« Nous, qui nous apprêtons à discourir sur l’univers d’une manière, selon qu’il est engendré ou encore pour dire qu’il n’est pas engendré, nous devons, à moins d’être tout à fait égarés, appeler à l’aide dieux et déesses et les prier de faire que tout ce que nous dirons soit avant tout conforme à leur pensée, et par conséquent satisfaisant pour nous. En ce qui concerne les dieux, que telle soit l’invocation ; en ce qui nous concerne, il faut faire l’invocation que voici : puissiez-vous avoir la plus la plus grande facilité à comprendre, et quant à moi, puissé-je mettre la plus grande clarté possible dans l’exposé de ma pensée sur le sujet proposé.
Or, il y a lieu, à mon sens, de commencer par faire cette distinction : qu’est-ce qui est toujours, sans jamais devenir, et qu’est-ce qui devient toujours, sans être jamais ? De toute évidence, peut être appréhendé par l’intellect et faire l’objet d’une explication rationnelle, ce qui toujours reste identique. En revanche, peut devenir objet d’opinion au terme d’une perception sensible rebelle à toute explication rationnelle, ce qui nait et se corrompt, ce qui n’est réellement jamais. De plus, tout ce qui est engendré est nécessairement engendré sous l’effet d’une cause ; car sans l’intervention d’une cause, rien ne peut être engendré. Aussi, chaque fois qu’un démiurge fabrique quelque chose en posant les yeux sur ce qui toujours reste identique et en prenant pour modèle un objet de ce genre, pour en reproduire la forme et les propriétés, tout ce qu’il réalise en procédant ainsi est nécessairement beau ; au contraire, s’il fixait les yeux sur ce qui est engendré, s’il prenait pour modèle un objet engendré, le résultat ne serait pas beau.
Soit le ciel dans son ensemble ou le monde – s’il arrive qu’un autre nom lui convienne mieux, donnons-lui ce nom. Il faut d’abord examiner à son sujet ce que, suppose-t-on, il faut examiner en premier lieu au sujet de toute chose. A-t-il toujours été, sans aucun principe de génération ? Ou bien a-t-il été engendré, car on peut le voir le toucher et par suite il a un corps. Or, tout ce qui est appréhendé par l’opinion au terme d’une perception sensible, cela, nous venons de le voir, est engendré et sujet à la naissance. Pour sa part, ce qui est engendré, c’est disons-nous, nécessairement par l’action d’une cause que cela a été engendré. Cela dit, trouver le fabriquant et le père de l’univers exige un effort et, lorsqu’on l’a trouvé, il n’est pas possible d’en parler à tout le monde. »
Ce passage du Timée de Platon va de 27d à 28c. Faisons-en d’abord un rapide résumé :
Timée convient qu’on ne saurait discourir sagement sans l’accord des dieux car le discours vrai est conforme à la pensée divine : clair pour celui qui parle et accessible à l’intelligence de l’auditeur.
Il rappelle les principes idéalistes communs aux compagnons de Socrate : par les sens on accède aux apparences, objets de l’opinion. Le rationnel s’atteint par l’intellect qui vise l’immuable. Il est chose adéquate à son modèle idéal, donc parfait ; tandis que l’objet engendré, donné aux sens, provient d’une cause étrangère, matérielle et hétérogène à l’objet. Il est donc imparfait.
Toute recherche sur un objet doit commencer par déterminer s’il appartient à l’un ou l’autre de ces ordres. Qu’en est-il de l’univers ?
L’univers étant matériel et donc engendré, provient d’une cause. Il ne peut être connu rationnellement mais selon l’opinion juste. L’objet du discours de Timée sera donc la fabrication de l’univers (et non son essence).
Ce court préambule au discours de Timée est essentiel car il pose les principes de la rationalité platonicienne et ses limites. Il oblige à compléter et même à corriger ce qui a été dit dans l’article du 3/10 consacré au mode de pensée platonicien : le premier découpage qui doit être fait pour initier la démarche de recherche détermine si l’objet est susceptible d’être connu par la seule raison ou s’il l’est par l’entremise des sens. La démarche que nous avions décrite ne s’applique qu’aux objets immatériels. Il faut en conclure que la science politique, objet de la recherche de l’étranger et du jeune Socrate dans le Politique, n’est pas aux yeux de Platon une chose matérielle. Être matériel n’est rien de plus ici que d’avoir un corps, de pouvoir être vu et touché : de faire l’objet d’une expérience sensible directe. Ce qui est matériel est par nature imparfait, tandis que l’immatériel est parfait. Cela complète les paradigmes platoniciens sur le plan de l’esthétique et se traduit par la dévaluation philosophique de l’art. La caractéristique première de tout objet sensible est d’avoir été engendré, de provenir d’une cause. Le concept de cause est ici encore indéterminé. S’agit-il d’une cause formelle ? Oui, semble-t-il dans la mesure où un démiurge (un agent divin) agit selon un modèle. Ce sera tout l’objet du discours de Timée. Mais, ne s’agit-il pas aussi d’une cause matérielle ? Oui il semble que ce soit aussi un peu cela dans la mesure où il n’est pas envisagé une sortie du néant. Un grec n’imagine pas une sortie du néant. Toute création est pour lui la mise en forme à partir d’une matière première. Dans le Timée cette matière est la khôra (χώρα) une chose, un lieu encore indéfini (dont nous ne dirons rien de plus puisque cela déborde le texte dont nous parlons). Enfin, la cause est aussi cause motrice, c’est le démiurge lui-même. Il faut noter ici que pour Platon, comme pour le monde grec, ce n’est pas un dieu qui a créé le monde. Le polythéisme ne permet pas cela. Le rôle des dieux est d’ordonner l’action et d’être les garants et les guides de son bon accomplissement. C’est pourquoi Timée commence son discours par une évocation divine (nous y reviendrons).
Si Timée ne précise pas la nature de la cause qu’il recherche, c’est qu’il la ramène à une série d’opérations qu’il qualifie d’engendrement. Une chose sensible est nécessairement engendrée. L’esprit pratique des grecs les conduit à concevoir toute création comme une fabrication à l’image du travail de l’artisan. Mais selon sa qualification cet artisan aura soit à l’esprit un modèle idéal de la chose à fabriquer ou bien il copiera selon une tradition. Le fabricant aura à réunir et assembler correctement les éléments qui vont constituer l’objet créé, puis devra le mettre en branle s’il s’agit d’une chose animée. Pourquoi faut-il cacher cela au commun des hommes ? Il est difficile de l’imaginer mais il semble que cela va de soi pour Timée et ses interlocuteurs. Peut-être ces matières appartiennent-ils au domaine de l’enseignement ésotérique de l’école platonicienne, à son versant pythagoricien que l’on constate en poursuivant la lecture du discours de Timée.
Mais revenons au début de notre texte et reprenons le dans l’ordre de son argumentation : si Timée invoque les dieux, à l’invitation de Socrate, ce n’est pas par superstition ni seulement pour se conformer à une tradition. Son discours doit être « conforme à leur pensée ». Cela implique qu’il existe une vérité déjà là, préalable à la recherche, qu’il s’agit d’atteindre et de dire. La vérité platonicienne, et sans doute aussi celle de toute la Grèce classique, est une vérité qu’on dévoile et non qu’on construit. Elle n’est pas une production humaine mais une réalité aperçue par l’intellect au-delà des apparences. La vérité qui se dévoile a déjà la nature d’une pensée mais c’est la pensée d’êtres supérieurs aux humains qui ne comprennent pas par le truchement des sens mais directement par l’intellect. La pensée divine et le vrai se confondent dans la mesure où un dieu ne pense que par une forme de vision intellectuelle qui est comme une intuition toujours juste.
On sait que pour un grec la pensée est une forme de vision. L’homme archaïque, et donc le grec ancien, pense par vision. Il touche par la pensée. Il croit d’ailleurs que la vue est une forme subtile de toucher qui atteint les choses par la lumière émise par les yeux. On retrouve dans le Timée une forme assez élaborée de cette conception du toucher par la vue. Le toucher du regard n’est pas une métaphore pour un grec ancien. C’est le mécanisme même de la vision. Ainsi, chez Platon la vision purement intellectuelle, l’intuition intellectuelle, reste encore un toucher. C’est le toucher par l’intellect d’une réalité elle-même idéale.
L’homme sait qu’il atteint le vrai quand sa pensée est « satisfaisante » pour lui. Il ne s’agit pas, évidemment, de la satisfaction de celui ou de ceux qui trouvent avantage à une affirmation plutôt qu’à une autre, mais de la satisfaction purement intellectuelle (ce que Descartes appellera beaucoup plus tard une intuition pure et parfaite). Le vrai se reconnaît pour Platon à son évidence mais la capacité à atteindre ce type d’évidence n’appartient qu’à ceux qui sont correctement et complètement éduqués, qui savent se servir de cette partie divine de l’âme qu’est l’intellect. En invoquant ensemble les dieux, les participants au banquet philosophique offert par Timée, se reconnaissent comme étant de ceux qui sont capables d’intuition intellectuelle juste et dont l’âme est éveillée. On sait par le Menon qu’il ne s’agit pas, dans le principe, de ceux qui appartiennent à une classe sociale privilégiée ou ceux qui ont atteint un âge avancé puisqu’un petit esclave à l’esprit ouvert peut atteindre quelques vérités premières pourvu qu’on le guide par des questions adroites. Ceux qui ont l’esprit ouvert sont aussi ceux qui sont capables de comprendre et d’apprécier la justesse d’un argumentaire. Mais l’argument vient en second, il est comme l’échelle qui permet d’accéder à une vérité qui ne peut pas être universellement partagée. Le préambule se termine d’ailleurs par l’affirmation que de ce qui sera dit « il n’est pas possible d’en parler à tout le monde ». Tout le monde peut évidemment entendre un discours, mais l’éclairement de la raison qu’il doit provoquer n’appartient qu’à ceux qui sont capables. Les autres entendront le mythe, en retiendront sans doute les épisodes, mais n’en comprendront pas véritablement le sens. L’intuition intellectuelle est celle du sens (du signifié). Le mythe ne se substituera pas à une explication rationnelle, il sera le moyen par lequel l’explication sera atteinte au-delà de ce que peut produire le raisonnement humain (comme aujourd’hui la littérature permet d’accéder directement à une compréhension profonde de la psychologie humaine à la quelle la psychologie scientifique permet difficilement d’accéder).
Les sens ne sont pas pour Platon le moyen de la connaissance. La perception sensible est « rebelle à toute explication rationnelle ». Dans cette expression c’est le mot « rationnelle » qui est important. En effet, on imagine mal Platon affirmant qu’on ne peut pas expliquer ce que l’on voit. Les physiciens avant lui ont fourni des explications plus ou moins correctes de toutes sortes de phénomènes naturels. Ces explications sont cohérentes et souvent convaincantes mais elles ne sont pas rationnelles dans le sens où elles ne reposent pas sur des principes intellectuellement évidents (et transcendantaux aurait dit Kant). Elles ne sont pas produites par induction ou déduction à partir d’un principe (le mode de pensée platonicien n’est ni déductif ni inductif. Platon ne dispose pas de ces notions qui ne seront développées que par Aristote).
Les explications d’un phénomène (sensible c’est-à-dire matériel) résultent de la mise en cohérence d’une multitude d’observations et non d’un principe tel que celui que Timée pose lui-même en préalable à son discours avec l’accord de ses auditeurs quand il dit : « de toute évidence, peut être appréhendé par l’intellect et faire l’objet d’une explication rationnelle ce qui reste toujours identique ». Ce principe et son corolaire selon lequel tout ce qui est sensible est engendré sont la base même de la pensée platonicienne. Est séparé clairement et définitivement par ce principe le matériel (le phénoménal) qui fera l’objet d’opinion et l’idéal qui sera objet de connaissance. Ce principe sépare radicalement l’essence de l’existence et pose que l’essence pure est la réalité première. La métaphysique est posée par ce principe comme la science par excellence, science des essences pures. Les sciences physiques sont rejetées dans des formes de compréhension subalternes du fait de l’incertitude de leur objet. On voit par là que si le rationalisme platonicien permet le développement des sciences par son affirmation de l’unicité du vrai, il fait en même temps obstacle au développement d’une science empirique.
La méthode de l’exposé de Timée découle directement de ce principe. Il dit, en introduisant le thème de l’univers : « il faut examiner à son sujet ce que, suppose-t-on, il faut examiner en premier sur toute chose ». Cette méthode suivie par Timée est générale à tout travail intellectuel. Il s’agit de se situer clairement dans les champs du savoir et de discerner nettement ce qui relève de la métaphysique de ce qui relève du discours savant portant sur les choses matérielles. Il s’agit de séparer ce qui relève de la métaphysique de ce qui pourrait être un début de science empirique. Le témoignage des sens ne pourra pas être invoqué dans le discours métaphysique mais on mènera la recherche par l’analyse minutieuse des concepts. Ce discours répondra à la question générale « qu’est-ce que » tandis que le discours savant répondra à la question « comment » le phénomène se produit, quelles sont ses causes. Il dira ce qui engendre la chose. Le discours métaphysique est celui sur l’essence (considérée comme immuable et éternelle), tandis que le discours savant est celui sur le réel, ce qui se donne aux sens qui est chose engendrée et périssable.
Timée dit du monde qu’il «a été engendré », répondant ainsi à la question qu’il avait lui-même posée puisqu’il s’agissait de « discourir sur l’univers d’une certaine manière, selon qu’il fut engendré ou encore pour dire qu’il n’est pas engendré« . Une autre formulation demande au sujet de l’objet du discours « A-t-il toujours été ». La réponse repose sur l’application du corolaire du principe de base. Ce corolaire dit que tout ce qui est engendré est sensible et qu’inversement tout se qui est sensible est engendré. En fait ce corolaire détruit la question dont la réponse devient évidente.
De tout cela, il découle que Timée ne peut pas tenir un discours métaphysique sur l’univers. Or, il a également récusé d’avance toute étude se fondant sur l’observation. Les limites de son rationalisme ne lui permettent même pas d’envisager cette éventualité. Il va tenir un genre de discours qui contourne la difficulté et prend la forme du mythe, mais du mythe philosophique c’est-à-dire revenant dans son développement à des principes et non à des faits. Il pose l’existence d’un « démiurge » fabriquant de l’univers dont il s’agira de concevoir le travail. L’idée du démiurge semble avoir été tellement évidente pour Platon et ses auditeurs, qu’on voit Timée l’évoquer avant même d’avoir soutenu que l’univers a été engendré. Le « démiurge » est celui qui fabrique quelque chose en ayant pour modèle un archétype idéal et parfait de l’objet à construire. Il se sépare de l’artisan qui fabrique selon une tradition c’est-à-dire selon un modèle plus ancien. Tout l’art grec illustre ce principe dans la mesure où ce n’est pas un art d’observation et de copie de la nature mais un art de dépassement de la nature dans la recherche de la production d’un type idéal.
Le type de discours que va tenir Timée ne permet pas le dialogue. Le mythe peut être interprété en dialoguant et en confrontant les analyses, mais il ne peut être produit que par celui qui est inspiré. Les auditeurs sont invités à partager sa vision, mais elle ne peut pas être produite collectivement. C’est la raison pour laquelle le préambule est lui-même un monologue. Platon est un écrivain, il sait équilibrer son texte et évite de passer brutalement du dialogue au monologue. Le préambule fait la transition entre les deux types d’écritures. Il garde des restes de la forme dialoguée mais se présente comme un discours suivi. Timée implique ses auditeurs dans son discours mais ne leur donne pas la parole. Il les prend à partie par des expressions comme « n’est-ce pas ? » ou en employant le « nous » dans, par exemple, « en ce qui nous concerne ». Il inclut l’ensemble des participants aussi par « or, nous qui nous apprêtons à discourir ». De même l’expression « tout ce que nous dirons » fait des auditeurs, des auteurs passifs du discours qui devient potentiellement collectif.
Mais surtout, ce que fait Timée c’est de s’appuyer, comme nous l’avons vu, sur des principes collectivement admis par ses amis. En introduisant son principe de base par « de toute évidence », il affirme en leur nom leur accord sur ce principe. Une raison aussi pour laquelle ce préambule n’est pas dialogué est aussi que Timée parle après Socrate et à son invitation : il parle, comme on dit souvent, « sous son contrôle ». Il ne s’agit pas d’amener un interlocuteur qui croit savoir à la prise de conscience de la déficience de son savoir, et encore moins de réfuter un sophiste ou un faux savant. Il s’agit de tenir un discours inspiré (mais fondé sur des principes reconnus) sur un sujet sur lequel aucun des participants ne pense avoir une science plus sûre que les autres. Celui qui parle s’exprime au nom de tous et comme intermédiaire entre le divin et eux. On pourrait dire qu’il prophétise dans la mesure où il exprime une pensée qu’il n’a pas forgée mais qui lui vient. Ce n’est que dans la mesure où il reçoit le secours divin demandé par l’invocation qui a inauguré sa prise de parole, qu’il peut penser pouvoir tenir un discours véridique. Encore s’agit de dire le vraisemblable et non le vrai tel que le dit le discours métaphysique.
Au-delà de Timée, celui qui parle est Platon lui-même. Au soir de sa vie, il est assez sûr de son savoir pour se risquer à traiter une question qui dépasse la compréhension humaine. Il n’invente pas et n’est pas un conteur mais il reprend tout ce que ses prédécesseurs ont pu soutenir en l’incluant dans son système. C’est la raison dernière pour laquelle il ne dialogue pas. Le dialogue sur l’origine de l’univers dure depuis des siècles. Toutes les propositions ont été discutées longuement. Il reprend celles qui, de son point de vue, sont les plus éclairantes. Il ne s’agit pas pour lui d’inaugurer un savoir nouveau, encore incertain et discutable, mais de clore au contraire une recherche dont il croit pouvoir soutenir qu’elle dépasse les capacités humaines. En passant clore la question des origines de l’univers, Platon montre en fait les limites de son rationalisme et l’obstacle qu’il constitue pour une véritable démarche scientifique qui aurait commencé par l’acceptation de sa propre ignorance.