L’ontologie platonicienne et ses secrets

image 2Platon est de ces auteurs dont l’autorité parait indiscutable et sur lesquels il semble inconvenant d’exprimer des réserves. Et pourtant : qui peut lire des textes comme « le politique » ou « le sophiste » sans agacement. Platon y met en scène la recherche de l’essence d’un objet (d’une activité humaine) selon une méthode laborieuse que nous allons analyser en détail à partir du passage de 258c à 259c du « Politique » (texte en annexe).

Platon âgé est pourtant bien le même que celui qui, dans le Menon, faisait dire à Socrate « il n’est pas possible à l’homme de chercher ni ce qu’il sait, ni ce qu’il ne sait pas ; car il ne cherchera point ce qu’il sait parce qu’il le sait et que cela n’a point besoin de recherche, ni ce qu’il ne sait point par la raison qu’il ne sait pas ce qu’il doit chercher », puis rejetait cette aporie en invoquant la science des « prêtres et des prêtresses » et la théorie de la réminiscence. Le voici à présent qui semble avoir tout oublié de ses anciennes théories et qui met en scène un « étranger » et un jeune homme, « Socrate le jeune », encore étudiant, mais sans aucun doute plus avancé que le petit esclave du Menon. L’étranger, citoyen d’une autre cité mais dialecticien non contesté, sait ce qu’il en est de l’essence du « politique ». L’interlocuteur de l’Étranger se dit curieux d’apprendre ce qu’est cette science mais en a nécessairement quelques idées. Nous pensons nous aussi le savoir et nous attendons par conséquent que l’étranger produise son concept, que son interlocuteur le discute et l’affine afin de confronter leurs analyses à ce qui nous aurait paru correct et éventuellement corriger ou enrichir nos idées. Mais il n’en est pas du tout ainsi. Le petit esclave du Menon avait à résoudre un problème de géométrie, et par conséquent à répondre à des questions faisant appel à sa capacité (qui s’avérait tout à fait exceptionnelle), à déduire la solution correcte dans une science dont il ignorait tout. Socrate le jeune, quant à lui, fait face à des alternatives entre lesquelles il doit trancher mais ne devrait pouvoir le faire en bonne logique que pour autant qu’il sait déjà l’essentiel de ce qui est cherché. Empruntant le rôle de l’aveugle que guide le voyant, il se laisse en fait guider là où il sait que son tuteur veut le mener. L’intérêt de cette recherche n’est pas dans ce qui est cherché puisque c’est déjà largement connu, il est dans l’ontologie implicite que suppose la modalité même de la recherche et dans la place que cette ontologie ménage au savoir rationnel, au mythe et à l’analogie car c’est cette ontologie qui justifie la progression laborieuse du dialogue. Aussi nous ne nous attarderons pas sur la distinction entre science pratique et science théorique dont l’élucidation fait l’essentiel du passage. Platon est persuadé que la politique est une science « purement cognitive » : cela peut paraitre curieux mais comment pourrait-il prétendre posséder cette science s’il en était autrement ? Son ambition de mettre le philosophe au pouvoir est à ce prix. Or, il se pense le premier sinon le seul philosophe. Mais, pour l’heure, laissons de côté cet aspect du platonisme même si c’est certainement la clé toute humaine de tout le système !

image 1Le premier moment de l’analyse commence en 258c. Nous nous concentrerons presque exclusivement sur lui. Sa méthode a déjà été mise en œuvre dans « le sophiste ». Ce qui est fixé seulement en préambule, c’est le nouvel objet de la recherche. Alors que dans « le sophiste », les deux interlocuteurs insistaient sur leur embarras face à la difficulté de la recherche, ils sont ici plus à l’aise. Il s’agit pour eux de faire paraitre leur objet non pas dans le réel, ce qui serait découvrir parmi leur contemporains ou dans le passé un homme éminent qui pourrait être tenu pour le modèle de ce que le politique doit être. Il s’agit plutôt que le concept de politique leur soit complètement intelligible.

La recherche est un cheminement, mais non pas une battue dans un monde où aucune chose n’aurait de lieu assigné. Il s’agit de suivre un « sentier » et donc d’être guidé par une structure déjà présente et apparente. Cette structure est binaire et se répète jusqu’à atteindre « une nature unique ». Il est donc posé a priori que ce qui est cherché possède une réalité (qu’on ne le construit pas), que ce ne peut être qu’une chose simple n’incluant aucune partie. Il est posé aussi que cette chose simple se distingue d’une autre chose également simple mais inverse ou d’une chose pouvant se scinder en parties doubles jusqu’à aboutir à des parties simples opposées à d’autres parties simples du même niveau. Cette conception, propre à l’ontologie platonicienne, lui permet de procéder à un découpage et un classement des choses du monde sans utiliser les catégories d’objet et de propriété. En effet, elle devrait permettre de retrouver et de classer les objets premiers sans en distinguer les propriétés principales (constitutives) et secondaires. (Ceci a déjà été exposé dans notre article du 3 octobre : « le mode de pensée platonicien »)

La recherche est une découverte. Platon le dit expressément : ce que l’on cherche, il faut « le découvrir, et le distinguer des autres ». Il ne pense donc pas créer des concepts mais considère que le concept est déjà là qu’il est à mettre en lumière, à dégager. Il partage en effet ce préjugé dont nous avons dit dans le précédent article qu’il est « fréquent parmi les philosophes » et qui consiste à penser qu’il peut exister quelque chose comme « la politique en soi ».

La méthode est moins extravagante qu’elle le semble d’abord même si elle est terriblement ennuyeuse. Elle suppose effectivement que les deux interlocuteurs savent déjà ce qui est cherché, qu’ils en aient une idée assez claire pour faire le bon choix dans les découpages qu’ils se proposent. Il s’agit d’aller à la chose cherchée par le chemin qui y mène pour bien vérifier qu’elle en occupe le point ultime. Celui qui répond sait donc ce qui est cherché mais le connait moins bien que celui qui l’interroge. Il se laisse guider par lui car ce qu’il a à découvrir ce n’est pas la chose en elle-même mais ce qui en fait « une nature unique ». Le questionné sert le questionneur et lui permet de vérifier qu’il a bien atteint une réalité première, cette « nature unique », en refaisant avec lui le chemin qui y mène, c’est-à-dire en procédant à nouveau et sous son contrôle à l’analyse qui le dégage. Nous avons affaire à une procédure de vérification plutôt qu’à une véritable recherche. L’étranger est dans la situation d’un géomètre expert qui, bien que se sachant expert, n’en demande pas moins à son élève de refaire le raisonnement qu’il a effectué, à la fois pour vérifier ce raisonnement et en communiquer le résultat à son élève. Il aurait pu dicter le théorème démontré à l’élève et lui demander de le tenir pour vrai mais, ce faisant, il ne lui aurait pas permis de devenir lui-même géomètre. Il y a en effet dans cette méthode de division par deux, se répétant jusqu’à ce qu’elle ne soit plus possible, quelque chose comme un procédé de géomètre tirant des diagonales ou comme celui du mathématicien qui ramènerait un nombre à son facteur premier, c’est à dire au nombre premier dont il serait une puissance. C’est pourquoi Platon fait dire à l’étranger que le déroulement du raisonnement et plus encore son premier moment doivent être « l’affaire » de l’élève car celui qui n’aura pas suivi le raisonnement et ne l’aura pas assimilé n’en aurait pas assimilé le produit. Il serait dans la situation de l’élève qui connaitrait le texte du théorème mais ne pourrait guère l’appliquer que mécaniquement puisqu’il ne saurait pas le démonter.

Pour que cette méthode fonctionne, il est implicitement supposé qu’il y a, à la base de chaque chose dotée de réalité, en quelque sorte un seul nombre premier et non une combinaison de puissances de nombres premiers. La chose finale, le concept à découvrir, est toujours nécessairement une chose simple et non une combinaison de choses simples. Ce qui est trouvé n’est jamais complexe dans sa nature : à la manière du triangle qui, comme figure ayant trois côtés, est une chose tellement simple que l’intelligence la conçoit immédiatement : « conception si simple et si distincte qu’aucun doute ne reste » dira Descartes et pourtant chose profonde puisqu’on ne peut pas en épuiser les propriétés.

image 3Ainsi, pour Platon, les réalités peuvent être composites mais les essences ne le sont pas. Elles sont simples dans le sens où elles peuvent être conçues sans ambiguïté par l’intelligence ce qui ne signifie pas qu’elles ne puissent pas être profondes et difficiles à assimiler et surtout à analyser. Si les essences sont simples, les réalités peuvent être complexes : dans le monde des essences, il n’y a que des choses uniques que l’intelligence peut percevoir directement et sans équivoque pourvu qu’elle se soit hissée à leur hauteur. En revanche, dans la réalité, (en quelque sorte dans la caverne), il y a des choses impures qui participent de plusieurs essences improprement combinées. Il peut même y avoir des choses qui ne correspondent pas à la nature qui devrait être la leur. Dès 259c, le raisonnement vérifie cela puisqu’il amène les protagonistes à dire qu’on peut être roi sans l’être légitimement car on ne possède pas la science royale et qu’on peut à l’inverse posséder la science royale et pouvoir « être légitimement qualifié de roi » sans l’être réellement. Il ne s’agit pas ici de légitimité politique du fait d’une succession ou d’une élection conforme à une constitution. Il s’agit d’une légitimité ontologique. Le roi légitime est celui qui est roi par essence, qui incarne l’essence de la royauté. Toutefois, on ne peut manquer ici de penser aux prétentions politiques contrariées de Platon et à sa tentative malheureuse de faire valoir ce qu’il devait voir comme sa capacité légitime à être lui-même roi : comme son essence royale qui se vérifie par sa connaissance de la science royale (la politique).

Plus profondément l’ontologie platonicienne implique qu’il y ait deux mondes : celui des essences et celui des choses réelles. Elle est un dualisme radical et ne peut manquer de poser le problème de la correspondance de ces deux mondes et de la participation du réel à l’idéel. Car ces deux mondes ne coïncident pas nécessairement et peut-être même ne coïncident-ils exactement jamais. Les choses ne sont jamais complétement et parfaitement ce qu’elles devraient être. Le monde platonicien est de ce point de vue un monde désenchanté c’est-à-dire dont la transcendance est absente parce que projetée dans un au-delà hors de portée du commun des hommes, sinon inaccessible.

L’ontologie qui sous-tend ce qu’écrit Platon implique que la réalité est habituellement corrompue. Une chose peut ne pas coïncider avec son essence. En conséquence, cette essence n’est pas à chercher dans la réalité mais dans la logique des essences. On ne va pas chercher ce qu’est le politique ou le sophiste en dressant des catalogues d’hommes politiques ou de sophistes et en essayant de trouver ce qui leur est commun ou ce qui est excellent chez les uns et moins bon chez les autres. On va chercher ce qu’est le politique ou le sophiste et voir ensuite qui peut, à bon droit et justement, être qualifié ainsi, en sachant qu’il risque de se trouver que personne ne puisse en final prétendre à certaines qualifications et qu’il faudra comme l’a fait Platon dans « la république », proposer une refonte complète des choses pour qu’elles correspondent à ce qu’elles devraient être. L’ontologie qui est ici imaginée justifie la démarche des premières œuvres de Platon où l’interlocuteur de Socrate présente une série d’exemples du « beau » ou de la « vertu ». Socrate lui démontre qu’aucune de ces réalités n’est le beau ou la vertu en elle-même, que l’essence de la chose est ailleurs, qu’en conséquence il ne connait pas ce qu’il prétend connaitre mais n’en connait que des avatars toujours incomplets et illusoires. Si Socrate détruit ainsi les illusions de ses contemporains, ce n’est pas qu’il se plait à les humilier, mais c’est plutôt qu’il veut leur faire comprendre que leur savoir n’est que la connaissance de choses imparfaites. Ainsi, Menon, qui enseigne la vertu, sait sans aucun doute beaucoup de choses de toutes les formes d’excellence auxquelles ses élèves peuvent aspirer, mais il n’est pas en mesure de concevoir le concept de vertu comme une chose simple et distincte directement et complètement intelligible. Socrate ne le peut pas plus que lui. Il sait qu’il ne sait rien, c’est-à-dire qu’il a conscience de ne pas avoir contemplé les essences. Il s’en remet « aux prêtres et aux prêtresses ». Il y a un saut, effectué par Platon, dans la substitution de l’étranger à Socrate. Le Platon qui met en scène l’étranger est certain de posséder un savoir. Il ne se soucie plus de démontrer l’ignorance de l’autre : son but est de lui faire partager son savoir. L’interlocuteur est un élève et non un adversaire. La dialectique est toujours là mais elle n’est plus agonistique mais est une dialectique d’analyse.

Comme l’objet de la recherche est un concept, celle-ci va donc commencer par une chose très générale dont la compréhension se donne facilement. Cette chose très générale dégagée d’abord n’est pas et ne peut pas être un concept puisqu’au moment où la recherche s’engage, les interlocuteurs n’ont rien épuré des réalités qu’ils manient. Il s’agit au contraire de voir que la chose n’est pas « unique » mais qu’elle se présente comme un « ensemble » et que cet ensemble « se répartit en deux espèces ». Il faut donc que les interlocuteurs se placent dans la situation où ils n’en restent plus à constatation qu’il y a une multitude de sciences mais où cette multitude fait apparaître un ordre : qu’elle se scinde en deux groupes, sans aucun reste. D’emblée l’analyse contraint à quitter le niveau du simple constat pour saisir et voir quelque chose de fondamental. Cette chose c’est que les sciences sont un domaine spécifique se divisant en deux. Il en est ainsi des sciences parce qu’il en est ainsi de toutes choses. La dualité des choses est une réalité ontologique. C’est la forme essentielle du monde des essences. On peut imaginer qu’elle est une projection inconsciente du découpage de l’humanité en masculin et féminin et de toute forme vivante en mâle et femelle.

image 4Cette dualité ressort d’une constitution du monde qui devrait permettre d’atteindre toute réalité simple, pourvu qu’on parte d’un point qui y mène et qu’on procède aux césures qui conviennent. Mais trouver la césure n’est pas chose aisée. C’est comme trouver la parallèle qu’il faut tirer pour démontrer que la somme des angles du triangle est égale à l’angle plat. C’est pourquoi l’étranger ne demande pas à Socrate le jeune, d’être un nouvel Euclide mais de faire l’effort de comprendre la césure proposée. Il lui demande de faire que son « âme conçoive que l’ensemble des sciences se répartit en deux espèces » comme il lui demanderait de voir la symétrie d’une figure. Ce à quoi Socrate le jeune résiste tout d’abord pour convenir ensuite que c’est bien son affaire. Il se met dans la disposition de l’élève qui a compris que le professeur fait appel à sa capacité à appliquer les théorèmes qu’il connait déjà à la figure qui apparait après que la parallèle à la base du triangle a été tirée. L’étranger guide alors son interlocuteur à l’aide d’exemples jusqu’à ce qu’il conçoive clairement que les sciences se divisent en sciences cognitives et sciences pratiques. Les quelques exemples qui sont proposés n’épuisent pas l’ensemble des sciences et c’est donc par une conversion de son intelligence que Socrate le jeune voit clairement que cette césure épuise la totalité du domaine des sciences et que nécessairement toute science devra se ranger dans l’une ou l’autre espèce : « que ce sont là les deux espèces d’une seule et même chose, la science considérée dans son ensemble ». Il en a la compréhension immédiate et complète de telle sorte qu’il ne cherche pas s’il pourrait se trouver une science qui ne soit d’aucune des deux sortes.

On pourrait s’étonner que l’analyse commence par cette compréhension de la dualité du domaine de la science puisqu’il semblait s’agir d’abord de savoir qu’est le politique. Mais trouver la science du politique et trouver ce qui est l’essence du politique, c’est mettre en œuvre le même procédé pour arriver à un seul et même point. Ce qui diffère ce n’est pas le point d’arrivée, la nature simple qu’on atteint, mais le point de départ. Quand on cherche la science du politique, on part de la science en général, c’est-à-dire du lieu où commence cette science, on part du porteur non encore discriminé d’une science elle-même non encore discriminée. On peut d’ailleurs faire remarquer que puisqu’on se situe dans le domaine des essences, le politique en tant qu’individu n’existe pas. L’homme politique, le politicien, est du domaine du réel et ne peut qu’incarner plus ou moins imparfaitement l’essence du politique comme concept. Passer du politique comme homme à la politique comme science, ce n’est pas substituer une problématique à une autre, c’est passer d’un niveau ontologique (celui du réel) à un autre (celui des essences). Ce qui est tout l’objet des échanges entre l’étranger et Socrate le jeune.

Si l’étranger ne fait pas répondre Socrate le jeune après la phrase « Alors le politique, allons-nous le considérer comme un roi, un maître (…) ou bien dirons-nous qu’il y a autant de techniques que nous avons prononcé de noms ? » c’est tout simplement que répondre à cette question serait contredire l’idée exprimée par ailleurs qu’on peut être légitimement roi sans l’être. On peut en conséquence être roi tout en exerçant une autre forme d’autorité, comme, selon Platon, on peut être médecin sans exercer la médecine si on a le savoir permettant de conseiller le médecin. Si personne n’est roi par essence, même pas celui qui est au pouvoir parce qu’il a été élu ou l’est par sa naissance, il n’y a pas, dans le monde réel, de science royale que posséderaient par expérience les rois accomplissant correctement leur charge. La science royale est une notion qui appartient au monde des essences. Elle n’est pas la technique de tel ou tel roi, encore moins celle de tout roi. Elle est ce qui fait l’essence de la royauté et lui confère sa légitimité ontologique. Elle appartient au roi qui est ontologiquement roi et non au roi parce que le destin l’a fait roi, c’est-à-dire accidentellement selon le point de vue de Platon. Platon n’identifie donc pas le politique au roi, et la politique à la science royale. Le roi appartient au monde réel, la politique comme essence dégagée par sa recherche appartient au domaine des essences. Elle est du domaine du transcendant. Le roi participe plus ou moins à l’essence du politique. Il y a sans aucun doute dans le choix de l’expression « science royale », un choix politique sous-jacent mais il n’est pas pensé comme tel. Il s’agit de désigner le point de convergence de deux réalités : le concept de politique et la réalité de celui qui est le dépositaire ou le participant dans le réel de cette idéalité. Si celui qui exerce le pouvoir est appelé roi, ce n’est pas qu’il soit nécessairement roi du point de vue constitutionnel, mais qu’il l’est par sa participation pleine et entière à l’essence du « politique » comme Idée.

On voit que par sa structure même, la philosophie de Platon est fortement normative. Se disant connaissance des essences, elle peut s’autoriser à dire ce qui doit être. Elle est une façon de se donner idéalement un pouvoir auquel, semble-t-il, Platon n’a jamais cessé d’aspirer sans pouvoir l’atteindre. Elle réalise dans le ciel des idées, ce qu’il ne pouvait pas faire sur terre. Elle le fait Législateur pouvant seul légitimement doter la cité d’une Constitution parfaite et souverain ou tyran légitime là où le destin aurait pu lui permettre de régner. Le dogmatisme de sa méthode d’investigation est la copie du dogmatisme des vues politiques qui la sous-tendent.

Voici le passage analysé :

« L’Étranger : De quel côté va-t-on trouver ce sentier qui mène vers la politique ? Il faut en effet le découvrir, et le distinguer des autres, en marquant qu’il ressortit à une nature unique et en indiquant que tous les sentiers qui s’en écartent ressortissent à une seule autre espèce, faire ainsi que notre âme conçoive que l’ensemble des sciences se répartit en deux espèces.

Socrate le jeune : Cela, Étranger, c’est désormais ton affaire, et non la mienne.

L’Étranger Pourtant, il faut bien qu’elle soit aussi la tienne, quand nous l’aurons éclaircie.

Socrate le jeune : Tu as raison

L’Étranger : Eh bien, l’arithmétique et certaines autres techniques qui lui sont apparentées ne sont-elles pas séparées de la pratique, ne se bornent-elles pas à fournir une connaissance ?

Socrate le jeune : C’est le cas.

L’Étranger : Alors que la technique du charpentier et celle de tout autre travailleur manuel sont dépositaires d’une science qui, pour ainsi dire, appartient naturellement aux actions auxquelles elles apportent leurs concours afin qu’adviennent ces corps qui n’existaient pas auparavant.

Socrate le jeune : Sans conteste.

L’Étranger : Divise alors l’ensemble des sciences de la façon que voici, en donnant aux unes le nom de « pratiques » et aux autres celui de « purement cognitives ».

Socrate le jeune : Je t’accorde que ce sont là les deux espèces d’une seule et même chose, la science considérée dans son ensemble.

L’Étranger : Alors le politique, allons-nous le considérer comme un roi, un maître d’esclaves ou encore l’administrateur d’un domaine, dans l’idée que tous ces noms font référence à une seule et même chose, ou bien dirons-nous qu’il y a autant de techniques que nous avons prononcé de noms ? Mais suis-moi plutôt dans la direction que voici.

Socrate le jeune : Laquelle ?

L’Étranger : Celle-ci. Suppose que quelqu’un qui n’est pas un spécialiste soit en mesure de donner des conseils à un médecin public, ne devra-t-on pas, en vertu de sa technique, lui donner le même nom que celui qu’on réserve à celui à qui il prodigue ses conseils ?

Socrate le jeune : Oui.

L’Étranger : Mais quoi ? Ne dirons-nous pas que celui qui est de taille à donner des conseils à un homme qui règne sur des contrées, même si lui-même n’est pas un spécialiste, possède la science dont le dirigeant devrait être lui-même le dépositaire ?

Socrate le jeune : C’est ce que nous dirons.

L’Étranger : Mais n’est-il pas certain que la science que possède le roi véritable est la science royale ?

Socrate le jeune : Oui.

L’Étranger : Et celui qui possèdera cette science, qu’il se trouve être au pouvoir ou qu’il soit un simple particulier, ne sera-t-il pas toujours qualifié légitimement de « roi » en vertu même de sa technique ?

Socrate le jeune : Oui, ce serait juste.

L’Étranger : Et il en ira de même pour l’administrateur d’un domaine et pour le maître d’esclaves ?

Socrate le jeune : Sans contredit.

L’Étranger : Et quoi ! entre l’étendue d’un domaine d’un côté et la masse d’une petite cité de l’autre, y aura-t-il une différence en ce qui concerne l’exercice de l’autorité ?

Socrate le jeune : Aucune.

L’Étranger : Il est donc manifeste, pour répondre à la question qui nous occupe à la question qui nous occupe à présent, que tout cela se rapporte à une science unique. Et si quelqu’un veut dire de cette science qu’elle est la science royale, la science politique ou la science économique, nous ne nous opposerons aucunement à lui.

Socrate le jeune : Pourquoi en effet en irait-il autrement ? »

Le mode de pensée platonicien

image 1L’article précédent s’est terminé sur la question de l’évolution des modes de pensée et leur importance dans l’histoire de la philosophie. Il s’agit maintenant d’illustrer cela à partir de la philosophie de Platon. Le cadre d’un article et mes propres compétences ne me permettent pas de parcourir l’ensemble de l’œuvre platonicienne. Je vais m’en tenir à un passage de « Le Politique » où le personnage appelé « l’étranger » guide la démarche de son élève appelé « Socrate le jeune » (qui n’est pas le Socrate philosophe). Ce passage va de 262a à 263b. Le voici :

« L’étranger : … Et pour ce qui est de l’élevage des troupeaux, vois-tu comment faire pour que, après avoir montré qu’il porte sur des objets jumeaux, cette recherche, au lieu d’être poursuivie dans le double, le soit dans la moitié du double ?

Socrate le jeune : « J’y mettrai tout mon empressement. A mon avis, il y a un élevage qui se rapporte aux hommes et un autre qui concerne les bêtes.

L’étranger : Oui, voilà une division qui atteste au plus haut degré ton empressement et ta vaillance. Évitons pourtant d’être à nouveau victime de cette méprise….

Socrate le jeune : Laquelle ?

L’étranger :Ne détachons pas une petite partie en la mettant toute seule face à des parties plus nombreuses et ne la mettons pas non plus à part de l’espèce : veillons au contraire à ce que la partie représente en même temps l’espèce. Sans doute, est-il très beau de mettre tout de suite à part l’objet de la recherche, à condition que l’on tombe juste. Toi par exemple tout à l’heure, parce que tus a cru tenir la division, tu as pressé l’argument d’aboutir en voyant qu’il menait aux hommes. Mais en fait, mon cher, faire du travail trop fin ne va pas sans danger. Il est plus sûr de procéder en découpant par moitié, c’est ainsi que l’on a le plus de chance de tomber sur des natures spécifiques.

Socrate le jeune : Que veux-tu dire par là, Étranger ?

L’étranger : Il faut tenter de parler plus clairement encore, par égard pour toi, Socrate. Il n’est certes pas possible, pour l’instant, de prétendre ne rien laisser dans l’ombre. Mais il faut tenter d’aller un peu plus de l’avant pour atteindre à plus de clarté.

Socrate le jeune : Quelle est donc, selon toi, la faute que nous aurions faite tout à l’heure dans nos divisions ?

L’étranger : La même que si, entreprenant de diviser en deux le genre humain, on faisait la division à la façon dont la font la plupart des gens d’ici : en détachant les Grecs comme unité mise à part de tout le reste, tandis qu’à l’ensemble de toutes les autres races, alors qu’elles sont en nombre indéterminé et qu’elles ne se mêlent pas les unes avec les autres ni ne parlent la même langue ils appliquent la dénomination unique de « barbares », s’attendant que, à leur appliquer une seule et même dénomination, ils en aient fait un seul genre. Ou encore, c’est comme si l’on se figurait diviser le nombre en deux espèces en détachant le nombre « dix mille » de tous les autres, en le mettant à part comme si c’était une seule espèce, et qu’on prétende que, à mettre absolument tout le reste un nom unique, cela suffise cette fois encore pour mettre à part un second genre du nombre. Or, la division serait je suppose mieux faite et on diviserait mieux selon les espèces et en deux, si on partageait le nombre en « pair » et en « impair » et si on partageait de même le genre humain en « mâle » et en « femelle », tandis qu’on ne mettrait à part de tout le reste les Lydiens, les Phrygiens ou n’importe quel autre groupe que lorsqu’il n’y aurait plus moyen de trouver une division dont chacun des deux termes fût à la fois genre et partie.

Socrate le jeune : Rien de plus juste. Mais comment arriver à discerner plus clairement que le genre et la partie ne sont pas la même chose, mais deux choses différentes l’une de l’autre ?

L’étranger : O le meilleur des hommes, ce n’est pas peu de chose ce que tu exiges là Socrate. A cette heure nous nous sommes égarés trop loin du sujet que nous nous sommes proposé, et tu nous invites à nous égarer davantage. Revenons plutôt en arrière, ce sera plus raisonnable. Et pour ce qui est de cette nouvelle question, nous nous mettrons en quelque sorte sur ses traces plus tard à loisir. »

Le passage est un peu long et assez ardu, il faut en convenir. Nous sommes face à cet agaçant exercice de découpage, caractéristique de la démarche platonicienne, qui vise à mener à l’objet de la recherche entreprise par l’Étranger et son docile protagoniste le jeune Socrate. Il s’agit de faire émerger le concept de science politique et, comme dans la vie réelle, le processus de formation de ce concept a un caractère productif et non pas reproductif. Il ne consiste pas à décrire ce qui apparait en mettant des mots sur des objets : c’est un processus complexe, qui exige de suivre le cours des idées qui ont pour point de départ une représentation confuse et encore inexprimable de l’objet à atteindre, pour arriver, par l’analyse, à dégager les traits essentiels de cet objet. Ce processus n’est pas spontané, il exige un effort et de la méthode.

L’objet dont part la réflexion est un concept spontané, ou plutôt un préconcept : c’est une collection d’objets regroupés sous un même mot sans méthode et sans que soit dégagé clairement leur caractère commun. C’est ce que nous utilisons dans la vie courante quand nous appelons « insectes » toutes sortes de petites bêtes que nous voyons courir sur le sol et qui nous semblent avoir un air de famille. De la même façon, dans l’exemple donné par Platon, les Grecs ont pour habitude d’appeler « barbares » tous les peuples qui ne parlent pas leur langue. Même s’il n’utilise pas le mot de concept, Platon l’explique très clairement : les barbares sont désignés ainsi par différence et non par ce qui ferait leur unité. Les Grecs regroupent sous un seul mot, non un ensemble cohérent, mais un « reste ». Ils ne se donnent pas la peine d’une analyse. Ils appliquent à un ensemble disparate la même « dénomination » comme s’ils croyaient, par ce geste, en avoir fait « un seul genre ». Platon ajoute à cela, une exigence d’équilibre qui parait contestable. Le concept devrait grouper une unité équilibrée en grandeur avec l’autre partie de l’ensemble dont on le dégage (comme c’est le cas quand on divise le genre humain en mâle et femelle). Cette idée ne parait pas très claire et l’exemple qu’utilise Platon suffit à le montrer car, alors que la distinction Grecs/barbares était tirée de la pratique courante du langage, l’exemple qui consiste à détacher le nombre « dix mille » de l’ensemble des nombres parait avoir été conçu pour faire sentir l’absurdité de la démarche sans la démontrer. Si l’exemple avait été celui du nombre douze, il aurait été moins évident que la « douzaine » ne puisse pas être considérée comme un ensemble doté de propriétés spécifiques qui en expliquent l’usage privilégié dans les pratiques quotidiennes et qui justifient de l’isoler de l’ensemble des nombres.

Quoi qu’il en soit, on a compris, dès la première lecture des deux exemples platoniciens, que l’enjeu de la discussion entre l’Étranger et le jeune Socrate n’est pas aussi futile qu’il nous avait paru d’abord. Il ne s’agit pas de pinailler sur une règle arbitraire qui voudrait que tout ensemble se divise par deux. Il s’agit de faire quelque chose qui n’avait jamais été fait auparavant : trouver la méthode qui permet d’aller de la représentation confuse ou encore inexprimable au concept. La lecture devient tout à coup beaucoup moins ennuyeuse puisqu’elle nous met en face d’une première et encore archaïque tentative de « discours de la méthode » : une méthode de production des concepts. On peut alors suivre le cheminement de la recherche pas à pas et sans impatience puisque chaque pas, quelque arbitraire qu’il puisse paraître d’abord, est une étape de déroulement de la méthode.

image 2L’analyse part de la distinction entre « élevage à l’unité » et « élevage de troupeau ». Avertis que nous sommes que c’est la question de la méthode de production d’un concept qui est en jeu, nous pouvons maintenant revenir au début de l’extrait étudié. Nous comprenons maintenant que le passage par cette question du troupeau est moins futile qu’il n’y parait d’abord. C’est en fait l’exposé de la première étape de la méthode. En effet, si nous passons par la question du troupeau, c’est que l’idée de troupeau permet de dégager une caractéristique fondamentale du concept. Platon dit que l’élevage du troupeau « porte sur des objets qui sont jumeaux ». Nous pouvons traduire cela en : un concept porte sur des objets de même nature. Cela nous ramène à la question des insectes : nous utilisons correctement le mot « insecte » quand nous désignons ainsi l’espèce animale dont le corps est composé de trois parties (tête, thorax et abdomen) et qui a six pattes, quatre ailes et deux antennes mais ce n’est pas seulement ces caractéristiques qui permettent de classer les petits êtres qui les présentent dans une seule catégorie : c’est que ces particularités sont le fruit d’une évolution à partir d’une souche commune. Elles sont le témoin d’une nature commune.

Nous sommes, avec Platon, à l’aube de la pensée et par conséquent très loin d’une telle précision. L’idée d’une nature commune reste confuse. Elle ne parvient à s’exprimer qu’à partir de sa forme la plus évidente qu’est la gémellité. Platon pense encore visuellement. Il reste concret et, pour penser la similitude, il a besoin d’en avoir une image mentale : elle lui est donnée par l’idée de « jumeaux ». Il se représente peut-être un troupeau de chevaux, ou quelque chose de semblable. Les chevaux sont d’un genre semblable parce qu’ils sont tous nés de l’accouplement d’un cheval et d’une jument, Platon le sait évidemment mais cela est encore trop abstrait et exigerait de saisir les choses dans leur évolution. Peut-être aussi, la langue grecque n’a-t-elle pas d’autre mot que celui de jumeaux pour exprimer cette similitude de nature englobant un groupe d’êtres.

Nous sommes encore ici dans le préconcept puisque c’est précisément par la détermination en fonction du seul air de famille que nous avions caractérisé le préconcept. Seulement nous le savons et, du seul fait que nous le savons, nous avons commencé d’en sortir. C’est exactement ce que Platon ressent et qu’il tente de dépasser. Il le fait de façon encore confuse par cette proposition : «que… cette recherche, au lieu d’être poursuivie dans le double, le soit dans la moitié du double ». Il n’y a rien de clair dans une telle suggestion et l’on ne peut que s’étonner que le jeune Socrate veuille mettre « tout son empressement » à la mettre en œuvre. Il s’agit de diviser soit en moitiés soit en quarts. Mais pourquoi privilégier le chiffre deux ? Peut-être les deux interlocuteurs ont-ils à l’esprit l’idée d’un monde structuré par le nombre selon la doctrine pythagoricienne, monde dans lequel le chiffre deux serait perçu comme ayant une valeur particulière car il permet de séparer de pair et l’impair (que l’étranger rapproche implicitement du mâle et femelle).

Il est clair, quoi qu’il en soit, qu’est exclue la recherche de ce qui fait la différence entre élevage à l’unité et élevage de groupe, ce qui aurait consisté à dire ce qui se trouve dans l’élevage de l’unité et ne se retrouve pas dans celui du troupeau et vice versa et aurait caractérisé une chose par ce qu’elle n’est pas et non par ce qu’elle est. Il faut au contraire, selon Platon, aller là où le concept a commencé à émerger, c’est-à-dire dans celui des doubles où nous pensons, à partir de la représentation confuse qui nous guide, pouvoir produire le concept recherché en passant à l’étape suivante de la méthode.

Le jeune Socrate n’a pas encore compris qu’il devait passer à une forme d’analyse différente. Il propose spontanément une nouvelle division permettant à ses yeux de faire apparaitre une nouvelle forme de gémellité : séparer le « troupeau » selon qu’il groupe des hommes ou des animaux. L’étranger le coupe : non pas parce qu’il conteste que l’objet de la recherche concerne les hommes (il le confirme) mais parce qu’en allant directement à cette évidence, la réflexion passe à côté d’une deuxième exigence de la méthode de production d’un concept. Elle produit des moitiés déséquilibrées et sans unité : elle reste ainsi au niveau du préconcept.

La deuxième étape de la méthode exige de dégager les éléments qui ont des « natures spécifiques » en scindant encore en deux parties équilibrées le groupe examiné sur une base solide qui assure leur unité. L’Etranger dit exactement : « il est plus sûr de procéder en découpant par moitié, et c’est ainsi que l’on a le plus de chance de tomber sur des natures spécifiques». L’analyse aboutira bien à dégager le groupe des hommes, non pas à partir d’une intuition, mais en comprenant que les hommes ont effectivement une « nature spécifique ». Tel que c’est exprimé par l’Étranger, tout cela parait très confus. On ne voit pas pourquoi, il faudrait que la partition se fasse par « moitié ». Il n’y a aucun sens à dire que les humains forment la moitié, le quart ou le centième des vivants : ils en forment un embranchement mais Platon ne peut pas le savoir ou du moins il n’en a qu’une idée très vague et qu’il ne peut pas exprimer. Cette idée appartient à la représentation confuse qui guide sa recherche. Ce que Platon exprime très clairement, en revanche, c’est que la deuxième étape de la recherche consiste à passer d’une clarification de l’objet à partir d’une caractéristique extérieure et visible (troupeau ou unité) à une caractéristique interne et qui va à l’essence de la chose cherchée.

Il s’agit d’une étape nouvelle de la recherche. L’Étranger l’exprime de cette façon : « il faut tenter d’aller un plus de l’avant pour atteindre à plus de clarté ». Il voudrait ainsi faire comprendre à son interlocuteur que le moment est venu d’un saut qualitatif dans l’analyse et dans l’objet produit. Ce saut est celui du passage du préconcept (fondé sur une démarche empirique) au concept (fondé sur une démarche analytique). Il faut « tenter » ce passage comme on tente un saut. Le but est d’ « atteindre » quelque chose c’est-à-dire de passer à un autre niveau (comme on atteint une autre rive). Les conseils de pondération et de prudence dans l’avance vers ce but se justifient par la difficulté de la démarche. Elle ressemble à un voyage au cours duquel il faut suivre prudemment une route et non pas se risquer dans un raccourci au prétexte qu’on aperçoit déjà le but.

Platon exprime cela mais ne parait pas en avoir une idée très claire. Sa pensée et surtout son langage n’ont pas encore le niveau d’abstraction qu’il faudrait. Sa pensée reste concrète et largement visuelle. Elle se représente les opérations de l’analyse sous la forme d’opérations pratiques de découpage et de sélection. Il voit bien que dans la catégorie « troupeau », il faut séparer différentes natures de troupeaux. Il ne faut pas faire l’erreur des grecs qui se séparent des humains en qualifiant l’ensemble des non grecs de « barbares ». Cette opération n’est pas analytique car elle sépare arbitrairement les grecs de l’espèce humaine. Mais la division en une multitude de nations ne vaudrait pas mieux. Dans tous les cas, cette opération détache « une petite partie en la mettant seule face à des parties grandes et nombreuses ». Elle met la partie détachée « à part de l’espèce ». Il faut donc d’abord comprendre ce qui fait la nature de cette « espèce » pour voir si cette nature n’a pas elle-même des parties, c’est-à-dire si ce n’est pas encore une nature composite. S’agissant des troupeaux, cette nature composite est évidente puisqu’elle met dans un seul ensemble les hommes, les moutons, les chevaux et sans doute bien autres groupes possibles encore.

image 3L’opération demandée exige un passage à un niveau d’abstraction qui ne commence à s’esquisser que lorsque Socrate le jeune essaie de l’exprimer en demandant « comment arriver à discerner plus clairement que le genre et la partie ne sont pas une même chose, mais deux choses différentes ». Il faudrait effectivement disposer clairement des concepts de genre, d’espèce, d’embranchement, c’est-à-dire des ressources conceptuelles dont disposent les entomologistes qui ne se contentent pas de définir les insectes par les caractéristiques physiques que nous avons énumérées mais disent aussi et d’abord qu’ils font partie du sous-embranchement des hexapodes, elle-même incluse dans l’embranchement des arthropodes et d’un sous-groupe : celui les mandibulates. Les entomologistes situent les insectes dans un arbre généalogique qui justifie leurs caractéristiques physiques. Leur démarche est analytique à la fois sur le plan externe (la place des insectes dans l’ensemble du vivant) et interne (ce qui caractérisent les insectes en eux-mêmes).

Il n’est pas question pour Platon et ses personnages l’Étranger et le jeune Socrate d’effectuer une opération intellectuelle semblable puisqu’ils ne disposent pas des ressources conceptuelles nécessaires. Une telle opération exige d’ailleurs une connaissance empirique parfaite des objets à classer (les insectes en l’occurrence). Or Platon se refuse à l’empirisme. Toute sa recherche exclut qu’il étudie la politique de son temps, en compare les formes, en recherche l’origine etc. puisqu’il la conteste et voudrait la renverser. Il est piégé par le fait qu’il a une forme de pensée concrète mais qu’il l’applique en refusant l’analyse concrète de son objet. Cela fait percevoir que les limites de la méthode ne tiennent pas uniquement au niveau des sciences de l’époque mais qu’elle tient aussi à la position sociale de celui qui la met en œuvre (et qui se refuse à toute activité pratique – tout travail jugé en lui-même servile).

Il ne reste plus à Platon qu’à peaufiner sa méthode en lui fixant un but idéal qui consiste à la poursuivre jusqu’à ce qu’il n’y ait « plus moyen de trouver une division dont chacun des deux termes fût à la fois genre et partie ». Toute la méthode est dictée par la nécessité d’arriver à cette « division finale » sans disposer véritablement des concepts de « genre », « d’espèce » et de « partie » et sans l’aide d’une analyse concrète. D’où ces considérations sur Grecs et barbares, nombres pairs et impairs, humains du genre mâle ou femelle et sur les divisions équilibrées, parfaitement dichotomiques et sur les divisions déséquilibrées à produits multiples. Ces considérations aboutissent à la constatation de l’impasse et à cette proposition : « revenons plutôt en arrière » qui inaugure une digression où sera discutée cette question du genre et de la partie et du moment où elles se rejoignent. Elles posent un problème qui ne commencera véritablement à être résolu que par le meilleur élève de Platon : Aristote (dont le mode de pensée sera à la fois plus clair et plus riche que celui de son maitre).