conduite d’un navire. Les deux choses sont si éloignées l’une de l’autre qu’elles ne devraient pas se rencontrer.

Et l’expérience intime des sentiments n’est d’ailleurs nullement dite pour ce qu’elle est. Descartes ne parle pas d’une expérience mais se situe dans le cadre, là aussi, de quelque chose d’autre : il parle de la situation où on reçoit un enseignement. Il efface de la situation où on reçoit un enseignement tout ce qui en fait l’expérience concrète pour n’en garder que l’idée nue. De même, il efface de la conduite du navire tout ce qui en fait la réalité pour n’en garder que l’idée nue.

Alors que dans l’expression « l’homme est un loup pour l’homme » l’idée est seulement conventionnelle, dans l’image du navire ou celle de l’enseignement, elle est réduite à son schéma idéel. Elle n’est plus que l’abstraction de deux situations. Faire un retour réflexif sur son expérience intime du sentiment c’est comme être un pilote qui réagit aux forces qui s’exercent sur le navire. Chacune de ces situations dit quelque chose de l’autre et ce qu’elles disent symétriquement l’une de l’autre c’est ce que Descartes veut dire ou plus exactement ce qu’il vise comme un au-delà de ces deux situations, comme quelque chose de plus intime, de plus profond. Descartes emploie donc tout de même un langage métaphorique dans le sens où il dit quelque chose pour dire ou viser autre chose. Il dit deux choses pour en dire une troisième qui n’est ni l’une ni l’autre et pourtant qui a à voir avec l’une comme avec l’autre. Il manie des abstractions (de pures idées) mais les agence de façon imparfaitement rationnelle.

On peut soutenir qu’il pense avoir une « idée claire et distincte » de ce qu’il veut dire mais cette idée n’en reste pas moins seulement intuitive. Il peut défendre cette idée, il peut la communiquer et en tirer toutes les conséquences mais il ne peut pas la dire dans sa vérité toute simple avec les mots adéquats comme le fait le scientifique qui ne crée aucun contexte étranger à son propos. Ici les références pour dire ce qui veut se dire sont étrangères à ce qu’il y a à dire. Descartes reviendra dans le langage de la science (mais d’une science imaginée) quand il parlera du rôle de la glande pinéale.

image 3Dans le texte cité, il est dans la philosophie et donc dans un langage qui est celui de l’intuition intellectualisée. Ce langage emploie inévitablement des métaphores puisqu’il parle d’un ordre de réalité qui n’est ni celui de l’expérience pratique ni celui de l’expérience scientifique. Il se situe à un niveau où les mots sont toujours en décalage par rapport à ce qu’il a à dire. La philosophie s’efforce d’atteindre le vrai là où rien ne permet de l’établir objectivement. Elle est un effort pour dire le vrai là où le réel ne peut pas répondre au questionnement. Si on peut faire parler le réel, on est dans le langage de la science ; si on peut montrer, on est dans le monde de la pratique. Mais si on est dans un ordre de réalité où ni l’un ni l’autre ne sont possibles, on est dans le domaine où le langage est hors de ses sources et où donc la métaphore est inévitable.

Ce n’est donc pas critiquer la philosophie que de dire qu’elle a besoin de la métaphore et qu’elle ne peut pas s’en passer. C’est simplement la voir lucidement pour ce qu’elle est et qu’elle ne peut pas cesser d’être.

On voit bien que les philosophes modernes qui voudraient échapper à cette fatalité ne font en fait que déplacer le problème. La philosophie analytique qui voudrait ne pas tomber dans les travers qu’elle dénonce dans la philosophie « continentale » use d’expériences de pensée. Or une expérience de pensée est une expérience impossible dont on ne maitrise pas les paramètres. C’est une espèce de métaphore posée comme un réel. Une expérience de pensée est par définition une expérience impossible, c’est une construction imaginaire. On peut soutenir qu’elle ne démontre pas plus que les métaphores de Descartes. Elle en fait des objets qui se donnent pour réels. Fait-elle d’ailleurs fondamentalement quelque chose de tellement différent de ce que fait la philosophie classique quand elle use de fictions rationnelles du type « contrat social », « état de nature » etc. ? ou même de ce qu’a fait Descartes quand il a imaginé son doute méthodique ?

Si le discours philosophiques peut échapper à l’expression métaphorique, il ne peut pas échapper à la pensée métaphorique.

1- il s’agit ici principalement de la philosophie en tant qu’elle se présente sous forme de théorie interprétative : voir mon article du 30 septembre 2014 – la philosophie comme rapport au monde : https://lemoine001.com/2014/09/30/la-philosophie-comme-rapport-au-monde/

2 – le mouvement d’affinement de la pensée s’est poursuivi avec le développement au cours des siècles de la philosophie et de la science :

d’abord en rompant rationnellement avec l’égocentrisme de la pensée (le subjectivisme et le relativisme) – on voit ce mouvement s’affirmer chez Platon dans ses polémiques contre les sophistes (quelque soit l’injustice de certaines attaques et la résurgence récente de ce travers).

Ensuite, dans le développement du rationalisme par l’exclusion de la projection intentionnalisante à quoi se réduit la pensée finaliste. Ce mouvement est toujours en cours.

La philosophie comme rapport au monde

image 1Le rapport de la pensée humaine au monde est très complexe. La littérature n’en est qu’une forme particulière qui pourrait être qualifiée de composite. S’il fallait ramener toutes les formes de rapport possibles à des formes simples nous pourrions les classer en trois groupes correspondants à trois grands types de questionnement : Pourquoi ? Comment ? Qu’est-ce que ?

A la question « Pourquoi ? » répond la religion (comme forme de rapport de la pensée au monde). Le questionnement sur le pourquoi des phénomènes, sur leur sens et leur origine mène à l’idée de forces élémentaires aux intentions bienveillantes ou malveillantes qu’il faut se rendre favorables. Pourquoi Poséidon fait-il détruire les vaisseaux d’Ulysse ? Parce qu’Ulysse a rendu aveugle son fils le cyclope. Ulysse doit se protéger de cette colère ou l’apaiser. D’où les idées de sacrifice, de divinité protectrice ou de faute et de rédemption.

Comment la tempête ? — Zeus a ouvert les cavernes où étaient enfermés les vents. La réponse à la question « Comment ? » conduit à la science comme forme de compréhension du déroulement des choses qui permet de s’en protéger ou de les utiliser pour agir. Il faut réduire la voilure face à la tempête, chercher un havre où s’abriter. Ici la pensée s’engage vers la recherche d’une connaissance efficace et d’un rapport pratique au monde.

Qu’est-ce que? Ce type de questionnement est celui de la philosophie. Il s’agit de connaitre la nature des choses, de comprendre à quel ordre elles appartiennent, comment elles sont reliées entre elles et ce qui fait leur spécificité. La tempête, par exemple, est un phénomène naturel, c’est un dérèglement du cours habituel des phénomènes météorologiques. Comprendre ainsi la tempête conduit à s’interroger sur ce qu’est un phénomène ou ce que sont l’ordre et le désordre – questions qui sont spécifiquement philosophiques.

La question « Qu’est-ce que ? » n’a ni domaine réservé ni de limite imposée à son domaine d’application. La philosophie  s’interroge légitimement sur les objets de la religion comme sur ceux de la science et celles-ci ne sont pas, non plus, des continents étrangers l’un à l’autre :  ainsi la science permet de décrire le réel, d’en donner les lois pour prévoir les phénomènes mais elle ne s’interdit pas, bien au contraire, d’expliquer la nature des phénomènes qu’elle étudie. Elle rejoint par là la philosophie alors que la philosophie symétriquement ne peut s’interroger efficacement sur la nature des choses sans avoir à les connaitre dans leur réalité. Science et philosophie se rejoignent à leur marge et ne peuvent s’ignorer l’une l’autre.

Cependant, la philosophie est essentiellement une discipline critique : Qu’est-ce que dieu ? Qu’est-ce que le mal ? ou Qu’est-ce qu’un nombre ? sont des questions philosophiques en ce qu’elles soumettent à l’examen les réponses que se donnent respectivement la religion et la science et dont elles se contentent. Pourtant, à la différence de celles de la science, les réponses de la philosophie ne soumettent pas à vérification selon une méthodologie ou une procédure expérimentale. Elles ne visent que le vrai et n’ont pas de but pratique. Elles ne cherchent pas en elles-mêmes à justifier ou à imposer un mode de vie ou un engagement. C’est le souci de vérité du philosophe qui, seul, l’engage et peut impliquer un mode de vie particulier. De ce point de vue, un malentendu doit être levé : ce qui est présenté souvent comme philosophie relève plutôt du développement personnel et de l’art de conduire sa vie. Philosophie n’est alors qu’un synonyme de « sagesse ». Par ailleurs, tout ce que produit un philosophe n’est pas de la philosophie. Quand un philosophe défend ses opinions, il le fait sans plus titre qu’un autre.

Avec la question  philosophique « Qu’est-ce que… ? » s’opère le retournement de la pensée sur elle-même. Elle se prend pour objet, s’interroge sur les catégories dont elle use, sur les raisonnements qu’elle s’autorise et elle s’étonne de trouver confus ce qui lui paraissait clair. Elle se fait examen critique, passage au crible de la critique et retour aux fondements théoriques. Elle se fait gnoséologie et ontologie. Hegel exprime ce mouvement sous la forme d’un adage déconcertant : « Ce qui est bien-connu en général, justement parce qu’il est bien connu, n’est pas connu ». Le « bien connu » comprend ici tout ce qui paraissait jusque-là clair, toutes ces catégories, pensées et opinions qui se donnaient pour si évidentes qu’on ne les avait jamais interrogées mais qui mises en question laissent l’esprit incertain et confus et le conduisent à de profondes réflexions. Le « bien connu » est comme le temps dont Saint-Augustin disait : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. »

On ne saurait cependant  réduire l’ensemble de ce qui se présente comme philosophie à la question « Qu’est-ce que ? » et soutenir que tout ce qui s’est appelé philosophie depuis l’antiquité jusqu’à nos jours peut se ramener à une réflexion critique sur la nature des choses et sur les concepts utilisés pour la comprendre. Les œuvres philosophiques ne se limitent pas à cela. Elles débordent, répétons-le, sur les autres domaines. Mais le questionnement sur le « Qu’est-ce que? » constitue néanmoins le cœur, le propre, et l’intérêt premier de toute philosophie. Tout un pan de la philosophie consiste dans la production de théories très subtiles et complexes qui se donnent pour des savoirs mais ne s’appuient pas sur les méthodes de réflexion et de vérification de la science. Ces théories sont plus interprétatives qu’explicatives. Elles sont généralement exposées et argumentées de façon métaphorique. Elles ne procèdent pas comme les sciences à un découpage rigoureux de leur champ et à une définition de méthodes et d’outils adaptés à l’étude de ce champ. Elles produisent directement sur la base d’intuitions souvent géniales une représentation du réel dont l’adéquation à son objet n’est pas questionnée (ou du moins pas vérifiée selon une procédure claire). C’est en référence à ce type de production idéologique (sans le sens péjoratif donné souvent à ce mot) qu’on dit souvent que l’attitude philosophique commence par l’étonnement ou qu’il a pu être dit, de façon beaucoup plus savante, que le philosophe est celui qui crée des concepts (c’est-à-dire qu’il donne substance à de nouveaux objets de pensée et qu’il répond à de nouveaux « Qu’est-ce que ? »). Cependant, cette idée que le philosophe est celui qui crée des concepts appelle quelques réserves. C’est d’abord dans la production de théories interprétatives se présentant comme des savoirs que le philosophe crée ses concepts. Il devance ou imite en cela le scientifique qui lui aussi, et bien plus efficacement que le philosophe, crée des concepts. Ce que le philosophe voudrait être des concepts est d’ailleurs bien souvent idée métaphorique (1). La philosophie ne commence véritablement que quand les concepts sont soumis à la critique. Elle est dans l’acte réflexif qui examine les concepts.

Cela étant dit, voyons maintenant comment se traite la question « Qu’est-ce que ? ».

Nous répondons habituellement à cette question de façon non critique et non réfléxive en recherchant une définition. Il s’agit de dire quelle est la signification du mot qui désigne une chose et comment il doit être compris. Cette opération se fait en indiquant à quel ordre appartient l’objet défini et ce qui le caractérise dans cet ordre. Seulement on voit tout de suite que cette opération n’est pas si simple qu’il y parait et qu’elle est loin de constituer le début et encore moins le tout du travail du philosophe. Elle n’est pas simple parce qu’une définition en appelle une autre, qu’on ne peut définir ce qu’est un insecte sans définir ce que sont les arthropodes et les hexapodes Ces définitions en exigerons d’autres qui en exigeront elles aussi d’autres ainsi potentiellement à l’infini. L’opération de définition n’est pas encore un vrai travail philosophique puisqu’on voit bien qu’un dictionnaire n’est pas un ouvrage de philosophie bien qu’il ne soit rien d’autre qu’un recueil de définitions. Elle est à peine le commencement de la réflexion ; pour devenir philosophique elle doit se compléter d’une attitude critique.

image 2C’est que le « Qu’est-ce que ? » du philosophe n’est pas la recherche de la définition des mots mais celle de leur essence ou de leur concept. La complexité est ici plus grande que celle du dictionnaire, qui conduit d’une définition à une autre, puisque nous voilà non plus avec un seul objet mais avec deux : l’essence et le concept.

Qu’est-ce que l’essence d’une chose ? Qu’est-ce qu’un concept ? Ces questions sont elles-mêmes philosophiques (ce sont des questions du type « Qu’est-ce que ? »). Cela implique qu’on ne peut pas dire ce qu’est la philosophie sans faire de la philosophie. Puisque nous ne sommes pas nous-mêmes philosophes nous ne pouvons pas répondre à ces questions sans le secours des philosophes.

S’agissant de l’essence, nous trouvons un panel de réponses correspondant à autant de modes de pensée propre au philosophe : certains philosophes considèrent que l’essence est l’ensemble des propriétés nécessaires et invariables d’une réalité. D’autres (dont Hegel), nous diront que l’essence est le moment (la phase) où une réalité, en se développant, se constitue dans son être propre. Elle devient ce qu’elle était potentiellement dans son autodéveloppement. Enfin, un philosophe comme Marx ne considérera pas seulement la chose dans son autodéveloppement mais aussi dans ses rapports aux autres réalités et nous dira que l’essence est le rapport fondamental producteur d’une chose, le procès fondamental par lequel elle se développe. Ce rapport sera une contradiction inhérente à la chose.

Nous trouvons la même difficulté et le même panel de réponses si nous voulons dire ce qu’est un concept. Il sera compris le plus souvent comme une représentation abstraite rassemblant les caractères communs à tous les objets d’une même classe. Il pourra être aussi ce qu’une réalité se révèle être quand elle atteint sa maturité et son unité au cours de son développement. Ce peut être enfin ce qui caractérise une chose dans le moment de son plein développement. Alors dire ce qu’est le capitalisme exigera de dérouler, tout au long de la lecture du Capital (œuvre de Marx) l’ensemble des processus qui caractérisent le mode de fonctionnement de l’économie capitaliste.

Nous reviendrons sur tout cela quand nous aborderons la question des modes de pensée. D’abord, remarquons que, comme une définition en appelle une autre, un concept ne peut être compris que par un autre et un moment que par ce qui le précède et le génère et par ce qui le suit et le dépasse. L’ordre ne peut pas se concevoir sans le désordre, l’unité sans la diversité. Ces réalités ne peuvent se comprendre que dans leur opposition et leur unité. Elles renvoient l’une à l’autre et sont prises dans un ensemble que la pensée parcourt. Toute philosophie se présente par conséquent comme une constellation de concepts. Elle tend par-là à se constituer comme système.

Lorsque nous feuilletons un dictionnaire, nous remarquons que certaines réalités ne sont pas vraiment définies car elles ne peuvent pas être rapportées à une classe et à une place dans un ordre. Nous avions noté dans nos articles précédents que c’était le cas de notions comme l’altérité et le monde. Il s’agissait de « concepts fondamentaux de la pensée, impossible par conséquent à définir ». Ces concepts sont ceux que travaille prioritairement la philosophie. Ils ont la particularité d’être des notions riches, plurielles, infiniment complexes dont on ne peut pas arrêter le sens. On les situe par leur contraire ou leur lien avec d’autres concepts. Ces notions ont souvent la particularité d’être aporétiques, c’est-à-dire de présenter une difficulté qu’on ne peut pas résoudre, une difficulté qu’il faut englober quand on pense. Ces notions aporétiques nous mettent au carrefour de très nombreux problèmes et c’est en tant que telles qu’elles permettent de penser. 

Toute philosophie a pour objet premier les réalités que désignent ces concepts fondamentaux. Elle se décline alors en questions : « qu’est-ce que le réel ou l’être ? » = ontologie, « Qu’est-ce que connaitre ? » = gnoséologie, « Qu’est-ce que l’homme ? » = anthropologie philosophique, « qu’est-ce que le bien, le juste ? » = éthique… etc.  La partie d’une philosophie qui traite plus spécifiquement des concepts fondamentaux, dits  « catégories », s’appelle la métaphysique. Elle est comprise dans les philosophies anciennes comme ce qui traite des réalités qui dépassent les choses sensibles et naturelles (et par conséquent définissables). Dans les philosophies modernes, il s’agit de la partie d’une philosophie qui clarifie ces notions fondamentales ou ces principes premiers. On parle alors de philosophie première, ce qui nous ramène à nos concepts fondamentaux qui apparaissent ainsi comme la base, le cœur de tout système philosophique. La métaphysique travaille à les organiser, les déduire et les enchaîner de sorte qu’ils reposent sur des principes premiers qui soient des vérités nécessaires, c’est-à-dire des vérités telles qu’on ne puisse les nier sans être contraint de les réaffirmer aussitôt (ainsi en est-il du cogito cartésien).

image 3C’est la nature des concepts fondamentaux qui constituent sa base qui caractériseront un système philosophique. De ce point de vue, on peut opposer deux grands types de systèmes ou d’écoles philosophiques : le matérialisme et l’idéalisme. Une philosophie sera matérialiste si l’ordre dans lequel elle rend compte des réalités, l’organisation de ses concepts en système, a pour base la matière c’est-à-dire la réalité sensible existant indépendamment de toute pensée. Les chaines causales d’une philosophie matérialiste rejoindront toujours une réalité matérielle. Son ontologie sera matérialiste. A l’inverse une philosophie idéaliste aura pour base une pure abstraction, un « principe ». Ce type d’abstraction (dieu, la Vie, la Durée, la volonté de puissance etc.) ont souvent une forte valeur interprétative mais n’ont aucune valeur explicative : les chaines causales s’arrêteront sur leur présentation comme réalité première et explication ultime ; leur valeur explicative sera par conséquent illusoire et d’autant plus trompeuse qu’elles pourront avoir une forte et séduisante valeur interprétative. Le choix d’une forme de pensée matérialiste ou idéaliste correspond à un moment du développement général des idées (qui sont toujours historiques) et à la place du philosophe dans les rapports sociaux. L’idéalisme conforte généralement le fidéisme et les dominations tandis que le matérialisme conduit naturellement à une pensée émancipatrice.

L’organisation des philosophies en système se fait généralement à partir d’un problème fondamental ou d’une intuition première du philosophe qui le conduit à remettre en question les philosophies jusqu’alors en cours et dans le cadre desquelles il a été formé. Ce problème ou cette intuition prennent forme quand une crise de la pensée se fait sentir, qu’il n’est plus possible de penser comme auparavant parce que la science pose de nouvelles questions ou que de nouvelles sciences viennent poser de nouveaux problèmes. Les systèmes de pensée peuvent aussi être bouleversés par un événement politique majeur tout à fait étranger au cadre de pensée traditionnel. Ainsi, l’irruption de la science Newtonienne est le ferment du développement de la pensée de Kant. De même, la découverte d’autres civilisations, la crise religieuse de la réforme ou la révolution française ont été des ferments de nouvelles pensées

Les philosophies se succèdent et se dépassent l’une l’autre (en parallèle au développement des sciences et des sociétés). Elles sont toujours un produit de leur société et de leur époque. Même si le lien entre le mode de développement d’une société, la forme des rapports sociaux qui la structurent, ses mœurs, son droit, les valeurs qui y sont reconnues  et le type de philosophie qui y domine et y voit le jour ne peut être fait scientifiquement, il apparait assez clairement. L’idée que la philosophie serait un dialogue des grands esprits au-delà du temps, des siècles et des sociétés est illusoire et fonctionne généralement comme un faire valoir pour des pensées le plus souvent dogmatiques. Pour autant, les grandes philosophies gardent toutes un intérêt en ce qu’elles témoignent d’un mode de pensée et d’une évolution des modes de pensée, qu’elles usent de catégories nouvelles ou inaugurent un usage nouveau de certaines catégories qui essaime ensuite dans les usages courant. Un grand philosophe est celui qui renouvelle les modes de pensée et l’usage des concepts. En ce sens la philosophie est la fabricatrice ou le ferment de l’idéologie quand elle se popularise. Chacun en utilise les concepts ou les idées le plus souvent sans en connaitre la source.

Les plus grands philosophes ont été très souvent des scientifiques, en tant qu’ils inauguraient un mode de pensée nouveau ouvrant de nouveaux champs à la pensée. Aristote a jeté les bases de la logique formelle. Descartes et Leibniz étaient des mathématiciens qui ont développé le calcul infinitésimal (en parallèle avec Newton) et ont permis à la pensée de saisir les choses dans leur mouvement. Descartes a pensé explicitement son mode de pensée sous la forme du « discours de la méthode ». Hegel a renouvelé les modes de pensée en introduisant la dialectique (déjà présente dans d’autres philosophies mais non pensée pour elle-même). Les plus importants modes de pensée philosophique sont la pensée métaphysique et la dialectique. La première pense les choses dans leur fixité et leur indépendance, la seconde les pense dans leurs relations, leur devenir et dans le cadre de systèmes. Cela a été développé par l’article du 16 juin 2013 que le lecteur est invité à relire.

C’est l’évolution des modes de pensée qui fait tout l’intérêt de la connaissance de l’histoire de la philosophie. Le mode de pensée est la façon de saisir le réel par la pensée et par conséquent c’est l’élément le plus important toute philosophie comme forme de rapport de la pensée au monde. Toute philosophie parce qu’elle est une nouvelle façon d’aborder la question du « Qu’est-ce que ? » des choses, est la mise en œuvre d’un mode de pensée qui est destiné à enrichir toutes les autres formes de rapport de la pensée au monde et qui est également enrichie par elles. C’est par l’échange fécond de leur mode de pensée que la science et la philosophie se stimulent l’une l’autre. Faire de la philosophie c’est prendre conscience de son mode de pensée et se mettre en situation de l’améliorer, c’est se doter d’outils (concepts et catégories) qui permettent une pensée plus riche et plus féconde.

1- voir à ce sujet mon article du 29 octobre 2015 – philosophie et métaphore : https://lemoine001.com/2015/10/29/philosophie-et-metaphore/