Droits de l’homme et spécificité humaine

image 2Les droits de l’homme sont attaqués, instrumentalisés, bien souvent par ceux-là mêmes qui se présentent comme leurs défenseurs. Ne pouvant les refouler, ils veulent en réduire la portée pour n’en faire que des armes contre les formes les plus violentes de tyrannie, quand ils ne s’en servent pas comme d’un argument polémique. Beaucoup s’efforcent de les ramener à leur formulation de 1789 et refusent obstinément de voir leur développement et leur mise en œuvre dans le droit positif. Tout cela, je l’ai illustré et dénoncé dans mes précédents articles. J’ai dévoilé le caractère réactionnaire de ces attaques et de cette instrumentalisation.  J’en ai montré aussi les limites : ces attaques échouent. Elles sont sans force face à la volonté des peuples de vivre libres et respectés. Elles ne peuvent empêcher que les droits fondamentaux se développent et s’internationalisent (s’universalisent pratiquement) ; ils ne peuvent plus être pensés, et ne sont plus pensés, sous les catégories du droit naturel classique. La critique philosophique de leur compréhension métaphysique et idéaliste a été faite. Sa validité ne peut pas être contestée. Mais elle rencontre une limite dans la condamnation unanime et universelle des crimes contre l’humanité. Que faire alors ? Comment ne pas prendre acte à la fois de la pertinence des critiques de l’idéalisme et de l’exigence de droit qui s’exprime ?  Comment maintenir l’exigence des droits de l’homme dans toute leur extension autrement qu’en les refondant. Pour cela il faut s’efforcer de passer à une élaboration constructive : il faut penser les droits fondamentaux positivement et dans toute leur extension pour en comprendre la nature.

 La recherche d’un nouveau fondement doit abandonner les spéculations métaphysiques et abstraites. Elle doit aussi renoncer à discuter indéfiniment le contexte historique et philosophique de la proclamation de 1789, car cela ne permet pas de comprendre pourquoi les droits de l’homme se développent, pourquoi ils progressent et sont acceptés et revendiqués de plus en plus universellement, par l’ensemble des nations, pourquoi ils sont portés par des institutions internationalement reconnues comme représentant l’ensemble de l’humanité. Il faut partir de ce constat et renverser l’interrogation. Non plus essayer de comprendre ce qui dans la nature des droits ferait que leur respect serait universellement exigé mais essayer de comprendre ce qui dans l’homme fait qu’il se proclame des droits et veut les faire respecter. Quelle est donc cette spécificité humaine qui fait qu’il veut avoir des droits, que ses aspirations à l’émancipation s’expriment par la proclamation de droits ?  Les nouvelles formes de l’interrogation seront les suivantes :

–          comment penser l’homme comme être social, pris dans l’histoire, en conflit avec ses semblables et animé du désir de s’émanciper et de faire respecter ses droits

–          comment penser l’idée des droits fondamentaux dans leur relation à la situation humaine, à l’homme pris dans des rapports qui s’imposent à lui et le modèlent

             Nous constatons que les droits fondamentaux se développent, qu’ils s’universalisent et que  leur développement ne fait pas obstacle à leur reconnaissance générale. Leur reconnaissance de plus en plus large n’est pas cependant la manifestation d’une téléologie (d’une finalité conçue comme ayant un pouvoir agissant). Elle se fait au prix de combats sans cesse repris. L’humanité est poussée en avant, elle est animée par un besoin d’émancipation que l’on constate à toutes les époques et dans toutes les sociétés. Ce besoin ancré en chaque homme pousse les sociétés humaines en avant. Mais quel en est la source ? Nous pensons pouvoir la trouver dans une anthropologie fondée sur l’idée que l’être social de l’homme en fait un être ouvert à des possibles, tendu vers le meilleur, à la différence de l’animal qui est limité par ses instincts.

image 1Nous constatons qu’il est particulier à l’homme d’aller vers toujours plus d’émancipation et vers la libération de ses potentialités. Cela nous conduit donc à interroger l’idée d’une « essence humaine ». Nous avons constaté que les critiques les plus vives contre les droits fondamentaux se heurtaient à une dignité humaine que personne ne peut refuser à son prochain sans s’en dépouiller en même temps. Celui qui perpétue les plus graves atteintes à l’humanité en l’autre s’enferme dans la dénégation ou n’a pas conscience de ce qui fait sa propre humanité. Il n’y a aucune époque, ni aucune société, où les consciences ne se soient élevées contre les traitements inhumains et contre la dégradation de l’être humain. Ceux qui ont perpétué les crimes les plus graves contre la personne humaine, comme les conquistadors espagnols ou les bourreaux nazis, ont voulu cacher leurs crimes et ont tenté de nier l’humanité de leurs victimes plutôt que de l’affronter. Ils ne se sont donc jamais reconnu le droit moral d’infliger des traitements inhumains à des êtres humains. Ils ne pouvaient ignorer que de tels crimes seraient condamnés. Leurs contemporains ne leur ont jamais reconnu un tel droit et ont réprouvé leurs crimes. Toutes les générations répètent cette condamnation.  Pourtant, malgré cette reconnaissance de l’unité et de la dignité humaine,  l’idée d’une nature ou d’une essence humaine, d’une unité de l’humanité, restent problématiques. Son lien avec l’idée d’émancipation n’est pas pensé. La norme, le droit et l’aspiration au droit comme fondement de la relation de l’humain à l’humain ne sont pas explorés.

L’homme se pense à la fois comme individu et comme espèce humaine ; la philosophie a tantôt pensé une primauté de l’individu sur la société, tantôt la primauté du social sur l’individu. Il faut articuler ces deux approches, individualiste et sociologique. L’homme doit être vu à la fois comme être moral, perçu dans sa dignité, et comme être empirique mû par le besoin ; l’un ou l’autre pôle domine selon que la philosophie est spiritualiste ou matérialiste. L’homme se pense aussi à la fois dans son unité, comme genre humain, et dans sa diversité. La diversité humaine est celle des cultures que la sociologie et l’ethnologie étudient mais elle est aussi celle des sexes et des conditions sociales. La philosophie doit composer avec cette opposition entre unité et diversité ; elle doit s’en saisir. Elle doit interroger l’idée d’humanité sur tous ces aspects dans le but de dégager ce qui peut être soutenu aujourd’hui au regard du développement des sciences de l’homme.

Nous voyons que ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est que l’homme, par le travail, accumule ses productions matérielles et intellectuelles hors de lui, dans le monde social, et de façon potentiellement illimitée. L’homme crée hors de lui les bases concrètes à partir desquelles se forment les individus. Chaque homme ne peut s’assimiler qu’une part limitée des produits du développement humain, il ne s’assimile toujours qu’une partie des moyens de son émancipation. Son émancipation est donc toujours inachevée. Il est toujours arrêté dans son développement. La société lui en offre à la fois les moyens et lui en dicte les limites. L’individu et la société sont le produit l’un de l’autre et se développent  l’un par l’autre, mais sont aussi limités l’un par l’autre. C’est ici, dans ce fait premier, que se lient l’essence humaine et l’idée d’émancipation.

Cette spécificité de l’être humain ne le sépare pas de la nature. Charles Darwin, dans son ouvrage de 1871 « la filiation humaine », explique scientifiquement comment elle est le fruit de l’évolution. Par la seule dynamique d’avantages sélectionnés et transmis, l’espèce humaine a accédé à sa position d’éminence évolutive, représentée par l’état de « civilisation », lequel substitue des institutions protectrices, une éducation altruiste et une morale de la bienveillance, du secours et de la sympathie, à la violence de l’élimination naturelle des plus faibles. Mais cet effet réversif de l’évolution fondateur des bases de la civilisation crée des sociétés complexes où apparaissent des inégalités et des tensions. C’est ce mouvement contradictoire qui fait apparaitre à la fois des privilèges et l’exigence morale de leur dépassement. Ainsi l’évolution humaine est marquée dans son origine même par la contradiction.

Si le développement humain ne se fait que dans et par la société, les rapports contradictoires que les hommes ont entre eux en seront le moteur ou le frein selon que chacun se voit reconnu, ou non, des droits sur les productions humaines à la fois intellectuelles et matérielles. La question des rapports que les hommes ont entre eux, dans la société, est donc fondamentale. Ces rapports sont un frein dans les sociétés oppressives, ils ouvrent des possibilités de développement personnel dans les sociétés qui reconnaissent à l’individu les droits à s’émanciper.

La question des droits que les hommes se reconnaissent apparait ici originairement dans la question des rapports sociaux à la fois oppressifs et potentiellement libérateurs. Le droit et plus particulièrement la proclamation des droits fondamentaux, sont l’outil par lequel l’homme agit sur son développement. Le droit est l’expression consciente et objective, mais aussi réifiée, des rapports sociaux. Il n’est jamais un outil neutre, une technique purement rationnelle de régulation de la société. Il est toujours politique et moral en ce sens qu’il participe toujours à la fois de l’un et l’autre. Même quand il s’en défend, le droit participe toujours du politique et du moral, il intervient dans leur champ comme ils interviennent en lui. La prétention parfois affirmée du droit à être politiquement neutre est elle-même politique. Sa prétention à ignorer le bien comme le mal le rendrait irrecevable comme droit. Le lien entre droit, morale et politique, leur consubstantialité, se sont imposés dès que le droit, comme norme édictée et imposée par une autorité humaine, a supplanté la norme religieuse vécue comme procédant une autorité transcendante.

Nous avons constaté que la protestation politique, au nom des droits fondamentaux ou pour la proclamation de nouveaux droits, est d’abord une protestation morale. Elle est l’exigence d’une moralisation du droit, c’est-à-dire de la reconnaissance par le droit de la volonté humaine d’émancipation. Certes, dans les sociétés modernes et capitalistes le droit voudrait apparaître comme une technique neutre et rationnelle par laquelle toutes choses semblent prévisibles et calculables. Le positivisme juridique théorise cela et veut séparer droit et éthique, légalité et légitimité (souvent en rappelant et en maintenant leur désignation ancienne comme loi positive et loi naturelle). Il veut réduire le droit à une technique et l’éthique à une réflexion sur les valeurs. Pourtant droits et éthique sont intimement liés comme plusieurs philosophes l’ont soutenu[1]. La morale est au cœur du droit et aucun droit ne peut se faire accepter et réguler une société pacifiée sans avoir un contenu moral. Le droit est donc naturellement l’outil par lequel s’exprime l’émancipation humaine et par lequel ce qu’il y a d’humain en l’homme s’affirme et se développe. Les droits humains sont donc à la fois le moyen et l’expression première de l’émancipation humaine.

image 3Il faut clarifier le lien qui va de l’essence humaine aux rapports sociaux et des rapports sociaux au droit et du droit comme technique aux droits fondamentaux comme expression des aspirations humaines. Etablir ce lien, en comprendre l’émergence, c’est donner une base solide et rationnelle à l’idée de droits fondamentaux. En faisant des droits fondamentaux l’expression de l’essence humaine, nous réfutons toutes les critiques qui nient leur validité et veulent les relativiser ou en limiter la portée et l’extension. Nous établissons  que leur proclamation et leur extension marquent les étapes historiques de l’émancipation humaine et du développement de l’essence humaine. Les droits fondamentaux ne sont ni atemporels ni transcendants, ils sont historiques. Mais ils n’en n’ont pas moins une valeur universelle, ils sont universalisants, car ils sont l’expression d’un fait fondamental qui se retrouve à toutes les époques et dans toute les sociétés : la volonté de développement et d’émancipation qui anime les hommes, qui est liée à l’essence humaine.

Une démarche philosophique constructive doit aller de la question de l’essence humaine à celle des rapports sociaux et des rapports sociaux au droit comme expression des aspirations humaines. Mais ces questions ne sont séparées que dans l’analyse. On ne peut les séparer pratiquement. C’est la question des fondements du droit qui conduit à poser celle de l’essence humaine, et dès qu’on pose la question de l’essence humaine, la question des rapports sociaux et celle du droit comme régulateur des rapports sociaux est posée. Essence humaine et rapports sociaux sont intimement liés. Un texte fondateur l’affirme. Nous partirons de sa lecture. Ce texte c’est « à propos de la question juive » de Karl Marx. Il fera l’objet d’un prochain article.


[1] Habermas, Dworkin, contre Kelsen et Max Weber.