Le plus souvent la critique des droits fondamentaux se masque et prend des formes détournées. Elle se présente comme un refus de voir. Ainsi certains se comportent comme si toute une partie de l’histoire n’était pas parvenue à leur connaissance : alors que l’extension des droits est notoire depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, ils continuent à ne les penser que sous leur forme initiale, comme limitation du pouvoir de l’Etat, tels qu’ils ont été formulés dans la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et dans les limites de cette formulation initiale. Ils veulent ignorer que l’indivisibilité et l’interdépendance des droits humains ont été maintes fois rappelées par diverses instances internationales et, qu’en particulier, la Déclaration Universelle des Droits de l’homme de 1948 a consacré l’indivisibilité et l’interdépendance de tous les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels.
La répugnance à admettre l’extension des droits fondamentaux se manifeste par l’obstination à présenter les droits sociaux en utilisant l’expression de « droits créances »[1] et par l’insistance à dire que les nouveaux droits, apparus en particulier en 1948, auraient l’inconvénient d’accroître les pouvoirs d’Etat. Pour Hayek, ces droits collectifs seraient une violence faite à la société, ils seraient destructeurs : « Toute politique se proposant comme but un idéal de justice distributive substantielle mène nécessairement à la destruction de l’état de droit »[2]. Mais cela est affirmé sans se soucier du démenti des faits, au nom d’une antinomie entre justice et liberté et en postulant que les droits collectifs font obstacle aux droits individuels.
Les philosophes et juristes Henri Pallard et Stamatios Tzitzis reprennent les mêmes idées sous une forme moins radicale. Leur objectif est de séparer les droits de l’homme proclamés en 1789 et les droits fondamentaux affirmés par la déclaration universelle de 1948. Ils distinguent et opposent deux types de droits fondamentaux en ces termes : « Ces deux visions différentes de l’Etat et des droits reflètent des projets de culture et de société différents ; sont-ils aussi valables l’un que l’autre ? ». A cette question, ils répondent finalement par la négative puisqu’ils contestent le caractère « opposable », c’est-à-dire la force légale, des « droits à prestations ». Ils en font, comme Hayek, une espèce de contrainte imposée à la société. Ils considèrent que, pour être opposables, les droits fondamentaux (de 1948) devraient posséder un caractère atemporel ayant une validité universelle. Ils devraient être compris en échappant à « l’historicisme » c’est-à-dire hors de leur contexte d’apparition et de développement. Leur validité serait à ce prix car, pour ces auteurs, accepter historicité des droits fondamentaux, qui est la conséquence obligée de leur extensibilité, serait « déconsidérer les droits fondamentaux, leur enlever leur caractère de fondement et soumettre leur réalisation aux fins de l’histoire ». Seuls donc les droits proclamés en 1789 auraient un caractère vénérable, sacré et « atemporel », par leur ancienneté, et à cause du caractère fondateur de la Révolution française.
La démonstration de cette thèse est particulièrement confuse même si son objectif est clair : la volonté de limiter les droits à leur formulation de 1789. On en trouve un exemple dans une réponse de Stamatios Tzitzis à un article du philosophe américain John Rawls et dans le débat qui s’en est suivi : Rawls avait écrit que « les droits de l’homme ne sont pas la conséquence d’une philosophie particulière, ni d’une façon parmi d’autres de voir le monde ». Il s’agissait d’affirmer le caractère universel (c’est-à-dire ici non partisan, non idéologique) des droits de l’homme (implicitement réduits à leur formulation de 1789). Tzitzis répond à cela : « Nous sommes d’accord sur le caractère non-philosophique de ces droits, à condition de préciser qu’il s’agit des droits de la Déclaration de 1789 »[3]. Il revendique ainsi la limite que Rawls s’était bien gardé de laisser voir.
Pour l’un comme pour l’autre des débateurs, le caractère « non-philosophique » supposé des droits de l’homme, était compris comme une qualité (philosophique étant pris ici comme le synonyme d’idéologique donc dans un sens péjoratif). L’attribution de cette qualité supposée (d’être « non philosophique ») à la seule déclaration de 1789 implique, chez Tzitzis, que ce qui est postérieur ne la possède pas, qu’aucune innovation, qu’aucun ajout ne peut être fait à ce qui a été proclamé une seule fois et, dans un geste fondateur, gravé dans le marbre pour être figé à jamais. Cela signifie qu’à l’inverse, les droits fondamentaux et en particulier la déclaration universelle de 1948, venus après 1789, auraient un caractère « philosophique » et seraient entachés de particularisme culturel. Toutefois, Tzitzis se garde de tirer explicitement cette conclusion (pourtant logique). Sa rhétorique la sous-entend seulement. Elle le dit en développant une théorie brumeuse du moment historique de « l’universel » qu’il est difficile de rendre en termes clairs.
Tzitzis introduit une césure dans l’histoire qui serait le moment de la révolution française et de son geste fondateur : selon lui, ce qui vient avant la révolution serait « religieux », ce qui vient après serait « philosophique ». La révolution serait le moment de « l’universel » par lequel se fait le passage du religieux dans le profane (ou le philosophique). L’universel est hors l’histoire qu’il coupe en un avant et un après. Cependant Tzitzis se garde d’être aussi explicite, il suggère cela. Ce qui est véritablement intelligible de son discours se limite à l’idée que les ébauches de droits apparues avant 1789 étaient d’obédience chrétienne. Ce serait de cette racine chrétienne que seraient sortis le droit naturel et les Droits de l’homme. Mais cette sortie (moment de « l’universel » ou de la révolution française) serait à la fois une consécration et un parachèvement : elle sacralise ce à quoi elle met le point final. Elle se serait faite au prix d’une tombée dans le profane donc d’une perte : celle de la valeur absolue des droits naturels, de leur valeur transcendante. Tzitzis semble ainsi opposer un fondement religieux (à ses yeux universel, « catholique ») à un fondement philosophique donc relatif. Quand on se tourne vers le passé et vers le fondement des droits de l’homme, on trouve leur source religieuse catholique et universelle : ils ont ainsi une valeur universelle. Quand on les considère du point de vue du futur, c’est-à-dire de leur mise œuvre concrète, ils perdent cette valeur universelle car ils s’historisent. L’hommage que leur adresse Tzitzis est donc en même temps un adieu.
Toute cette rhétorique est rendu possible par l’ambiguïté du mot « philosophique » tel que l’utilise John Rawls et tel que le reprend Tzitzis. La philosophie est désignée par Rawls comme une « façon parmi d’autres de voir le monde » qui se distingue, sans doute, par sa rigueur et sa cohérence. Sa capacité à dire le vrai est implicitement contestée. Elle n’a pas vocation à l’universalité ou à la transculturalité, donc à la vérité. La Vérité s’atteint en adoptant une position indépendante de tout point de vue « philosophique » c’est-à-dire indépendante du droit que s’accorde le philosophe et des « brevets » qu’il se décerne. Cette position de Vérité serait atteinte, selon Rawls, par « les droits de l’homme » (sans plus de précision) ; ce que, comme nous l’avons vu, Tzitzis n’accepte que pour la déclaration de 1789. Il ne parait pas possible de clarifier plus le débat confus entre ces deux auteurs. Leur intention partagée reste cependant claire : hypostasier les droits proclamés en 1789 pour mieux contester tout ce qui vient après. Ils sont ce que j’appelle des faux amis des droits de l’homme. D’autres s’embarrassent moins et s’en déclarent ouvertement les ennemis. Nous verrons qui ils sont dans un prochain article.
[1] Expression dont les intentions sont parfois clairement exprimées. On lit par exemple sur Wikiberal : «Les « droits à » (ou droits-créances) sont de « faux-droits » économiques et sociaux : le droit à la sécurité sociale, le droit aux congés payés, le droit à l’éducation, le droit au logement, droit à l’environnement, droit à polluer, etc. Ces « droits » se sont développés sans référence à la propriété, à la responsabilité et à la liberté de contracter de l’individu. »
Ou encore sur un blog libertarien « contrepoint » : « D’abord constituée de droits contre la puissance publique (droit-résistances), l’acception moderne et erronée du terme englobe aussi des droits sur l’État (droit-créances, ou faux droits), c’est-à-dire aux dépens d’autres citoyens par l’intermédiaire de l’impôt, comme l’éducation ou la culture. »
[2] La route de la servitude, Librairie de Médicis, 1946
[3] : Droits fondamentaux et spécificités culturelles – l’Harmattan 1997 page 17
Henri Pallard, directeur de « Personne, culture et droits », est professeur titulaire au département de droit et justice de l’Université Laurentienne, à Sudbury (Ontario), Canada. Il est docteur en philosophie du droit et avocat au barreau de l’Ontario.
Stamatios TZITZIS, directeur de recherche au CNRS, dirige le département de philosophie pénale de l’Institut de criminologie de Paris (Université Panthéon-Assas, Paris II) et codirige les Essais de philosophie pénale et de criminologie