Bien parler et/ou bien penser

image 1Parfois, quand nous prenons la parole pour exprimer notre pensée, notre discours n’est pas préparé, nos idées n’ont pas été réfléchies et pourtant nous sommes nous-mêmes surpris des heureuses formules qui nous viennent, de leur judicieuse clarté. Voilà que nous donnons vie à une pensée cohérente et persuasive comme si elle s’était emparée de nous. Ce langage clair et fort, que nous n’avons pas construit mais qui est le fruit de nos lectures, de nos expériences et nos conversations, c’est le logos. Il ne nous appartient pas, nous lui prêtons vie seulement.

D’autre fois hélas, alors que nous avons préparé nos mots, nous voyons bien qu’ils sont mal nés, qu’ils sont sans force et que nous avons besoin de nous reprendre pour tenter de clarifier ce que nous avons « voulu dire ». Cet échec nous voudrions l’imputer au langage lui-même, au malentendu qui s’attache aux mots trop et trop mal utilisés par le parler populaire, par une doxa envahissante, par les travestissements de la langue par les discours idéologiques et publicitaires. Pourtant, ces discours qui trompent et qui tuent la pensée, c’est aussi le logos. C’est ce logos qu’on accuse d’être inefficace et qui est invité à laisser place aux actes.

Il y a donc deux visages du logos : une face vivante et heureuse et un masque qui ne manifeste que l’absence de pensée vive. Au logos heureux est connoté la vie, et au logos trompeur sa négation. On pourrait donc dire, comme le sévère Platon dans son Phèdre, qu’un logos bien composé ressemble à un corps vivant. Et pourtant cette belle formule, dont nous nous serions félicités si elle nous était venue, n’est qu’une métaphore. Si nous voulons lui donner sens, nous sommes menacés de retomber dans ce discours qui se cherche, qui doit se reprendre car les choses ne sont pas si simples qu’elles nous avaient parues. La formule jugée si éclairante devient soudain obscure et c’est à bon droit qu’on la soupçonne de n’être à la fois qu’une exigence impossible et une formule facile et finalement vide de contenu. Qu’est-ce donc en effet, qu’un logos bien composé et en quoi peut-il bien se comparer à un corps vivant ?

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Le mot logos nous vient du grec et dès que nous l’avons prononcé, nous arrive à l’esprit la subtile composition des dialogues platoniciens et comment sous la forme de scénettes bien campées, leurs échanges nous font accéder à une pensée bien vivante, en ce sens qu’elle peut encore nourrir notre réflexion et nous permettre de clarifier nos idées. A la Grèce nous associons aussi la statuaire majestueuse dont nous avons vu des exemples dans les musées. Nous vient alors à l’esprit la représentation de ces corps divins, vigoureux et aux proportions parfaites. Deux idées, ou plutôt deux rêveries, se rejoignent dans notre conscience pour donner à l’image du logos comme corps vivant une espèce d’évidence et de clarté.

Or ce ne sont justement que deux rêveries qui concourent à un même effet. Dans le discours platonicien, la parole du sophiste n’est pas moins vivante, elle n’est pas moins judicieusement composée que celle de Socrate. Il n’y a pas de privilège de l’une sur l’autre quant à la composition, quant à la vivacité et à la subtilité. Bien souvent, au contraire, c’est Socrate qui paraît buté. Il suffit de voir comment il oppose à la force du mythe si brillamment dit par Protagoras, de mesquines questions sur des points qui lui paraissent difficile à éclaircir, et de voir comment à force de questions à la finalité mal établie, il parvient à mettre son brillant interlocuteur dans l’embarras. Voilà donc que le logos bien composé n’a plus aucun privilège et que c’est le discours laborieux et platement analytique qui devient le discours fort ; à moins que ce soit ce que nous mettons sous l’expression « bien composé » qui soit à revoir.

L’expression « corps vivant » ne paraît pas plus claire à l’examen. Sa concision ne devrait pas autoriser à lui donner un sens très étendu : un corps vivant n’a que le privilège de la vie. Il n’est rien d’autre qu’un corps qui n’est pas mort. Il n’y a d’ailleurs à proprement parler que des corps vivants, les corps non vivants sont des corps morts. Ils sont des cadavres ou des objets, des choses. C’est donc seulement parce que l’idée de « corps vivant » est associée dans notre rêverie au souvenir de la statuaire grecque qu’elle s’est revêtue d’une aura que l’expression elle-même ne justifie pas. On n’a donc pas dit plus en parlant de «corps vivant» qu’en parlant de discours « bien composé». Nous n’avons évoqué que des objets assez mal définis, au contenu incertain. La formule les associant, qui nous a paru si belle, nous l’avons d’ailleurs peut-être lue. Elle ne nous appartient pas et celui qui l’a si bien ciselée n’y mettait peut-être guère plus de contenu que nous ne savons en mettre. Il faudrait l’analyser pour elle-même, lui chercher d’autres connotations qui pourraient lui donner un contenu plus riche. Nous savons pourtant que ce n’est pas une bonne méthode de commencer une réflexion en tentant de donner sens à une métaphore. La place de la métaphore dans le discours ne doit pas être au commencement mais à la fin. Son rôle est de ramasser en une expression forte ce que l’intelligence s’est astreinte à établir point par point.

Peut-être faut-il alors rechercher d’abord ce qui fait la qualité d’un discours. Nous avons jusqu’à présent considéré que les phrases percutantes qui nous venaient spontanément à l’esprit alors que nous ne les avions pas préparées étaient l’exemple même du « logos bien composé ». Nous avions même estimé que ce discours méritait particulièrement d’être appelé « logos » parce qu’il ne nous appartenait pas. C’est parce qu’il était le produit de lectures, d’échanges et d’idées de toutes origines qui avaient percolées dans notre esprit, qu’on pouvait l’appeler « logos ». Nous avons, en faisant cela, cédé à une vision mythifiée du « Verbe ». Nous l’avons imaginé descendant en nous à la manière du verbe divin. Nous devons admettre que nous avons cédé à une autre image qui est liée dans notre imagination au mot logos. Nous sommes tous nourris de culture chrétienne et nous avons entendu si souvent le récit de la pentecôte, qu’il s’impose à nous dès que le mot de logos est prononcé. Si nous faisons l’effort de chasser cette représentation perturbante, que nous reste-t-il ?

Nous devons alors dire qu’un discours « bien composé » est un discours construit selon « l’ordre des raisons », c’est-à-dire dont les idées s’enchainent selon un ordre de prémisses à conséquences parfaitement clair et fondé sur des notions nettement dégagées. Comme l’esprit humain est ainsi fait qu’il ne sait pas invoquer une idée sans qu’elle ne s’accompagne d’un flot d’images et d’évocations diverses, c’est cette fois Descartes et son « discours de la méthode » qui hantent nos pensées. Nous tenons le discours cartésien et surtout le « système cartésien » comme l’exemple même d’une pensée rigoureuse, d’une parfaite rigueur. Il ne est nous pas nécessaire ici de discuter si le système cartésien est effectivement parfaitement rigoureux et convainquant. Il nous suffit de constater qu’il ne renvoie pas à l’idée de « corps vivant ». Bien au contraire, au cartésianisme nous associons l’idée des « animaux machines », de l’homme mis hors de la nature et qui en est « comme maitre et possesseur ». Nous nous trouvons donc immédiatement à l’antipode de l’image du corps vivant et nous échouons à nouveau à donner un sens véritable à ce qui n’apparaît plus que comme une formule à la séduction trompeuse.

On pourrait certes, tourner la difficulté en renonçant à définir ce qu’est un « logos bien composé » et s’attacher à décrire un corps vivant. On pourrait dire qu’un corps est vivant quand il est engendré, qu’il croît, se développe, qu’il engendre et qu’il meure. Nous pouvons ensuite décrire une espèce de discours dont nous dirions qu’il a été engendré, qu’il s’est développé, qu’il s’est donné une descendance et qu’il est exposé à la mort. La philosophie serait certainement une belle image d’un tel logos. Le logos bien composé serait la philosophie elle-même. Elle est apparue dans la Grèce classique engendrée par la démocratie, elle s’est développée au cours des siècles, d’elle sont sorties une à une les sciences. Sa crise nous permettrait de discourir sur sa mortalité et nous finirions par un appel à lui donner une vigueur nouvelle et à lui insuffler une nouvelle vie. Seulement ce beau discours ne serait rien d’autre qu’un discours ad hoc pour donner un sens riche à une expression dont nous avons bien vu qu’elle pouvait en accepter bien d’autres. Nous aurions donc donné un contenu à une simple métaphore en développant une immense métaphore.

A nouveau, à ce moment, une image nouvelle s’impose à l’esprit. Nous pensons au système hégélien. La « phénoménologie de l’esprit » offre le tableau de cette pensée emportée dans un mouvement de croissance et comme animée d’un mouvement autonome et d’une vie propre. On peut la voir comme une immense métaphore. Nous avons alors un « logos bien composé » qui ressemble à un « corps vivant » en ce qu’il croît et se nourrit de tous les savoirs de son temps. Il les ingère, se les intègre et en fait sa matière. Nous avons donc une nouvelle image d’un « logos bien composé » qui nous est venue en essayant d’explorer une nouvelle voie. Elle ne fait que s’ajouter aux précédentes et, loin d’approfondir le sens d’une métaphore séduisante, elle ajoute à sa séduction autant qu’elle retire à sa clarté.

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image 2Il faut par conséquent convenir qu’une métaphore est une chose dangereuse en philosophie. Ce qui en fait la richesse est ce qui en fait aussi le danger. Son excès de sens et le réseau des connotations qui s’y attachent, ne permettent pas d’en circonscrire exactement le sens. Elle dispense d’une pensée précise qui accepte d’avoir à se justifier par des raisons clairement argumentées.

Dès son origine, la philosophie s’est défiée de la métaphore car elle est parente du mythe. C’est ainsi que Socrate se moque du brillant discours de Protagoras et refuse d’en faire la base d’une discussion qui aurait pourtant pu être l’occasion de riches échanges sur la question de l’anthropologie. Il nous déçoit mais il est cohérent avec la représentation platonicienne.
Platon distingue le niveau des Idées, celui des choses et celui de l’art. Selon lui, l’homme dispose du langage c’est-à-dire des mots, pour passer de l’un à l’autre. Le discours ascendant qui va des objets aux Idées est celui de la philosophie. Il conduit au vrai des choses c’est-à-dire à leur concept. La voie descendante qui va des objets à l’art est celle qu’empruntent les artistes. Elle utilise la métaphore. Ce n’est pas la voie du vrai mais celle de l’image ou du vraisemblable. Dès l’origine Platon condamne la métaphore et c’est sur cette condamnation qu’il fonde la philosophie. Dès l’origine poésie et philosophie sont dissociées. Elles sont deux directions de l’esprit opposées, qui empruntent des voies divergentes. La métaphore, qui est le moyen de la poésie, est rejetée comme inapte à dire le vrai. Elle est proscrite par la philosophie. La philosophie analyse, la poésie suggère. La philosophie forge des concepts, la poésie propose des images.

Nous devrions donc refuser d’examiner le sens philosophique d’une métaphore. Nous devrions la dénoncer d’autant plus vigoureusement qu’elle se permet d’utiliser le mot logos qui n’appartient qu’à la philosophie.

Seulement, nous devons par ailleurs admettre qu’aucun langage n’échappe à la métaphore. Elle est l’essence même du langage. Nietzsche n’a cessé de travailler à arracher le voile dont se couvraient les systèmes philosophiques pour faire apparaître que « le concept en os et octogonal comme un dé et, comme celui-ci, amovible, n’est que le résidu d’une métaphore ». La même idée est reprise par Derrida qui dit que le concept est une « métaphore usée », « morte », « blanche ». Bergson tente de se tirer d’affaire en développant une subtile distinction entre image et métaphore dont la différence serait « éclairante, car elle montre bien deux logiques à l’œuvre, celle de l’intelligence et celle de l’intuition, travaillant dans le langage ». Le problème est que le mot logique dont on use ici pour dire l’idée de Bergson est lui-même utilisé de façon métaphorique. Nous ne savons donc pas chasser la métaphore de la pensée. Seul le discours scientifique le plus rigoureux échappe à ce reproche mais c’est en opérant avec des signes, des modèles, des abstractions forgées pour agir sur le réel. Les concepts scientifiques se distinguent de ceux de la philosophie en ce qu’ils sont sans mémoire. Alors que le concept philosophique est riche de sa reprise par divers systèmes de pensée, le concept scientifique n’admet qu’un sens qui vaut pour l’ensemble du corpus d’une science ou doit être rejeté. Il n’est jamais ré-élaboré même si parfois le même mot est conservé. Le seul sens qui en est accepté est celui admis dans le dernier état des théories scientifiques. Les sens anciens sont obsolètes et rejetés hors de la science. Il en va tout autrement en philosophie et c’est d’ailleurs pourquoi nous pouvons réfléchir autour du mot de «logos » en invoquant tour à tour Platon, Descartes et Hegel.

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image 3Nous sommes donc reconduit à la métaphore qui veut qu’un « logos bien composé ressemble à un corps vivant » pour la laisser agir sur nous, la laisser percoler dans notre esprit et peut-être lui donner assez de vigueur pour que la prochaine fois que nous aurons à parler, une pensée vivante s’exprime par nous. Nous aurions tort de fermer notre esprit à des pensées dont nous avons du mal à cerner le contenu mais dont nous voyons bien qu’elles sont riches de possibilités.

Une métaphore est une chance pour la pensée. Il faut sans doute savoir la risquer pour s’en enrichir. Il faut aussi savoir n’en user qu’avec prudence. Celui qui est trop prudent et ne veut rien risquer ne peut rien gagner. Celui qui est trop audacieux et ne s’assure pas dans son ascension vers le vrai peut être sûr de « dévisser » tôt ou tard.

Le mode de pensée de Protagoras (2)

image 1Sextus Empiricus reproche à Protagoras d’affirmer « que toutes les représentations et les opinions sont vraies ». Cette proposition surprenante ne peut être discutée que pour autant qu’on admette déjà que chacun croit, et croit légitimement, que ses représentations et ses opinions sont vraies. Chacun part de son constat brut et s’efforce de l’interpréter correctement. Pour tout homme, comme pour Protagoras lui-même, la base première du savoir reste la certitude « animale ». Chacun s’appuie sur la confiance qu’il a en ses sens, sur l’assurance que lui donnent son corps et la clarté de sa pensée. Mais, comme Protagoras lui-même, aucun homme n’en reste pas là. Chacun effectue un passage de la saisie du réel à la pensée du vrai. Avant même que l’idée de vrai se soit clarifiée selon ce qu’a montré Michel Foucault, chaque homme vivait et agissait comme s’il avait une idée claire du vrai. Pour tout homme se confronter au réel et faire l’expérience du vrai, était une seule et même chose. Il en était ainsi car cela est la base indispensable à toute relation sociale.

Pour qu’il puisse y avoir une vérité commune, il faut qu’il soit admis que chacun a effectué ce passage du savoir animal à l’acceptation du constat brut et à la certitude de saisir le réel et donc le vrai. Il faut, pour qu’il y ait des vérités communes, qu’il y ait d’abord des vérités individuelles intimement vécues comme telles. Il faut, pour qu’il y ait une vérité commune, qu’il y ait la possibilité de vérités relatives. C’est ce que Sextus Empiricus fait dire très clairement à Protagoras : « la vérité est de l’ordre du relatif puisque tout ce qui est objet de représentation ou d’opinion pour quelqu’un est immédiatement doté d’une existence relative à lui ». La proposition se comprend mieux encore si on la retourne : tout ce qui est « doté d’une existence » pour quelqu’un (tout ce qui est pour lui objet d’un constat brut), est « objet de représentation » et, dès lors qu’il passe dans la conscience immédiate (et potentiellement dans le discours), devient vérité. Tout ce qui apparaît réel à quelqu’un est vrai pour lui puisque le vrai est la saisie du réel : ce qui apparaît réel apparaît vrai. Toute discussion, toute recherche d’un vrai commun, ne sont possibles que si on accepte cela.

La vérité ainsi atteinte est une vérité relative, mais ce n’en n’ait pas moins une vérité. C’est même une vérité plus sûre que celle que pourra fonder une discussion car elle est plus proche du savoir « animal » ; elle en sort tout juste et y reste intimement liée. Cette vérité est celle que chaque homme se donne sur la base de son expérience. C’est celle qui lui fait dire que le feu brûle et, avant même de le dire, qui fait éviter d’y mettre la main. Cette vérité est à l’œuvre quand une mère écarte son enfant du feu. La mère projette sur son enfant la certitude animale qu’elle a du danger car cette certitude s’est muée en une vérité, c’est-à-dire en quelque chose qui est vrai relativement à elle dans sa source mais dont le fondement est si fermement assuré qu’elle le vit comme valant pour tous, à commencer par son enfant. C’est la même vérité qui permet à celui qui a expérimenté la chose de dire que l’huile est bonne pour l’usage externe mais très mauvaise pour l’usage interne. C’est la vérité qui est à la base d’un discours sur l’utile et le nuisible tel que celui que Platon prête à Protagoras (dans le dialogue qui porte son nom) et dont il se moque (1). On peut penser que si Protagoras tient ce petit discours du sens commun et de l’expérience première comme celle du jardinier, c’est pour faire comprendre que la vérité « relative » est celle qui est la plus proche de l’expérience la plus commune. La vérité « relative » ainsi dégagée est en même temps la plus commune. Elle est le propre de tout homme et elle est aussi sûre et indigente que le permet la nature humaine.

Protagoras termine son petit discours sur l’utile par cette remarque : « Voilà pourquoi tous les médecins interdisent aux malades l’usage de l’huile, ils ne leur en laissent absorber qu’à très petite dose, juste assez pour chasser l’impression désagréable que font les aliments et les viandes sur le sens de l’odorat ». On pourrait, comme Socrate, interpréter cela comme l’inutile étalage d’un savoir accumulé dans le seul but de briller. Socrate n’y voit qu’un ridicule morceau d’éloquence. Pourtant, si on prend cela au sérieux, il semble bien que Protagoras indique ici qu’au-dessus de la vérité relative qui appartient à tout homme mais qui est tout de même assez assurée pour qu’il veuille spontanément la partager, se construit une vérité d’expert. Au-dessus des vérités premières et à partir d’elles, se construit un savoir fondé sur des jugements qualifiés. Ce savoir est un savoir complexe où la vérité ne peut se dire qu’avec mesure. A ce niveau de discours, les oppositions doivent être nuancées, chaque affirmation doit être rapportée à son domaine de validité et à ses limites de validité. On peut voir dans le Protagoras de Platon comment Socrate peut se jouer de son interlocuteur dans leur discussion sur la vertu en ne lui permettant pas faire valoir les nuances et les difficultés de sa pensée. Mais le lecteur sent bien que Socrate bride l’expression de celui qu’il combat et ne lui permet pas d’aller jusqu’au bout de ce qu’il a à dire. La vérité que construit le savoir d’expert se prête mal à la méthode polémique de Socrate car elle est faite de propositions qui, prises chacune isolément, peuvent aisément être mises en contradiction avec une autre. Chaque proposition ne vaut qu’accompagnée des réserves qui y sont mises. Elle a son domaine de validité qui peut être extrêmement précis. Elle peut dépendre de l’heure du jour, de la saison, ou des particularités du moment.

On peut trouver chez Hésiode, dans « les travaux et les jours », la première expression de ce type de savoir. Ainsi : « pour un chariot, il faut cent pièces de bois », ou encore l’affirmation qu’il a un temps pour labourer et un temps pour semer. Le temps pour récolter n’arrive que si les premiers ont été respectés. Chez Hésiode chaque saison, chaque jour faste ou néfaste, et chaque domaine d’activité connaît son lot de vérités. Le discours de vérité n’est pas un discours hors du temps. Il est, au contraire, intimement lié au temps et à ce qu’on voit, qu’on constate et qu’il faut noter avec soin. Ainsi le laboureur doit-il bien voir si l’eau reste au-dessous du sabot de ses bœufs, car cela permet de mesurer l’humidité de la terre. Le laboureur est dépositaire d’un savoir mais d’un savoir qui n’est plus animal et qui n’est plus relatif à lui. Ce savoir est moins assuré que le savoir qu’il a relativement à son expérience immédiate mais il est aussi plus précieux. Ce savoir a été construit par l’échange des expériences entre les hommes. C’est un savoir partagé et largement expertisé.

image 3Entre la vérité relative et la vérité qualifiée de l’expert, se situe le temps de l’échange et du débat. C’est le moment où les vérités relatives se confrontent en se présentant comme des opinions. Ici, les choses se complexifient car on sait que Protagoras demandait à ses élèves d’être capables tenir un discours aussi bien que le discours opposé. Selon Diogène Laërce, il « fut le premier à affirmer qu’à propos de toute chose, il y a deux discours opposés l’un à l’autre ». Cette façon de le présenter peut laisser supposer qu’il lui était indifférent de dire le vrai ou le faux. Une telle désinvolture disqualifierait sa pensée. Seulement, nous venons de voir qu’il semble avoir été au contraire très soucieux de rester solidement près de l’expérience du réel et qu’il refusait toute extrapolation non autorisée par la confrontation au réel. S’il en est ainsi, cela rend autrement difficile l’exercice demandé aux élèves. Il ne s’agit plus alors de tromper l’auditeur par une rhétorique savante et par des procédés malhonnêtes ; il s’agit de trouver dans son expérience, dans ce qu’on sait d’une chose d’un savoir direct, ce qui permet de défendre une thèse et la thèse opposée. Il ne s’agit pas de contredire, ce qui serait, selon l’épistémologie de Protagoras (dans l’Euthydème), ne pas parler de la chose et donc tenir un discours vide. Il s’agit de parler de la chose autrement selon un discours « opposé » mais un discours qui est bien sur la même chose. Un tel exercice n’est alors possible que dans des domaines où un jeune Athénien a pu avoir quelques expériences. Il est donc possible surtout dans les questions philosophiques ou dans les débats politiques. Il peut permettre, par exemple, de soutenir d’abord que la démocratie vaut mieux que la tyrannie, pour ensuite inverser les rôles et soutenir que la tyrannie vaut mieux que la démocratie. Cet exercice devient alors une préparation à l’expertise, c’est-à-dire à la construction d’un discours qui peut dire dans quelle mesure et dans quelles circonstances un régime politique vaut mieux qu’un autre. L’exercice demande une bonne maitrise de la rhétorique mais aussi une connaissance précise des expériences du passé et des qualités de chacun des régimes. On est alors dans le cadre des exercices qui se font actuellement dans certaines formations professionnelles où, par exemple, il est demandé aux étudiants en économie de défendre une thèse puis la thèse opposée tantôt selon les « théories de l’offre » ou les « théories de la demande ».

Protagoras se situe vraisemblablement dans le cadre des questions philosophiques. Cela se confirme par ce qu’écrit Diogène Laërce : «Protagoras dit qu’à propos de toute chose il est possible de soutenir des positions contraires avec autant de pertinence, à commencer par la question même qui est en cause, c’est-à-dire celle de savoir s’il est possible de soutenir des positions contraires à l’importe quel propos ». On voit bien ici que s’il s’agissait de discuter de choses triviales, une telle idée serait absurde. Mais la discussion sur la dualité ou le caractère absolu de la vérité qui est proposée en exemple, n’a rien de trivial. C’est une discussion philosophique fondamentale et certainement la plus indispensable à l’élève s’il veut maitriser l’art de la dispute tel que le propose Protagoras. C’est une discussion éminemment philosophique et c’est celle qui permet le mieux de comprendre ce qu’est une discussion philosophique. Il ne s’agit certainement pas ici de dire que « à propos de toute chose on peut affirmer ou nier n’importe quoi » comme voudrait le comprendre Aristote. Il s’agit plutôt de dire qu’une vérité experte définitive et complète n’est jamais définitivement atteinte, close et totalement exempte de difficulté. Une vérité experte est toujours une synthèse de vérités opposées ou au moins non conciliées. Elle est faite de propositions opposées et n’est qu’un agencement sous conditions de ces propositions. La vérité experte admet et même se fonde sur le constat que les propriétés des choses reçoivent leur forme de celui qui expérimente. L’exemple canonique qui illustre cette conditionnalité des propriétés est donné par le miel qui est doux à celui qui est en bonne santé et amer pour celui qui est fiévreux. La propriété d’une chose s’exprime eu égard à celui qui en fait l’expérience. Elle est la propriété de la chose pour lui, dans le moment où il en perçoit l’expression. Il peut même tenter de renverser sa compréhension en essayant de penser tantôt la propriété de ce qui est touché du point de vue de celui qui touche puis la propriété de celui qui touche selon ce qui est touché. Le doux devient alors le rugueux, le froid est le chaud et ainsi en est-il de toutes les propriétés. Les propriétés s’inversent et contiennent alors leur opposé.

La discussion philosophique, qui est la recherche d’un vrai commun, n’est pas de même nature que le débat judiciaire. Devant le tribunal, l’un accuse et l’autre dément. Nécessairement, si l’un dit la vérité, l’autre ment. On est dans l’ordre du différend ou plutôt, selon l’épistémologie de Protagoras, dans le cas où l’un parle de l’objet du litige et l’autre de « rien du tout ». La condition première d’une discussion n’est pas remplie ; cette condition, c’est que chacun rende compte de sa propre saisie du réel, que chacun dise le « réel ». C’est pourquoi le débat judiciaire se déroule devant un tiers (le juge) dont on n’attend pas qu’il accorde les parties sur une vérité commune, mais qui doit trancher en faveur de l’une contre l’autre (ou les renvoyer toutes les deux). Dans la discussion philosophique, il en va tout autrement. En philosophie, Protagoras peut dire « qu’il y a sur tout sujet deux discours mutuellement opposés » ou « à tout discours s’oppose un autre discours ». Il en va de même dans la discussion politique. Dans le débat politique, on cherche ce qui est bon pour la Cité. Ce qui s’affronte, ce sont deux conceptions différentes du bon pour la cité et les discours sont ceux des partis qui ont chacun une perception différente du réel. Dans ces deux types de discours, philosophique et politique, c’est donc deux perceptions du réel, donc deux vérités, qui s’affrontent. Il serait absurde de soutenir que Protagoras étend ce principe à toute espèce de discours, dans toute espèce de situation, autrement que de façon théorique et spéculative. Ce principe se conçoit par exemple dans le cadre d’une discussion purement philosophique sur l’idée de propriété telle que nous l’avons imaginée. Dans la pratique courante l’idée d’une dualité, de discours opposés trouve peu d’applications utiles, elle ne serait qu’un inutile débat sur les goûts et les couleurs. Elle n’a tout son sens que dans la discussion philosophique ou politique.

Le débat image 2tel que le conçoit Protagoras n’est pas la dispute. Il s’en distingue par le fait qu’il repose sur des arguments. Socrate le rappelle très clairement dans le « Théétète » quand il dit : «Il disait que l’opinion vraie accompagnée de raison est science, mais que, dépourvue de raison, elle est en dehors de la science, et que les choses dont on ne peut rendre raison sont inconnaissables […] celles dont on peut rendre raison, connaissables ». Ainsi se boucle le parcours de la connaissance. Elle a commencé sous la forme du savoir par le constat de l’existence et par l’idée que la non-existence ne peut pas être l’objet d’un savoir. Elle est passée du savoir « animal » à la vérité relative à l’expérience propre à chacun. Son ferme appui dans la certitude « animale » a conduit à la vivre comme une vérité et à la projeter sur l’autre. Il est alors apparu que la vérité la plus proche du savoir animal, la plus relative donc, est en même temps la plus commune. Cette vérité relative s’est présentée comme opinion et, dans le débat, par la discussion, elle a permis la construction d’un savoir expert qui doit être appelé une connaissance ou une science s’il repose sur des arguments correctement établis. La science est donc le savoir expert quand il n’est pas seulement fruit de l’expérience mais qu’il est raisonné. Protagoras distingue donc, semble-t-il, une expertise populaire comme celle du jardinier, celle des gens qui ont une pratique variée et complète, et l’expertise savante qui est raisonnée qui démontre ses propositions et les exprime avec précision et justesse. La différence entre l’expertise populaire et l’expertise savante porte aussi vraisemblablement sur leur objet. La première s’occupe des choses de la vie pratique tandis que la seconde va vers les choses abstraites et les questions débattues par la philosophie et la religion.

A ce niveau resurgit l’inconnaissable. Il n’est plus ce dont l’expérience est impossible soit parce qu’il n’est pas réel mais de l’ordre de l’éventualité, soit parce qu’il est de l’ordre de ce qui n’est pas encore et ne sera peut-être jamais. Il est de l’ordre de l’abstrait, de ce que l’argumentation ne peut pas étayer par le témoignage des sens. Cet inconnaissable est ce qui ne trouve racine ni dans l’expérience première, ni dans ce qui peut avoir été rapporté comme expérience singulière. Il se découvre alors que ce qui ne pouvait pas être objet de savoir ne peut pas non plus être objet de science. L’existence des dieux dont on ne pouvait rien savoir, ne peut pas non plus être connue. Sans cesse la discussion savante est menacée de sortir des limites autorisées par la faculté de connaître pour argumenter dans le vide, sur de pures abstractions comme le sont les constructions mathématiques ou les spéculations sur les au-delà.

Cependant, comme nous l’avons vu, cette conception assez élaborée de la connaissance que nous pensons pouvoir attribuer à Protagoras s’accompagne d’un respect pour le savoir mantique. Ce respect tient sans doute aux limites d’une pensée qui ne fait que sortir d’un savoir mythologique pour se donner des appuis dans le réel. Mais il peut avoir des racines plus profondes. En effet, le texte le plus long que nous ayons à propos de Protagoras est le mythe que Platon lui prête dans son dialogue. L’objet de ce dialogue est l’homme et les raisons de ce qu’il est. Ce mythe parle de l’homme et de ses origines et de sa nature mais pourtant il parle d’un objet dont aucun homme n’a l’expérience complète. Il parle de ce dont tout homme a une intuition, au moins confuse, à partir du savoir premier qu’il a de lui-même mais dont aucun homme n’a et ne peut avoir de connaissance car il n’a de lui-même et de l’humanité qu’une vue et une expérience partielles et insignifiantes. Face à ce besoin qu’a l’homme de se connaître, la conception qu’a forgée Protagoras de la connaissance est inopérante car un débat sur la nature humaine qui voudrait rendre raison complètement de cette nature est impossible. Pourtant l’homme n’est pas comme les dieux hors de l’expérience, au contraire il est l’expérience intime de chaque homme. A ce niveau la connaissance fondée sur des raisons n’atteint pas son objet et le mythe reste un moyen légitime de dire le vraisemblable. Ici, dans l’usage du mythe et dans la conscience des limites de la connaissance, Protagoras ne se distingue pas de Platon. Le mythe est pour lui une modalité différente de la connaissance où la connaissance n’est pas une science mais où elle mérite pourtant le respect. Le mythe est nécessaire à l’homme pour penser ce qui est de l’ordre de l’expérience mais dont l’expérience est toujours infiniment incomplète.

image 4Protagoras ne cultive pas la connaissance pour elle-même et en esthète. Il la met au service de la vie. L’objet de la philosophie, pour Protagoras, c’est « d’avancer dans la vertu » donc de faire les choses au mieux pour soi ou pour la cité. Pour lui, l’apprentissage du savoir expert, en politique ou en philosophie ne se fait pas pour lui-même mais dans le but d’entrer dans le débat public et d’y jouer un rôle éminent. Cela suppose d’être capable d’argumenter avec suffisamment de force pour savoir démonter une thèse adversaire et la renverser pour la thèse qu’on soutient avec une véritable efficacité. Ce qui s’enseigne n’est donc pas la connaissance mais l’art d’user des connaissances et éventuellement d’en mésuser. Mais il reste si peu de choses des écrits de Protagoras comme de ceux des grands sophistes, et il s’est dit tant de choses contre eux, qu’il parait impossible d’imaginer ce que pouvait être réellement l’enseignement d’un sophiste. Ce que nous pouvons reconstituer de sa conception de la connaissance permet seulement d’affirmer que si Protagoras se disait sophiste, ce n’était pas pour revendiquer un droit au mensonge et à la tromperie. Les arguments fallacieux ont peut-être été des armes forgées par les sophistes mais certainement pas leur science. Leur vraie science est l’expression de leur mode de pensée jointe à une grande expérience de la vie des cités.

1 – Protagoras 333d 334d : « … je sais, moi, beaucoup de bonnes choses qui sont préjudiciables aux hommes, comme certains aliments, breuvages, drogues et quantité d’autres choses, d’autres choses qui leur sont utiles, et d’autres qui leur sont indifférentes, mais qui sont bonnes pour les chevaux. J’en sais qui sont utiles aux bœufs seulement, d’autres aux chiens. Telles qui ne sont utiles à aucun des animaux, le sont aux arbres ; et dans l’arbre, certaines sont bonnes aux racines, mauvaises aux jeunes pousses ; ainsi le fumier est bon à toutes les plantes, si on le met aux racines ; mais si on veut en couvrir les rejetons et les jeunes pousses, c’est pour gâter tout. De même l’huile est tout à fait pernicieuse à toutes les plantes, et c’est la grande ennemie des poils chez tous les animaux, sauf chez l’homme, où elle leur est salutaire, comme elle l’est à tout le corps.. Le bon est quelque chose de si varié et de si divers que, même dans le corps de l’homme, l’huile n’est bonne que pour l’usage externe, et qu’elle est très mauvaise pour l’usage interne. Voilà pourquoi tous les médecins interdisent aux malades l’usage de l’huile ; ils ne leur en laissent absorber qu’à très petite dose, juste assez pour chasser l’impression désagréable que font les aliments et les viandes sur le sens de l’odorat. »

Le mode de pensée de Protagoras (1)

image 1 Selon ce qui est rapporté de ses écrits, Protagoras aurait dit : « touchant les dieux, je ne suis pas en mesure de savoir ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas, pas plus que ce qu’ils sont quant à leur aspect ». Il pose ainsi une limite à la possibilité humaine de connaître. Cette limite est d’abord matérielle. C’est une limite dans « les choses » ainsi que le dit Protagoras : « trop de choses nous empêchent de le savoir : leur invisibilité et la brièveté de la vie humaine ». A ce niveau l’idée parait claire. Pour connaître, il faut d’abord constater pour ensuite bien interpréter. Or, si on admet que les dieux sont à la fois éternels et invisibles, l’homme ne peut ni les voir ni faire le constat de leur immortalité, pour la simple raison qu’il ne voit pas l’invisible et qu’on ne peut être témoin de l’immortalité que pour autant qu’on soit immortel soi-même.

Il y a pourtant ici un membre de phrase qui crée une difficulté. Pourquoi avoir précisé « ni s’ils n’existent pas » ? Cela pose la question d’un savoir de la « non existence ». Ce savoir ne peut pas reposer sur la rencontre avec une chose et sur le constat de sa réalité. Il ne peut être que celui de l’impossibilité d’une chose et ne peut avoir d’autre fondement que le raisonnement inductif. Protagoras affirmerait alors qu’il ne peut pas y avoir de raisonnement dont on pourrait déduire la non-existence des dieux. Cette non-existence, qui ne peut pas se constater, ne peut pas non plus se déduire. Sans doute pense-t-il qu’il ne peut pas y avoir de raisonnement qui puisse établir la non-existence d’une chose quelle qu’elle soit. La non-existence serait indémontrable ou, pour le dire autrement, on ne pourrait jamais prouver une impossibilité. Il aurait ainsi une limite, non seulement à la possibilité de connaître, mais plus fondamentalement à la faculté de connaître. Il y aurait une limite mise à la connaissance par « les choses » mais aussi par la pensée.

Si l’on distingue une possibilité de connaître et une faculté de connaître, on peut dire que la possibilité de connaître serait la capacité de saisir correctement le réel pour être en mesure de dire fidèlement la réalité et donc de dire le vrai ; la faculté de connaître serait la capacité à induire correctement de prémisses sûres. Cette faculté s’arrêterait aux limites du réel, c’est-à-dire du déjà là ou du encore là, et n’atteindrait donc ni le possible ni l’impossible. Le raisonnement n’aurait de validité que tant qu’il porte sur le réel et se déploie dans l’enceinte du réel ; il n’aurait pas le pouvoir d’aller au-delà. Il ne saurait donc y avoir de science du non-étant et il ne pourrait pas y avoir de discours vrai sur le non-étant. Une science comme la géométrie qui ne porte que sur des constructions intellectuelles cohérentes ne dirait rien du réel et ne serait donc pas vraie. C’est ce qu’aurait soutenu Protagoras.

Mais avant de pouvoir dire si Protagoras a effectivement pensé cette distinction entre possibilité de connaître et faculté de connaître, il faut rechercher comment il concevait la connaissance et ce qu’il appelait le vrai. Peut-être son « relativisme » n’était-il pas le nôtre car il ne faisait peut-être pas du mot « vrai » le même emploi que nous. Michel Foucault a montré, dans ses « leçons sur la volonté de savoir » au Collège de France en 1970 et 1971, que l’idée de vrai, en Grèce ancienne, s’est détachée dans un long cheminement historique, d’un savoir mantique (savoir par divination) pour aller vers un savoir discursif (qui repose sur le raisonnement). Protagoras arrive à l’aboutissement de ce cheminement, mais à un point qu’il faut tenter de retrouver. Il semble bien que pour lui le savoir mantique restait un savoir et n’était pas un faux savoir. Nous allons donc essayer d’analyser les fragments qui nous restent de ses écrits en allant des mieux attestés aux plus douteux pour nous efforcer de situer comment il comprenait les idées de savoir et de vérité.

Nous avons vu que Protagoras posait le problème de l’existence ou de l’inexistence des dieux et plus généralement sans doute de l’existence et de l’inexistence des choses. Pour lui connaître, c’est d’abord, semble-t-il, pouvoir dire ce qui est. La connaissance porte sur ce qui existe, c’est-à-dire sur le réel, c’est un discours sur le réel et par-là un discours vrai. Il n’y a pas de différence entre témoigner d’une chose et dire qu’elle est vraie. Seulement, Michel Foucault l’a montré, le témoin n’est d’abord dans le procès archaïque qu’un garant. Il est celui qui ose affirmer à la face des dieux qu’il soutient une affirmation et ne craint pas la vengeance divine car il dit le « vrai ». Dans la tragédie de Sophocle, Œdipe se débat encore entre ce « témoignage » qui est celui du devin (celui de Tirésias qui est aveugle et parle sous l’influence des dieux) et le témoignage objectif de ceux qui ont effectivement vu ou entendu. Chez Sophocle la vérité n’est atteinte que parce que les témoins humains confirment le « témoignage » divinatoire. La vérité garde des modalités complexes. Elle est à la fois humaine et divine, démontrée et proclamée. Elle est assurée par la concordance de la vérité prophétique et de la vérité humaine.

image 2Comment savoir si Protagoras s’est libéré de cette ambiguïté ? Il semble s’être situé au moment où ces deux modalités de la vérité se détachent l’une de l’autre et où la vérité mantique continue à être respectée mais commence à perdre sa force persuasive. Sa conception de la connaissance, telle qu’on peut la supposer de sa déclaration sur l’existence des dieux, implique que dire d’une chose qu’elle n’existe pas ne serait pas de l’ordre de la connaissance, car ce n’est pas témoigner. Il distinguerait ce qui est de l’ordre du savoir et ce qui n’est que conjecture. La non-existence appartiendrait au domaine de la conjecture car elle n’est pas de l’ordre du témoignage humain. L’affirmation de la non-existence d’une chose discutée n’a alors pas d’autre sens, ni d’autre légitimité, que de dire qu’on n’a jamais rencontré cette chose, qu’on ne peut pas en témoigner d’un témoignage humain. Ce n’est pas véritablement une affirmation, mais plutôt le refus d’une dénégation, le constat de l’impossibilité définitive de dire que la chose pourrait exister. Pourtant, Protagoras ne semble pas avoir mis en doute la « vérité » sacerdotale sur les dieux, donc le témoignage supra-humain sur les dieux. Il ne dit pas que cette « vérité » sacerdotale n’est que conjecture, qu’elle serait au mieux hypothétique. Il la respecte mais la garde à distance. Il n’a certainement jamais douté de la validité de l’oracle de Delphes. On connaît l’importance des oracles Delphiques dans les choix stratégiques des Athéniens dans les guerres médiques. Périclès, dont Protagoras semble avoir été proche, a fait du Parthénon un centre religieux important. Il parait peu vraisemblable dans ce climat que Protagoras ait douté de l’existence des dieux ; cela aurait retiré beaucoup de valeur à l’action politique de Périclès et tout sens au soutien qu’il a pu lui apporter. Ce n’est donc pas des dieux en eux-mêmes dont Protagoras parait avoir douté mais de la connaissance des dieux. Il parait avoir douté de la capacité et de la faculté humaine de les connaître, c’est-à-dire d’en témoigner humainement, d’en faire un constat qui donne un contenu à la connaissance qu’on pourrait en avoir. La nuance est fondamentale car elle le situe à la frontière entre une vérité qui s’appuie sur un témoignage mantique et une vérité qui repose solidement sur un témoignage purement empirique. Elle le situe au moment où la connaissance devient vraie parce qu’elle est discours sur le réel tel qu’on le constate, tel qu’on l’expérimente et où, donc, se séparent sans encore s’annuler un savoir mantique et un savoir humain.

Quand Protagoras dit qu’il ne sait pas si les dieux n’existent pas, il ne serait pas, pour autant, agnostique mais seulement prudent sur l’usage du verbe « savoir ». Il introduit une prudence épistémologique dans l’usage des mots. Cette prudence repose sur une épistémologie dont le contenu ne nous est pas parvenu. Peut-être en avons-nous une trace dans l’ « Euthydème » avec la discussion sur l’impossibilité pour « celui qui ne parle pas d’une chose [de] contredire celui qui en parle ». Il s’agit pour Dionysodore de soutenir que dans un débat celui contredit sans parler de la chose, c’est-à-dire de l’expérience qu’il a de la chose en débat, tient un discours vide. Il croit contredire mais en fait ne dit rien qui entre dans le débat puisqu’il parle d’autre chose ou plutôt même de rien. Celui-là tient un discours sur un non-existant et donc un discours vide et ne dit pas le vrai. En revanche, celui qui répond sur la chose tient un discours différent et non un discours contradictoire. La prudence de Protagoras est du même ordre que celle de Popper, par exemple, face à l’existence des cygnes noir mais, à la différence de Popper, il ne cherche pas à sortir de l’indécision. Il ne tranche ni dans un sens ni dans l’autre et ne se pose pas la question de la validité d’un savoir inductif. Pour lui, dire qu’il n’est pas en mesure de dire si les dieux n’existent pas, c’est seulement comme dire que personne n’a jamais vu de cygne noir et que personne ne peut dire qu’il en existe. C’est autre chose que de dire qu’il est impossible qu’il puisse y avoir des cygnes noirs. L’affirmation qu’il n’existe pas de cygnes noirs, est alors de l’ordre du constat banal, et ne met rien en cause au niveau de la faculté de penser. Cela n’a pas à être démontré car c’est hors du savoir sur une chose qui est la condition même d’une connaissance. Cela ne contredit pas un savoir qui reposerait sur un constat. C’est seulement le constat que rien de tel que l’existence de cygnes noirs n’a jamais été observé. L’épistémologie de Protagoras est alors réaliste. Sur la base d’une telle épistémologie on se situe dans le domaine du savoir comme constat brut de toute interprétation. On reste dans ce type de savoir par lequel chacun peut dire (et pense effectivement) : je sais que je suis, qui je suis et que je suis aujourd’hui le même qu’hier, que ce monde où j’étais hier est bien le même que celui où je suis maintenant. On est en cela dans le constat brut. Il faut accepter cela, comme toute autre espèce de constat brut, pour être en mesure vivre et de penser et donc de connaître. La proposition : « l’homme est la mesure de toutes choses, pour celles qui sont, de leur existence ; pour celles qui ne sont pas, de leur non-existence », serait l’affirmation de ce savoir immédiat, de ce savoir qui reste à échelle humaine, c’est-à-dire au niveau du constat brut. Cette proposition ferait le constat que tout ne peut pas être soumis au doute, et par-là à la discussion, car pour débattre il faut un accord préalable : il faut une échelle commune qui ne peut être que l’échelle humaine. Le doute présuppose la certitude et le débat n’est possible qu’à partir d’un accord. Cet accord ne peut se trouver que dans une mesure commune. Il n’y a aucun discours, quel qu’il soit, qui n’ait pas pour fondement ultime ce savoir immédiat qui rend possible la faculté de connaître. Il n’y aurait donc rien de surprenant à trouver cette proposition en tête d’un traité sur le savoir.

image 3Il faudrait alors attribuer à Protagoras une espèce de préscience, peu réfléchie mais qui s’impose à lui, de ce que Wittgenstein retrouve tout à la fin de sa vie sous la forme d’une réflexion presque obsessionnelle autour de l’idée de « certitude ». Dans son manuscrit édité sous le titre « de la certitude », Wittgenstein réagit à un traité voulant démontrer la réalité du monde extérieur. Contre cette prétention qu’il juge à la fois impossible et inutile de démontrer l’existence du monde et de sortir par le raisonnement du solipsisme, Wittgenstein explique (ou veut démontrer pratiquement) que le scepticisme vis-à-vis du monde extérieur est insoutenable. Nous ne pouvons penser, et par conséquent nous poser des problèmes philosophiques, que parce que nous sommes dotés de croyances de base qui n’ont pas la nature de propositions. Ce sont, selon Wittgenstein, des certitudes « animales ». En employant ce terme, Wittgenstein veut dire que ces certitudes ne sont pas de nature intellectuelle mais ressemblent plutôt à des « attitudes » ou des façons d’agir qui sont de l’ordre du réflexe naturel.

Protagoras ne développe aucune idée de ce type. Mais par son refus de dire, il parait vouloir rester autant qu’il lui est possible au niveau des certitudes premières et aux constats bruts qu’elles rendent possibles et indiscutables. Il en reste à ce qu’il voit et ne voit pas, à ce que l’expérience qu’il a grâce à l’exercice naturel de sa faculté de voir. Il s’appuie fermement sur ce que ses sens l’autorisent à pouvoir voir ; Par la conscience qu’il a de leurs limites, il parvient ainsi à avoir conscience qu’il y a des choses qu’il lui est interdit par sa nature de voir. Il voit et constate des choses finies, dotées de propriétés simples telles que forme et de couleur. Il ne voit ni l’invisible ni l’infini ; ceux-ci n’entrent pas dans son pouvoir de connaître.

Cependant, Protagoras va plus loin que ce savoir premier. Il s’appuie dessus pour affirmer la relativité du vrai. On peut déceler ce passage au savoir relatif dans un extrait rapporté par Sextus Empiricus. Cela sera l’objet du prochain article.