Pensée et usage singulier des mots

image 1Dans le Cratyle de Platon, Socrate est entraîné dans une discussion entre Cratyle et Hermogène au sujet de la justesse des noms. Hergomène soutient que les choses sont nommées par convention, Cratyle conteste cela et prétend que « qu’il y a pour chaque chose un nom qui lui est naturellement approprié ». Comme à son habitude Socrate n’entre dans la discussion que pour en saper les bases. Il imagine qu’il pourrait se donner pour convention d’inverser les noms et d’appeler un homme cheval, et cheval un homme. Il fait de la convention, ce qu’elle n’est pas : une affaire privée. Ce faisant, il pose un problème qui a toute l’apparence d’un problème philosophique et qu’on peut formuler ainsi : le mot est-il affaire privée ou publique ? Ou plutôt : peut-on faire un usage singulier des mots ?

Si nous disons que ce problème a « l’apparence » d’un problème philosophique, c’est qu’il appelle une réflexion sur des concepts et que la philosophie travaille avec des concepts. Seulement cela ne signifie pas que les concepts sont la seule matière de la philosophie. La philosophie ne commence pas avec des concepts mais avec des connaissances qui sont, elles, élaborées en forgeant des concepts qui rendent compte du réel. Le concept n’existe et ne prend sens que dans le cadre d’une connaissance. C’est la psychologie, comme domaine de connaissance, qui peut nous dire si les mots sont affaire privée ou publique. Plus exactement, la psychologie nous permet de connaître la façon dont l’enfant acquiert le langage et comment il passe du mot au concept, puis comment l’adulte utilise les mots avec plus ou moins de justesse selon le type de discours qu’il tient. Si on veut résumer ce que nous apprend la psychologie, on peut dire que le langage est privé, (qu’on fait un usage singulier des mots), au moment de l’acquisition du langage et le redevient lorsqu’il se singularise pour exprimer une pensée qui se présente comme novatrice, il n’est public (c’est-à-dire largement partagé) qu’entre deux formes d’appropriation qui en limitent l’usage : celle du langage de l’enfant et celle du langage « savant ».

Si nous voulons éviter de philosopher dans le vide et en pure perte, il nous faut d’abord faire un rapide examen de ce que nous apprend la psychologie au sujet du langage, de son acquisition et de ses formes. Ce n’est que dans un deuxième temps, à partir des acquis de la science, que nous pourrons poser la question philosophique de la nature du langage et de ce qui, dans cette nature, peut être rapporté au public ou au privé, si cette question a encore un sens. Mais nous pouvons déjà supposer que cette deuxième question devra être reformulée.

Piaget nous servira de guide. Il a, au début du 20ème siècle, beaucoup apporté à la connaissance de l’acquisition du langage et de la logique chez l’enfant. Il a voulu être d’abord un clinicien et consigner les faits qu’il observait en les interprétant aussi peu que possible. Il s’est astreint, selon ses propres termes « à la seule discussion des faits ». Naturellement, ces faits ont conduit à des problèmes qui l’ont contraint à les entrelacer dans une théorie. Nous nous efforcerons cependant de faire comme lui et de nous en tenir à une connaissance des faits en laissant à plus tard la théorie et ses implications philosophiques.

Ce qu’observe Piaget, c’est que le tout petit enfant fait un usage « égocentrique » du langage qui le situe « du point de vue génétique, fonctionnel et structurel entre la pensée autistique et la pensée intelligente dirigée ». Piaget appelle pensée dirigée celle qui est consciente et « poursuit des buts qui sont présents à l’esprit de celui qui pense » tandis que la pensée autistique est subconsciente c’est-à-dire que ses buts ne sont pas présents à la conscience. Elle n’est pas adaptée à la réalité extérieure. Piaget situe la pensée égocentrique de l’enfant entre ces deux formes de pensée, ce qui signifie que pour elle « le jeu tient en somme lieu de loi suprême », qu’elle manifeste une imagination quasi hallucinatoire; le jeu étant compris, chez le tout jeune enfant, comme une forme asociale d’activité pratique en ce sens que les tout petits enfants ne jouent pas véritablement ensemble mais poursuivent chacun un jeu et le commente pour eux-mêmes ; ce qu’ils disent n’appelle pas de réponse et ils n’entendent ce que les autres disent que pour autant que cela peut s’intégrer à leur jeu. En fait l’enfant se parle à lui-même et le fait à haute voix chaque fois qu’il rencontre une difficulté. Il n’intériorise ce langage que quand il y est contraint par son environnement, concrètement quand il rentre à l’école et doit éviter de perturber la classe. Il n’y parvient que difficilement. Piaget considère alors que le langage égocentrique de l’enfant disparaît peu à peu pour laisser la place à un langage adulte destiné à autrui.

Concrètement, l’enfant utilise le mot pour désigner un ensemble flou d’objets divers entre lesquels il établit un lien dont il ne sait pas toujours rendre compte. S’il a appris à connaître le mot « rose », il va l’appliquer à la rose comme on lui a appris ou comme il l’a observé mais aussi à d’autres fleurs ou même à une collection d’objets inattendus dans lesquels il voit une analogie avec la rose. Les liaisons que font ainsi les enfants sont parfois déroutantes. Elles peuvent manifester une imagination poétique surprenante et sont la source des « mots d’enfant » qui enchantent les parents. Ce n’est que lorsqu’il aura assimilé le mot « fleur » que l’enfant pourra remanier son lexique et prendre conscience que ce vocable couvre un ensemble d’objets qu’il rattachera intuitivement à un modèle commun. Il lui faudra atteindre un stade nouveau de maturité pour comprendre que la rose est un exemplaire singulier de l’espèce fleur et que cette espèce est une vaste collection d’objets répondant à des caractéristiques communes.

image 3Le mode de pensée qui lie intuitivement les mots à un ensemble commun reste la forme naturelle de pensée de l’adulte dans tous les domaines où il ne fait pas l’effort de se hisser à une pensée conceptuelle, c’est-à-dire à une pensée maîtrisée qui sait rendre compte que ce qui fait la nature commune et invariable des objets visés par le mot. Un adulte désigne ainsi souvent comme des « insectes » toute espèce de petits animaux portant des ailes ou une carapace ou bien faits de segments bien distincts quel que soit leur nombre. Il utilise le mot souvent sans être en mesure d’en donner une définition mais avec assez de sûreté pour être compris. Il ne se soucie pas de compter le nombre de pattes de ce qu’il désigne comme insecte et se refuse à assimiler les noms scientifiques des embranchements et sous-embranchements dont les insectes sont une partie. Il se contente d’associer le mot à un modèle qu’il généralise sans se donner de règle clairement pensée. Cet usage relâché du vocabulaire cesse d’être singulier lorsqu’il va jusqu’à l’emploi de pseudo mots tels que « truc » ou « machin » (que Claude Levi-Strauss a évoqués au sujet du mana polynésien).

Si l’on veut qualifier de « privé » l’usage des mots par l’enfant ou leur usage relâché par l’adulte, il faut donner un sens très large à ce mot puisqu’il recouvrira aussi bien le langage égocentrique de l’enfant que le langage de l’adulte dans tous les domaines où il ne fait pas l’effort d’aller jusqu’au concept. Cela nous donnera un usage assez imprécis mais pourtant clair du mot. Seulement, on voit qu’on peut aussi bien qualifier de « privé » des usages des mots à l’opposé de ceux-là. En effet, l’usage savant des mots (ou plutôt qui voudrait se présenter comme tel) peut aussi parfois être considéré comme privé. Ainsi, quand un philosophe comme Deleuze use de mots comme « nomades », « ritournelle », « corps sans organe », « plan d’immanence » et quantité d’autres expressions passablement obscures, il fait un usage des mots complètement anti académique et oblige quasiment son lecteur à tenter une retraduction du discours en langage commun, même si la complexité et le caractère allusif du propos vouent cette tentative à l’échec. Ainsi, dans l’anti-Œdipe, tout en se déclarant marxiste, Deleuze disqualifie le vocabulaire précis de Marx pour lui opposer un discours flamboyant dont il fait lui-même une critique surprenante. Il écrit « Le livre pompe les flux théoriques et pratiques du marxisme, les coupant ici et là, laissant tomber sans un mot des parties entières du dispositif marxiste ». Ce qui est clairement l’aveu d’un éclectisme qui renonce à rendre compte de ses choix et semble les vouer au caprice, à l’air du temps. Le même procédé est employé aussi avec le vocabulaire freudien de telle manière que le mélange des deux registres de vocabulaire permette des thèses à l’allure radicale comme : « La libido n’a besoin de nulle médiation ni sublimation, nulle opération psychique, nulle transformation, pour investir les forces productives et les rapports de production ».

Deleuze mélange ainsi des mots détournés de l’ensemble théorique où ils puisent leur sens et des mots pris dans un sens purement métaphorique ou même en référence à une image. Ainsi, le mot « ritournelle » est choisi en référence à l’oiseau ou à l’enfant qui chantent pour écarter une menace. Cette image est transposée dans le contexte d’un discours politico social où elle vise à donner corps et valeur nouvelle à l’idée de « territoire » mot lui-même puisé chez Foucault. Un autre procédé consiste à utiliser un mot, non pas dans son sens commun, mais en l’utilisant par différenciation avec d’autres mots. Le mot ne se définit alors que négativement. Le mot « schizo » chez Deleuze, par exemple, ne désigne pas un malade, ni même clairement un type d’individu, il ne se comprend que par écart avec d’autres mots. Ce qui donne : « Du schizo au révolutionnaire, il y a seulement toute la différence de celui qui fuit, et de celui qui sait faire fuir ce qu’il fuit [….] Le schizo n’est pas révolutionnaire, mais le processus schizophrénique (dont le schizo n’est que l’interruption ou la continuation dans le vide) est le potentiel de la révolution ». On se trouve ici face à un usage des mots qu’on pourrait qualifier de « thématique », qui en tout cas ne peut pas être considéré comme conceptuel. Cet usage inédit joue sur l’opposition au mot « révolutionnaire » et sur les thématiques de la fuite, ou sur celles inverses de l’interruption ou de la continuation. Le sens du mot se donne « en creux » et ne peut donc être compris que dans le contexte du discours qui l’utilise.

image 2Deleuze nous fournit ainsi l’exemple très travaillé et ambitieux d’un usage privé des mots. « Privé » signifie alors détourné de leur sens reconnu et voulant s’investir d’un sens nouveau dont le vocabulaire commun ne parvient pas à fournir une traduction claire. Il faut différencier ce type de discours de celui de la poésie. Celle-ci vise à « produire » un effet. Son usage des mots en renouvelle, en élargit ou en subvertit le sens. Il n’est « privé » que pour qui n’est pas sensible à ses effets, son ambition est d’être public.

Nous avons donc bien deux moments où l’on peut parler d’un usage « privé » des mots – celui de l’enfance et du mode de pensée encore proche du mode enfantin – et, à l’opposé, l’usage « « savant » ou du moins très travaillé du langage qui véhicule des idées que le langage commun échoue à rendre claires. Entre ces deux opposés, le langage est toujours public en ce sens qu’on peut en saisir la signification en s’aidant d’une référence commune comme un dictionnaire. Ce langage public est celui des discours qui visent à réussir la communication, à transmettre une information, une idée assez élaborée pour pouvoir s’exprimer en un discours intelligible. Un discours ne peut utiliser un langage privé que de façon périphérique, s’il veut être intelligible il doit être public dans son cœur, dans l’essentiel du propos et des mots qu’il utilise.

L’usage privé des mots dans le discours « savant » pose un problème qui peut intéresser le philosophe : il laisse supposer que la pensée excède ce que les mots permettent d’exprimer et que donc la relation de la pensée et du langage est complexe. Les mots donnent forme et réalité à la pensée mais peuvent aussi la mutiler ou échouer à l’exprimer. Ce problème des relations de la pensée et du langage est un des problèmes majeurs de la philosophie qui reste largement inexploré.

Structuralisme

image 1Au chapitre IV & 6 de  « la pensée sauvage » de Claude Lévi-Strauss, on peut lire : « Le marxisme – sinon Marx lui-même – a trop souvent raisonné comme si les pratiques découlaient immédiatement de la praxis. Sans mettre en cause l’incontestable primat des infrastructures, nous croyons qu’entre praxis et pratiques s’intercale toujours un médiateur, qui est le schème conceptuel par l’opération duquel une matière et une forme dépourvues l’une et l’autre d’existence indépendante, s’accomplissent comme structures, c’est-à-dire comme êtres à la fois empiriques et intelligibles ».

J’avoue que cela me parait bien hermétique, sinon confus. Chez Marx la praxis c’est l’ensemble des pratiques  par lequel l’homme transforme la nature et le monde et par lesquelles il s’engage dans des rapports sociaux au travers desquels il se transforme lui-même. Il n’est pas de praxis qui ne soit aussi interprétation du monde et ne s’accompagne de théorie, de représentation, de valeurs et d’idéologie.  Seulement la philosophie classique s’efforce d’ignorer son lien à la praxis. Elle se veut pensée pure, détachée de toute base sociale. Marx lui en fait le reproche et la démasque.  D’où l’injonction qu’il lui adresse et s’adresse à lui-même à l’aboutissement de ses « thèses sur Feuerbach » : « les philosophes jusqu’ici n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de le transformer ». Autrement dit : la philosophie nouvelle, celle que Marx construit, doit renoncer à toute fausse neutralité et doit assumer consciemment le lien entre action transformatrice, essentiellement des rapports sociaux, et théorie philosophique. Elle doit consciemment révolutionner la praxis.

Ce petit rappel étant fait, si je reviens à Claude Lévi-Strauss, il me semble qu’il ne faut pas s’attarder à sa conception très floue du marxisme.  Peut-être faut-il comprendre qu’entre les pratiques humaines (telles que l’organisation de la parenté, les relations aux animaux qu’on chasse ou dont on prohibe la consommation etc.) s’intercale, selon lui, quelque chose qui donne forme à la fois à l’action et à la représentation qui l’accompagne et lui donne sens ; ce quelque chose serait comme une espèce de grammaire implicite qui organise l’action et la représentation, les règles de la vie sociale et les mythes par lesquels les hommes les comprennent : c’est le schème conceptuel ou le schème classificatoire. Les schèmes s’organisent en un système qui agence « les rapports d’opposition, de corrélation, ou d’analogie ». Ce système dicte la forme dans laquelle les choses sont perçues avant même d’être pensées. Le schème conceptuel fait le lien réciproque ou dialectique entre « l’idée et le fait ». Il organise le divers. Il le structure. « L’esprit va ainsi de la diversité empirique à la simplicité conceptuelle, puis de la simplicité conceptuelle à la synthèse signifiante ». L’action du système des schèmes conceptuels va aussi bien dans un sens descendant que montant, vers l’unité et vers l’espèce. Sa « puissance logique » est ce qui permet d’intégrer au schème classificatoire des domaines différents les uns des autres, offrant aux classifications un moyen de dépasser leurs limites » soit « par universalisation » soit « par particularisation ».

Le système des schèmes conceptuels n’est pas unique. Il ne s’agit pas d’une forme de la pensée qui serait commune à l’humanité toute entière parce que dépendante de la structure du cerveau humain ou d’autre chose (comme dans la gestalt théorie par exemple). Non, au contraire, chaque société aurait développé son propre schématisme. Ainsi : « les schèmes classificatoires des Sioux offrent un bon exemple, par qu’ils constituent autant de variations autour d’un thème commun ». En l’occurrence, il s’agirait du cercle qu’un diamètre idéal divise en deux moitiés. Dans d’autres sociétés, c’est un « schème fait d’oppositions discontinues » qui serait à l’œuvre. Pour comprendre une société, il faudrait parvenir à percer l’organisation de ses schèmes conceptuels.image 2

C. Lévi-Strauss écarte d’emblée toute interprétation idéaliste de sa théorie. Le contenu des représentations n’est pas dicté par le schème mais bien par ce que vivent les hommes. Seule la forme (et non le contenu) des représentations est organisée par le schématisme. Il écrit : « Nous n’entendons nullement insinuer que les transformations idéologiques engendrent des transformations sociales. L’ordre inverse est seul vrai. »

Mais si les schèmes conceptuels ne sont qu’organisateurs et qu’ils n’engendrent pas les représentants et ne sont pas non plus un produit des pratiques sociales et donc ne sont donc pas modifiés par les rapports sociaux, d’où viennent-ils ? Et s’ils évoluent, comment évoluent-ils ?

La première question n’a pas de réponse. Il est vain d’espérer découvrir l’origine des schèmes conceptuels d’une société. Elle se perd dans la nuit des temps, elle plonge dans les profondeurs du psychisme humain.

La seconde question est plus embarrassante. C’est celle de l’évolution des modes de pensée que j’ai soulevée dans mes deux articles précédents. La réponse de C. Lévi-Strauss est aussi plus embarrassée. Elle tente de maintenir le relativisme culturel qui fait le fond de sa pensée.  Elle passe par la distinction entre synchronie et diachronie c’est-à-dire entre une conception du monde qui privilégie l’étendue et une autre qui privilégie le temps. Aucune société n’échappe au temps c’est-à-dire à la succession des événements qui perturbent son renouvellement et s’opposent au retour du même. Les sociétés peuvent être bouleversées par la guerre. Et dit Lévi-Strauss : « dans de telles sociétés, synchronie et diachronie sont engagées dans un conflit constamment renouvelé, et dont il semble que chaque fois la diachronie doive sortir victorieuse ». Il y une lutte entre le système des schèmes conceptuels d’une société et l’histoire.  Le système tente de se rétablir après chaque crise mais il ne le fait qu’imparfaitement (d’où la victoire finale de la diachronie). De la même façon un arbre répète à chaque embranchement au cours de sa croissance le même schéma de division de ses branches pourtant peu d’arbres ont une silhouette parfaite qui fait voir immédiatement selon quelle règle s’est organisée sa croissance. Il n’y a pas deux arbres semblables. Le principe est celui de la prédominance de la structure sur l’événement, de la synchronie sur la diachronie et de l’inconscient sur le conscient. Mais cette prédominance peut échouer. Elle finit toujours par échouer et l’aboutissement est toujours celui de sociétés déstructurées et lancées dans l’évolution historique.

 C. Lévi-Strauss n’admet pas pour autant qu’on puisse parler de sociétés archaïques et de sociétés développées.  Il emploie les expressions de sociétés froides et de sociétés chaudes. Les premières ont gardé leurs traditions et un ordre reposant sur un système de schèmes conceptuels intact. Dans les secondes, il n’est plus lisible. Dans les sociétés froides, le temps est vu comme circulaire, dans les sociétés chaudes, en revanche, il est irréversible et continu. Ces deux types de sociétés se valent. Selon Lévi-Strauss elles ne correspondent pas à des stades inégaux de l’évolution humaine mais à deux options différentes dans le choix d’un mode de vie. Lévi-Strauss ne cache pas que sa préférence va aux sociétés froides.

image 3Ce qui me parait juste là-dedans, au-delà des préférences idéologiques et politiques que cela révèle, c’est qu’on peut distinguer à grands traits des sociétés où c’est l’élément naturel qu’il l’emporte et des sociétés où l’économie l’emporte sur la nature. Dans les premières, les hommes sont encore redevables du produit de leur travail davantage à la nature elle-même qu’à leur propre « industrie ». Leur vie dépend de la fécondité de la terre et la forme de leur pensée est dictée par ce qu’ils perçoivent de la nature et de ses cycles vitaux. Dans la société moderne le rapport de l’homme à la nature est inversé. Le travail de la terre devient « travail agricole », la propriété de la terre devient investissement financier et son produit rendement de l’investissement, alors la terre et la nature deviennent un moment subordonné de l’industrie et du travail. La source de richesse est désormais le travail. L’histoire, sous la forme de l’économie, parait l’emporter sur la nature et il peut se former une conscience radicalement historique du monde. Les premières sociétés vivent sur des traditions et organisent la vie des hommes et leur pensée en fonction de représentations fondées sur des schémas archaïques, les secondes innovent aussi bien dans leur organisation, leur rapport à la nature que dans leur mode de pensée. Dans ce type de société, qui est le nôtre, l’esprit des hommes peut s’ouvrir à la science. Ils deviennent capables d’abstractions toujours plus complexes et variées.

La pensée sauvage

image 2En limitant mon commentaire de « la pensée sauvage » de Claude Lévi-Strauss à la première phrase du premier chapitre, j’ai pu utiliser cette phrase pour étayer ma thèse d’une gradation et d’un développement des formes de pensée qui va de la pensée comme vision à la pensée abstraite sous ses différentes formes (métaphysique puis dialectique). Mais cette interprétation ne correspond pas du tout à ce qu’a voulu dire Lévi-Strauss. Il suffit pour le voir de poursuivre la lecture jusqu’à la fin du premier chapitre. C’est ce que je vais faire maintenant.

Claude Lévi-Strauss est très clair. Il ne veut pas opposer « pensée sauvage » et pensée scientifique. Son souci est au contraire d’affirmer sinon l’équivalence mais au moins l’égale légitimité et l’égale dignité de l’une et l’autre. Il veut les mettre « en parallèle ». Il écrit : « Au lieu, donc, d’opposer magie et science, il vaudrait mieux les mettre en parallèle, comme deux modes de connaissances, inégaux quant aux résultats [ … ], mais non par le genre d’opérations mentales qu’elles supposent toutes deux, et qui différent moins en nature qu’en fonction des types de phénomènes auxquels elles s’appliquent ».image 1

Pourtant sachons résister à l’autorité d’un maître. On voit que cette mise en parallèle n’est possible que parce qu’ont également été mis en parallèle des abstractions comme celle de chien et celle d’animal. Mais ces abstractions mobilisent-elles le « même genre d’opération mentale » ? Il me semble que non et cela m’autorise cette affirmation : dans leur usage quotidien, ces deux abstractions ne sont pas de même niveau. La notion  de « chien » n’est pas en elle-même  un concept. Elle peut être un pseudo-concept ou un complexe. Elle est alors la réunion d’une série d’objets concrets sur la base de leur ressemblance extérieure, de leurs particularités externes. Un pseudo concept se forme chaque fois qu’on assortit à un modèle donné des objets qui présentent une particularité commune. La même série d’objets (ici les chiens) pourrait être construite en  mobilisant un concept, mais ce serait sur la base d’une propriété essentielle commune à tous ces objets. Ce qui m’autorise à dire que la pensée sauvage ne fait pas d’opération de ce niveau abstraction et qu’elle reste au niveau du pseudo concept,  c’est qu’elle butte sur l’idée d’animal (et donc d’animalité). L’idée d’animalité se prête très mal à une généralisation purement empirique et intuitive. Elle demande un niveau d’abstraction supérieur dans lequel le concept devient possible. A ce niveau le concept sera encore préscientifique s’il en reste  à des distinctions superficielles et non vérifiées mais un seuil est tout de même franchi.  Le mode de pensée que veut analyser Lévi-Strauss ne franchit pas ce seuil puisqu’il ne conçoit pas les notions génériques comme celles d’animal ou d’arbre. C’est la raison pour laquelle je l’ai rapprochée de la « pensée comme vision » qui est à l’œuvre chez Homère.

Mais laissons cela puisque C. Lévi-Strauss se refuse manifestement à ces considérations qui l’obligeraient à admettre une évolution dans les modes de pensée. Il ne récuse pas vraiment le fait mais le réduit à sa forme la plus pauvre et l’appelle « la thèse vulgaire (et d’ailleurs admissible, dans la perspective étroite où elle se place) selon laquelle la magie serait une forme timide et balbutiante de la science ». Soit ! la polémique est inutile. Passons donc à cette « science du concret » qui serait celle de la pensée sauvage. Mais d’abord voyons ce que faut-il entendre par « mettre en  parallèle » les « deux modes de connaissances » que seraient la magie et la science ?

image 1Tout le livre, bien sûr, va répondre à cette question en analysant les opérations mentales mises en œuvre par la pensée magique. Mais un premier pas est d’abord franchi par la comparaison de la pensée sauvage et du bricolage. Au terme d’un développement sur l’art de faire «avec les moyens du bord » qui caractérise le bricolage, la pensée mythique est qualifiée de « bricoleuse » car, pour élaborer ses mythes, elle procède « en agençant des événements, ou plutôt des résidus d’événements »  alors que la science « crée, sous forme d’événements, ses moyens et ses résultats grâce aux structures qu’elle fabrique sans trêve et qui sont ses hypothèses et ses théories ». Le but de cette réduction des opérations mentales mises en œuvre à des procédés d’agencement ou de création et l’emploi du terme commun « d’événements » est de suggérer une sorte de parenté dans les modes de réflexion, une forme commune et des matériaux de même nature (tantôt trouvés tantôt créés), pour en se fondant sur cette communauté s’autoriser à affirmer : « ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de deux stades, ou de deux phases de l’évolution du savoir, car les deux démarches sont également valides ». Le même effet de mise au même niveau est recherché, mais en se passant de toute argumentation, par le « truc de langage » qui consiste à qualifier de «grands récits » tout en vrac aussi bien la science, que le christianisme et le marxisme pour mieux proclamer « la fin des grands récits ». La différence est que Claude Lévi-Strauss met en valeur la pensée sauvage en la rapprochant de la science tandis que la notion de « récit » rabat sur le même plan toutes les constructions intellectuelles d’envergure en les ramenant au mythe.

Claude Lévi-Strauss est bien plus subtil que les idéologues qui agitent leur « fin des grands récits ». Il prévient les objections en s’efforçant d’expliquer pourquoi la pensée mythique a pu rester si peu productive pendant des millénaires alors que la pensée scientifique moderne a permis une expansion quasi explosive du savoir en quelques siècles. Il ramène d’abord l’apparition de la science à la révolution néolithique. Cela lui permet d’affirmer qu’il « existe deux modes distincts de pensée scientifique » correspondant  à « deux niveaux stratégiques » dans l’usage de l’esprit humain. « L’un approximativement ajusté à celui de la perception et de l’imagination et l’autre décalé ».  L’un et l’autre niveau font des classements  mais la science archaïque ou mythique procède à « un classement au niveau des propriétés sensibles » qui  « est une étape vers un ordre rationnel ». L’idée d’évolution est ainsi réintroduite mais sur un mode mineur tandis que l’usage du mot « décalé » suggère une sorte de translation qui fait passer d’un plan à un autre plan une structure (une opération mentale) commune. La même idée de translation se retrouve dans le passage de l’image au concept par un terme commun qui serait le « signe ». Lévi-Strauss écrit : « un terme commun existe entre l’image et le concept : c’est le signe ». Un continuum est suggéré ainsi : « comme l’image, le signe est un être concret, mais il ressemble au concept par son pouvoir référentiel ».

L’art est utilisé pour conforter cette idée de continuum et d’opérations mentales comparables. On retrouve ici le terme commun d’événements et le passage de l’agencement à la création. Cela donne : « l’art procède donc à partir d’un ensemble : (objet + événement) et va à la découverte de sa structure ; le mythe part d’une structure, au moyen de laquelle  il entreprend la construction d’un ensemble : (objet + événement)». En écrivant cela, il me semble que Lévi-Strauss met lui-même en œuvre le procédé qu’il dit être celui de l’art et du mythe mais pense-t-il alors en scientifique ?

La pensée comme vision

image 1J’avais l’intention de faire un article pour chaque livre que j’ai lu au cours de l’été ; mais nous sommes à la mi-octobre et il me reste onze livres. Je vois bien que je n’aurai pas le temps. Je vais donc me contenter d’évoquer certains ouvrages. Et pour faire petit je commence par « la pensée sauvage » de Claude Lévi-Strauss et je me limite même aujourd’hui de la première phrase de ce livre.

Il commence ainsi : « On s’est longtemps plu à citer ces langues où les termes manquent, pour exprimer des concepts tels que ceux d’arbre ou d’animal, bien qu’on y trouve tous les mots nécessaires pour un inventaire détaillé des espèces et variétés ». Les langues des peuples qu’on appelle quelques fois « premiers » auraient ainsi la particularité de buter au niveau de l’abstraction véritable : celui où ce qui est apparemment différent se voit néanmoins unifié sous une catégorie qui ne peut pas se montrer mais seulement se comprendre. Ces langues permettraient de désigner chaque espèce qui compose un genre mais n’auraient pas l’idée du genre. Elles pourraient nommer chaque espèce animale (l’ours, l’aigle, le renard etc.) mais sans disposer de l’idée d’animal. Les espèces  sont composées d’individus ayant des caractères communs (tel  pelage, griffes, queue ou ailes etc.). On peut les décrire et même en dessiner un spécimen. Le genre ne permet pas cela : le genre (animal, végétal, arbre même) n’a pas de visage. Il est composé d’espèces d’apparences différentes mais partageant une capacité commune (pour l’animal : celle de se mouvoir et de trouver sa subsistance hors de soi) mais il n’a pas de forme qu’on puisse décrire puisqu’il se décline en une diversité de modèles sans unité. On ne peut pas montrer l’animalité, elle n’a pas de forme mais seulement des spécificités.image 2

Lisant cette première phrase, je pensais à ce que disait le professeur Bruno Cany (Philosophie Paris 8) au sujet du vocabulaire d’Homère dans l’Iliade et l’Odyssée et que les traductions ne permettent pas de rendre. Homère est en fait intraduisible parce qu’il ne disposait pas des mots qui nous sont familiers mais avait en revanche tout un vocabulaire pour dire les gestes ou les pensées dans toute leur variété. L’idée même du corps lui manquait ou plutôt il n’avait pas d’idée synthétique du corps, seul existait dans sa représentation le corps morcelé. Il  ne disposait pas du mot « bras » par exemple mais d’une multitude de mots désignant le bras qui bande l’arc, le bras qui lance le javelot, le bras qui se tend pour indiquer etc. et ainsi pour tout ce qui concerne les attitudes des corps. C’est que la pensée d’Homère était une pensée qui voit, une pensée comme vision. Pour Homère penser c’était voir et dire c’était faire voir, susciter la vision intérieure de la chose dite. Dans le monde Homérique, l’aède est un aveugle voyant (d’où la légende d’un Homère aveugle). L’aède voit en lui ce qu’il donne à voir à ses auditeurs. Par son chant, il transmet la vision interne que lui accordent les dieux, c’est pourquoi il les invoque avant tout chant. L’aède n’est qu’un intermédiaire entre le monde des dieux et celui des hommes. Il rend présent ce qui est au-delà du monde, ce qui appartient à un passé mythique.

La pensée comme vision de l’homme archaïque telle que nous la trouvons chez Homère n’est pas celle d’un être inconscient de sa  propre personne. En revanche elle suppose qu’il n’avait pas la notion de son intériorité et partant pas non plus de son extériorité. Il projetait sa pensée hors de soi, la voyait suscitée par un dieu. Il se comprenait lui-même, non comme un moi, mais comme celui qu’il voyait dans le monde en relation avec les autres. Il se voyait, comme par les yeux des autres, agir comme il voyait agir les autres, objectivant ses sentiments aussi bien que ses organes sans faire la synthèse de son moi. Il se pensait comme morcelé. Ainsi Homère raconte l’indignation d’Ulysse voyant les prétendants s’unissant avec les servantes : « son cœur en lui aboyait comme une chienne autour de ses petits encore faibles aboie aux inconnus,  et que son énergie s’apprête au combat ; ainsi lui-même aboyait-il indigné de ces crimes. Et frappant sa poitrine il gourmandait son cœur ».

Mais revenons au texte de Lévy-Strauss. Il donne l’exemple aussi de telles projections des choses hors de soi, de cette objectivation des sentiments ou des traits  de personnalité. Ainsi, « la proposition : le méchant homme a tué le pauvre enfant, se dit en Chinook par : la méchanceté de l’homme a tué la pauvreté de l’enfant et pour dire qu’une femme utilise un panier trop petit : elle met des racines de potentille dans la petitesse d’un panier à coquillages ». L’expression est déjà plus proche de l’abstraction que chez Homère mais elle garde la confusion de l’intérieur et de l’extérieur et elle a besoin de rendre visible et concret ce qui est pensé. La petitesse du panier n’est pas seulement dite, elle est objectivée : elle celle « d’un panier à coquillages ».

Cela témoigne qu’il n’y a pas de forme de pensée naturelle mais que les formes de pensée se développent et se complexifient avec le développement des cultures. Elles se font de plus en plus aptes à l’abstraction et à des abstractions toujours plus loin de l’expérience quotidienne, contrairement à ce que voudrait démontrer C. Lévy-Strauss. Bruno Cany montre ainsi comment la pensée grecque a évolué d’Homère à Platon jusqu’à une pensée sous forme de concepts. Les penseurs présocratiques, les sophistes, sont autant de jalons dans l’évolution des modes de pensée. Chez Platon même les traces de la pensée comme vision sont encore présentes. L’abstraction platonicienne est encore très près de la chose concrète. Ainsi un lit peut être en bois ou en fer, il peut être large ou étroit, haut ou bas. Il est toujours un objet concret et singulier. Mais l’Idée du lit (l’idée platonicienne du lit) c’est celle d’un lit qui n’est que lit (qui n’est par conséquent ni en bois ni en fer, ni large ni étroit,  ni bas ni haut mais il peut être tout cela à la fois). Les interlocuteurs de Socrate ne parviennent pas à penser une telle abstraction. Quand Socrate veut faire dire à Hippias ce qu’est le beau, celui-ci dit tour à tour que c’est une belle jeune fille, un beau vase etc. Il sait reconnaitre le beau tout autant que Socrate mais il ne peut le penser que concrètement, que sous la forme de ce qu’il estime être beau. Mais Socrate ne sait pas dire non plus ce qu’est le beau. Il reste au bord du concept, il en voit la nécessité mais n’y atteint pas. Ce n’est qu’avec Aristote que nous avons une pensée véritablement abstraite. Ce nouveau mode de pensée est la métaphysique. Ce mode de pensée se conçoit lui-même sous la forme de la connaissance de l’Etre. Mais qu’est-ce donc que l’Etre ? Ce n’est pas Platon qui l’a inventé mais plutôt Parménide. Il se précise chez Platon. Ainsi, comme l’Idée du lit fait abstraction des formes phénoménales du lit, l’idée de l’Etre fait abstraction de toute existence particulière, de toute forme phénoménale d’existence, c’est la pensée d’une existence qui n’est qu’existence, de ce qui est nécessairement existence et rien d’autre. La connaissance de l’Etre, dit Bruno Cany « s’ouvre à la connaissance de la nécessité de ce qui ne peut être autrement qu’il est ». Le lit peut-être autrement qu’il est, l’Idée du lit ne peut être autrement qu’elle est puisqu’elle désigne le lit en tant qu’il n’est que lit (ce qu’il sera toujours au-delà de toutes ses formes particulières).

image 3L’évolution des modes de pensée ne s’arrête pas avec la métaphysique. Celle-ci n’a d’ailleurs pas cessé de se perfectionner tout au long des siècles. La dialectique est un mode de pensée qui va au-delà des limites de la pensée métaphysique, qui s’ouvre à une pensée en termes de système, de rapport et de devenir mais elle n’est certainement pas l’ultime mode de pensée. J’ai développé cela dans un article précédent.