La critique que Hannah Arendt adresse aux Droits de l’homme repose sur une dérobade. Elle reprend la critique de Marx : les droits de l’homme promulgués en 1789 sont en réalités ceux du citoyen. Mais c’est pour la retourner en une attaque. Il ne s’agit pas pour elle de les compléter puisqu’elle ignore délibérément leur développement sous la forme de la déclaration universelle de 1948. Il s’agit de les révoquer en adoptant la posture de celle qui surenchérit, de les invalider en leur opposant deux situations face auxquelles ils seraient impuissants : la situation de l’apatride et celle du déporté en camp de concentration.
Le cadre historique restreint qu’adopte Hannah Arendt lui permet d’affirmer que l’apatride, parce qu’il n’appartient à aucune communauté, n’a aucun droit. Sans doute, les apatrides n’avaient, avant la signature de la convention de 1951 sur les réfugiés et apatrides, que les droits très limités que leur reconnaissaient les législations nationales. Mais une telle législation existait dans tous les États de droit. Cette carence relative du droit était un problème politique lié à la montée des extrêmes droites et de la xénophobie qu’elles diffusaient. Elle a certes eu des effets dramatiques dans la période historique que considère Hannah Arendt : période où le nombre de personnes dans la situation d’apatrides a augmenté rapidement en Europe du fait de la recomposition des États-nations (que Hannah Arendt diagnostique comme une disparition des États-nations). Cette situation a été corrigée dès le retour de la paix et l’était au moment où Hannah Arendt écrivait.
De même, la victime du système concentrationnaire se voit refuser tout droit par son bourreau. Elle est exclue de l’humanité, elle est un « sans droits » mais elle ne l’est que du point de vue de son bourreau mais certainement pas du point de vue des États signataires de la Déclaration des droits de l’homme de 1948. Il est vrai que les États-nations se sont trouvés, des années trente à 1945, dans l’incapacité de protéger les victimes du système génocidaire nazi mais elles n’en n’ont affirmé qu’avec plus de force le droit et les droits fondamentaux en condamnant leurs bourreaux. Hannah Arendt ne pouvait pas l’ignorer mais elle a préféré ne pas le voir pour légitimer une posture refondatrice.
Elle veut aller au-delà des droits proclamés, dont elle estime qu’ils reposent sur une métaphysique qu’elle récuse, elle veut théoriser leur auto-fondation. Ce qui importe pour Hannah Arendt, ce ne sont pas des droits, dont elle affirme qu’ils se sont avérés impuissants face au scandale de la négation de la personne humaine, mais le « droit d’avoir des droits ». Ce droit est celui de participer à une communauté politique agissante, celui d’avoir la « capacité politique ». Dans cette capacité politique se fondent à la fois les droits et la politique elle-même. Mais, il semble bien que la nécessité d’une refondation n’est que l’effet du postulat selon lequel les droits de l’homme sont en réalité ceux du citoyen, qu’ils ont leur fondement dans l’État-nation et que cela devrait être dépassé.
Selon Hannah Arendt, les droits ne sont garantis à un homme que par son statut de citoyen et non par son appartenance au genre humain car, selon elle, seule la communauté politique est créatrice de droit. C’est oublier que ce dépassement, déjà présent dans l’esprit des constituants de 1789, est accompli par la déclaration de 1948 qui est d’emblée universelle et qui est aussi explicitement un acte politique. Les droits fondamentaux de 1948 sont garantis par les États signataires mais ils s’imposent à eux comme venant de l’humanité rassemblée dans l’organisation des nations unies. Ils sont mis en œuvre concrètement par des institutions supranationales : par l’instauration de tribunaux internationaux (en premier celui de Nuremberg) ; par la Cour Européenne des droits de l’homme, qui peut être saisie par toute victime de la violation des droits (après épuisement des voies de recours normales), qu’un apatride peut saisir ; par la Cour internationale de justice et le tribunal pénal international de La Haye qui peuvent se saisir eux-mêmes. Il y a donc bien, en matière de Droits Humains, un dépassement déjà effectif de l’État-nation. Il importe de donner à ce dépassement toute sa puissante effective mais c’est affaire d’action politique et non de remise en cause de l’acquis.
L’échec des Droits de l’Homme, dénoncé par Hannah Arendt, parait démenti par l’histoire. Ce n’est d’ailleurs, dans sa pensée, qu’un échec de principe, qui résulterait de leur abstraction. Selon elle, les droits de l’homme devraient être des droits à la singularité, des droits qui reconnaissent à chacun sa différence, car les hommes sont non seulement différents mais inégaux. Elle le dit expressément dans « Impérialisme » : « Les hommes sont inégaux en fonction de leur origine naturelle, de leurs organisations différentes et de leur destin historique ». Or, (c’est sa deuxième critique), les Droits de l’homme sont affirmés avec le plus de force dans les sociétés où l’uniformisation des conditions et des comportements est la plus forte. Dans ces sociétés, plus les hommes ont des droits, plus aussi pèse sur eux un appareil bureaucratique de plus en plus inquisiteur. Cette critique reprend celle que Tocqueville adressait à l’égalité. Mais, c’est une critique inopérante, puisqu’elle vaut aussi bien pour le droit en général. Il est vrai que dans les sociétés développées, l’arsenal juridique est proliférant et couvre l’ensemble des activités sociales ; tous les aspects de la vie humaine sont objet de politique. Cependant, cela atteint moins les droits fondamentaux, qui sont supranationaux, que le droit positif et surtout les nombreux règlements, statuts, codes, qui enserrent l’individu et lui prescrivent ses conduites. Les droits fondamentaux n’interviennent que là où il y a carence du droit. Ils sont plutôt une arme contre les excès législatifs comme le montre l’importance prise par les recours en inconstitutionnalité contre les lois nouvelles.
On trouve chez Agamben une idée semblable mais sous une forme à la fois plus subtile et plus atténuée. C’est celle de « vie nue ». La vie nue est celle de l’individu réduit à sa vie biologique, celle de l’homme dépourvu de tout droit. Elle évoque un état de nature mais qui serait un état d’abandon, de misère et de dépendance. C’est l’état d’un homme livré au pouvoir sans médiation, sans un statut juridique protecteur. La vie nue est la vie réduite au silence, c’est celle des réfugiés, des déportés ou des bannis. Elle est, selon Agamben, l’objet propre de la biopolitique mais aussi celle qui oppose au pouvoir « une biopolitique mineure », c’est-à-dire une lutte pour survivre menée sur le terrain de la biopolitique. Elle est alors la vie des drogués, des emprisonnés, du sans-papiers, du chômeur secouru mais forcé au travail gratuit, de tous ceux dont la vie privée est soumise à l’action publique et qui y résistent. Les pouvoirs contrôlent ces vies nues, les identifient, les immatriculent, les insèrent dans des statuts et des programmes tandis qu’elles luttent pour affirmer leur propre identité (et qu’Agamben leur propose une autre politique par la thématique de « la déprise de soi »).
Ce thème de la vie nue prend une autre dimension quand Agamben invite à lire à sa lumière la déclaration des droits de l’homme et du citoyen (celle de 1789 puisque lui aussi préfère ignorer les droits proclamés en 1948). Selon Hannah Arendt les droits proclamés en 1789 ne valaient que pour les citoyens ; ceux qui n’avaient pas la citoyenneté ne pouvaient pas les faire valoir. Selon Agamben, ces non citoyens, plus citoyens ou pas encore citoyens peuvent être considérés comme « vie nue ». Les Droits de l’homme en font la matière qui leur permet d’avoir pour fonction la formation de l’État-nation. Ils font que « la vie naturelle qui était dans l’Ancien Régime politiquement insignifiante et appartenait à Dieu comme vie de la créature […] émerge désormais au premier plan dans la structure de l’Etat, et devient le fondement terrestre de sa légitimité et de sa souveraineté ».
L’article 1 de la déclaration est cité comme démonstration : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Ce qu’Agamben interprète en disant « La vie naturelle…. s’efface immédiatement au profit de la figure du citoyen ». Ce qui se confirme aussi par le fait que l’étymologie de nation viendrait de naître. Avec la Déclaration des droits la vie naturelle « devient le porteur immédiat de la souveraineté ». « Le principe de naissance et le principe de souveraineté… s’unissent désormais irrévocablement dans le corps du « sujet souverain » ». Cela aurait inauguré la vocation biopolitique de l’État moderne dont le fondement est «la vie nue ».
La critique faite ici aux droits de l’homme est très singulière et oblique. Elle oublie que si l’article 1 mentionne la naissance ce n’est pas comme fait biologique mais pour renverser les droits attachés à la naissance privilégiée, c’est pour supprimer le droit de naissance noble au profit d’un droit pour tous. Les droits ne transforment pas la « vie nue » en citoyenneté mais une société où l’on appartient à un ordre en une société où chacun est également citoyen. En outre, la critique d’Agamben considère implicitement, dans la lignée de Foucault, que la biopolitique est une politique de contrôle et de dressage des corps. Ainsi le fascisme et le nazisme sont désignés comme « deux mouvements biopolitique dans le sens propre du terme » et la citoyenneté est considérée comme liée au droit du sol et du sang (rapproché du Blud und Boden de l’idéologue nazi Rosenberg). Tout ceci omet tout l’aspect protecteur et progressiste donc démocratique des politiques de santé et d’éducation et le fait que le droit du sol ouvre la citoyenneté plutôt qu’elle exclue (et n’a rien à voir avec le racisme nazi).
Agamben ne fait dans tout cela aucun procès explicite des droits de l’homme. Il affirme seulement que la limitation de leur application (par exemple par le cens) est inscrite dans leur origine et lié à « leur signification biopolitique ». Ils se trouvent ainsi renversé en un principe d’exclusion. La citoyenneté se définit alors par exclusion, d’où les flots de réfugiés entre les deux guerres. Ce qui signe l’échec des Droits comme celui de la SDN « et plus tard de l’ONU ». La discrimination est présentée comme un processus qui rend à la vie naturelle (à une vie nue) ceux qui sont victimes. Le renversement qui est ici opéré se fait entièrement au détriment de l’idée de Droits. La conclusion rejoint directement celle d’Hannah Arendt : « Il convient de séparer définitivement le concept de réfugié (et la figure de la vie qu’il représente) du concept des droits de l’homme, et de prendre au sérieux la thèse d’Arendt qui lie le sort des droits de l’homme à celui de l’État-nation moderne, de sorte que le déclin et la crise de celui-ci impliquent nécessairement l’obsolescence de ceux-là ».
Les droits fondamentaux sont déclarés obsolescents alors même qu’ils se développent. Ils sont déclarés liés aux États-nations, alors qu’ils s’universalisent. Ils sont ainsi laissés aux puissances qui en font l’objet de leur rhétorique. La position d’Agamben appelle sur ce plan les mêmes critiques que celle d’Hannah Arendt. Sous l’aspect d’une exigence supérieure se cache le renoncement.