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Postmodernisme et droits de l’homme

image 1                Je qualifie de postmodernes ces philosophies du soupçon qui nourrissent un procès en légitimité contre les droits fondamentaux et les accusent d’eurocentrisme. Ces philosophies ont leur source dans le perspectivisme nietzschéen dont j’ai fait la critique dans mon article du mois de juin 2013 « Nietzsche et les droits de l’homme ». Ce perspectivisme est relayé par les heideggériens, notamment les déconstructionnistes : L’une de leurs armes est un relativisme culturel qui commence par la critique des idées de progrès et de civilisation et s’étend à la remise en cause de l’idée même de vérité (dont les bases seraient incertaines). Les droits de l’homme sont réputés ethnocentriques. On omet que leur Déclaration universelle a été adoptée par tous les États fondateurs d’une citoyenneté mondiale supérieure à tous les nationalismes. Ce thème culturaliste passe ainsi de l’extrême droit ethniciste à la gauche et à l’extrême gauche et fait l’ordinaire des études culturelles (cultural studies) et postcoloniales.

La critique postmoderne est dangereuse. Elle n’est que théorique mais n’en a pas moins des effets pratiques. Elle postule que l’idée de droits fondamentaux est constitutivement liée à la philosophie des Lumières et du sujet dont la pensée postmoderne fait le procès. Elle peut aboutir ainsi à une affirmation comme celle, attribuée à Horkheimer et Adorno, que les Lumières (la raison) ont certes rendu possible le progrès intellectuel, social et matériel affiché par la société occidentale moderne, mais que par un retournement contre elles-mêmes, elles sont à l’origine de cette régression vers la barbarie primitive qu’a connu l’Europe du vingtième siècle. Cette implication des Lumières dans le développement du fascisme et du nazisme est choquante. Elle est un paradoxe insoutenable.

Que la politique la plus folle et la plus criminelle ait sa part de rationalité, cela semble inévitable dès lors qu’elle réussit. Mais cette part de rationalité n’est pas « à l’origine » de cette politique, elle l’accompagne comme elle peut accompagner un délire paranoïaque. Il ne peut pas être contesté sérieusement que le nazisme et le fascisme ont voulu détruire les Lumières et ne leur doivent rien.  Rappelons que le théoricien nazi Rosenberg est venu à Paris en novembre 1940 prononcer une conférence publiée sous le titre « sang et or » et sous-titrée « règlement de comptes avec la révolution de 1789 », où il attaquait « la France raisonneuse » au nom « du mythe immémorial qui attaque de sa flamme à nouveau jaillissante le sens caché des millénaires », c’est-à-dire au nom du racisme (« Rassenseele »). Il ne se réclamait pas des Lumières, il voulait les détruire ! Contre le renversement insupportable, tenté par Adorno et Horkheimer,  Lukacs  voulut démontrer dans « la destruction de la raison [1]» que le « terrain de la philosophie » où le nazisme a trouvé ses précurseurs, et où il les a d’ailleurs revendiqués,  se trouve dans la pensée hostile au rationalisme (sous la forme de la pensée dialectique), particulièrement chez Schelling, Schopenhauer, Kierkegaard et surtout Nietzsche. En se fondant sur une analyse idéologique Lukacs a montré comment à partir de Schelling jusqu’à Heidegger[2], « la pensé allemande aurait subi un processus d’irrationalisation de plus en plus aigu et forcené, dont l’échéance nécessaire a été le triomphe de la démagogie nationale-socialiste ».

Le culturalisme qu’exploite la pensée postmoderne trouve l’une de ses sources dans l’opuscule signé par Claude Levi Strauss « race et histoire ». Il oublie que cet écrit est une brochure publiée par l’Unesco pour combattre le racisme et que c’est, de ce fait, un ouvrage polémique. Même si Claude Lévi-Strauss dépasse largement son sujet, il en respecte l’esprit. Il accumule les arguments contre toute espèce de hiérarchisation quitte à tomber dans l’excès inverse et à soutenir un relativisme qui ne résiste pas à l’examen. Il oppose  « faits biologiques » et « faits de culture » et prend acte de l’évolution des premiers démontrée par Darwin. Puis il passe aux seconds mais raisonne comme si l’idée d’évolution ne pouvait s’y penser que selon les mêmes schémas. Il peut donc écrire « pourtant une hache ne donne pas physiquement naissance à une hache, à la façon d’un animal ». Dire qu’une hache a évolué serait donc «une formule métaphorique, dépourvue de  rigueur scientifique ». Il fait ainsi totalement l’impasse sur l’innovation, sur sa transmission et sur l’éducation. Il élude le fait que ce qui évolue c’est la savoir humain que la hache incorpore et que rapporter l’évolution à la hache et non au savoir est juste une façon plus maladroite que métaphorique d’exprimer cela. Le choix de cette expression et l’oubli du sens qui l’accompagne permettent à Claude Lévi-Strauss de jeter le doute sur l’idée même d’évolution. Il peut donc écrire : « la notion d’évolution sociale ou culturelle n’apporte, tout au plus, qu’un procédé séduisant, mais dangereusement commode, de présentation des faits ». Le reste de l’ouvrage renforce cette idée d’un chapitre à l’autre et fonctionne selon le même procédé. Ainsi le passage du travail de l’os ou de la pierre à la poterie puis à la métallurgie est bien une évolution. Ce qui devrait autoriser l’affirmation que : « Ces formes successives s’ordonnent donc dans le sens d’une évolution et d’un progrès : les unes sont supérieures aux autres ». L’idée de progrès ne pourrait donc pas être récusée. La discuter « se réduirait à une exercice rhétorique ». Mais Claude Lévi-Strauss la récuse néanmoins de cette façon : « Et pourtant, il n’est pas si facile qu’on croit de les ordonner [les progrès] en une série régulière et continue ». On voit bien ici que de la même façon qu’il associait un schéma Darwinien à l’idée d’évolution, il associe cette fois à l’idée de progrès celle d’une évolution continue et régulière. Il lui suffit ensuite de montrer que les outils modernes peuvent être bien plus élémentaires que certains outils anciens pour réfuter cela et récuser l’idée de progrès. Il met ensuite en doute de la même façon l’idée du caractère cumulatif de l’histoire.

 image 2Le risque inhérent à une telle position apparait immédiatement : elle fait le lit du conservatisme et s’oppose à tout développement humain et partant au développement des droits humains et à leur extension à toutes les sociétés. L’idée de développement est vidée de tout contenu si on récuse celles d’évolution des cultures et de progrès des sociétés.  Le danger est de les jeter par-dessus bord par crainte des usages abusifs qui en sont faits alors qu’on dispose avec le « développement humain » d’un critère objectif d’évaluation. Le « développement humain » est une notion reconnue et consacrée internationalement : par le PNUD et par l’ONU (article 1 de la déclaration sur le droit au développement de l’Assemblée générale du 4 décembre 1986). Il est défini ainsi : « Le droit au développement est un droit inaliénable de l’Homme en vertu duquel toute personne humaine et tous les peuples ont le droit de participer et de contribuer à un développement économique, social, culturel et politique dans lequel tous les droits de l’Homme et toutes les libertés fondamentales puissent être pleinement réalisés et de bénéficier de ce développement. » ou « Le principal objectif du développement humain est d’élargir la gamme des choix offerts à la population, qui permettent de rendre le développement plus démocratique et plus participatif. Ces choix doivent comprendre des possibilités d’accéder aux revenus et à l’emploi, à l’éducation et aux soins de santé et à un environnement propre ne présentant pas de danger. L’individu doit également avoir la possibilité de participer pleinement aux décisions de la communauté et de jouir des libertés humaines, économiques et politiques ». Ainsi il suffit de donner à l’idée de développement un contenu clair pour qu’elle devienne irréfutable et exempte de relativisme.

La remise en cause des droits humains fondamentaux par le culturalisme postmoderne est insidieuse. Elle en sape les bases sans s’y affronter expressément. Cela à quelques exceptions près comme celle de Richard Rorty.

Rorty est l’un des philosophes classés comme postmodernes qui s’est prononcé sur la question des droits de l’homme. Il les considère comme une manifestation de la culture eurocentrique que caractérisent deux penchants « rationalité et sentimentalité ». Selon lui, les droits de l’homme seraient la rationalisation de l’aversion que ressent l’homme occidental pour certaines formes de violences jugées par sa culture contraires à l’idée qu’il se fait de ce qu’est un être humain. Les sentiments qui justifieraient l’attachement aux droits de l’homme ne seraient pas différents des sentiments de ceux qui les violent ouvertement. Ceux-ci considèrent que ceux sur qui ils exercent leur violence n’appartiennent pas véritablement à l’humanité, tout comme les tenants des droits de l’homme jugent que les comportements contraires aux droits de l’homme sont indignes d’êtres humains. Or, nous ne saurions pas définir ce qui est véritablement humain. Darwin aurait mis à mal tout ce que nous pensions savoir de nous-mêmes.  Il est par conséquent, selon Richard Rorty, inutile de vouloir le chercher car ce qui importe ce n’est pas qu’elle est notre nature mais « que voulons faire de nous-mêmes ».

image 3Cette position qu’on pourrait juger un peu facile ou même désinvolte dans ses équivalences insoutenables ne prend sens que si on la rapproche des thèmes essentiels de sa philosophie : Rorty est un descendant du pragmatisme américain de James et Dewey pour qui la vérité n’a pas l’importance qu’on lui accorde. Selon lui, il n’existe rien de tel que LA VERITE qui serait à découvrir. La prétention d’un discours à dévoiler la réalité est illusoire et les querelles entre réalistes et constructionnistes autour de cette prétention sont vaines. Le problème n’est pas de rendre vrai un énoncé mais de le justifier. Or, selon Rorty, la justification ne peut être que ce qui met d’accord les membres compétents d’un groupe ou d’une communauté. Faute de point de vue universel, il ne peut y avoir d’accord ultime ou de justification objective. Néanmoins, Rorty n’accepte pas de réduire le vrai à l’utile car ce qui est faux peut être utile.

Rorty prétend donc dissiper les illusions autour du mot « vrai ». Pour lui, dire qu’un énoncé est vrai, ce n’est rien de plus que de dire qu’on s’accorde avec ceux qui l’approuvent : c’est « lui donner une petite tape rhétorique dans le dos ». C’est aussi considérer qu’on peut s’y fier et qu’on pourra le défendre contre ceux qui voudraient le contrer[3].

                Que peut-on opposer à cela ? Prouver qu’une théorie rend parfaitement compte du réel est difficile : mais est-ce insurmontable ?[4] Faudrait-il renoncer à toute prétention au réalisme. Est-ce d’ailleurs seulement possible ? Je ne le pense pas : on ne peut pas se passer de la norme du vrai ; comment croire une chose sans croire qu’elle est vraie c’est-à-dire qu’elle dit quelque chose du monde. La notion de vérité joue un rôle central dans ce qui nous permet de communiquer.

Une justification est-elle toujours relative à un auditoire ? Ce qui est objectif n’est-il pas ce qui vaut pour tout auditoire ? Rorty dirait sans doute qu’il n’existe rien de tel que « tout auditoire ». Mais quand on dit qu’un discours est vrai objectivement, c’est qu’on argumente indépendamment de tout auditoire, pour aucun auditoire en particulier. On ne fait pas que proposer de changer un discours pour un autre (une interprétation pour une autre), on estime pouvoir clore toute discussion. Une saine méfiance contre les prétentions à dire le vrai est nécessaire et utile mais une méfiance généralisée n’est-elle pas pire que le mal ? Ceux qui se voudraient relativistes mais poussent soudain de hauts cris et s’indignent quand un ministre dit que « toutes les civilisations ne se valent pas » ne se dédisent-ils pas ? S’il n’y a pas de vérité, pourquoi y-aurait-il des propos intolérables qu’il faudrait unanimement rejeter ? Si la communauté à qui ces propos étaient adressés les approuvait, ils étaient vrais pour cette communauté tout autant qu’il est vrai que « toutes les civilisations se valent » puisque nous vivons avec des gens qui approuvent cette affirmation et sont prêts à la défendre. N’est-on pas contraint alors à faire un constant grand écart comme Michel Foucault qu’on entendait (selon Pascal Engel) expliquer en chaire au Collège de France dans les années 70 que la vérité n’était rien d’autre que l’instrument du pouvoir mais qu’on pouvait voir ensuite défiler dans la rue derrière une banderole réclamant « vérité et justice ».

Ne sommes-nous pas contraints de constater qu’il est des choses qu’on ne peut pas évacuer et les droits humains et l’idée de vérité sont de celles-là. Richard Rorty dénonce l’ « eurocentrisme » c’est-à-dire le relativisme des droits de l’homme, mais comment pourrait-il en être autrement dans le cadre d’une pensée où la vérité est elle-même relative ? Si la vérité est relative, cette relativité contamine l’ensemble des normes humaines. Cette contamination est inévitable dès lors qu’on ne peut pas s’extraire du processus historique dans lequel les droits sont apparus et où ils font sens pour se placer dans le cadre d’un développement de l’homme et des sociétés, de la connaissance et de la maitrise humaine sur la vie. Or on remarque que la pensée de Richard Rorty ignore l’histoire. Elle oppose relativisme et universalisme, alors que si on pense une chose comme les droits humains dans le cadre des processus historiques, on oppose relativisme et dialectique. C’est alors l’impossibilité de penser dialectiquement qui expliquerait pourquoi la philosophie de Rorty ne peut pas penser positivement quelque chose comme les droits humains.


[1] Georges Luckàs : La destruction de la raison – Editions Delga – 2006 (deux volumes)

[2] Cette dénonciation de Heidegger comme adversaire de la raison et des droits humains est pleinement confirmée par les travaux de JP Faye et Emmanuel Faye sur les ressorts cachés de sa métaphysique

[3] D’après : « A quoi bon la vérité » – Pascal Engel – Richard Rorty – Nouveau collège de philosophie Grasset – septembre 2005

[4] En fait la critique des conceptions qui remettent en cause la validité des sciences est facile à faire. Ces conceptions se focalisent toujours exclusivement sur la manière dont les sciences tirent des conclusions de données résultant de l’observation et non pas sur la manière dont ces données sont elles-mêmes obtenues (elles discutent par exemple de la validité logique de l’induction). Or, les données sur lesquelles travaillent les sciences, sont elles-mêmes le résultat du travail scientifique et non un point de départ pour lui. Les sciences ne sont pas une activité d’interprétation de données mais une entreprise coopérative à grande échelle pour concevoir des techniques de recherche productives de phénomènes interprétables. Ces techniques consistent en une activité coopérative intercalée entre les sens et les phénomènes, elles sont des moyens d’agir sur les objets extérieurs, de produire des effets pour mieux les connaitre et mieux les utiliser. Les informations acquises grâce à la pratique scientifique sont toujours obtenues et vérifiées dans un contexte de coopération – puisque les résultats auxquels parvient un individu doivent résister à la vérification des autres. Dans la plupart des cas, les techniques mises en œuvre pour cette vérification impliquent la coopération d’un grand nombre d’individus. Elles mettent en œuvre un savoir lui-même validé scientifiquement. Dans ces conditions, il semble raisonnable d’affirmer que pour autant qu’une information soit vérifiée, elle l’est par une activité sociale pratique, et uniquement grâce à elle. Dès lors qu’on prend en considération la totalité de l’activité sociale qu’est la science, (son activité de production des phénomènes, de mesure, d’interprétation et de vérification), on comprend que c’est l’ensemble de cette activité qui est le garant de la validité de ses productions et non un type particulier de procédure (ramené à la catégorie de « l’interprétation »).

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