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L’échec des critiques des droits de l’homme

image 1Les critiques des droits fondamentaux sont souvent embarrassées.  Même les plus hostiles voudraient éviter de laisser paraitre leur inhumanité. Nietzsche par exemple s’efforce d’éviter de nommer clairement ce qu’il critique (il parle de « droits égaux » en mélangeant science et politique). On ne trouvera nulle part un rejet franc et total parce qu’il ne pourrait être qu’un cri de haine dépourvu de toute raison.

Les critiques les plus violentes sont formulées dans des termes obscurs, sous forme de sophismes ou même sous le masque de l’humour. Beaucoup de critiques s’accompagnent de la proposition d’une alternative plus ou moins crédible qui se présente toujours comme un mieux disant, que ce soit l’évocation d’un « droit d’avoir des droits », d’un « droit des anciens » ou même du « droit naturel » sans autre précision. Quelques-unes s’abritent derrière une critique  de l’insuffisance des droits du fait de leur impuissance face aux violations les plus graves, elles évitent ainsi un rejet du principe même de l’idée de droits humains fondamentaux en adoptant la posture de celui qui ne fait qu’un regrettable constat.  Personne de ceux qui veulent en bénéficier ne soutient clairement que les droits humains constituent un phénomène culturel qui vaudrait pour une partie seulement de l’humanité et dont il ne serait  pas légitime de souhaiter le respect dans toutes les sociétés. Ceux qui accusent les droits d’eurocentrisme laissent entendre qu’ils ne font là qu’un constat et qu’ils déplorent cette insuffisance sans doute inévitable.

Surtout, il ne se trouve personne pour dire que les violations les plus graves ne sont pas une atteinte à l’humanité commune, que ces violations dans une partie du monde n’ont pas à concerner l’autre. Les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité sont unanimement condamnés. La condamnation des violences les plus graves développe une jurisprudence qui fait entrer les droits dans les faits. Chaque acte de violence est défini et qualifié juridiquement et ceux qui les commettent ne peuvent continuer à ignorer qu’ils encourent une condamnation. Ainsi en est-il clairement aujourd’hui de l’enrôlement d’enfants soldats ou des viols collectifs. Toutes ces pratiques qui ont accompagné la guerre pendant des millénaires sont devenues des crimes passibles de punitions. Les discussions récentes autour d’un droit d’ingérence humanitaire, son application (même très contestable), montrent qu’il n’est pas accepté que la protestation morale reste impuissante. De fortes pressions tendent à ce que l’indignation s’exprime sous la forme d’une condamnation au nom du droit. Les droits fondamentaux imposent donc leur force d’émancipation en dépit de toutes les critiques, malgré leur instrumentalisation. Qu’il reste beaucoup à faire, personne le contestera, mais faut-il rappeler que c’est là une question politique et non philosophique.

Tout cela oblige à admettre que l’universalisme n’est pas seulement un idéal, ou un programme à mettre en œuvre. C’est une exigence qui s’impose mais dont il faut comprendre la nature. Aucune des philosophies qui critiquent l’idée de droits humains ne peut l’ignorer. Toutes composent avec la force de ce mouvement d’émancipation en voulant lui donner une autre forme ou en essayant de le dévier dans des voies impraticables. Elles ne peuvent l’ignorer car elles se voient contraintes de tenter de contourner l’obstacle.

image 3Ainsi, à défaut de pouvoir contester le fait de la condamnation unanime et universelle des crimes contre l’humanité, le philosophe Stamatios Tzitzis voudrait détacher cette condamnation de l’affirmation des droits fondamentaux. Il écrit : « Nous croyons que la définition des crimes contre l’humanité [..] a trait à l’inhumanité et non à la violation des droits fondamentaux, et cela pour la raison suivante. On peut contester l’existence de tels droits mais on ne saurait nier l’humanité sans rejeter l’idée même d’homme ». L’idée semble être que la condamnation des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre est une condamnation morale. Elle précède par conséquent à la fois historiquement, et dans ses fondements, leur définition juridique. Elle précède évidemment la signature des conventions de Genève et la création de la Cour pénale internationale ou celle du tribunal de Nuremberg. On peut même dire qu’elle les a permis. Cette condamnation morale est universelle et vaut en dehors de toute référence au droit. Dire qu’elle est universelle signifie ici qu’elle ne peut pas être discutée sans rejeter l’idée d’homme, c’est-à-dire sans rejeter le sentiment qu’ont les hommes de partager une dignité commune. Celui qui conteste la dignité humaine et la valeur de l’homme conteste sa propre dignité et sa propre valeur ; cela a la force de l’évidence. Seulement Tzitis passe de cette idée indiscutable à la mise en doute de la validité des droits fondamentaux. Il passe du sentiment au droit. Du fait que le sentiment (la réprobation morale) se passe du droit, il induit que la référence au droit est superflue. Ce paralogisme est permis par l’emploi du mot « définition » dont le registre n’est pas clair dans le contexte. Il se dénoue facilement. Rappelons simplement que  le fait que les crimes contre l’humanité sont la négation de toute idée d’humanité commune (et qu’ils sont donc l’objet d’une condamnation morale unanime), n’implique pas qu’ils ne violent pas les droits fondamentaux de la personne humaine. Les crimes contre l’humanité violent à la fois les droits fondamentaux de l’homme et l’idée même d’humanité commune, sans qu’il y ait lieu d’opposer ces notions l’une à l’autre. Ils sont d’ailleurs couramment  définis en référence aux droits fondamentaux comme une « violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux »[1]. A cela s’ajoute que la condamnation morale reste impuissante, seule la définition des droits lui donne un pouvoir dans l’espace politique. Elle ne oppose pas à l’idée de droit mais l’épaule et la soutient. Il ne peut être contesté, car c’est un fait historique, que la condamnation morale est restée sans effet tant qu’elle n’a pas reçu la forme du droit. Tant que le droit à la vie n’a pas été affirmé et consacré comme droit fondamental, il est resté sans effet. Le 19ème siècle a vu la destruction des civilisations indiennes d’Amérique du Nord et le génocide des populations sans que cela ne soit dénoncé autrement que par les esprits les plus avancés. L’indignation morale a été sans effet, seul le droit lui donne une force et un pouvoir qu’elle ne peut avoir autrement.

La tentative de Tzitzis de détacher la proscription des crimes contre l’humanité de l’affirmation des droits fondamentaux n’est pas étrangère au caractère extensible de ces droits. Elle lui est même clairement liée. Tzitzis termine effectivement son argumentation par cette affirmation : « Les droits de l’homme, ainsi considérés d’une manière unilatérale et absolue, peuvent conduire à une prolifération inconsidérée. Certes, lorsqu’on demande aux citoyens de signer pour des nouveaux droits de l’homme, contre les guerres, les inégalités ou les pollutions, c’est une bonne œuvre. Toutefois, la pléthore de ces droits peut avoir des effets fâcheux ». Il nous confirme par-là que c’est bien le caractère extensible des droits fondamentaux qui est le motif (le plus souvent non-dit) des critiques qui leur sont adressées et des attaques dont ils sont l’objet. Il ne dit bien-sûr rien de ces « effets fâcheux ».

image 2Ce sont toujours les droits sociaux affirmés en 1948 qui sont visés dans les critiques des droits de l’homme. Ils le sont même là où ils ne sont pas mentionnés. On choisit de les ignorer, de les faire oublier parce qu’ils gênent. Leur potentiel émancipateur dérange : ils ne font pas qu’aménager l’espace politique, ils sont l’ébauche de l’idée d’une autre société plus solidaire, plus juste et plus égalitaire. Autour de la question des droits de l’homme c’est toujours une lutte de classe plus ou moins sournoise qui se joue. Il faut y être attentif.

Reste pourtant le cas de ces esprits forts qui croient en avoir fini avec la question des droits de l’homme comme avec la question des religions quand ils se gaussent de la croyance dans « les arrières mondes ». C’est le cas de Nietzsche, mais il faut être aussi borné que celui-là pour imaginer qu’il est nécessaire de croire en ce genre de transcendance pour se réclamer des droits de l’homme. Il suffit de constater que les droits de l’homme et les droits fondamentaux sont l’expression de l’aspiration à une émancipation venue de la multitude de ceux qui souffrent de la domination. Ils sont une réalité, non parce qu’ils siègeraient dans on ne sait quel ciel, mais au contraire parce qu’ils s’élèvent de façon tout à fait concrète contre la plus réelle des dominations (car, comme l’a dit K. Marx « une idée devient une force quand elle s’empare des masses »). Les droits fondamentaux existent dans les têtes et dans les cœurs mais aussi dans le marbre, dans chaque mairie, chaque édifice public. Ils sont connus, cités et revendiqués et ils entrent, sous la pression populaire, dans le droit positif.

Il en va des droits fondamentaux comme de la croyance en dieu. On n’en en finit pas avec la religion en niant l’existence d’une entité substantielle dont ne sait trop quelle serait la nature. Ce n’est pas de savoir que dieu n’existe pas qui importe, c’est de comprendre ce qui s’exprime par la croyance en dieu : comment elle est à la fois l’expression aliénée d’une aspiration à l’émancipation et l’agent d’une domination. Alors on  peut comprendre que la même aspiration s’exprime sous la forme de la religion dans les sociétés qui sont organisées par la religion et qu’elle s’exprime sous la forme d’une revendication de droit dans les sociétés qui sont organisées sous la forme du droit. Quand on a fait ce chemin, on en revient à Marx et à la question de l’émancipation humaine telle qu’il la pose.


[1] Dictionnaire de la culture juridique, dir. Denis Alland et Stéphane Rials, éd. PUF, 2003

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